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Amérique latine, sens d’un régionalisme inabouti
Tabla de contenidos
Introduction
1L’Amérique latine souffre d’un régionalisme, foisonnant et inabouti. L’un des derniers paradoxes en date, révélateur de cette réalité, est le projet de concert régional anti-inflationniste lancé le 5 avril 2023, au Mexique, par le président Andrés Manuel Lopez Obrador. Rendez-vous avait été pris en mai, à Cancún, pour concrétiser le projet. Cette rencontre a été reportée à une date ultérieure, non précisée.
2Les institutions de coopération latino-américaines abondent. Leur nombre n’a cessé de s’allonger au fil des ans. Au point qu’il est parfois difficile d’en établir une liste exhaustive. Cette abondance coopérative contraste avec la situation constatée en l’Europe. Tout en effet, pour reprendre une terminologie en usage outre atlantique, se résume sur le « vieux continent », aux avatars du Marché commun, devenu au fil des ans, Communauté européenne, puis Union européenne (UE). Sa structure est complexe, diversifiée, en expansion, jugée parfois excessive. Mais in fine renvoie à un tronc resté unique. Si l’on évalue les fruits portés par les constructions régionales d’Amérique latine, foisonnantes, à celles d’Europe, en singulier, on note une différence perceptible, au premier examen. La floraison des organisations latino-américaines, est très souvent restée en état végétatif. Tandis que le côté européen vit au quotidien les retombées d’acquis collectifs, en devenir permanent.
3Comment comprendre ce paradoxe ? Le sens commun suggère diverses réponses, qui se révèlent inopérantes. L’idéologie est l’une des pistes le plus souvent signalées car celle-ci donne une coloration qualitative particulière au régionalisme latino-américain. Le régionalisme est entendu de façon différente par gouvernements de droite et gouvernements de gauche, issus du suffrage universel. Il y a certes en Europe des querelles concernant les orientations que droite ou gauche entendent donner à la construction européenne. Mais elles n’ont jamais remis en question le projet collectif. En revanche le constat que l’on peut faire en Amérique latine, est celui d’un Sisyphe régional, chaque alternance électorale effaçant les coopérations intergouvernementales léguées par les équipes sortantes et perdantes.
4Un autre élément particulier à la région latino-américaine mérite un examen plus attentif. Les pays d’Amérique latine, en tout ou en partie, ont passé des accords de coopération institutionnalisant des constructions intercontinentales. Qu’elles soient passées avec la Chine, les Etats-Unis ou l’Europe, elles ont une durabilité et une consistance supérieure à celle des organisations régionales autochtones. Il y a, peut-être là, une piste permettant de mettre du « sens » au régionalisme ibéro-américain1. Selon la formule stimulant l’entendement inventée par un diplomate-universitaire français, Alain Rouquié (1987), l’Amérique latine serait un « Extrême Occident ». Elle l’est par la quasi totalité de sa nomenclature géographique et culturelle, d’origine européenne. Cette marque identitaire, venue d’Europe, interpelle un régionalisme latino-américain plus virtuel que réel. Alors que le régionalisme rassemblant un ou plusieurs latino-américains, à des acteurs extérieurs, a un contenu plus effectif.
5Quel est donc, reprenant le titre de l’un des livres de Zaki Laïdi (1996), le sens géopolitique de cette régionalisation à double entrée ? Comment comprendre un tel écheveau intergouvernemental, virtuel quand il unit les latino-américains, et bien plus concret quand il crée des liens avec des partenaires extracontinentaux ?
6L’hypothèse méthodologique qui a été faite pour essayer de comprendre le paradoxe signalé supra, repose sur un état des lieux initial mettant en évidence le décalage sur l’échelle de la puissance – commerciale, diplomatique, économique, militaire ou technologique – existant entre les pays d’Amérique latine et leurs partenaires extérieurs (Canada, Chine, Etats-Unis, UE). L’interférence des facteurs de puissance dans les modules intergouvernementaux ainsi que la prise en compte des rapports de force et d’influence, ont été, pour cette raison, privilégiées ici pour comprendre le mouvement paradoxal des plaques interétatiques, virtuel quand il concerne les coopérations intra-latino-américaines, et autrement consistant s’agissant d’accords passés avec des partenaires extérieurs.
