Eigensinn

Etudes rusées sur lieux communs

2795-8892

 

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Hélène Périvier

Entretien avec Hélène Périvier : « Il faut trouver une nouvelle articulation entre le marché, la famille et l’État social » 

(Mariages)
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Annexes


Entretien avec Hélène Périvier autour de L’Économie féministe (2020)

1Ce premier numéro d’Eigensinn est consacré au mariage : dans L’Économie féministe1, vous évoquez ce sujet lorsque vous parlez des travaux d’économistes portant sur le travail domestique. Quelle est la place du mariage dans la discipline économique ? Est-ce un sujet marginal, peut-il au contraire être étudié par l’économie et, si oui, à quelles conditions ?

2Les économistes se sont toujours intéressés à la formation des couples, à la place des femmes et des hommes dans la société — c’est plutôt la façon dont ils en parlent qui est sujette à discussion d’un point de vue féministe. Les réflexions autour de l’institutionnalisation des unions par le mariage font partie de leurs analyses, que ce soit d’un point de vue moral, de celui des libertés individuelles ou, plus récemment, du point de vue de l’analyse des comportements individuels. Dans son Essai sur le principe de population, par exemple, Malthus (1766–18342) considère que le recul de l’âge du mariage est un moyen de contrôler l’accroissement de la population, car il suppose l’abstinence de rapports sexuels avant le mariage. N’oublions pas qu’il est pasteur et que son analyse de la population est influencée par des considérations morales de toutes sortes, sur la sexualité en particulier. S’agissant du fonctionnement de la famille, Adam Smith (1766–17903) ou encore Jean-Baptiste Say (1767–18324) ont conscience qu’il se joue au sein des couples un aspect important du développement économique, à savoir l’éducation des enfants. La charge d’enfants pèse sur le budget des familles et ces économistes voient dans le salaire familial de l’homme une façon de répondre à ce problème. Pour le dire différemment, ils énoncent qu’un homme ayant la charge d’une famille ne peut offrir son travail au même prix qu’un homme célibataire ou qu’une femme, celle-ci pouvant compter sur les ressources de son conjoint. Leur analyse des rapports économiques au sein des couples repose sur vision patriarcale de la société.

3Le penseur libéral John Stuart Mill (1806–18735), quant à lui, décrit le mariage comme un carcan qui enferme les femmes et porte atteinte à leurs libertés : liberté de s’instruire, de travailler, de voter. Il en appelle à un renouvellement de cette institution pour que celle-ci s’appuie sur une vision du couple en tant qu’association libre de partenaires égaux. Ses échanges avec Harriet Taylor (1831–1858), dont il est le compagnon, témoignent de leur rapport personnel atypique pour l’époque. Taylor est d’ailleurs la coautrice de nombre de ses travaux et une intellectuelle qui aura pesé dans ses réflexions. Dans un autre registre, l’institutionnaliste Thorstein Veblen (1857–19296) dénonce le mariage comme une institution patriarcale au service d’un capitalisme débridé. Selon lui, les individus consomment non pas pour satisfaire des besoins, mais pour se positionner dans la hiérarchie sociale. Le mariage bourgeois, dans lequel madame s’occupe de la maison et monsieur gagne l’argent du ménage, est une institution à laquelle les gens aspirent pour se distinguer de la classe laborieuse, pour laquelle cette spécialisation des rôles n’est pas accessible, faute de moyens.

