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Divorcer avec le roi
Table des matières
Mariage et crise de l’attachement dans la poétique de Michelet
Rompre le lien
1xviiie siècle en France, crépuscule de l’Ancien Régime. Le roi concentre, provoque et surveille toute une économie des échanges et de la circulation de la parole, sur laquelle il tente de garder la mainmise. Dans son livre Dire et mal dire. L’opinion publique au xviiie siècle, l’historienne Arlette Farge montre par quels dispositifs — le plus souvent policiers — le pouvoir royal prend en charge « la gestion du bruit » de son peuple. En grand orchestrateur de la parole du peuple, le roi s’applique à réguler la rumeur, accordant la légitimité à certains discours, la refusant à d’autres. Louis XV était obsédé par l’opinion publique, prompt à embastiller celles et ceux qui rompaient les liens de fascination attendus. Il était incapable d’indifférence à ce qu’on pouvait dire de lui. Posture typique de l’exercice brutal du pouvoir : les bruits qui courent sont pour le roi une question vitale autant qu’un « simple » problème d’image. Aucune fissure ne peut être admise dans le miroir où le souverain contemple les effets de son pouvoir. Or la solidité de son image se mesure à l’amour de son peuple, et sa faillite potentielle aux expressions de désamour. Car le souverain — éventuellement tyrannique — exige, et c’est son droit naturel, une fidélité affective absolue. Il serait intolérable que le peuple puisse ne plus aimer son roi. Pour cette raison, les émeutes régulières et les débordements de la parole qui soulèvent la France pendant le xviiie siècle sont avant tout perçus par les garants du pouvoir monarchique comme écarts des sujets quant à l’attachement qu’ils doivent au roi. Cette exigence pesant sur l’amour englobe et structure tout le travail de gestion de la parole du peuple : et si l’on gronde, si l’on murmure, si l’on médit, si l’on parle mal, si l’on soupçonne des complots, si l’on injurie, si l’on produit du bruit, c’est toujours contre le roi. L’idée même qu’il serait « naturel d’exprimer ses avis et indignations » parait contre nature aux autorités, et réclame une répression organisée.
En 1733, Fleury écrit au lieutenant général de police Hérault à propos des interrogatoires subis par les prisonniers de la Bastille, en général pour « délits d’opinion janséniste » : « Il n’y a guère d’apparence que vous tiriez d’éclaircissements des prisonniers, car il y a quelque chose de surnaturel dans l’obstination invincible de toutes sortes de gens, jusque même à ceux de la lie du peuple, dont on ne peut pas tirer le moindre aveu ni le plus léger éclaircissement. » La monarchie, en la personne de son ministre, est si étonnée qu’elle ne peut trouver que des raisons surnaturelles à la vigueur de pensée de « la lie du peuple » : une pensée émanant du peuple est hors nature1.
2Mais progressivement, au XVIIIe siècle — selon le récit documenté défendu par Farge —, la légitimité de penser l’emporte sur son interdiction, et la parole populaire s’émancipe des interdits, du mépris ou des soupçons pesant sur elle. Selon la définition qui se construit à cette époque, le mal dire serait fortement lié au déclin de la foi vouée au roi, ou au déclin de l’amour (ce qui revient au même, la foi et l’amour étant dans ce cas deux dispositions conjointes). Les opinions différenciées, l’expression de résistances et l’ampleur de certaines rumeurs génèrent à juste titre des inquiétudes à l’endroit de l’attachement du peuple à son roi. Louis XV ne cesse de décevoir, notamment parce qu’il semble sourd aux besoins d’émancipation exprimés par son peuple et aux déplacements politiques déjà opérés par lui. La raison de cette surdité tient en partie à l’anxiété évidente du pouvoir quant à sa réputation. En réaction à la menace de désamour, qui serait fatale au roi, on enferme ceux qui ont tenu à son égard des propos injurieux, qui ont fomenté des complots contre lui, rédigé des lettres dites « répréhensibles au roi », menacé de le faire périr, ou qui se sont adonnés à des formes de chantage autour de la personne royale, pour prendre les principaux cas de figure évoqués par Farge. Dans de pénibles entretiens avec les représentants de l’ordre, les « mauvais disants » sont forcés d’élucider leur relation au souverain. Ou pour le dire de manière plus franche : ils sont forcés de réitérer l’expression de leur attachement, leurs fautes étant fréquemment décrites comme des manquements à l’amour éprouvé pour le roi. Rompre le lien ne se fait donc pas sans heurts ; celui qui prend distance avec la fascination sera mis sous pression. La menace pèse sur les gens qui doutent.
Le roi donne et demande de l’amour à ses sujets, il fonde une partie de ses pouvoirs sur cette relation directe qui lui a été confiée par Dieu et par son sacre. Toute la rhétorique royale est articulée sur cet ineffable amour du souverain pour son peuple, don suprême qui ne peut devenir opératoire et signifiant que par le contre-don identique de ses sujets ; leur amour pour le roi se doit d’être intangible et sacré, quels que soient les événements2.
3Incontournable, cette sommation d’amour est conditionnée par le mariage symbolique du roi et de la Nation. Ce mariage est l’institution forte par laquelle une partie du peuple est invité à « érotiser » le rapport de domination. Le roi est désiré, en tant que maître. Les serments prononcés par le roi lors de la cérémonie du sacre cimentent l’union avec son peuple. À la suite de son grand-père, Louis XVI sera, comme on le sait, le dernier à célébrer les « noces de la monarchie » — la cérémonie du sacre perdant déjà son évidence auprès des esprits du temps, de plus en plus hostiles au protocole3.