Le régionalisme universel inabouti de l’Amérique latine
7La marche du monde a été perçue depuis la fin de la guerre froide comme une marche nécessaire vers le multilatéralisme. Les analystes d’inspiration néo-libérale, comme les autogestionnaires de l’internationalisme, étaient au moins d’accord sur le sens de cette histoire. Le monde en relations d’interdépendances croissantes allait rompre et pour certains avait déjà largement tourné le dos aux crises et guerres du passé, portées par les fragmentations souveraines.
8Les porteurs de ces deux courants de pensée, idéologiquement opposés (Rosecrance et al., 2002), mais portant un diagnostic identique sur le caractère incontestable de la mondialisation, ont participé en 2002 à l’écriture d’un livre « à plusieurs mains », intitulé « Débat sur l’Etat virtuel ». Du côté du mondialisme libéral, Richard Rosecrance (2002, p. 43), justifie sa conviction de la façon suivante : « La contamination du politique par l’économique a déjà commencé (..). La réussite économique d’un pays est aujourd’hui aussi importante que ses victoires militaires dans le passé (..) Les forces qui animent ces changements paraissent pratiquement irrésistibles ». Bertrand Badie (in Rosecrance, 2002, p. 146) oppose à ce mondialisme libéral, une globalisation entrepreneuriale idéologiquement divergente. « Le monde présent », a-t-il écrit, « produit (..) des entrepreneurs d’intégration, des réseaux de toute sorte (..) revanche de l’espace public international sur le monde des Etats ». Mais les séismes européens d’aujourd’hui, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, comme hier le regain de tensions violentes dans les Balkans, ont quelque part rappelé que la marche du monde n’a pas de logique directionnelle déterminée. Ce qui doit ou devrait rappeler aux chercheurs la nécessité de retrouver une forme de modestie, impliquant l’usage d’outils intellectuels les plus divers. Sans exclusive, en dépit des contradictions apparentes et des querelles de chapelle génératrice d’exclusion mutuelle, relevant de comportements irrationnels, plus que de la raison.
9Le fonctionnalisme coopératif permet de le vérifier en Amérique latine, où des institutions communes, sur le modèle de l’Europe, ont été inventées en flux tendu des années 1950 au début du XXIe siècle. Mais ces organisations régionales déposées en feuilleté au fil des ans, comme l’a justement remarqué Olivier Dabène (in Laïdi, 1996, p. 190), « ont une dimension incantatoire qui masque la faiblesse des interdépendances ». L’essayiste britannique et ancien diplomate, Robert Cooper (2004, p. 65), souligne lui aussi le désir permanent des Latino-américains et des Asiatiques de suivre « le modèle de l’Union européenne ». Commentaire discutable s’agissant de l’Asie du sud-est, mais beaucoup plus justifié pour les Amériques latines, tout comme ce jugement porté sur les dynamiques intégrationnistes, passées et présentes : « Ce souhait n’est pas près de se réaliser ».
Hypothèses
10Pour Robert Cooper, ces inventions régionales venues du « sud » où « la plupart des pays en développement sont trop jaloux d’une indépendance difficilement conquise », ne pouvaient qu’échouer. L’argument est tout à la fois vrai et discutable. Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, sont en effet des constructions nationales relativement anciennes. Ces Etats, fondateurs de la Communauté économique du Charbon et de l’Acier (CECA), puis du Marché Commun, ont décidé de mutualiser certaines de leurs politiques, sans que cela soit perçu comme une atteinte à des souverainetés menacées. Les uns et les autres n’ont jamais eu à conquérir leur indépendance pour exister à l’international.
11Les Etats-nations d’Amérique latine en revanche sont issus de guerres d’indépendance, d’intensité variable, mais toutes engagées contre des métropoles espagnoles et portugaises, au début du XIXe siècle2. De fait, ce passé a imprégné la culture politique d’Etats, aux indépendances mal assurées, inquiets de projets intégrateurs comportant la participation de partenaires, asymétriques, ou voisins.
12L’histoire de l’Amérique latine au XIXe siècle a été marquée par le rejet d’alliances ou de fusions perçues comme inégales et donc inacceptables. L’Amérique centrale a refusé toute participation à l’Empire mexicain de 1821. Elle s’est ensuite fragmentée, les processus unitaires étant perçus comme projets hégémoniques, du Guatemala ou du Honduras. Dans la période récente, le Brésil et le Venezuela ont été à l’origine de projets latino-américains. Les périmètres coopératifs mis en place par Brasilia et Caracas, de l’ALBA (Alliance Bolivarienne des peuples de Notre Amérique), à l’UNASUR, (Union des Nations d’Amérique du Sud), l’ont été tous, sans participation mexicaine. Le (Marché commun du Sud (Mercosur) a traversé des moments de tensions, les « petits » pays membres acceptant difficilement la tutelle de l’Argentine et surtout du Brésil.