4Au xxe siècle, la domination du paradigme de l’homo œconomicus au sein des sciences économiques conduit certains économistes à faire de la rationalité l’alpha et l’oméga des comportements individuels. Ainsi, Gary Becker (1930–20147) applique cette grille de lecture à toutes sortes de sujets, dont les décisions maritales et l’organisation du travail au sein des couples. Partant du postulat que les femmes ont un avantage comparatif à la production domestique, son modèle théorique conclut que les couples ont intérêt à opter pour une organisation spécialisée et Becker s’en remet à des arguments biologiques pour expliquer en quoi cette spécialisation doit être sexuée. Ces travaux n’ont pas apporté les réponses nécessaires à la compréhension des rapports entre les sexes, en particulier au sein du mariage, car ils reposent sur une approche essentialiste des rôles des femmes et des hommes. Aujourd’hui, les analyses empiriques s’intéressent aux effets du mariage, et plus précisément aux avantages, qui lui sont associés dans de nombreux pays, qu’ils soient légaux, sociaux ou fiscaux. Ces études tentent de mesurer leurs effets sur les décisions d’activité des femmes, et donc sur les inégalités professionnelles et les discriminations. Elles précisent aussi notre compréhension de la relation de cause à effet entre spécialisation des couples, dommageable à l’égalité des sexes, et statut marital. On sait ainsi qu’il arrive que les couples se spécialisent sous l’effet de multiples facteurs (notamment les normes de genre), puis se marient en conséquence pour garantir, en cas de divorce ou de veuvage, des ressources au partenaire qui reste à la maison — en l’occurrence, le plus souvent, la femme. Dans ce cas, le mariage est plutôt une assurance. Mais ces protections associées au mariage peuvent aussi encourager cette spécialisation en la rendant soutenable, voire avantageuse financièrement pour le couple. L’analyse économique permet d’apporter des éléments de réponses pour éclairer ces diverses situations. En somme, ce retour rapide sur l’histoire de la pensée en économie montre que le mariage, le couple et l’éducation des enfants sont depuis longtemps une préoccupation des économistes. Cependant, ces sujets ne sont pas toujours associés à une perspective critique ou féministe de l’institution matrimoniale.

5Dans le panorama que vous nous présentez, une seule femme économiste a été mentionnée. Diriez-vous que les travaux de femmes économistes ont été considérés comme secondaires dans la science économique du fait de la relégation de la parole des femmes ?

6S’agissant de la relégation de la parole des femmes économistes, je serais plus nuancée. Au xixe siècle, il y a peu de femmes scientifiques du fait des inégalités d’accès à l’instruction, mais il y en a, y compris en économie, discipline qui émerge à cette époque. Dans le cas de la France, on peut citer la socialiste Flora Tristan (1803–1844), la libérale modérée Julie Daubié (1824–1874) ou encore la libérale Clémence Royer (1830–1902). Toutes trois étaient connues et reconnues de leur vivant, mais sont tombées dans l’oubli progressivement, du moins en tant qu’économistes. Cette discrimination historiographique pose effectivement la question de la reconnaissance de la parole des femmes scientifiques et de leur contribution aux sciences sociales, en particulier dans une perspective épistémologique.

7Vous montrez bien comment la révolution industrielle, parce qu’elle disjoint radicalement l’espace domestique du lieu de travail, fait émerger avec elle la question du travail des femmes (et, plus encore, des femmes mariées). Là où le travail de la servante et de la paysanne était toujours socialement acceptable, la figure de la femme mariée quittant son foyer pour travailler a agité tant la classe ouvrière que les économistes les plus libéraux. Pouvez-vous revenir sur ces accointances troublantes entre une science qui se voulait alors la plus objective possible et certains présupposés patriarcaux, dûment drapés dans la morale et le goût de la famille ? Iriez-vous jusqu’à dire que l’économie, dont l’étymologie évoque l’administration de la maisonnée (oikonomia), charrie à ses origines une certaine morale de l’ordre social et de la paix des ménages ?

8Comme je le résume dans mon livre, les sciences économiques ont été inventées par les hommes pour être au service d’une société patriarcale dirigée par les hommes, et cela n’est pas sans conséquence sur leurs analyses. L’absence de questionnement sur le rôle social des femmes et des hommes les a conduits à s’appuyer sur des postulats essentialistes. Même parmi les libéraux, pourtant farouches défenseurs des libertés économiques et opposés par principe à des interventions de l’État qui brouilleraient les mécanismes supposés naturels de la loi de l’offre et de la demande, beaucoup se prononçaient en faveur d’un encadrement législatif du travail des femmes, surtout celles avec de jeunes enfants. Stanley Jevons (1835–18828), par exemple, met en avant le droit des enfants à être nourris au sein de leur mère contre celui des mères à travailler. Pourtant, il ne cesse de promouvoir dans ses traités d’économie politique la liberté du travailleur, liberté qui, de fait, ne concerne que les hommes. Ce libéralisme — que l’on pourrait qualifier de façon anachronique de « genré » — porte en lui un conservatisme qui vise à reproduire la domination masculine et le patriarcat en cantonnant les femmes à la maternité, sans émancipation économique possible. Le libéralisme de John Stuart Mill se distingue de cette approche, car il intègre une perspective féministe incontestable. Il prône l’égalité des droits dans la sphère publique et la liberté de projet de vie, en affirmant que les femmes doivent pouvoir choisir de se marier ou pas, en toute connaissance de cause. Toutefois, selon lui, celles qui optent pour le mariage et ont des enfants doivent alors assumer leur rôle de mère. Autrement dit, il peine à penser que l’homme, le père, pourrait assumer sa part de travail domestique et familial : l’égalité ne vaut que dans la sphère publique. La question du travail domestique et familial a été longtemps mise de côté dans le champ économique, sans en être complètement absente. Chez les classiques, chez Smith comme chez Marx (1818–1883), ce travail n’est pas productif en tant que tel : il n’est donc pas directement intégré dans l’analyse économique. De la même façon, Léon Walras (1834–1910) construit un équilibre général des marchés, mais occulte la sphère non marchande de notre économie et en particulier le travail domestique et familial. Cette belle construction théorique passe ainsi à côté de ce que les féministes marxistes appelleront bien plus tard le travail de reproduction.

