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Alex Arnoldy

Guerres invisibles : nos prochains défis géopolitiques, par Thomas Gomart, Paris, éditions Tallendier, 2021.

(4/2023 - Resilience of global regionalism in times of crises)
Compte-rendu
Open Access

1Dans cet ouvrage, Thomas Gomart (Directeur de l’Institut Français des Relations Internationales - IFRI) nous livre une analyse ambitieuse et réussie des défis que pose la compétition entre les deux plus grandes puissances mondiales, la Chine et les états-Unis, ainsi que la place de l’Europe dans cette lutte. Son issue est, selon l’auteur, amenée à structurer tant les relations internationales de demain que la société dans sa globalité. L’une des plus grandes particularités de l’ouvrage est de mobiliser les méthodes et les concepts de la géopolitique pour des questions qui sortent de son champ traditionnel, et ainsi de démontrer la pertinence d’une analyse géopolitique « globale ». Ainsi, les guerres et les conflits sont amenés à dépasser la seule dimension militaire et à revêtir de façon croissante une dimension financière, commerciale ou réglementaire. En outre, l’ouvrage cherche à démontrer que des questions sociétales cruciales telles que la dégradation des écosystèmes ou l’accroissement des inégalités ne peuvent être complètement saisies si elles sont totalement dissociées de la compétition sino-américaine et du déclassement politique de l’Europe. Au contraire, ces questions sont encadrées par cette rivalité, qui déterminera leur issue future. L’une des grandes ambitions de l’ouvrage est ainsi théorique, à contre-courant des analyses centrées sur le droit international ou l’interdépendance économique, questions ellesmêmes définies par la compétition entre puissances.

2La seconde ambition de ce livre est d’ordre pratique. Chaque chapitre se clôture par une mobilisation des observations et des données exposées pour percer les intentions de la Chine, des états-Unis et de l’Union européenne (UE) pour l’avenir, donnant ainsi à l’ouvrage une dimension prospective. Cette prospection place ainsi l’auteur dans le rôle de « conseiller du Prince », position que l’IFRI joue régulièrement en France, tant par l’influence et la renommée de ses publications que par la visibilité médiatique dont il bénéficie. Cette prospection permet également de poser la question de la place que pourrait occuper la France dans ce système. Cette dernière dimension reste relativement secondaire tout au long du livre, jusqu’à son « épilogue », qui reprend les principales conclusions des différents chapitres du livre pour proposer des pistes en vue d’élaborer une « grande stratégie » pour la France au sein d’une Europe en situation de déclassement politique et économique.

3De manière générale, le livre de Thomas Gomart atteint ces deux ambitions tout au long des huit chapitres qui le composent. Ceux-ci sont répartis en deux parties de dimension égale : une première partie consacrée au « visible », c’est-à-dire les actions et les priorités affichées par les gouvernements, et une seconde partie consacrée à « l’invisible », les objectifs politiques cachés. Dans la première partie de son livre, Thomas Gomart développe ainsi l’un de ses postulats centraux, à savoir que dans notre monde contemporain, les conflits et les guerres peuvent prendre de multiples formes qui dépassent largement la seule sphère militaire, analyse qui a l’intérêt d’être étayée par des sources issues de militaires eux-mêmes. Thomas Gomart s’attache également à démontrer dans cette première partie que toute une série d’enjeux sociétaux doivent être eux aussi analysés à travers le prisme de la compétition sino-américaine. Trois chapitres distincts sont ainsi consacrés à l’environnement, au commerce et aux inégalités. Si nous avons déjà souligné l’intérêt de proposer une lecture géopolitique globale de ces enjeux, l’analyse de Thomas Gomart est néanmoins inégale selon les chapitres. Ainsi, les chapitres consacrés aux questions commerciales et aux inégalités illustrent de façon beaucoup plus convaincante les liens existant entre ces questions et la compétition entre puissances que ne le fait le chapitre consacré à l’environnement. L’auteur met en avant, dans ce dernier, l’importance pour les grandes puissances d’assurer une position de « leadership » face au problème existentiel que pose le réchauffement climatique et la nécessité pour celles-ci d’apporter une réponse globale à ce problème pour justifier leur position dominante dans le système international. Or, la spécificité de l’analyse géopolitique pour traiter de la question se trouve trop souvent reléguée à l’arrière-plan d’une présentation générale des problèmes climatiques contemporains (à titre d’illustration, un sous-chapitre est ainsi entièrement dédié à la question de la prolifération du plastique, sans que le traitement de la question ne soit ramené aux questionnements centraux de l’ouvrage).