13Pourtant cette piste explicative n’est pas totalement convaincante. Bien des institutions communes ont été créées, comme l’ALADI (Association Latino-américaine d’Intégration), l’Alliance du Pacifique, la CAN (Communauté Andine de Nations), le SICA (Système d’Intégration Centraméricain). D’autre part, on y reviendra infra, des constructions asymétriques avec des pays développés ont été créées, en dépit d’une supposée jalousie souveraine. On pense à l’ALENA, devenu T-MEC, associant le Mexique au Canada et aux Etats-Unis. Enfin, le côté européen n’a pas la cohérence souveraine que devraient manifester des Etats n’ayant jamais eu à « conquérir » leur indépendance. Le Royaume-Uni, un « vieil » Etat, ayant depuis longtemps surmonté sa conquête par Guillaume de Normandie en 1066, est en effet sorti de l’UE le 31 janvier 2020. Sans être fondateur, il était membre de la CEE depuis le 1er janvier 1973. L’hypothèse avancée par Robert Cooper doit être prise en compte, mais elle ne permet pas de comprendre, à elle seule, l’éventail des paradoxes du régionalisme latino-américain.
14Bertrand Badie propose une autre piste, au croisement du réalisme et de l’idéalisme. Il invite à expérimenter une clé de compréhension, confrontant un régionalisme effectivement inventif au jeu des conflits. « La permanence du jeu de puissance », écrit le chercheur français, « défait de façon régulière ce que la réalité de l’interdépendance contribue à construire » (Badie in Rosecrance, 2002, p. 144). Les gouvernants latino-américains n’ont en effet jamais cessé d’inventer des organisations communes. Ces dernières supposaient au préalable, comme sous d’autres cieux, la reconnaissance effective de l’égalité souveraine des Etats composant le concert latino-américain et celle de leur égalité dans la société internationale. Ce présupposé induit un bâti régional coopératif impliquant « des partenaires qui entrent en relation sur la base de règles plutôt que sur la base de la puissance » (Pouliot, 2017, p. 19). Ce qui, selon Vincent Pouliot (2017, p. 19), professeur associé de l’université McGill de Montréal, « ne correspond pas à la configuration hiérarchique de la puissance dans les systèmes internationaux ». De fait, le régionalisme latino-américain n’a jamais bien fonctionné. à la différence de celui d’Europe, il a rassemblé des Etats à la souveraineté diplomatique et économique contestée, participant de façon périphérique au concert diplomatique mondial.
Une région du monde, en capacités coopératives, objectives et théorisées
15L’Amérique latine présente en effet des caractéristiques qui la prédisposent aux inventions unitaires. Ses différentes composantes ont en partage des langues et cultures latines, léguées par les colonisateurs. à la différence de l’UE, on parle dans cette région du monde des trois langues. Essentiellement l’espagnol et le portugais, et accessoirement le français. La culture religieuse historique, la variante catholique du christianisme, est également partagée. L’histoire de ces pays, comme signalé supra, est celle d’une conquête de l’indépendance, accompagnée de violences et de guerres, communes à tous. Divers lieux et références témoignent de cette culture en dénominateur commun. Les livres d’école, d’histoire, d’études sociales et de littérature, sont porteurs d’un tronc commun. Les « libérateurs » du XIXe siècle, de Bolivar à San Martin, accompagnent leurs déclinaisons locales, chilienne (O’Higgins), cubaine (José Marti), ou mexicaine (Hidalgo). Il en va de même pour les révolutionnaires du XXe siècle, ceux de la Révolution mexicaine, et plus tard du Chiapas, comme ceux de Cuba, du Nicaragua et du Salvador. Les fondamentaux de la littérature du siècle d’or espagnol et les prix Nobel du XXe siècle (Gabriel Garcia Marquez, Gabriela Mistral, Miguel Angel Asturias, Pablo Neruda, Octavio Paz et Mario Vargas Llosa) sont dans tous les manuels. La vierge mexicaine de Guadalupe est honorée comme patronne des Amériques. Son sanctuaire unit et présente de façon symbolique sur un mur les vierges « nationales » de tous les pays d’Amérique latine. Les créations musicales de chacun sont appréciées partout. On fête le tango argentin à Medellin en Colombie. La cumbia colombienne a des déclinaisons argentine (« cumbia villera »), mexicaine, péruvienne. La salsa également.