9Ce retour rapide sur l’histoire de la pensée en économie montre que, de façon générale, les économistes, comme les autres scientifiques, ont été et sont encore marqués par des biais de valeurs et autres biais cognitifs dans lesquels le genre joue un rôle central. C’est pourquoi la perspective féministe introduite en économie — d’abord du côté du marxisme, puis plus largement dans toutes les écoles de pensée — a beaucoup apporté à la discipline en pointant ces biais et en enrichissant la conversation scientifique. Comme l’écrivent Marianne Ferber et Julie Nelson dans l’introduction de l’ouvrage Beyond Economic Man. Feminist Theory and Economics publié en 19939, loin de polluer la dimension scientifique de l’économie, la perspective féministe la renforce en limitant les biais de genre. Elle élargit le champ des questions posées ainsi que la façon de les poser.

10La description que vous donnez des politiques publiques lancées dans le sillage de la seconde guerre mondiale contredit l’idée qu’on se fait de l’État social comme un état qui traite les citoyens de manière égalitaire, puisque ce principe d’égalité ne semble concerner finalement que les classes sociales et ne pas tenir compte du genre. Vous dites en effet que les politiques publiques d’obédience keynésienne ont rendu accessibles certaines allocations et aides à l’ensemble des couples mariés, y compris ceux des classes sociales les plus pauvres, quitte à ce que ce soutien étatique favorise la division sexuée du travail, au détriment des personnes célibataires, des couples non mariés et, in fine, de l’émancipation des femmes. Est-ce un bon résumé du modèle que vous nommez celui de « Monsieur Gagnepain » et de « Madame Gagnemiette » ? Peut-on dire qu’on en est sorti aujourd’hui ?

11Le modèle que vous décrivez est celui de « Monsieur Gagnepain », qui se met en place progressivement durant la première moitié du xxe siècle et qui se déploie jusqu’aux années 1970 en France. Il s’agit d’un ensemble cohérent de politiques publiques de redistribution associées au mariage qui passent par la fiscalité (avec notamment le système d’imposition des revenus des couples mariés, toujours en vigueur), les aides sociales (avec l’allocation salaire unique supprimée dans les années 1970), la sécurité sociale (avec le système d’ayants droit, qui conduit au versement d’une pension de réversion aux veuves qui n’ont pas de revenu propre, pension calculée sur la base de la retraite de leur mari défunt) et le droit de famille (protection du conjoint en cas de divorce et autorité parentale, par exemple). Ce modèle portait à la sortie de la seconde guerre mondiale une certaine idée du progrès social et de la redistribution : il s’agissait de soutenir les hommes qui travaillent et ont charge de famille. D’une certaine façon, il répondait au dilemme que posait déjà Adam Smith à la fin du xviiie siècle et que j’ai évoqué plus haut, à savoir : comment prendre en compte le temps consacré à l’éducation des enfants et, donc, de la future force de travail. Ce que Veblen décrivait comme une sorte de signe extérieur de richesse, celui de pouvoir se permettre de ne pas « faire travailler » son épouse pour subvenir aux besoins du ménage, doit être accessible à l’ensemble des classes sociales, puisque cette organisation familiale du travail est perçue comme la norme souhaitable. Toutefois, un tel cadre laisse évidemment de côté l’émancipation économique des femmes et produit une organisation du travail dans laquelle l’époux apporte le revenu et l’épouse s’occupe du foyer. L’un des objectifs de ce modèle était d’encourager la fécondité, en faisant le pari que l’inactivité des femmes allait de pair avec un nombre d’enfants élevé. Dans les faits, il est difficile d’établir un lien de cause à effet entre ces politiques publiques et le comportement effectif des individus, en particulier celui des femmes vis-à-vis du marché du travail ou vis-vis de leur choix de fécondité. Néanmoins, le référentiel politique était clairement celui-ci.