4La seconde partie du livre, composée de quatre chapitres, est consacrée à « l’invisible » ou, en d’autres termes, aux objectifs cachés des gouvernements. Celle-ci met en lumière les liens entre innovation, compétition conomique et puissance internationale, étant donné que les quatre chapitres qui la composent sont dédiés aux différents aspects de la question. Le premier enjeu traité est celui de la numérisation de l’économie et des données individuelles, qui permet autant de générer de grands profits financiers que de contrôler les populations civiles ou d’espionner les citoyens d’autres états. Pour cette raison, des enjeux comme celui du passage à la 5G ont été autant économiques que politiques pour les états-Unis et la Chine. La question de l’innovation est abordée par l’auteur dans la même perspective : depuis plusieurs siècles, les innovations militaires ont presque systématiquement été mobilisées au niveau civil et générer ainsi des profits parfois colossaux. Si l’auteur constate qu’à l’heure actuelle, la tendance s’est inversée et que ce sont désormais les innovations civiles qui tendent à trouver des applications militaires, cela ne change pas la logique initiale qui veut que les innovations dans ces deux domaines se renforcent mutuellement. Or, si cette logique a bien été comprise par la Chine et les états-Unis, ce n’est pas le cas de l’Europe. L’auteur fait la même observation pour les deux chapitres suivants. Dans le premier, l’auteur souligne que si les états-Unis et la Chine mobilisent leurs services d’espionnage et de contre-espionnage en soutien à leur économie, notamment en pratiquant l’espionnage industriel ou en organisant la prise de possession d’entreprises stratégiques, parfois par des moyens détournés, les pays européens se cantonnent au mieux au seul contre-espionnage et préfèrent s’en remettre au respect du droit international. L’auteur observe le même phénomène dans le chapitre suivant consacré au pouvoir financier des états. Alors que l’Euro est la seconde monnaie mondiale, les pays de la zone euro n’utilisent pas ou trop peu cet outil pour projeter leur puissance et s’affranchir autant qu’ils le pourraient de la domination américaine. De leur côté, les états-Unis usent et abusent de l’avantage que leur octroie la domination du dollar sur la scène internationale pour servir tant leurs intérêts que leur propre conception de l’économie au niveau mondial. Cette prédominance leur a ainsi permis d’appliquer leur propre législation économique à d’autres pays, parfois intentionnellement au détriment de ces derniers. Le pouvoir financier des états-Unis s’accompagne ainsi d’un pouvoir normatif au service de leurs intérêts dont la Chine elle-même peine encore à s’affranchir.

5Pour toutes ces raisons, ces chapitres qui constituent la seconde partie du livre de Thomas Gomart pourraient tout aussi bien être rassemblés à travers la thématique du déclassement européen. En effet, l’auteur revient constamment sur les erreurs de jugement et les mauvais choix de nos dirigeants qui subissent plutôt qu’ils ne profitent de la compétition sinoaméricaine. Alors que du côté des deux grandes puissances, innovations civiles et militaires d’un côté, et pouvoir économique et politique de l’autre, se renforcent mutuellement, l’Europe a, elle, fait le choix d’une séparation stricte de ces deux champs, confondant souvent ses idéaux et son modèle avec la réalité, plus brutale et pragmatique, de la compétition internationale qu’elle et ses entreprises subissent. En ce sens, ce livre est aussi une critique acerbe de la construction européenne, qu’il ne remet pas en question, mais qui atteint aujourd’hui certaines limites et doit être repensée si elle veut pouvoir répondre aux défis géopolitiques de demain.

6C’est dans ce contexte de compétition des puissances et de déclassement européen que Thomas Gomart aboutit, dans l’épilogue, à la question du rôle de la France dans ce double contexte de rivalité sino-américaine et de déclin européen. Selon lui, la France occupe une place particulière en Europe. En effet, si elle a suivi le mouvement de démilitarisation des pays de l’UE, qui contribue à la placer sous la dépendance des états-Unis et de l’Otan en matière de défense, elle ne l’a jamais totalement embrassée, Paris espérant ainsi une Europe autonome sur le plan militaire depuis 1957. Elle reste également la seule grande puissance militaire européenne depuis le Brexit, puissance qui plus est nucléaire et bénéficiant d’un siège de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Elle bénéficie également à la fois d’une influence internationale et de ressources militaires maritimes importantes qui lui assurent une présence aux quatre coins du globe. Par sa position particulière à la fois au niveau européen et international, la France peut jouer un rôle important dans le contexte de compétition des puissances et ainsi contribuer à replacer l’Europe au centre de l’échiquier mondial. Dans cette optique, la France a besoin d’élaborer une « grande stratégie », c’est-à-dire un projet de puissance à long terme qui servirait de « boussole » aux dirigeants, tant pour le volet visible que le volet invisible de leur politique. Cette conclusion tout à fait intéressante et stimulante de Thomas Gomart est aussi surprenante. En effet, après avoir analysé en clôture de chaque chapitre « les intentions de l’Union européenne » et ayant abordé la France de façon très secondaire tout au long du livre, le lecteur s’attend surtout à le voir proposer une « grande stratégie » européenne. Si l’élaboration et la mise en application d’une telle stratégie au niveau européen reste utopique, et ce d’autant plus que les grands états européens eux-mêmes (dont la France) ne sont pas parvenus à en élaborer, celle-ci ne serait-elle pas l’un des moyens pour l’Europe de se donner de nouveaux objectifs, une nouvelle raison d’être, ou peut-être simplement ce « supplément d’âme » pour lequel Jacques Delors s’est tant battu en son temps ? L’ouvrage de Thomas Gomart est très certainement une porte d’entrée majeure pour explorer cette question cruciale, qui sera amenée à occuper une place de plus en plus centrale pour répondre aux défis géopolitiques de demain, qu’ils soient visibles ou invisibles.

Pour citer cet article

Alex Arnoldy, «Guerres invisibles : nos prochains défis géopolitiques, par Thomas Gomart, Paris, éditions Tallendier, 2021. », The Journal of Cross-Regional Dialogues/La Revue de dialogues inter-régionaux [En ligne], 4/2023 - Resilience of global regionalism in times of crises, URL : https://popups.uliege.be/2593-9483/index.php?id=263.