Eigensinn Eigensinn -  Mariages 

Négocier avec l’État

Mimy Keomanichanh
Asuncion Fresnoza-Flot

Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains (LAMC)

Université

 

libre de Bruxelles

Mariages mixtes en Asie du Sud-Est

1La formation de couples mixtes, dont les partenaires possèdent des nationalités et ethnicités différentes1, fait l’objet d’un contrôle par l’État, en particulier dans les pays économiquement développés. Afin de restreindre les « migrations par le mariage2 », des politiques étatiques sont mises en place par ces pays entravant l’engagement des partenaires migrants sur le marché de travail, restreignant leur accès à la citoyenneté et pénalisant fiscalement les couples à deux revenus3. Ces États s’efforcent également de distinguer les mariages dits « frauduleux » de ceux basés sur l’amour romantique4, considérés comme les seuls « authentiques ». Ces « technologies de l’amour5 » sont une forme de « gouvernementalité6 » de l’État visant à réglementer la vie intime de ces citoyens et à assurer la reproduction d’une forme idéale de famille fondée sur des conceptions hétéronormatives.

2Les études sur cette question sont nombreuses dans les pays développés et s’appuient la plupart du temps sur les points de vue des épouses migrantes7. Cependant, de telles études sont rarement conduites dans les pays en voie de développement8, alors même que ces derniers connaissent depuis quelques années un phénomène migratoire important en provenance des pays développés, orienté vers la formation de couples mixtes. Comment les pays en voie de développement réglementent-ils cette mixité conjugale et l’immigration sur leur territoire ? Quel est l’impact de cette gouvernementalité sur la vie d’hommes venus se marier à l’étranger ?

3Nous situons ces questions dans le cadre contemporain de la mondialisation néo-libérale. En effet, l’émergence accrue des couples mixtes dans les pays en voie de développement est apparue avec l’ouverture des marchés locaux dans ces pays et l’apparition des nouvelles technologies de communication et de transport. C’est notamment le cas dans certains pays en Asie du Sud-Est où le tourisme et l’immigration s’accompagnent de la formation accrue de couples mixtes9. La configuration typique de ces unions est un couple hétérosexuel dont l’homme provient d’un pays économiquement développé, le plus souvent d’Europe ou d’Amérique du Nord.

4Nous prenons le point de vue de ces hommes qui migrent vers les pays du Sud-Est asiatique, une situation qui est rarement étudiée et qui nous semble à ce titre particulièrement intrigante. Nous avons rencontré des ressortissants belges ayant migré au Laos et en Thaïlande, appelés « falang » (au Laos) et « farang » (en Thaïlande). Le fait que nous soyons originaires de la région sud-est asiatique et que nous résidions en Belgique a facilité notre rencontre et nos entretiens avec ces hommes. Nos identités en tant que femmes du Sud-Est asiatique et chercheuses nous ont permis de poser un regard analytique sur notre étude. La situation des hommes belges au Laos et en Thaïlande se trouve à l’intersection de nombreuses questions portant sur l’histoire coloniale, le capitalisme mondialisé et les rapports de genre. Nous souhaitons apporter des éléments d’enquête socio-anthropologique pour décrire les stéréotypes de genre auxquels ces hommes sont associés, les stratégies qu’ils mettent en place pour répondre aux restrictions légales dont ils font l’objet, ainsi que les rôles genrés qu’ils adoptent au sein de leurs couples. La particularité de notre réflexion est d’endosser un point de vue a priori privilégié, puisque les falang et farang sont supposés être des partenaires amoureux idéaux et riches. Toutefois, les récits de ces hommes mettent en évidence une série de cas où ces privilèges sont mis en échec, sont surévalués ou cessent d’aller de soi.

5Après avoir décrit la façon dont les États laotien et thaïlandais régissent le mariage mixte et la présence des étrangers sur leurs territoires, nous examinerons les effets de cette gouvernementalité sur la vie des hommes belges et les stratégies que ces derniers mettent en place pour composer avec le contrôle étatique.