Cette sacralisation de la monarchie, affirmée officiellement depuis 1614, était sérieusement remise en question à la fin du Xviiie siècle. Les esprits éclairés ne voyaient là que l’expression d’une magie puérile destinée à maintenir les peuples dans l’obéissance. Certains admettaient cette tradition surannée dans l’espoir qu’elle ferait mieux comprendre au souverain ses devoirs envers la Nation. D’autres auraient souhaité que l’on donnât à cette cérémonie le caractère d’une élection nationale scellée par un pacte entre le roi et le peuple, dont Dieu serait le seul garant. Les promoteurs de cette idée se référaient à l’antique coutume de l’élection royale, le consentement du peuple étant en effet symboliquement demandé avant la consécration du prince4.
4Or, même dans l’éventualité d’une élection ou d’un consentement, le mariage sacré représentatif de l’Ancien Régime, qui scelle les liens d’amour entre le roi et son peuple et recommande la fidélité mutuelle, n’implique pas la réciprocité des égards. Ou, plus précisément : le roi peut aimer son peuple selon les modalités qu’il choisit et définit lui-même ; le peuple doit aimer son roi, inconditionnellement.
Le roi décide de ses formes d’amour (guerres, paix, impôts, politique intérieure et étrangère) ; le peuple n’a pas à décider des siennes. Cette dissymétrie n’est jamais explicite : la rhétorique monarchique est une ; inviolable est la loi d’amour entre le roi et ses sujets, entre le peuple et le roi. Le désamour est trahison, ne peut être jugé que celui des peuples. Ainsi l’obligation d’aimer le souverain est-elle assortie du châtiment : ne point l’aimer est criminel, mérite des punitions extrêmes aussi féroces et violentes que le sont ces manquements à la prescription divine. Dénier l’amour pour le roi, défier celui qu’il porte à ses sujets (par le biais d’un avis critique ou d’un acte néfaste) constitue une traîtrise parjure et félonne dont la perfidie n’a d’égal que la déloyauté. Ne pas aimer le roi, c’est l’impossible crime, l’infernal manquement au règlement suprême5.
5L’analyse de la rhétorique monarchique par Arlette Farge (rhétorique hypostasiant la relation d’amour) pourrait en retour attirer notre attention sur certains récits des phénomènes et expressions de désamour du peuple pour le roi. De cette économie affective singulière, on voudrait ici explorer les ressorts, en s’appuyant sur une étude de la « poétique » de Michelet6, une enquête consacrée non pas directement à l’examen des faits historiques liés au moment révolutionnaire et à la recomposition des liens qu’il suppose, mais à sa mise en scène narrative par l’historien. Comment et par quels moyens — éventuellement littéraires, au moins dramaturgiques — Michelet raconte-t-il l’histoire du désamour ?
Inégalité de l’amour
6On se demandera au préalable à quel point ce modèle d’avant l’ère démocratique rappelé par Farge sera susceptible d’éclairer les analyses plus générales des enjeux du mariage. Posée telle quelle, prenant de surcroit l’apparence de la naïveté, la question pourrait n’appeler que des réponses caricaturales. Mais ce serait mentir d’affirmer qu’elle ne nous intéresse pas. Quel lien osera-t-on tracer entre l’institution du mariage prise dans la sphère privée et le mariage sacré qui unit le peuple à son roi ? Sans avoir les compétences suffisantes pour éclairer cette question, on pourra tout de même engager quelques éléments, sur base d’une hypothèse facile à formuler, et sur laquelle s’accorde généralement la pensée féministe : l’ordre domestique et l’ordre politique ne sont pas séparés. Dans son enquête sur le consentement, compris comme acte d’adhésion d’une personne ou d’un groupe à une décision dont ils n’ont pas eu l’initiative, Geneviève Fraisse construit des liens non dissimulés entre l’évolution historique du mariage (s’appuyant dialectiquement sur la naissance du divorce moderne) et la réalité du contrat social — se demandant notamment si l’adhésion à un souverain ou à un maître relève de l’approbation, de l’acceptation ou de la soumission7. Historiquement, ce lien entre mariage de la nation et mariage privé ne parait pas incongru. Fraisse rappelle qu’en France la soumission des femmes organisée par l’institution du mariage a commencé à basculer « pendant les débats révolutionnaires », comme l’indiquent par exemple la reconnaissance du viol dans le Code pénal de 1791 (supplantant le terme de « rapt ») ou l’instauration en 1792 du droit au divorce, révisé ensuite par les décrets de 1793 et 1794. Pendant la Révolution française, autrement dit, le consentement des femmes devient « une affaire sérieuse » : « La rupture avec l’ancien régime, qui fut l’ordre de la hiérarchie et de l’autorité, renforce logiquement l’acte de consentir comme une des formes de cette conquête ou possession de soi8. » Dans la perspective d’un ébranlement structurel du système d’obligations que représente le mariage, qu’il soit « collectif » ou privé, symbolique ou contractuel, le problème auquel on voudrait ici porter attention — dans la continuité des analyses d’Arlette Farge — concerne la dissymétrie ou l’inégalité du rapport amoureux, qui peut rarement se prémunir d’être aussi un rapport de force. La réciprocité de l’amour désormais attendue par le mariage ne peut gommer selon Fraisse la dissymétrie des attentes et des exigences observée dans l’Ancien régime — autrement dit, il faut veiller sans cesse à ne pas confondre trop vite réciprocité et égalité (si la réciprocité devient progressivement un acquis, notamment avec la possibilité du divorce, l’égalité reste loin de l’être) :