16Cette réalité partagée a été théorisée en projets unitaires dès 1826 quand Simon Bolivar convoque à Panamá, un congrès panaméricain. Tout au long des XIXe et XXe siècle, historiens, philosophes et juristes, ont proposé des cheminements, différents institutionnellement, mais répondant à la même ambition intégrationniste. Dès 1856, le poète colombien, José María Torres Caicedo, invente le concept d’Amérique latine symbolisant l’aspiration inaboutie à l’unité. La même année, le chilien, Francisco Bilbao, théorise l’option fédérale pour les pays d’Amérique du sud. Le bolivien, Benedicto Medinaceli, prétend lui, en 1862, confédérer l’Amérique latine3. Ces précurseurs ont été suivis de façon ininterrompue, par bien d’autres épigones jusqu’à nos jours.
17De fait, comme signalé supra, les constructions institutionnelles se sont accumulées d’année en année sans, pourtant, parvenir à stabiliser ou pérenniser l’une ou l’autre de ces organisations. Donnant ainsi une dimension prémonitoire au jugement porté à la fin de sa vie par Simón Bolivar : « J’ai labouré la mer, et semé dans les airs ».
Amérique latine, pandémie du coronavirus, et conflit russo-ukrainien, problèmes communs, fragmentation diplomatique
18Deux crises internationales ont affecté l’Amérique latine et interpellé ses gouvernements, depuis 2020. L’une, la guerre engagée par la Russie en Ukraine, relève de la géopolitique et l’autre, celle du coronavirus, de la santé publique. Très différentes, elles ont eu toutes deux des incidences révélatrices des réponses collectives que ses composantes étatiques sont en mesure d’apporter.
19La crise sanitaire, universelle, a touché l’Amérique latine comme les autres régions du monde. Le premier cas de Covid-19 a été signalé au Brésil, dans la métropole de São Paulo le 26 février 2020. Un mois plus tard, tous les gouvernements ont alerté sur « leurs » premiers cas de contagion. Les réponses destinées à enrayer la maladie ont été différentes d’un pays à l’autre. Les taux de vaccination tels que mesurés par la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique Latine et la Caraïbe (CEPALC) vont de 34,1 % au Guatemala, à 91 % au Chili. D’une certaine manière, ces taux traduisent les réactivités gouvernementales différentes, voire opposées. La pandémie a été publiquement minimisée par certains chefs d’Etat. Jair Bolsonaro au Brésil, le 15 mars 2020 a rabroué les inquiets : « Ce n’est pas la fin du monde », leur a-t-il dit. Quant à Andrés Manuel López Obrador, au Mexique, celui-ci a exhibé au cours d’une conférence de presse le 13 mars 2020 des médailles religieuses « qui », selon son propos, « ont permis de contenir l’ennemi ». Au troisième trimestre 2022, les décès dus à la Covid-19, officiellement recensés, étaient de 686.573 au Brésil, de 330.139 au Mexique et de 129.937 en Argentine, qui a très tôt vacciné et confiné sa population. Les taux respectifs de mortalité des malades pour ces trois pays ont été, toujours au troisième trimestre de 2022, de 1,73 % en Argentine, 2 % au Brésil et 4,7 % au Mexique4. Ces réactions différenciées, et les taux de mortalité assez élevés quelle qu’ait été l’attitude des gouvernants, sont révélateurs de situations sociales difficiles. La couverture sanitaire et sociale est faible ou déficiente, le travail informel retirait toute efficacité aux mesures de confinement. Tout cela bien sûr avec des nuances, reflétant les PIB de ces pays et l’Etat de leurs services publics.