12Depuis les années 1970, ce modèle a été largement amendé. Pourtant certains dispositifs ancrés dans cette vision genrée de l’organisation des couples perdurent, comme le système d’imposition des revenus des ménages via le quotient conjugal, encore en vigueur aujourd’hui en France. Les couples mariés (et pacsés) déclarent conjointement leurs ressources et se voient appliquer deux parts fiscales. Ce système, qui date des années 1950, consiste à compenser le fait que l’épouse renonce à un revenu d’activité pour rester au foyer et se concentrer sur les tâches familiales et domestiques ; elle est ainsi considérée comme à charge de son époux. Ce mode d’imposition des couples tient compte de l’existence de personne à charge pour définir la capacité contributive des individus à payer l’impôt. Le quotient conjugal procure un avantage fiscal aux couples dans lesquels les inégalités de revenus sont fortes et cet avantage est d’autant plus important que le couple dispose de revenus élevés. Il porte atteinte à la progressivité de l’impôt, il est de ce fait critiquable du point de vue de la justice fiscale. En outre, certains travaux d’économistes ont montré que l’imposition jointe des revenus avait des effets négatifs sur l’emploi des femmes. Il est intéressant de voir que cette question est peu débattue dans le débat public politique en France, alors que de nombreux pays européens ont réformé leur système d’imposition des couples depuis longtemps. Pour répondre aux demandes des couples de même sexe, qui exigeaient, à juste titre, l’égalité de traitement, on aurait pu revenir sur certains droits accordés aux couples hétérosexuels dans le cadre du mariage, comme le quotient conjugal. La solution choisie a été de l’étendre au Pacs, puis de permettre aux couples de même sexe d’accéder à l’ensemble des droits sociaux fiscaux que procure le mariage avec le « mariage pour tous ». Une autre voie aurait consisté à remettre à plat l’ensemble des politiques publiques dans une optique d’égalité des sexes et des couples.

13Le salariat des femmes a considérablement augmenté à partir des années 1960 et cela malgré le modèle de Monsieur Gagnepain : il s’agit de l’un des bouleversements économiques et sociaux les plus importants de ces dernières décennies. Pour autant, nous sommes loin d’avoir atteint l’égalité professionnelle. L’emploi des femmes est marqué par le temps partiel (en France, environ 30 % des femmes qui travaillent le font à temps partiel, et plus de 60 % aux Pays-Bas), les contrats courts, le plafond de verre (toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’être promues est plus faible pour les femmes que pour les hommes), les discriminations salariales et la ségrégation professionnelle. C’est pourquoi je parle du modèle de « Madame Gagnemiettes », qui résulte d’une métamorphose inachevée du modèle de Monsieur Gagnepain. Je décris ce processus de mutation dans mon livre en m’appuyant sur les recherches en sciences sociales.

14Ces normes de la famille et du mariage semblent peser particulièrement sur les femmes des classes plus pauvres et les contraindre à un type de vie domestique. Cependant, le travail ménager auquel elles sont contraintes n’est pas reconnu en tant que travail. Pouvez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles les allocations, qui ont longtemps permis aux femmes au foyer d’être rétribuées pour leur travail domestique, ne peuvent pas être confondues avec des salaires ? En quoi la mise au point d’un « salaire maternel » ou d’un « salaire familial » changerait-elle la donne ?

15La mutation des sociétés et des économies qui s’est opérée entre le xixe et le xxe siècle dans les pays à hauts revenus a conduit à un changement de paradigme dans l’organisation des couples : alors qu’auparavant l’inactivité des femmes était un signe d’appartenance aux classes sociales supérieures, aujourd’hui, c’est plutôt le contraire. Cela tient notamment à la montée du niveau d’éducation des femmes durant le xxe siècle, qui a contribué à l’accroissement de leur participation au marché du travail. Les politiques publiques encourageant le retrait d’activité des femmes, en particulier des mères mariées, associées à une insertion dans l’emploi peu attractive pour les personnes les moins qualifiées (en termes de salaire, d’horaires et de conditions de travail) conduisent à ce que certaines femmes se retirent momentanément ou définitivement du marché du travail avec l’arrivée des enfants. L’allocation de salaire unique, qui datait de la fin des années 1930 et qui a été étendue après la guerre, consistait à compenser l’absence d’un deuxième salaire dans la famille. Pour un couple marié avec trois enfants, elle s’élevait au niveau du salaire d’une ouvrière. Néanmoins, cette compensation n’étant pas individuelle, elle ne venait pas rémunérer le travail familial et domestique réalisé par l’épouse, mais soutenir le niveau de vie de la famille. Elle ne peut donc pas être comparée à un salaire, qui ouvre des droits sociaux individuels et qui est une source d’émancipation économique pour les femmes. Le quotient conjugal, évoqué précédemment, a été instauré dans le même esprit, à savoir une compensation au niveau de la famille de l’inactivité de l’épouse ou de son moindre salaire. D’ailleurs, encore aujourd’hui, au moment d’un divorce, certains hommes découvrent que le montant d’impôt sur le revenu dont ils doivent s’acquitter augmente : cette augmentation tient au fait que la réduction d’impôt dont ils bénéficiaient lorsqu’ils étaient mariés prend fin avec leur séparation.