Le consentement de l’homme et le consentement de la femme n’ont donc, historiquement, jamais la même valeur. L’homme qui consent semble décider, déclarer ; et la femme consentante choisit, mais dans un espace de dépendance envers une autorité. Mutualité et réciprocité des consentements n’ont alors de sens qu’au regard d’une justice marquée par une nécessaire hiérarchie. Le mariage est la figure de la domination des hommes et de la subordination des femmes. Si égalité il y a dans l’apparence de mutualité et de réciprocité, c’est une égalité de proportion. Cette géométrie de l’égalité relative a été établie par la philosophie antique. Elle masque aisément l’inégalité réelle. Mutualité et réciprocité n’excluent donc pas la dissymétrie entre les sexes : le mariage sera, au long des siècles, le plus sûr des modèles de cette contradiction. La religion chrétienne s’accommodera très bien de cette dissymétrie, même si elle l’humanise : en enserrant les deux consentements dans une double fusion, l’union des corps d’un côté, celle qui entraîne la procréation, la production de l’enfant comme fruit, et le sacrement religieux de l’autre, qui sanctifie l’union et la symbolise. Le consentement n’est pas encore le signe de l’individu ; il est un élément d’une histoire qui le dépasse. Ainsi, du mariage à l’ensemble de l’espace social, la double signification du consentement, adhérer et accepter, choisir et subir, assure pour longtemps la suprématie masculine9.
7Sous l’Ancien Régime, les rituels du mariage supposent l’existence d’une transcendance qui juge des unions et des désunions. Seule la possibilité durement conquise d’une dissolution volontaire des liens du mariage permettra de rompre l’autorité de cette transcendance — si le divorce commence à être envisagé au milieu du XVIIe siècle, il ne sera juridiquement établi en France qu’à partir de 1792, pour être aussitôt révisé, puis supprimé au moment de la Restauration10. En pleine séquence révolutionnaire, l’instauration du droit au divorce fait apparaître, par-dessous cette transcendance qui forçait la volonté et obligeait l’amour, l’importance du consentement des individus en présence. C’est donc « paradoxalement » dans le désaccord que s’exprime le plus clairement, pour le mariage, le consentement des individus11.
Ainsi, malgré la dissymétrie des volontés des deux sexes, la réciprocité entre homme et femme s’installe grâce à la théorie du divorce. Car, je le soulignerai sans cesse, le divorce est la clé de la construction de l’autonomie des femmes. Ce n’est pas le mariage qui a créé le consentement mutuel tel que le comprend notre monde contemporain, mais bien le divorce. Le mariage dit toujours plus ou moins le mélange des êtres ; le divorce implique séparation, dissociation, autonomisation de ces mêmes êtres. C’est bien un paradoxe : le conflit et non l’union, la déliaison et non le contrat donne un cadre à la réflexion sur le consentement et sa mutualité12.
Michelet : le divorce du peuple avec le roi
8À examiner la poétique mise en œuvre par Jules Michelet dans son Histoire de la Révolution française publiée entre 1847 et 1853, on repèrera sans peine l’insistance de l’historien sur le divorce entre le roi et son peuple. Or ce thème n’est pas seulement rhétorique. Le récit du divorce a ses complexités propres. Écrire l’histoire de la Révolution française suppose en effet de régler un problème très sensible : comment raconter le désamour, et dans quelle temporalité spécifique (le désamour est-il franc ou survient-il par à-coups, avec allers-retours) ? À quel(s) moment(s) de l’histoire et autour de quels événements faire jouer la rupture ? Le divorce se manifeste-t-il sur un mode unanime ? — grave question, pour un mariage collectif.
9Michelet pose son regard d’historien sur une conjoncture où le lien au roi est plus que jamais en train de se défaire — or à la fois il se défait, et pour la raison qu’il se défait, il se donne à voir dans toute sa solidité. On s’intéressera en particulier ici aux solutions littéraires (ou « poétiques ») que Michelet met en place pour raconter ce divorce du point de vue des femmes — l’hypothèse soutenue étant effectivement celle-là : ce sont prioritairement les femmes qui sont traversées ou marquées par les conséquences affectives et politiques de la dissolution du lien d’amour avec le roi. Elles sont en première ligne de ce divorce, les plus rebelles — aux yeux de Michelet au moins — à la dissolution des liens, mais aussi les plus à même d’en mesurer l’exigence. L’historien ne cesse implicitement de se demander — à l’instar de ce qu’il entreprendra avec La Sorcière13 — comment les femmes permettent de sortir du vieux schème de la souveraineté.