20Cette diversité de réponses peut surprendre compte-tenu de la parenté du défi que devaient relever les gouvernements latino-américains. Tous, au final et compte-tenu de la durée de la crise, ont dû vacciner leurs populations, acheter des bonbonnes d’oxygène et des masques. Pratiquement aucun ne fabriquait ces matériaux, que tous ont dû importer. Pourtant, il n’y a eu à aucun moment une mutualisation des achats, ni même un effort de coopération minimal, à l’exception, cependant, de l’annonce par les présidents argentin et mexicain de négociations conjointes avec le laboratoire britannique AstraZeneka. De façon parallèle et concurrente, les uns et les autres se sont adressés aux entreprises de pays producteurs, à savoir la Chine, les Etats-Unis, la Russie et le Royaume-Uni. Gustavo Petro, prenant ses fonctions de chef d’Etat colombien le 7 août 2022, l’a publiquement regretté dans le discours qu’il a prononcé à cette occasion. Le constat est celui d’une absence de concertation régionale et de négociations en situation asymétrique avec les producteurs de quatre puissances membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisations des Nations-unies. Tous ont par ailleurs géré de façon nationale, les conséquences économiques de décisions prises par les pays « riches », comme la suspension des flux touristiques, la fermeture des frontières, la chute des envois d’argent par les migrants latino-américains, conséquence du confinement en Chine, aux Etats-Unis et en Europe.
21L’autre grande crise a été provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Bien que géographiquement éloignée, l’Amérique latine a été victime des retombées économiques du conflit. Certains de ses pays importaient en effet des céréales russes ou ukrainiennes. Tous, acheteurs de céréales comme exportateurs de produits agricoles, importaient massivement des fertilisants russes et ukrainiens. Si la crise énergétique a bénéficié aux producteurs de gaz et de pétrole, elle a gravement touché les autres. Et l’inflation qui a accompagné la guerre les a tous affectés.
22Ici encore, on aurait pu imaginer une mutualisation des efforts diplomatiques pour faire face à une menace partagée. Cela n’a pas été le cas. Les uns et les autres se sont prononcés, au contraire, de façon différente et parfois opposée. Le gouvernement du président colombien, Ivan Duque a clairement condamné la Russie. Le Venezuela a adopté une attitude compréhensive à l’égard de Moscou. Tout comme l’exprésident bolivien, Evo Morales, responsable du MAS, parti majoritaire et gouvernemental5. Le premier magistrat du Salvador, Nayib Bukele, a été encore plus loin, en refusant de condamner la Russie parce que, a-t-il déclaré, « les Etats-Unis nous disent qui est le méchant, pour le jour suivant changer de point de vue, le méchant devenant le bon, ou le contraire »6. Cuba a condamné l’invasion sans nommer l’agresseur. Le Mexique, qui sait ce que sont les invasions ayant été victime d’ingérences militaires étasunienne et française, a condamné la Russie, avec ces attendus. Pourtant tous ont refusé de s’associer aux sanctions appliquées par les « Occidentaux ».
23Ainsi, on note in fine des convergences, la condamnation d’une invasion, bien qu’assortie de bémols, et le refus, celui-là unanime, d’appliquer des sanctions à l’égard de la Russie. Il y avait donc là un double constat qui aurait pu permettre de construire une réponse commune. Cela n’a pas été le cas. Y compris au Conseil de sécurité de l’ONU où siégeaient, comme membres non permanents, les deux « puissances » régionales, le Brésil et le Mexique. Ce dernier a proposé sa médiation au mois de septembre 2022. Elle a été ignorée par les membres permanents du Conseil. Tout comme par tous les pays d’Amérique latine. La Colombie du président nouvellement élu en 2022, Gustavo Petro, s’est associé au « plan de paix » mexicain, appelant « depuis l’Amérique latine à convoquer Ukraine et Russie à faire la paix »7. Le Brésil du président ayant pris ses fonctions le 1er janvier 2023, Luiz Inacio Lula da Silva, a signalé son intention de prendre une initiative8. Ce qu’il a tenté de faire en particulier en Chine le 14 avril 2023, et après un déplacement de son conseiller diplomatique Celso Amorim, à Kiev et Moscou, devant le G7 à Hiroshima, le 20 mai 2023.
Du régionalisme inabouti au régionalisme asymétrique
24Le potentiel commun, tel que cela est signalé supra, a bien fabriqué des institutions régionales en nombre. Mais ces organisations sont restées inopérantes au cours des crises majeures de ces derniers mois, celle du coronavirus et celle de la guerre russo-ukrainienne. Les retombées économiques et commerciales de cette floraison d’institutions intergouvernementales, à vocation multiple, sont restées modestes.
25La livraison 2022 de l’Annuaire statistique de la CEPALC en a confirmé le caractère secondaire. Moins de 5 % pour le Mexique, chiffre le plus bas, et de 37,8 % à 52 % pour les pays limitrophes du Brésil, Bolivie, Paraguay et Uruguay.