Les chiffres

6La Thaïlande connait depuis des années un phénomène de mariage mixte impliquant notamment des femmes thaïlandaises et des hommes issus de pays économiquement développés10. C’est également un pays d’immigration : en 2013, la Thaïlande a accueilli plus de 160 000 personnes originaires de l’Union européenne et porteuses d’un visa « non-immigrant » d’une durée d’un an11. Dans une moindre mesure, le même phénomène apparaît progressivement dans les pays voisins comme le Laos. Depuis son ouverture au milieu des années 1990, ce pays connait une immigration de plus en plus importante, majoritairement en provenance des pays voisins, mais également de pays situés hors d’Asie (à hauteur de 4 %12).

7Dans cet article, nous croisons des matériaux ethnographiques récoltés notamment lors d’entretiens semi-directifs. Au Laos, où 86 Belges habitaient en 201613, Mimy Keomanichanh a conduit entre décembre 2019 et mars 2020 des entretiens auprès de 12 Belges en couple avec des Laotiennes dans trois régions qui sont les principaux pôles administratifs et économiques du pays et où la plupart des falang sont installés : Vientiane, Louang Prabang et Champassak. Les Belges interviewés sont majoritairement âgés d’une quarantaine d’années. La plupart (9) sont originaires de Wallonie contre 3 qui viennent de Flandre. Parmi les 12 hommes interviewés, 7 sont des entrepreneurs, 4 sont salariés et un est pensionné. Huit de ces hommes sont porteurs de diplômes universitaires, 4 possèdent des diplômes spécialisés (par exemple, en hôtellerie et restauration). En Thaïlande, entre novembre 2018 et janvier 2020, Asuncion Fresnoza-Flot a mené 12 entretiens avec des hommes belges en couple avec des Thaïlandaises. Ces hommes résident dans de grandes villes et font partie des 6 000 ressortissants belges recensés en 201914. Huit d’entre eux ont terminé leurs études secondaires et sont diplômés d’université et un possède un diplôme spécialisé. Ils sont majoritairement âgés de plus de 60 ans, des retraités touchant une pension mensuelle et mariés légalement avec des Thaïlandaises. Ils sont pour la plupart originaires de Flandre et quelques-uns ont des enfants déjà adultes issus de relations précédentes. Les noms des hommes interviewés ont été remplacés par des pseudonymes afin de protéger leur vie privée.

Régulation étatique

8Dans de nombreuses sociétés contemporaines, le mariage légitime la formation du couple, que celui-ci soit mixte ou non. Au Laos et en Thaïlande, cette institution sociale peut prendre des formes variées, de la simple cohabitation (appelée mariage « consensuel15 ») au mariage traditionnel, en passant par le mariage civil.

9Au Laos, le rituel du mariage traditionnel, appelé « baci », et la fête qui s’ensuit sont importants socialement pour les couples laotiens issus de toutes les classes sociales16. Ces évènements sont l’occasion d’honorer la famille des mariés17 et d’exprimer un pouvoir hiérarchique et symbolique au sein de la société laotienne18. Le mariage traditionnel au Laos implique un « prix de la fiancée19 » appelé « khadong ». L’équivalent en Thaïlande est le « sinsod », « appréciation envers les parents de la fiancée pour l’avoir élevée et éduquée20 » prenant la forme d’une somme d’argent. Le montant du sinsod ou khadong dépend de l’appartenance de classe, du niveau d’éducation et de la situation familiale de la future mariée (célibataire, divorcée, avec ou sans enfants). Le futur marié offre également à sa future épouse des ornements et des bijoux en or lors de la cérémonie de fiançailles (« thongmun » : littéralement « engagement doré ») ou lors du mariage traditionnel21.