10Ce roi n’est pas un roi comme les autres. Louis XVI n’avait de tyrannique que la fonction, ou disons qu’il n’était tyrannique que par réflexe monarchique. C’était un homme indécis, qui souffrait d’un défaut de volonté notoire, et que Michelet décrivait comme tel, presque à l’instar du poulpe dans La Mer — un animal « caboteur », barbotant sur la rive, sans fermeté, « sans base, sans fixité », flasque et mou, un « faux brave », couard14. Loin de voir comme étrange ou paradoxale la figure du puissant impuissant, Michelet retient que les vrais puissants n’ont pas besoin de savoir prendre des décisions, ni même d’être grossièrement autoritaires (l’autorité lourde étant plutôt signe d’impuissance) ; la simple anticipation de leur désir par ceux qu’ils dominent les rend puissants : « D’ailleurs, il est très rare que les puissants aient besoin de faire des crimes ni même de les savoir ; on devance leurs pensées15. » Présenter le roi Louis XVI sous les traits d’un homme incapable de prendre position rend son pouvoir plus spectaculaire et bien plus dangereux : Michelet le met en scène à plusieurs reprises comme quelqu’un qui ne dit presque rien, mais dont l’absence ou le silence produisent des effets de violence et de pression incontestables, qui agissent d’eux-mêmes.
11Le désamour connait donc ses phases de silence et d’incompréhension conséquente. Après la prise de la Bastille du 14 juillet, l’Assemblée toujours à Versailles est aux aguets et craint d’être dissoute avant d’avoir pu jeter les bases de la Constitution. On attend à Paris une réaction du roi, qui oppose stratégiquement à cette attente un silence pesant. Le roi se mure dans un mutisme radical qui lui parait la réponse politique adaptée. Il ne se livre pas pleinement à son peuple, manquant l’occasion de communion amoureuse qui aurait rétabli le lien, ou empêché qu’il se défasse trop vite :
Paris attendait le Roi. Il croyait que, s’il avait parlé bien franchement et de cœur, il laisserait son Versailles et ses mauvais conseillers, se jetterait dans les bras du peuple. Rien n’eût été plus habile, ni d’un plus grand effet le 15 ; il devait partir pour Paris en sortant de l’Assemblée, se confier, non de parole, mais vraiment et de sa personne, entrer hardiment dans la foule, se confondre à ce peuple armé… L’émotion, si grande encore, tournait tout entière pour lui.
Voilà ce que le peuple attendait, ce qu’il croyait et disait. Il le dit à l’Hôtel de Ville, il le répétait dans les rues. Le Roi hésita, consulta, différa d’un jour, et tout fut manqué16.
12Le peuple attend que le roi livre son cœur, se confie, au sens fort du terme. Mais il retarde sa présence. Michelet y voit une erreur politique, réitérée le lendemain lors de son arrivée à Paris, dont l’historien fait une scène presque entièrement silencieuse, manifestant de manière exacerbée le malaise entre le peuple et son roi. Tout le monde paraît encore croire à la bonne foi de Louis XVI. Pourtant, le peuple est assommé. Les hommes se tiennent muets, les femmes n’expriment pas leur attachement comme dans les grands jours, le silence est partagé : « L’ordre était grand, le silence aussi ; pas un cri de : “Vive le Roi !” De moment en moment, on criait “Vive la nation !”17. » Deux cent mille hommes sont réunis sous les armes, qui se tiennent en deux rangées régulières pour une revue solennelle rassemblant un peuple entier. Il y a bien quelques discours, on présente au roi la nouvelle cocarde aux couleurs de la Ville qui deviendront celles de la France, et il la met à son chapeau. Mais le roi « soit timidité, soit prudence, ne disait rien ». Il rentre dans l’Hôtel de Ville, y reste un quart d’heure, « sérieux, silencieux » :
Au départ, on lui dit tout bas qu’il devrait dire un mot lui-même. Mais on ne put rien en tirer que la confirmation de la garde bourgeoise, du maire et du commandant, et cette trop brève parole : « Vous pouvez toujours compter sur mon amour. » Les électeurs s’en contentèrent, mais le peuple non. Il s’était imaginé que le Roi, quitte de ses mauvais conseillers, venait fraterniser avec la ville de Paris. Mais, quoi ! pas un mot, pas un signe ! La foule applaudit cependant au retour ; elle semblait avoir besoin d’épancher enfin un sentiment contenu18.
13Si l’on ne se penche pas d’un peu plus près sur la nature du lien entre le roi et son peuple, cette formule, « vous pouvez toujours compter sur mon amour », sonne étrangement et parait ridicule. Mais tout le problème se tient là. Le lien d’amour indéfectible entre le roi et son peuple est l’artère principale nourrissant la logique symbolique du régime monarchique. Comme le dit Farge, toute la rhétorique royale est articulée sur cet amour, au point que si le discours est dégraissé jusqu’à presque rien, il ne reste forcément que l’expression, en réalité abstraite et inconsistante, d’un lien d’amour dont il parait vain de vouloir sortir.
Toucher le roi : survivances thaumaturgiques
14L’amour du roi pour son peuple doit pouvoir s’exprimer concrètement ; s’ils soulèvent d’ordinaire la croyance, les beaux mots finissent par blesser, car ils ont l’indécence de la facilité. Le peuple cherche l’union promise par les noces, et n’en voit plus les manifestations concrètes. À la recherche de cette union amoureuse, les sujets espèrent retrouver le contact avec leur souverain. Le désir de toucher le roi, qui dans certaines scènes décrites par Jules Michelet parait concerner en particulier les femmes et qui induit symétriquement la disposition à être touchées par lui (au double sens du terme), s’exprime par ailleurs dans des croyances et des comportements connus depuis longtemps par les anthropologues et les historien·ne·s, liés aux phénomènes thaumaturgiques, singulièrement aux miracles de guérison de malades scrofuleux par les rois de France et d’Angleterre19. Comme ses prédécesseurs au trône, Louis XVI, qui manquait si cruellement de majesté, n’échappa pas à la tentation de ce pouvoir. Lors de la fête politico-religieuse du sacre, le roi de France se mêle physiquement à de superbes cohues, et « passe au milieu de ses sujets, telle une idole aux traits un peu lourds empreints d’une réelle bonté et de beaucoup de jeunesse20 ». Ensuite, il fait profiter son peuple de son aura miraculeuse et de son pouvoir de guérison.