26Sans doute le facteur valorisé par Robert Cooper, a-t-il joué un rôle. Ces pays, à l’indépendance relativement récente, sont jaloux de leur souveraineté. Ils se vivent comme des « humiliés » de la vie internationale, selon le propos de Bertrand Badie (2014). Comme tels, ils ont un passé et un passif régional, riche en contentieux, en témoigne la liste des saisines de la Cour de justice internationale, de 2000 à 20229.
27Les appartenances politiques ont également déstabilisé toute tentative durable de coopération intergouvernementale. Les alternances électorales entre droite et gauche depuis 1999 se sont traduites par des cycles intégrationnistes opposés, le dernier supposant la destruction du précédent10. On en constate l’évidence en se reportant au tableau des organisations régionales latino-américaines, aux rubriques ALBA, CELAC, Groupe de Lima, UNASUR et PROSUR. Brésil et Mexique, les deux « Grands » latino-américains, on l’a vu, n’ont à aucun moment cherché à coordonner leurs efforts au Conseil de sécurité de l’ONU au sujet de la crise russo-ukrainienne. Pas plus qu’au G-20 dont ils sont membres. Attitude regrettée par l’essayiste et ex-Secrétaire d’Etat mexicain, Jorge G. Castañeda (2022, p. 62). En réunissant la partie sud de l’Amérique latine, à Brasilia, le 30 mai 2023, le président Lula da Silva a beaucoup insisté sur la nécessité d’oublier l’idéologie : « Ici », a-t-il dit, « a été convoquée une réunion de présidents et non d’amis », oublions « les idéologies qui nous divisent et rompent les processus d’intégration »11.
28Cette recommandation du premier magistrat brésilien fait référence aux effets, désintégrant tout effort intégrationniste, générés par le régionalisme asymétrique pratiqué par tous. La quasi totalité des latino-américains, en effet, coopère de façon asymétrique avec les grandes puissances commerciales, économiques, militaires et technologiques. Cette coopération a un caractère pérenne, à la différence du feuilleté intergouvernemental des Amériques latines. Au nord, le Mexique coopère avec les Etats-Unis et le Canada depuis 1992. L’Accord de Libre-échange Nord-Américain (ALENA) a été actualisé en 2017/2020 sous le nom d’ACEUM, Accord Canada-Etats-Unis-Mexique12. L’UE a négocié des accords interrégionaux avec l’Amérique centrale, le Chili, le Mexique, les pays andins et le Mercosur, ce dernier en attente de ratification. La tenue de sommets intercontinentaux se heurte à la fragmentation latino-américaine, à la conjoncture est-européenne et aux intérêts économiques divergents des 27 Etats-Membres. Les rendez-vous entre les deux ensembles régionaux ont de ce fait eu jusqu’ici un caractère symbolique et un calendrier irrégulier13. Ce qui n’empêche pas certains pays européens, en particulier l’Allemagne, de multiplier les contacts bilatéraux pour nouer des liens durables avec les économies les plus fortes de la région latino-américaine14. La Chine a, en quelques années, construit un partenariat durable qui mêle accords bilatéraux, dont certains sont qualifiés de stratégiques, à son réseau de la Route de la soie15, coordonné par des rencontres bilatérales Chine/CELAC. La Chine est depuis 2020 le deuxième partenaire économique et commercial des Amériques latines, le premier au Brésil et au Chili16.
29La quasi totalité de ces partenariats se caractérise par une double spécificité. Ils sont pérennes et inégaux. Leurs contenus et leurs orientations sont définis par la partie économique et diplomatique dominante, extérieure à l’Amérique latine. Ces dynamiques géopolitiques, reflètent une réalité institutionnelle et sociale héritée des conditions dans lesquelles ont été réalisées les indépendances. Les créoles, qui ont arraché le pouvoir aux métropolitains gestionnaires par délégation de la colonie, ne pouvaient construire un intérêt national et régional. La peur des majorités indiennes ou afro-descendantes a enfermé historiquement les dirigeants de l’Amérique latine, depuis les indépendances dans un rapport au monde privilégiant un appui « occidental », anglais au XIXe siècle, nord-américain au XXe . L’Amérique latine est, depuis 200 ans, l’espace par excellence des inégalités, des violences de toute nature et de l’instabilité. L’insertion périphérique de l’Amérique latine dans l’économie monde est la conséquence de ce processus17. Le Chili souvent cité comme modèle d’ouverture commerciale et financière sur le monde, loin de tout processus intégrationniste, a accentué cette caractéristique partagée avec ses voisins, après un violent coup d’Etat militaire.