10La dimension légale des mariages mixtes semble de prime abord plus contraignante au Laos qu’en Thaïlande. Au Laos, la loi de 2015 sur l’immigration et la gestion des étrangers (article no 52) considère la cohabitation comme un acte illégal et contraire à la tradition (paphetni). Les falang risquent une amende en cas de non-respect de cette loi. De plus, les couples mixtes évoluant en dehors du cadre du mariage civil ou traditionnel sont socialement perçus comme entretenant une relation de prostitution, tout particulièrement dans le cas de Laotiennes en couple avec des falang. Ainsi, le mariage civil est obligatoire au Laos et précède systématiquement le mariage traditionnel22. Cela n’est pas le cas en Thaïlande où l’union des couples mixtes peut prendre selon les cas la forme d’un mariage consensuel, d’un mariage traditionnel ou d’un mariage civil. Si les couples souhaitent habiter à l’étranger, ils donnent priorité au mariage civil23.

11Pourtant, les règles étatiques concernant l’immigration des personnes étrangères semblent plus strictes en Thaïlande qu’au Laos. Si le partenaire étranger d’un couple mixte décide de résider dans ce pays, il doit se conformer à un certain nombre de conditions, notamment financières. Avant 2019, la personne étrangère souhaitant demander un visa « non-immigrant » de type O en tant que membre de la famille d’un citoyen thaïlandais devait disposer d’un revenu mensuel d’au moins 40 000 bahts (1 018 euros) et de 400 000 bahts (10 175 euros) d’épargne sur un compte bancaire en Thaïlande deux mois précédant la demande. Les montants requis étaient plus importants si le demandeur était retraité et non marié à une citoyenne du pays. Depuis le 1er mars 2019, le gouvernement thaïlandais a augmenté de 25 % les montants requis, spécifiquement pour les personnes étrangères âgées entre 55 ans et 60 ans. Au Laos, les ressources financières nécessaires pour demander un visa sont moins élevées et ne sont pas mentionnées dans les textes de loi. L’article 19 daté de 2015 de la loi concernant l’immigration et la gestion des étrangers au Laos détaille quatorze types de visas dont le SP-B3 pour les personnes mariées à un citoyen laotien. La démarche pour se procurer ce visa varie en fonction de la catégorie de mariage : mariage civil laotien, mariage civil célébré à l’étranger avant le 31 décembre 2017 ou mariage civil à l’étranger postérieur au 1er janvier 2018. Une fois entrée au Laos avec ce visa, la personne étrangère doit demander une carte de résidence qui est valable pour un an maximum. La loi ne précise pas de règles concernant le renouvellement de cette carte ni les frais à payer pour l’obtenir.

12Ce qui apparaît similaire dans la régulation étatique des mariages mixtes au Laos et en Thaïlande est la manière dont ces deux pays régissent l’accès des étrangers à la propriété foncière. Être légalement marié avec un citoyen de ces pays ne se traduit pas automatiquement en un droit de propriété foncière. Selon la loi foncière de 2019 du Laos, les personnes étrangères peuvent seulement louer des terrains (à des ressortissants laotiens ou à l’État laotien) pour une durée maximale de 30 ans renouvelable. Selon l’article 123 de cette même loi, ils peuvent également acheter le droit d’usage de terrains pour une durée maximale de 50 ans renouvelable. C’est également le cas en Thaïlande où les étrangers peuvent louer un terrain et d’autres biens immobiliers pendant 30 ans maximum (livre III, titre I, section 540 de la Loi civile). Les personnes de nationalité étrangère peuvent posséder un terrain si leur pays d’origine a signé un traité avec la Thaïlande (Code foncier B.E. 2497) et si elles investissent 40 millions de bahts (1 017 502 euros) en Thaïlande (Acte portant modification au Code foncier B.E. 2542 de 1999). Dans ce dernier cas, elles peuvent acheter un terrain résidentiel de 1 600 mètre carré maximum (1 rai). Concernant l’achat d’un appartement et d’une maison, les étrangers en Thaïlande peuvent posséder 49 % d’un appartement dans un bâtiment (Condominium Act 2008) ou 49 % d’une maison, mais pas du terrain sur lequel cette maison est bâtie.