16Toutes ces politiques de redistribution me conduisent à porter un regard critique sur la notion de « travail gratuit » ou de « travail non reconnu » qu’effectuent les femmes dans la famille. D’une part, ce concept me semble anhistorique, car, si on pouvait qualifier ce travail de « gratuit » avant l’avènement de l’État social, cette qualification ne tient plus au regard de toutes les politiques redistributives que j’ai rapidement évoquées. D’autre part, si un tel constat s’applique à certains contextes nationaux, dans lesquels l’État social est peu développé, on ne peut pas en dire autant des pays européens, en particulier de la France. Il y a une reconnaissance économique de ce travail, qui se traduit par des transferts de revenus vers les couples spécialisés : le quotient conjugal représente une dépense fiscale (même si ce terme n’est pas adéquat) de 10 milliards d’euros par an et l’allocation de congé parental d’environ 2 milliards, pour ne citer que ces deux dispositifs. On ne peut donc pas dire que ce travail soit gratuit et non reconnu en France. Toutefois, cette reconnaissance n’est pas assortie d’un objectif d’émancipation des femmes, puisqu’elle est attribuée au ménage : c’est ce décalage qu’il faut pointer. L’idée d’un salaire maternel serait de poursuivre dans cette voie, mais en ciblant cette fois-ci la redistribution au niveau individuel, en faisant des femmes inactives les bénéficiaires directes de ces allocations et de cette redistribution.

17Le problème de cette approche est qu’elle cantonne les femmes à un rôle de mère et sclérose la division sexuée des rôles dans la société. On pourrait arguer que certaines femmes souhaitent se consacrer à l’éducation de leurs enfants à temps plein et renoncer à une carrière. Il ne s’agit pas de stigmatiser les parents qui souhaitent s’organiser ainsi. Néanmoins, ce principe de liberté individuelle soulève aussi une question sociale. À partir du moment où seules les femmes se retirent du marché du travail pour se consacrer à la famille, cette décision a un effet sur toutes les autres : celles qui ne souhaitent pas interrompre leur carrière lorsqu’elles en ont, comme celles qui ne veulent pas d’enfant. Les employeurs identifient les femmes comme moins fiables, moins investies dans leur travail. De même, pour les pères qui souhaiteraient s’investir dans l’éducation de leurs enfants, ce choix suscite une incompréhension dans leur environnement de travail. Pour toutes ces raisons, le salaire maternel n’est pas source d’égalité et d’émancipation. À petite échelle, le congé parental, pris à 98 % par les mères, nous donne un aperçu des effets délétères d’une telle mesure. La question du partage des tâches familiales et domestiques est le cœur du problème dans des pays offrant déjà des politiques familiales généreuses : partage au sein des couples, mais aussi dans la société ; il faut « dégenrer » le travail domestique et familial.

18Pour continuer d’approfondir cette question du travail domestique, parlons de l’économiste Clémence Royer (1830–1902), qui développe une Théorie de l’impôt (1862). Dans cette théorie, elle considère que le travail domestique produit un « revenu implicite ». Dans une perspective de justice fiscale, elle proposait d’imposer ce revenu de la femme au foyer (garde des enfants, ménage, cuisine…) : pouvez-vous nous expliquer comment Clémence Royer en arrive à s’intéresser à ce revenu implicite et pourquoi juge-t-elle utile de l’imposer ? D’autre part, certaines des affirmations de Clémence Royer sont frappantes, par exemple lorsqu’elle parle de la maternité comme d’un service militaire : « Mais aussitôt que la femme devient mère, son travail le plus vrai, le plus grand, le plus important, c’est l’éducation de ses enfants ; et elle fait bien de s’y consacrer tout entière, si toutefois ses aptitudes individuelles l’y portent naturellement. Alors ce travail qui lui coûte et ne lui produit rien, ce travail accompli tout entier au profit de la société, à laquelle elle prépare de nouveaux citoyens utiles, est une contribution suffisante. Nul homme n’en paie à l’État une aussi forte, sauf quand il lui donne sa vie sur un champ de bataille. La maternité, c’est le service militaire des femmes. » Puisque vous distinguez justice fiscale et féministe, considérez-vous que les travaux de Clémence Royer peuvent être qualifiés de féministes ?