15La magie du rapport au corps royal et aux attouchements qui guérissent n’était donc pas encore éteinte en 1789. Tout au long du XVIIIe siècle, le rite guérisseur continua d’être pratiqué par les rois, et la croyance populaire diminua plutôt lentement malgré la mise à mal de l’idée de royauté elle-même. Les milieux cultivés avaient pris distance plus franchement : Saint-Simon raconta par exemple dans ses Mémoires l’anecdote « joliment féroce » selon laquelle la princesse de Soubise, maîtresse de Louis XIV, serait morte des écrouelles. Pourtant, malgré ce discrédit, Louis XVI continua à exercer ce « don merveilleux ». Selon Bloch, au-delà de la cérémonie du sacre, il est « infiniment vraisemblable » — mais non documenté et non attesté — que Louis XVI ait continué à toucher les malades lors des grandes fêtes religieuses, comme les Pâques. Au XVIIIe siècle, plus encore peut-être qu’aux siècles précédents, pour entretenir le dogme et le prouver, les notables et hommes d’église tenaient à faire rédiger par le corps médical des certificats attestant de la guérison, conséquente au toucher royal, de tel ou tel malade (bien entendu, ces guérisons pouvaient survenir quelques mois après le toucher du roi, qui s’y reprenait parfois à plusieurs reprises, la guérison n’étant par ailleurs jamais assurée d’être définitive). Suite au sacre de Louis XVI, on archiva donc quelques certificats prouvant qu’il avait miraculeusement rendu à la santé une poignée de malades, quatre enfants notamment. Mais le miracle royal, de plus en plus mis en cause, finit par ne plus prendre :
Un moment vint certainement, en 1789 selon toute vraisemblance, où Louis XVI dut renoncer à l’exercice du don merveilleux, comme à tout ce qui rappelait le droit divin. Quand eut lieu, sous ce roi, le dernier toucher ? je n’ai malheureusement pu le découvrir. Je ne puis que signaler aux chercheurs ce curieux petit problème ; à le résoudre, on déterminerait assez exactement la date où la vieille royauté sacrée cessa de paraître supportable à l’opinion. Parmi les reliques du « Roi Martyr », il ne semble pas qu’aucune ait jamais passé pour posséder, comme jadis celles de Charles Ier d’Angleterre, le pouvoir de guérir le mal du roi. Le miracle royal semblait mort, avec la foi monarchique21.
16Ce problème est très clivant, et Michelet s’y glisse pour construire son récit. Quand elles sont profondes, les croyances ne disparaissent pas sur-le-champ ; elles ont une disposition à la survivance qu’il faut reconnaître pour pouvoir la traiter. À quel moment s’éteint la foi, c’est-à-dire l’amour envers le roi ? Quand vacille le mariage de la Nation ? Comment s’engage le divorce ? Michelet cherche à raconter cette histoire sans effacer ses complexités. Car Louis XVI fut un roi très aimé, le dernier à avoir été épousé par son peuple. Les liens n’ont pas été faciles à défaire. Comme on voudrait à présent l’exposer, la mise en scène du désamour s’appuie chez Michelet sur l’engagement des femmes dans l’épisode révolutionnaire, car elles sont les principales protagonistes de la difficulté de rompre.
La marche des femmes sur Versailles
17Dans sa description historique des premiers temps de la Révolution, Michelet affirme que les femmes agissent à cause de la faim, quand la cause du mouvement des hommes est plus souvent l’honneur — ceux-ci réagissant par exemple très vivement à « l’outrage fait par la cour à la cocarde parisienne ». Quoi qu’il en soit du caractère éventuellement stéréotypé de ces considérations, l’historien montre que les femmes de la Révolution sont déterminées et mues par une incontestable intelligence politique. En témoigne plus qu’aucun autre l’événement de la marche des femmes sur Versailles les 5 et 6 octobre 1789. Selon le récit qu’en donne Michelet, « huit ou dix mille femmes », suivies de « beaucoup de peuple », se rendent le 5 octobre au Palais-Royal pour y « prendre le Roi ». Le 6 elles le ramènent à Paris et le forcent à y vivre, au milieu de ses sujets plutôt qu’isolé à la cour. Cette initiative est tout entière celle du peuple. Seules les femmes pouvaient avoir cette idée d’aller réclamer du souverain qu’il quitte son repli pour se confier physiquement à elles et reconstituer ce ménage sacré qui prend l’eau.