13On aurait pu supposer que le Laos, « démocratie populaire24 » avec un parti politique unique, régulerait l’arrivée de personnes étrangères et leur mise en couple avec ses citoyens de manière plus stricte que la Thaïlande, qui présente une « monarchie constitutionnelle mixte25 » avec un pluralisme politique. Contrairement à cette hypothèse qui était la nôtre, les hommes belges qui vivent en couple mixte au Laos ne mènent pas une vie plus contrainte que leurs homologues installés en Thaïlande. Le traitement socio-légal contrasté des étrangers au Laos et en Thaïlande entraîne des effets également contrastés sur les hommes belges interviewés. Tandis que les hommes belges au Laos se plaignent de l’absence d’une loi régissant la division des propriétés conjugales lors du divorce d’un couple mixte, leurs homologues en Thaïlande critiquent les règles thaïlandaises qui ne leur permettent pas d’y séjourner plus d’un an et nécessitent de disposer de ressources financières solides. Toutes ces régulations étatiques au Laos et en Thaïlande peuvent placer les personnes étrangères dans des situations instables et les mettre en difficulté, les obligeant à adopter des « stratégies de protection de soi26 ».

Être un falang/farang, un statut paradoxal

14L’image sociale généralement positive des étrangers au Laos et en Thaïlande valorise l’estime de soi des hommes belges. Immigrer en Thaïlande et au Laos apparaît comme une étape de vie importante pour les hommes interviewés, car cette immigration leur offre des possibilités de vie confortable, des opportunités socio-économiques et un espace social pour leur épanouissement personnel. La plupart des hommes belges interviewés au Laos s’y sont installés au cours de leur vingtaine ou au début de leur trentaine d’années. Ils sont venus, selon leurs dires, y chercher un épanouissement professionnel, échapper au système fiscal belge, fuir le stress ou profiter du climat tropical. Les Belges interviewés en Thaïlande, quant à eux un peu plus âgés, affirment avoir décidé d’y résider pour y trouver un emploi, échapper (là encore) au système fiscal belge ou y prendre leur retraite tout en jouissant d’un mode de vie abordable.

15Ces étrangers sont socialement perçus comme opulents et comme étant des partenaires idéaux. Deux interlocuteurs le soulignent en nous disant, pour le premier : « Il y a une expression à Pattaya que je trouve très drôle qui dit “vous n’êtes pas seul plus de dix minutes” » (Pearce, marié avec une Thaïlandaise) et, pour le second : « Tu es falang, tu es riche. Malheureusement je ne suis pas riche » (Nicolas, marié avec une Laotienne). En se comparant aux autres falang aux ressources financières supérieures aux siennes, le second interlocuteur a l’impression d’être incapable de répondre complètement aux attentes sociales liées à son statut de falang au Laos. Cela montre que l’image sociale positive (riche et supérieur) des falang/farang au Laos et en Thaïlande peut entraîner des conséquences négatives. En Thaïlande, les hommes belges interviewés condamnent le fait qu’une longue résidence dans ce pays ne leur donne pas accès à un séjour légal de plus d’un an. Aubert, qui y réside depuis 17 ans avec Anong, son épouse thaïlandaise, exprime son mécontentement :

Tous les étrangers, on est dans un régime de non-immigrant, nous donnant le droit de visa d’un an, non renouvelable, mais après un an on refait une nouvelle demande, [on ne] renouvelle pas son visa, mais on fait une nouvelle demande […] je suis toujours dans une situation précaire, dans ce sens qu’une année on a refusé mon visa, on n’a jamais compris pourquoi. J’ai refait une nouvelle demande, repayé, et puis j’ai eu mon visa. Donc, je suis toujours dans une incertitude, voilà.

16Ce sentiment d’insécurité légale découle de la lourdeur de la régulation étatique des mariages mixtes. Contrairement au Laos où les ressources financières des personnes demandeuses de visas sont peu élevées et ne sont pas même mentionnées dans les textes légaux, les étrangers qui résident en Thaïlande doivent avoir des ressources financières solides afin de pouvoir y résider avec un visa « non-immigrant ».