19Clémence Royer s’est intéressée à la construction d’un impôt juste et efficace, objet de nombreux débats parmi les économistes du xixe siècle. Elle se situe dans le camp des libéraux et pense, comme eux, que l’impôt est préférable à la dette publique pour financer l’État. Elle pense aussi qu’il faut limiter autant que possible les dépenses publiques, afin de réduire la voilure de l’impôt. Cependant, elle perçoit l’impôt comme un attribut de la citoyenneté et, à ce titre, tout le monde doit le payer au nom d’une participation égale à la vie démocratique. Elle pointe en particulier l’oisiveté de certains riches bourgeois dont les rentes de capital leur permettent de ne pas travailler et appelle à taxer ces rentes. « Aucun citoyen n’a donc le droit d’être oisif : ce principe est absolu10. » Cette réflexion sur l’oisiveté l’invite à réfléchir à l’inactivité des femmes, au sens marchand du terme. Elle considère que la maternité et le soin aux enfants constituent la contribution des femmes au fonctionnement de la Nation au même titre que le service militaire des hommes et donc, à ce titre, ce travail ne saurait faire l’objet d’une taxation. En revanche, le travail réalisé par les femmes dans le foyer en dehors du temps consacré aux enfants procure une source de richesse. Il s’agit du travail domestique, mais aussi du travail de production de certains biens au domicile, une pratique répandue à l’époque. Ces sources de richesse doivent, selon Royer, être taxées au même titre que les autres revenus.

20Il est vrai que, dans son approche, elle associe le rôle des femmes à la maternité et au service que rendent les femmes à la société en éduquant les enfants. Elle défend l’instruction des femmes comme étant, entre autres, un moyen de garantir que les enfants seront bien éduqués. Ce propos, qui renvoie les femmes à leur responsabilité en tant que mères, peut sembler essentialiste et assujettissant du point de vue de notre époque. Néanmoins, il faut le remettre dans le contexte de son époque, où ce discours est dominant, y compris auprès de féministes comme Julie Daubié ou encore John Stuart Mill. Cette dimension de son discours ne doit pas occulter sa volonté farouche de promouvoir l’émancipation des femmes par l’instruction et de les inviter à prendre leur droit en s’imposant comme les égales des hommes dans le domaine scientifique. Il faut lire l’ouvrage de Geneviève Fraisse, Clémence Royer : philosophe et femme de sciences11, pour mesurer la dimension subversive de la pensée de Clémence Royer et la portée féministe de son travail.

21« Hotter, lesbian, bb (internet speak forbaby”), sexism, tits, anal, marrying, feminazi, slut, hot, vagina, boobs, pregnant, pregnancy, cute, marry, levy, gorgeous, horny, crush, beautiful, secretary, dump, shopping, date, nonprofit, intentions, sexy, dated and prostitute ». Cette liste de termes a été épinglée par une étudiante en économie de l’université de Berkeley, Alice Wu, dans une étude12 analysant les discussions informelles ayant cours sur un important forum fréquenté par l’ensemble de la communauté des économistes. Ces termes sont systématiquement employés pour désigner les femmes économistes. S’il fallait encore insister sur l’aspect sexiste de tels propos, l’analyse de Wu met en avant que les termes associés aux profils d’hommes ne concernent que leurs aptitudes professionnelles (« conseils », « prix et récompenses », « objectifs », « manuels »). Face à cette culture sexiste et misogyne, y a-t-il des démarches mises en place pour faire des facultés de sciences économiques des espaces habitables pour les femmes ?