30L’Amérique latine est ainsi enfermée, pour des raisons qui tiennent à des constructions sociales historiquement très différentes de celles des pays asiatiques, à un rôle de fournisseur de matières premières et d’acheteur des produits à forte valeur ajoutée. Un chercheur français a, consciemment ou non, exprimé le rapport asymétrique de l’Amérique latine avec ses principaux partenaires économiques extérieurs en le qualifiant d’espace « d’attractivité ». On trouve parfois l’expression, pays ou continent « d’opportunités » pour les économies dominantes (Parthenay, 2018). Ces appréciations témoignent d’une vision de surplomb très souvent présentée comme allant de soi en « Occident », économique, politique, universitaire et journalistique (Ticker in Legler et al., 2013, pp. 85-95). Le Brésil s’était doté dans les années 1970/2000 d’un secteur industriel important. La montée en puissance du partenariat avec la Chine a renforcé les exportations agricoles et a primarisé, ou re-primarisé, le tissu productif brésilien. Le constat est le même dans la quasi totalité des autres pays latino-américains (Salama 2006). Qui ont choisi pour acquérir une autonomie minimale – diplomatique comme économique – de mettre en concurrence les pôles économiques majeurs plutôt que de mutualiser leurs moyens afin d’affronter la compétition internationale en meilleure condition.
Un régionalisme périphérique historique
31Cette réalité est-elle conjoncturelle ? Peut-être. L’Amérique latine n’est pas structurellement condamnée à rester dans l’antichambre du monde. Mais, pourtant, on ne peut que noter l’existence d’une continuité périphérique historique. « Dès lors », observe la scientiste politique Mélanie Albaret (2022) « que l’on évoque les difficultés du multilatéralisme, ses crises, ses contestations la thématique du sud arrive en bonne place », et donc aussi celle d’Amérique latine. Francis Fukuyama (2006) s’en est étonné dans un essai. Elle a également été étudiée et résumée de la façon suivante par une diplomate brésilien : « Cinq siècles de périphérie » (citée in Guimaraes, 2006). Pour les raisons exposées supra, tenant à l’histoire sociale de ses dirigeants. Il s’agit donc d’une « périphérisation », plus consentie, ou tout au moins aussi consentie que subie.
32Ce régionalisme périphérique a été théorisé et mis en pratique par de nombreux gouvernants d’Amérique latine depuis les indépendances. Plusieurs « petits pays » d’Amérique centrale et des grandes Antilles ont souvent consenti aux exigences des plus forts pour préserver un minimum d’autonomie et la situation de leurs milliers de résidents aux Etats-Unis. Honduras, Nicaragua, Salvador et République Dominicaine ont envoyé des contingents militaires rejoindre les troupes d’occupation étasunienne en Irak à partir de 2003. D’autres ont fait appel à un acteur international majeur pour régler leurs problèmes internes. Les conservateurs mexicains ont appelé la France de Napoléon III pour empêcher les libéraux d’accéder au pouvoir. Saint-Domingue a souhaité redevenir, brièvement, une colonie espagnole pour contenir la menace haïtienne. Le gouvernement colombien a, en 2000, accepté de gérer la problématique des stupéfiants selon l’approche militarisée souhaitée par Washington18. Une dernière catégorie de gouvernants, enfin, a théorisé et appliqué des politiques de soumission volontaire aux puissants de ce monde. En Colombie, le président et ministre des affaires étrangères, Marco Fidel Suárez, a inventé en 1918 la diplomatie de suivisme à l’égard des Etats-Unis, boussole des affaires étrangères de Bogota depuis lors, appelée « Respice polum », ou regarder vers le Nord. Sous la mandature du président argentin, Carlos Saúl Menem (de 1989-1999), une vision similaire a été affirmée et revendiquée. Elle a été créée par l’un de ses conseillers, Carlos Escudé (1992), sous le nom de « Réalisme périphérique ».