17Au Laos, la majorité des Belges interviewés ne se sentent pas légalement en sécurité à cause de l’absence de lois régissant le partage de biens en cas de divorce d’un·e Laotien·ne et d’un·e falang. Si les hommes belges interviewés investissent financièrement dans un entrepreneuriat conjugal ou l’achat de biens immobiliers, ces capitaux ne peuvent être enregistrés sous leur nom selon la loi. Paul, marié et habitant au Laos depuis sept ans, témoigne de son expérience :

Je n’ai pas beaucoup d’argent. J’en ai un tout petit peu. Elle en a un tout petit peu. On a tout investi ensemble dans la boutique. Tout est quand même au nom de Thida [son épouse]. La tension est quand on s’engueule. On ne peut pas s’empêcher de penser à ça [aux biens conjugaux]. En me disant, si je dois refaire ma vie demain, comment ça va aller ? […] Je pense qu’avec le temps, il y aura une loi [de répartition des biens conjugaux] en cas de divorce d’un couple mixte, 50–50. Si c’est ça, pour moi c’est parfait parce qu’on a fait 50–50 depuis le début.

18De plus, ne parlant pas la langue de leur pays de résidence, la plupart des hommes belges interviewés courent le risque de mal comprendre les lois locales. Ils ont donc besoin d’une aide linguistique et souvent juridique de la part d’une personne de leur pays d’accueil pour pouvoir communiquer avec les autorités, remplir des documents administratifs et comprendre les lettres et les factures reçues. Par exemple, au Laos, des agences privées proposent aux personnes étrangères un service d’accompagnement pour les démarches administratives telles que le renouvellement du visa, le mariage ou le divorce. De même, ces agences proposent leurs services aux ressortissants laotiens qui souhaitent partir à l’étranger ou se marier avec un étranger. Les étrangers sont socialement perçus comme fortunés, mais, en réalité, certains d’eux n’ont pas suffisamment de moyens financiers pour payer une agence privée.

19En Thaïlande, les lois sur l’immigration requièrent le parrainage d’un citoyen thaïlandais pour toute demande de visa de type O et exigent qu’une personne du pays se porte garante pour tout achat de bien immobilier. Ce contrôle étatique est ressenti comme infantilisant par les étrangers et suscite parfois chez les hommes belges interviewés un sentiment d’exclusion de la société thaïlandaise. Les doléances de ces hommes découlent également du fait que la majorité d’entre eux sont des personnes âgées et que quelques-uns souffrent de problèmes de santé. S’occuper des documents administratifs exige non seulement des ressources financières, mais également de réaliser des déplacements souvent stressants.

20Ainsi, certaines femmes dont les époux belges ne parlent ni ne comprennent la langue de leur pays de résidence s’occupent des tâches administratives au sein de leur ménage. Ces tâches incluent la gestion et la traduction des factures, des lettres et des notices reçues des autorités d’immigration, les paiements et le déplacement dans les différents services. Ce sont les épouses, par exemple, qui utilisent les machines dont les instructions sont en langue locale, ou qui parlent avec les personnes en charge des guichets. Dans ce cas, les hommes interviewés dépendent de l’aide linguistique de leurs épouses qui facilite leur vie quotidienne dans leur pays de résidence. Ces tâches apparaissent prépondérantes dans les familles de milieu populaire27, comme c’est le cas dans cette étude. Les hommes aisés interviewés, quant à eux, ont recours la plupart du temps à l’aide d’un avocat. Nous constatons ici le croisement entre genre et classe sociale dans la vie des hommes belges interviewés : ceux qui ont moins de ressources financières bénéficient du travail domestique et administratif non rémunéré de leurs épouses, tandis que leurs homologues plus riches externalisent ces tâches.