22L’économie est la science sociale la moins féminisée de toutes, avec seulement 25 % de femmes. Ceci tient à plusieurs facteurs. Dans une perspective d’histoire de la pensée, les travaux des femmes ont longtemps et sont encore souvent disqualifiés, leur contribution à la construction de la discipline est minorée, voire ignorée. Cette discrimination historiographique est particulièrement marquée en France, où, en 2021, l’Association française de science économique n’a encore pas engagé de démarche de mise en visibilité des femmes dans l’histoire de la pensée, ni mis en place des mesures visant à accroître la part des femmes dans la profession, contrairement à ce qui s’est fait aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Espagne. En France, la socialiste Flora Tristan (qui, la première, met en avant une internationale ouvrière), Julie Daubié (qui montre que les femmes se voient exclues des bénéficies de l’industrialisation), ou encore Clémence Royer, dont nous avons parlé, ne sont jamais qualifiées d’économistes13. Pourtant, leur apport à la compréhension des questions sociales et économiques de leur temps vaut bien celui de leurs homologues masculins.

23Aujourd’hui, il s’agit moins d’une disqualification de la parole des femmes économistes que d’un déficit criant de leur représentation dans la discipline. Cette absence contribue à favoriser un environnement professionnel propice à la diffusion de comportements sexistes et de paroles qui discriminent et découragent les jeunes femmes de s’engager dans la discipline, comme l’a montré avec beaucoup de rigueur Alice Wu14. La publication de cet article a donné lieu une régulation de la parole sur des plateformes et à une attention particulière portée à cette question. Cette approche réflexive, qui conduit l’économie à s’autoévaluer, est une voie particulièrement efficace pour faire avancer les choses. En réaction à la publication de l’article d’Alice Wu, notamment, l’American Economic Association a désigné un comité15 chargé de mettre en place un code de conduite dans la profession afin de lutter contre ces comportements et accroître la place des femmes et des minorités dans la profession.

24Pour finir, nous aimerions vous donner à commenter ce propos, tenu par la présidente de la chambre de la famille dans une cour d’appel, lors d’un entretien accordé à la sociologue Julie Minoc : « Ici, on est peu généreux en prestation compensatoire [prestations prévues par le Code civil et destinées à compenser la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives]. Le mariage, ce n’est pas une rente ! On n’est plus au xixe siècle ! Les femmes qui n’ont jamais travaillé pour s’occuper de leurs enfants et ont sacrifié leur carrière pour que leur mari fasse la leur, ça ne nous attendrit pas, ça ne nous convainc pas. Nous sommes de gros travailleurs ici ! » Si Céline Bessière et Sibylle Gollac16 analysent ce propos par le prisme d’une sociologie de la magistrature, qu’en diriez-vous en tant qu’économiste ? Le mariage a-t-il jamais été une rente ou l’est-il moins que jamais ?

25Nous en revenons à la question de l’articulation entre les libertés individuelles et l’égalité ; ou encore à l’individu face à l’institution familiale. Passons sur l’anachronisme qui consiste à mentionner le xixe siècle dans cette histoire ; cette juge considère que les femmes sont libres de décider de travailler ou de s’occuper de leurs enfants et que, de ce fait, elles doivent en tirer toutes les conséquences en termes économiques au moment d’une séparation. Dans cette perspective, il n’y a pas de raison que l’ex-conjoint contribue, du moins de façon substantielle, à leur niveau de vie après la séparation. Certes, cette décision d’inactivité a une composante individuelle, mais c’est aussi souvent une décision de couple, qui repose sur une norme éducative. D’ailleurs, les politiques familiales s’adressent non pas à l’individu, mais au couple, et souvent au couple marié uniquement, comme je l’ai précisé précédemment. De ce fait, il y a une dissonance entre ce discours individualiste et le familialisme sur lequel reposent les politiques publiques : dans un cas, on considère que chacun est responsable de ses choix, dans l’autre on considère que les deux époux mettent en commun l’intégralité de leurs ressources et partagent les dépenses, avec une vision idéalisée de la solidarité entre partenaires.