Ce qu’il y a dans le peuple de plus peuple, je veux dire de plus instinctif, de plus inspiré, ce sont, à coup sûr, les femmes. Leur idée fut celle-ci : « Le pain manque, allons chercher le Roi ; on aura soin, s’il est avec nous, que le pain ne manque plus. Allons chercher le boulanger !… »
Sens naïf, et sens profond !… Le Roi doit vivre avec le peuple, voir ses souffrances, en souffrir, faire avec lui même ménage. Les cérémonies du mariage, et celles du couronnement, se rapportaient en plusieurs choses ; le Roi épousait le peuple. Si la Royauté n’est pas tyrannie, il faut qu’il y ait mariage, qu’il y ait communauté, que les conjoints vivent selon la basse mais forte parole du moyen âge : « À un pain et à un pot. »
N’était-ce pas une chose étrange et dénaturée, propre à sécher le cœur des rois, que de les tenir dans cette solitude égoïste, avec un peuple artificiel de mendiants dorés pour leur faire oublier le peuple ? Comment s’étonner qu’ils lui soient devenus, ces rois, étrangers, durs et barbares ? Sans leur isolement de Versailles, comment auraient-ils atteint ce point d’insensibilité ? La vue seule en est immorale : un monde fait exprès pour un homme !… Là seulement on pouvait oublier la condition humaine, signer, comme Louis XIV, l’expulsion d’un million d’hommes ou, comme Louis XV, spéculer sur la famine22.
18À l’époque révolutionnaire, sous Louis XVI, on perçoit un basculement progressif du lien entre le roi et son peuple vers une autre dimension du mariage, susceptible de produire des ambiguïtés. Le modèle traditionnel du mariage sacré, qui valide la domination de l’un sur l’autre, qui autorise l’inégalité des égards tout en exigeant la réciprocité, qui force l’amour des sujets, s’effrite de plus en plus. Une autre conception du mariage s’impose souterrainement à la fin du XVIIIe siècle, ou plus exactement : on commence à sentir d’autres attentes, portant sur d’autres plans du rapport matrimonial. À prendre les choses un peu de biais, comme Michelet semble par moments inviter à le faire, le mariage avec le roi constituerait alors et en ce sens particulier autre chose qu’un rapport d’emprise violent dont le peuple devrait sortir absolument : le mariage avec le roi pourrait être l’antidote à la tyrannie — et constamment, il faudrait en réactiver le sens, sous peine d’un déclin de la sensibilité du souverain, qui promet les pires violences. Si l’on assume cette ambiguïté, les femmes seraient à la fois les témoins privilégiés de la dureté des obligations matrimoniales, les premières à avoir précipité le divorce par leur engagement dans la Révolution, mais aussi celles qui auront tenté de transformer en profondeur la nature du lien d’amour avec le roi.
19À bien des égards, on pourrait considérer la fameuse scène d’évanouissement de la jeune Louison Chabry, chargée de plaider la cause des femmes auprès du roi pour l’attendrir, mais vivement émue par sa proximité physique, comme une survivance des croyances anciennes en la puissance des rois thaumaturges. L’émotion de la jeune femme est si grande qu’elle ne peut finalement qu’articuler les mots « Du pain ! », au lieu du discours qu’elle avait pourtant mémorisé consciencieusement. Au sol, d’abord évanouie puis se reprenant doucement, elle veut lui baiser la main, et lui, « fort touché », « l’embrassa comme un père ». Vouloir toucher le roi peut donc être compris au sens de s’approcher amoureusement de lui, comme on voudrait entrer en contact physique avec l’être aimé, se confondre avec lui, rétablir la solidité du lien, restaurer le mariage qui est en train — tout le monde le pressent alors — de s’abîmer. Le problème est bien un problème de cœur et d’entraînement réciproque. Le roi, espère-t-on, sera emporté dans l’élan de l’amour qu’on lui porte. S’il est dans le modèle d’Ancien Régime forcé par une relation sacrée, mais asymétrique, l’attachement au roi prend à cette époque un sens politique différent. Il porte la possibilité d’une émancipation. Le fait que les femmes soient les principales protagonistes de ce mouvement accentue par ailleurs l’enjeu symbolique de la marche sur Versailles. Ce sont elles qui semblent assumer la responsabilité de renouer les liens du mariage avec le roi. Pas par faiblesse ou docilité, mais par un acte qu’on pourrait qualifier de bravoure amoureuse.
Celles qui agissent et remuent, aux temps des grandes détresses, ce sont les fortes, les moins épuisées par la misère, pauvres plutôt qu’indigentes. Le plus souvent, les intrépides qui se jettent alors en avant, sont des femmes d’un grand cœur, qui souffrent peu pour elles-mêmes, beaucoup pour les autres ; la pitié, inerte, passive chez les hommes, plus résignés aux maux d’autrui, est chez les femmes un sentiment très actif, très violent, qui devient parfois héroïque et les pousse impérieusement aux actes les plus hardis23.
20Vouloir toucher le roi reviendrait aussi à espérer l’attendrir, emporter son assentiment, obtenir sa pitié qui a perdu son ardeur (Michelet n’hésite pas à dire des femmes qu’elles ont un « cœur royal »). L’historien insiste sur cette volonté d’inspirer au roi de la pitié, de la pitié pour ceux qui crèvent de faim, sur la volonté de l’amener à se ressaisir de sa mission de bon père, de boulanger du peuple. Enfin, vouloir toucher le roi consiste encore à espérer l’atteindre comme cible, le tuer, le traverser physiquement, lui transpercer le cœur. Le désir de se retrouver proche de lui se mêle alors à la menace, et Michelet fait sentir que celle-ci passe comme une ombre au-dessus de la tête du roi. Si bien qu’aller le chercher constitue aussi une opération de prise du roi, de capture, de chasse au roi en somme, où l’on sent en germe l’emprisonnement possible et même la mise à mort future. Un sentiment morbide pèse sur cette opération.