Le mariage comme stratégie

21Tous les hommes interviewés satisfont leur rôle productif dans leur couple, c’est-à-dire qu’ils agissent comme le pourvoyeur principal de revenu dans leur maisonnée. Leur pouvoir d’achat influence leur dynamique conjugale et renforce leur image sociale de farang opulent. Cela dit, la majorité des hommes interviewés ne prennent pas en charge le « prix de la fiancée ». Cela s’explique probablement par la situation spécifique des femmes qu’ils épousent. Dans la plupart des cas, les épouses ont déjà eu un ou plusieurs enfants avec un autre homme dans le passé, sont issues de familles financièrement démunies, n’ont pas un haut niveau de scolarité ou ont des parents divorcés, séparés ou décédés. Leur statut social n’est pas reconnu dans leur société. Elles sont donc, socialement et familialement, moins en position de négocier le khadong avec leur partenaire belge.

22Les ressources financières et le capital social des hommes belges interviewés jouent un rôle prépondérant dans leur vie à l’étranger. Au Laos, obtenir un visa nécessite non seulement des ressources financières, mais également des liens sociaux. Pour cette raison, les Belges qui vivent en couple avec des Laotiennes ont plus de facilités pour renouveler le visa. En Thaïlande, la plupart des hommes interviewés disposent d’assez d’argent pour remplir les conditions de revenu nécessaire pour le renouvellement de leur visa « non-­immigrant ». Ceux qui n’ont pas suffisamment de fonds empruntent de l’argent à leurs amis (généralement d’autres Belges), qui leur prodiguent aussi des conseils sur la manière de naviguer dans le système d’immigration.

23Ce que l’on constate, c’est que l’âge et les ressources financières des hommes interviewés façonnent leurs stratégies : tandis que les hommes aisés recourent aux stratégies qui nécessitent de disposer de ressources financières, ceux qui ont peu d’argent comptent beaucoup sur leur capital social (amis) et leur partenaire. Le rôle que jouent les épouses dans l’intégration de ces hommes se révèle être primordial. Entre autres, c’est grâce à elles qu’ils peuvent accéder indirectement à la propriété ; en outre, elles jouent un rôle d’interprète et se chargent des démarches administratives ; elles les valorisent dans leur rôle de bon époux. Le mariage se révèle donc un élément clé de la réussite de la migration de ces hommes migrants en Asie du Sud-Est. La dimension intime de leur vie en migration est caractérisée par une entraide mutuelle entre eux et leurs épouses : un soutien financier de leur part en tant que pourvoyeur principal de revenu, et la compagnie ainsi que le soutien pratique de leurs épouses. Cette entraide mutuelle permet, très souvent, aux hommes belges et à leurs épouses de préserver leur couple.

24Cet article a mis en évidence les expériences contradictoires d’hommes qui bénéficient de privilèges leur permettant de construire une vie épanouissante et de nourrir des projets matrimoniaux dans un nouveau pays tout en perdant, en même temps, une partie de ces privilèges du fait de politiques étatiques interventionnistes. À partir de là, tout en reconnaissant les difficultés au plan socio-légal que subissent ces hommes, il serait intéressant d’interroger avec nuance les multiples doléances que nous avons en partie décrites : comment interpréter ces plaintes émanant d’un groupe social relativement privilégié ? Sont-elles liées à l’exceptionnalité des parcours et des mariages de ces hommes ?

Notes

1 Betty De Hart, Wibo M. van Rossum et Iris Sportel, « Law in the Everyday Lives of Transnational Families: An Introduction », Oñati Socio-Legal Series, vol. 3, no 6, 2013, p. 991–1003.

2 Hélène Le Bail, Marylène Lieber et Gwénola Ricordeau, « Migrations par le mariage et intimités transnationales », Cahiers du genre, no 64, 2018, p. 5–18.

3 Voir Yali Chen, Le Devenir sujet-migrant des Chinoises en Suisse — une perspective féministe, intersectionnelle et transnationale, thèse de doctorat, Genève, Université de Genève, 2021.

4 Par exemple, Maïté Maskens, « L’amour et ses frontières : régulations étatiques et migrations de mariage (Belgique, France, Suisse et Italie) », Migrations société, vol. 6, no 150, 2013, p. 41–60.

5 Anne-Marie D’Aoust, « In the Name of Love: Marriage Migration, Governmentality, and Technologies of Love », International Political Sociology, vol. 7, no 3, 2013, p. 258–274.