26L’enjeu central est celui de la prise en charge des personnes dépendantes, des enfants comme des personnes âgées. Les politiques publiques répondent en partie à ces besoins avec des crèches ou des établissements pour personnes âgées, mais les parents consacrent toujours du temps à leurs proches. Le commentaire de cette juge soulève donc la question de notre rapport au travail et à son organisation au cours du cycle de vie. Souhaitons-nous construire une société de « gros travailleurs » dans laquelle le soin aux enfants serait complètement externalisé en dehors de la famille ? Quel sens aurait alors la parentalité ? Les normes de genre sont une force puissante qui façonne en partie les décisions de couple s’agissant du partage de ce temps. De nombreux travaux montrent que l’arrivée des enfants conduit à une chute des revenus d’activité des femmes alors que ceux des hommes restent stables, voire augmentent dans certains pays : on parle de child penalty. Il est plus facile pour une femme de s’arrêter de travailler lorsqu’elle a des enfants, puisque beaucoup de femmes le font, alors que les pères ne sont pas encouragés à adopter ce comportement, puisque très peu d’hommes agissent ainsi. Même s’il y a une dimension relative aux préférences individuelles, on ne peut pas balayer d’un revers de la main la dimension sociale de la division sexuée des rôles. Ainsi, aujourd’hui, dans la continuité de notre histoire économique et sociale, ce sont les femmes qui consacrent le plus de temps aux enfants au détriment de leur carrière, et leurs conjoints bénéficient de cette organisation : seraient-ils sereins de savoir leur enfant à la crèche de 7h30 à 21h ? Probablement pas. Il est donc légitime que la mise en retrait de la carrière des femmes pour raisons familiales soit prise en compte au moment du divorce. Au-delà du mariage, il faudrait étendre cette protection pour les couples concubins, car le partage des tâches familiales dans les couples en union libre est loin d’être égalitaire. A contrario, il ne faudrait pas non plus retomber dans le système de Monsieur Gagnepain, avec des protections qui conduisent à renforcer la division sexuée des rôles et enferment les femmes dans un rôle de pourvoyeuses de soins. Le modèle de Madame Gagnemiettes n’est qu’une hybridation du modèle de Monsieur Gagnepain, qui, contrairement à ce dernier, manque de cohérence. Il faut trouver une nouvelle articulation entre le marché, la famille et l’État social qui soit porteuse d’émancipation et d’égalité : c’est un défi de taille !

27*

28Cet entretien a été préparé par Fanny Barnabé, Aurore Compère, Caroline Glorie, Justine Huppe, Siân Lucca et Laura Nefontaine, membres du comité de rédaction.

Notes

1 Hélène Périvier, L’Économie féministe, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.

2 Thomas Robert Malthus, An Essay on the principle of population, speculations of Mr Godwin, M. Condorcet and other writers, Londres, J. Johnson, 1798.

3 Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776.

4 Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment les richesses, livre 2, 1803.

5 John Stuart Mill, The Subjection of Women, Londres, Longmans, Green, Reader & Dyer, 1869.

6 Thorstein Veblen, « The Economic Theory of Woman’s Dress », The Popular Science Monthly, no 46, 1894, p. 198–206.

7 Gary S. Becker, A Treatise on the Family [1981], Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1991.

8 William Stanley Jevons, « Married Women in Factories », The Contemporary Review, no 41, 1882, p. 37–53.

9 Marianne A. Ferber et Julie A. Nelson (dir.), Beyond Economic Man. Feminist Theory and Economics, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1993.

10 Clémence Royer, Théorie de l’impôt, ou la Dîme sociale, tome 2, Paris, Guillaumin, 1862, p. 280.

11 Geneviève Fraisse, Clémence Royer : philosophe et femme de sciences, Paris, La Découverte, 1985.

12 Alicia Wu, « Gender Bias in Rumors among Professionals: An Identity-based Interpretation », Review of Economics and Statistics, vol. 102, no 5, 2020, p. 867–880.

13 Hélène Périvier et Rebecca Rogers, « The forgotten contribution of women to French economic thought in the 19th century », mimeo, 2021.

14 Alicia Wu, art. cit.

15 « Committee on Equity, Diversity, and Professional Conduct », sur American Economic Association [en ligne], URL : https://www.aeaweb.org/about-aea/committees/equity-diversity-professional-conduct.

16 Céline Bessière et Sibylle Gollac, « 6. Une justice pour compenser les inégalités de richesse ? », Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, 2020, p. 199–234.URL : https://www.cairn.info/le-genre-du-capital--9782348044380-page-199.htm.

Pour citer cet article

Hélène Périvier, «Entretien avec Hélène Périvier : « Il faut trouver une nouvelle articulation entre le marché, la famille et l’État social » », Eigensinn [En ligne], Mariages, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=92.

A propos de : Hélène Périvier

Économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE–Sciences Po), Hélène Périvier est aussi directrice du programme PRESAGE de Sciences Po, membre du comité de direction de la Cité du genre, membre du Haut Conseil de la famille, à l’enfance et à l’âge et membre du Conseil scientifique de l’Observatoire National de la Petite Enfance.