Aimer le roi, tuer le roi
21Examinant les archives qui documentent le lien entre le peuple du XVIIIe siècle et son roi, Farge décrit « un paysage convulsif et contrasté », tissé de deux inflexions différentes mais qui se chevauchent sans cesse : aimer le roi, tuer le roi. Si l’attachement amoureux au roi fonctionne comme une loi inviolable, si le peuple se sait obligé de révérer le monarque, dans cette soumission se loge (comme son pendant, son envers et son contre-fantasme) une idée subversive : tuer le roi, être prêt à risquer l’enfer, préférer l’enfer au malheur du peuple que les décisions du roi engagent. Parfois cette idée veut se concrétiser, comme le montrent les archives qui regorgent de projets de meurtre annoncés, voire d’assassinats déjoués. Dans Régicide et Révolution, Michael Walzer y suppose une logique : « Sans doute est-ce un trait central de la royauté que les rois soient si prédisposés à être mis à mort », à quoi Farge ajoute : « sans doute est-ce un trait central de la royauté que de prédisposer les sujets à rêver de la mise à mort du souverain24. » La perspective du régicide s’inscrit au cœur de la monarchie ; elle retourne comme par avance la radicalité de l’obligation d’amour. Or cette violence fantasmée est le plus souvent une violence physique, qui passe nécessairement par un rapport de proximité charnelle avec le roi (l’empoisonnement, par exemple, est pratiquement insignifiant dans les projets d’assassinat fomentés par les gens du peuple). Il s’agit presque systématiquement de le toucher pour l’atteindre, de le pénétrer, de le transpercer.
Poignarder ou daguer le roi fait partie de l’imaginaire de chacun et de tous, ne serait-ce que parce que cet acte s’inscrit logiquement dans la rhétorique monarchique et son idéologie. On peut en effet tuer le roi sans jamais faire périr la monarchie : le corps politique du roi est immortel et les publicistes du royaume le clament haut et fort. […] La volonté de défier le roi, de s’opposer aux formes indécidables de son amour passe par l’intervention du meurtre, toujours considéré comme envisageable25.
22Le sujet du roi sait et sent qu’il resterait par principe sujet du roi alors même qu’il aurait commis le crime le plus absolu. L’amour, la tendresse du roi pour le peuple, la façon dont il gère la proximité avec ses sujets induit un désir de proximité avec le roi, un désir d’approcher le roi, qui peut alors se décliner radicalement comme désir de le toucher, de le prendre, de traverser son corps.
Si s’installe de la haine ou la conviction que le monarque s’égare et égare son peuple hors des principes monarchiques insérés dans les lois fondamentales du royaume, le désir d’approcher le roi se mue en volonté de le toucher mortellement sans aucun autre intermédiaire que le poignard ou la dague. Ce geste inaudible, indicible, est le symétrique de celui qui marque de la vénération : aimer le roi et le tuer sont en fait les deux volets d’une même posture induite par les principes mêmes de la souveraineté26.
Les femmes et la pitié
23Comme le montre Michelet dans son Histoire de la Révolution française, le problème de la mort du roi Louis XVI, et du procès qui y mène, reste très complexe à traiter et à raconter, car cette mort-là court le risque de manquer son côté définitif et irréversible. L’attachement profond et sacré pour le roi — et par-delà lui, craint Michelet, pour la monarchie — n’est pas facile à défaire. D’où la menace d’échec, qui pousse Michelet à redouter l’erreur politique ultime : la mort de Louis XVI achève et réanime en même temps la foi, l’amour, autrement dit le lien affectif et spirituel avec le roi. Le problème de la mort du roi, c’est qu’il faut absolument que ce soit une « bonne mort », une mort bien traitée, sans quoi elle nous laisserait avec une tombe ouverte, une tombe qui demande, une tombe qui appelle, et pour ceux qu’elle laisse orphelins, le sentiment d’une désunion à résoudre27. Il ne faudrait pas que cette exécution restaure au lieu de l’éliminer le tissu affectif installé (ou forcé) par les noces :
Le danger était très réel, et ce n’était pas la Gironde, ce n’était même pas le Royalisme, les quatre ou cinq cents royalistes qui auraient entrepris d’enlever le Roi au milieu d’une armée. Le danger, c’était la pitié publique. Le danger, c’était les femmes sans armes, mais gémissantes, en pleurs, c’était une foule d’hommes émus, dans la garde nationale et dans le peuple. Si Louis XVI avait été coupable, on s’en souvenait à peine ; on ne voyait que son malheur28.
24Le danger, c’était la pitié publique. Tout le récit de l’exécution est tendu par ces premières phrases, par la prise en compte du danger de la pitié en tant qu’elle s’expose et circule dans l’espace public (les femmes étant apparemment considérées par Michelet — on y reviendra — comme les spécialistes naturelles de l’expression de ce type d’affect). Les femmes risquent bien d’être les premières à se laisser toucher. Elles pourraient se remettre à aimer le roi en voyant sa souffrance, et douter de la pertinence du divorce. À bien des égards, la pitié — prise au sens très général de sensibilité aux souffrances d’autrui — passe pour un affect qui ne serait ni positif, ni constructif, ni politique. En surface, la pitié fait signe vers l’empathie, comprise comme capacité de s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent, ou d’imaginer ce que l’autre peut sentir (sans supposer pour autant qu’on y est sensible, on peut aussi se le représenter sans en être touché). Mais la pitié sonne moins positivement, elle ne présente pas les signes de la raison, on le perçoit bien, la pitié est plus « débordante » et informe (non contenue, non maîtrisée). Elle engage chez celui qui la ressent une sensibilité-miroir, une sensibilité en retour, presque de la sensiblerie ; elle n’est pas froide justement, et toujours à la limite de devenir excessive. L’empathie est raisonnée, et raisonnable, quand la pitié fragilise. La pitié est d’ailleurs bien souvent quelque chose dont on ne veut pas (« je ne veux pas de ta pitié »).