33Bien sûr, il y a eu aussi et parallèlement, on l’a vu supra, des théoriciens de l’autonomie nationale et régionale. Mais le constat qui s’impose historiquement est celui d’une situation périphérique perpétuée depuis la « rencontre » avec le monde européen à la fin du XVe siècle. Situation qui, non seulement, a vu la perpétuation de l’asymétrie « latino-américaine » dans le concert universel, mais a été, et paraît encore, le lieu vérificateur de la puissance mondiale. De la fin du XVe siècle au début du XIXe , l’Amérique latine a été sous la tutelle directe d’empires maritimes européens, alors les plus puissants, l’Espagne et le Portugal. L’Angleterre a pris le relai en finançant à crédit les indépendances. La Grande-Bretagne était, à cette époque, la puissance économique et maritime majeure. Au XXe siècle, selon la formule abrupte largement diffusée après l’adoption du corollaire Roosevelt19 à la Doctrine Monroë, l’Amérique latine a été l’arrière-cour des Etats-Unis. Ces derniers ont alors développé et imposé des constructions régionales panaméricaines, orientées nord-sud. Les Etats-Unis ont été également tout au long du siècle la première des grandes puissances. L’omniprésence économique, diplomatique et régionaliste de la Chine en Amérique du sud, aujourd’hui canalisée par la « Route de la soie », parait, en tendance historique longue, annoncer une prééminence à l’échelle du monde et vérifier le couplage, prééminence en Amérique latine et premier rang dans le monde.
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Notes
1 Ibéro-Amérique est utilisé ici en alternance avec Amérique latine. La terminologie utilisée pour définir le sud de l’Amérique, comme d’ailleurs le mot Amérique est contesté et contestable. Mais il n’y en a pas d’autre.
2 Et accessoirement française à Saint-Domingue, devenue Haïti après son indépendance.
3 Présentation de ces précurseurs dans : de la REZA German A. (2021), Pensamiento confederal latinoamericano (1810-1865), (México : Cedisa).
4 Selon la John Hopkins University.
5 Evo Morales in « La Razón », La Paz, mars 2022.
6 Nayib Bukele in « La Prensa Grafica », El Salvador, 9 mars 2022.
7 « Discurso completo de Gustavo Petro en la Asamblea General de Naciones Unidas », Diario Criterio, Bogota, 20 septembre 2022, https//: diariocriterio.com.
8 Voir : « Le Monde », 7 janvier 2023, p 2, « Le Brésil prône un dialogue avec Poutine », Entretien avec le ministre brésilien des affaires étrangères, Mauro Vieira.
9 Cour Internationale de Justice, icj-cij.org/fr/liste-des-affaires : Argentine/Uruguay ; Belize/Honduras ; Brésil/Honduras ; Chili/Bolivie ; Chili/Pérou ; Colombie/Nicaragua ; Costa-Rica/Nicaragua ; Guatemala- ; Honduras-Nicaragua-Guatemala ; équateur/ Colombie ; /Belize ; Venezuela/Guyana.
10 Voir : Milares Víctor M. et Detlef Nolte (2018), « Regionalismo posthgémonico en crisis, ¿ Porque la Unasur se desintegra ? », México, Foreign Affairs en español, vol. 18, n° 3, pp. 105-112.
11 Voir Jornal do Brasil, Rio de Janeiro, 30 et 31 mai 2023, https//:www.jb.com.br (consulté le 14 janvier 2022).
12 T-MEC en espagnol (Tratado entre Mexico-Estados Unidos-Canada), USMCA en anglais (United States-Mexico-Canada Agreement).
13 Le dernier sommet UE/CELAC s’est tenu en 2015. La présidence espagnole de l’UE a programmé un sommet UE/CELAC au deuxième semestre 2022.
14 De septembre 2022 à juin 2023, le président allemand, le chancelier, le vice-chancelier et le ministre allemand des affaires étrangères ont effectué des visites officielle et de travail, en Argentine, au Brésil, au Chili, en Colombie et au Mexique.
15 La Franja y la Ruta en espagnol.
16 Voir Dussel Peters Enrique (eds.) (2023), Economia, Comercio, Inversión china en América Latina-2023, (México, Unión de Universidades de América Latina y el Caribe).
17 Lire à ce sujet les travaux, concernant le Brésil, du sociologue brésilien Jessé Souza, en particulier, Como o racismo criou o Brasil, Rio de janeiro, Estação Brasil, 2022.
18 Connue sous le nom de « Plan Colombie ».
19 Il s’agit de Théodore Roosevelt, président de 1901 à 1909.