6 Ce terme désigne « l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité » (voir Michel Foucault, « La “gouvernementalité” », Dits et écrits II, 1976–1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 655).

7 Par exemple, Sunhee Lee, « Épouses migrantes dans le Nord-Est du Japon. Travail invisible et vulnérabilité structurelle », traduit du japonais par Hélène Le Bail, Cahiers du genre, vol. 1, no 64, 2018, p. 45–66.

8 Par exemple, Catherine Therrien, En voyage chez-soi. Trajectoires de couples mixtes au Maroc, Laval, Presses de l’Université Laval, 2014.

9 Par exemple, Marion Bottero, Tourisme sexuel et relations conjugales en Thaïlande et en Malaisie, Paris, L’Harmattan, 2015.

10 Patcharin Lapanun, Love, Money and Obligation: Transnational Marriage in a Northeastern Thai Village, Singapore, NUS Press, 2019.

11 Manasigan Kanchanachitra, Sakkarin Niyomsilpa et Sureeporn Punpuing, « Characteristic Features of Temporary Migration to and from Thailand », Characteristics of Temporary Transnational Migration, sous la direction de Pirkko Pitkänen et Mari Korpela (dir.), Finland, University of Tampere, 2014, p. 283. Voir aussi Sirijit Sunanta, « Thailand and the Global Intimate: Transnational Marriages, Health Tourism and Retirement Migration », MMG Working Paper, n° 14–02, 2014.

12 Lao National Census, Results of Population and Housing Census, Lao Statistics Bureau, Ministry of Planning and Investment, 2015, p. 59.

13 Statistiques de l’Ambassade de la Belgique à Bangkok.

14 H.E. Mr Philippe Kridelka, « The Belgian Ambassador to Thailand », Expat life in Thailand, February/March 2019, p. 16–20.

15 Erik Cohen, « Transnational Marriage in Thailand: The Dynamics of Extreme Heterogamy », Sex and Tourism: Journeys of Romance, Love, and Lust, sous la direction de Kaye Sung Chon et al., New York, Routledge, 2003, p. 64.

16 Mayoury Ngaosyvath, « Individual Soul, National Identity: The “baci-sou khuan” of the Lao », Journal of Social Issues in Southeast Asia, vol. 5, no 2, p. 228–307.

17 Marcel Zago, Rites et cérémonies en milieu bouddhiste lao, thèse de doctorat, Rome, Université de Gregoriana, 1972, p. 220.

18 Léo Mariani, Les Avatars du don dans le Laos contemporain. Essai d’anthro­pologie politique, Paris, Connaissances et Savoirs, 2012, 224 p.

19 Alain Testart, Nicolas Govoroff et Valérie Lecrivain, « Les prestations matrimoniales », L’Homme, no 161, 2002, p. 166.

20 Nitaya Onozawa, « Traditional Marriage and Transaction of the Black Thai in Central Thailand », Bulletin of Tokyo Kasei Gakuin Tsukuba Women’s University (en japonais), no 2, 1998, p. 48.

21 Ibid.

22 Mimy Keomanichanh, De la rencontre au mariage : étude des couples franco-laotiens résidants en France, mémoire de Master 2, Paris, INALCO, 2019.

23 Voir Erik Cohen, art. cit.

24 Pierre Petit, « Les politiques culturelles et la question des minorités en RDP Laos », Bulletin des séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, vol. 54, 2008, p. 477–499.

25 Eugénie Mérieau, Idées reçues sur la Thaïlande, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 47–56.

26 Elisabeth Beck-Gernsheim, Reinventing the Family: In Search of New Lifestyles, traduit par Patrick Camiller, Cambridge, Polity Press, 2002.

27 Yasmine Siblot, « “Je suis la secrétaire de la famille ! ” La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource », Genèses, no 64, 2006, p. 46–66.

Pour citer cet article

Mimy Keomanichanh & Asuncion Fresnoza-Flot, «Négocier avec l’État», Eigensinn [En ligne], Mariages, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=76.