25Pour Michelet la possibilité de la pitié réclame des stratégies d’écriture et un effort poétique spécifique. Il ne suffit pas d’annuler ou de camoufler ce genre d’affects, de faire comme s’ils n’existaient pas, précisément parce que leur annulation précipite la possibilité de leur réapparition. Nier l’amour qui a existé est sans doute la pire manière de s’en débarrasser. Or il y a bien quelque chose à sauver dans la structure affective qui accrochait la royauté. Pour cette raison, Jules Michelet, qui par ailleurs a beaucoup enquêté sur l’amour29, se donne pour consigne rigoureuse de faire avec ce qu’il annonce comme le danger de ce récit de mise à mort, et de traiter la pitié comme un affect politique. Car la pitié est un affect qui à la fois survient et manifeste la diminution de la puissance de l’autre, ou se rapporte à la diminution de la puissance de l’autre (le roi apparaît soudain comme une pauvre chose, un triste sire, un homme pitoyable arraché à sa famille), et en même temps la re-nourrit puisque cette puissance dépend — dans le cas du roi — de la solidité de l’attachement. Et l’attachement revient si fort qu’on peine à conserver durablement en soi l’idée que Louis XVI était lui-même le bourreau : « Jamais je ne pourrai croire qu’il nous ait fait tant de mal30. »
26On lira dans ces pages un développement entier — assez étrange au premier abord — sur le revirement des sentiments de la reine à l’égard du roi. Marie-Antoinette, qui sera pour sa part exécutée en octobre 1793, était selon Michelet « fort romanesque », mais globalement indifférente à son mari, qu’elle méprisait en lui opposant sa froideur, « n’en voyant que les côtés lourds et vulgaires ». Or devant la souffrance sincère de Louis XVI, cette dame se serait élevée « au creuset de la douleur », se serait laissée prendre à l’aimer, le dédommageant ainsi de son malheur. Le roi aura donc senti, au moment de partir, « le bonheur amer d’être aimé enfin » :
La sécheresse naturelle aux femmes mondaines et légères s’amollit, fondit, à la tendresse, à la sensibilité extrême de l’époux, du père de famille, qui aimait tant, n’ayant plus pour aimer que si peu de jours !… Elle devint (plus que tendre) passionnée pour lui. Elle le gardait tout le jour, quand il fut malade, et aidait à faire son lit. Cet amour nouveau, la séparation le poussa aux excès de la passion. Elle dit qu’elle voulait mourir, et qu’elle ne mangerait plus. Ce n’était point des plaintes ni des larmes, mais des cris perçants de douleur31.
27Il y a plusieurs manières de lire ces passages. Soit Michelet veut appuyer encore sur ce danger de l’attachement au roi, et choisit avec son épouse l’incarnation féminine la plus extrême de la froideur à son encontre, pour montrer le risque de vacillement ou de retournement qui nous guette si on se laisse toucher : même elle se prend à l’aimer vraiment, et pas juste un peu de tendresse facile, non, véritablement une passion soudaine. L’image n’est pas choisie au hasard ; l’idée sous-jacente est certainement que la perspective de la mort risque de sauver le mariage, le mariage privé, mais aussi par extension celui de la nation. Soit Michelet déteste tellement Louis XVI qu’il ne peut s’empêcher d’être un peu cruel avec lui et prend du plaisir à en faire ce récit terrible, celui d’un homme que sa femme n’a jamais spontanément aimé, sauf quand c’était presque trop tard. Soit Michelet oscille entre ces deux options, ce qui parait le plus probable. On sait l’historien épris de justice (la question de la justice est d’ailleurs le problème politique et moral qui campe le début de son projet) ; il a l’esprit vengeur et des comptes à régler, et on ne peut régler des comptes sans assumer par ailleurs sa propre capacité à être touché — ou à être terrifié. Mais contrairement à ce qu’on pourrait supposer, la douleur ressentie à voir souffrir le roi est toujours politique, et pour une part injuste, car il s’agit d’affects captés, monopolisés, auxquels tout le monde n’a pas droit. Michelet s’offusque de cette captation inique que les liens d’union sacrés forcent :
On lira dans Cléry le douloureux récit de la dernière entrevue de Louis XVI et de sa famille. Si nous ne le reproduisons pas, ce n’est point que nous n’en partagions les émotions déchirantes. Hélas ! ces émotions, nous les retrouverons souvent dans la grande voie de la mort où nous met 93, et nous ne pourrons toujours donner aux morts les plus illustres, à ceux qui ont le mieux mérité de la patrie, la consolation qu’emporta le roi : celle d’être entouré à la dernière heure de l’embrassement des objets aimés, celle d’occuper tous les cœurs, de confisquer la pitié, de faire pleurer toute la terre32.
28L’effort poétique produit par Michelet passe alors par le travail d’un certain rapport au corps, un certain rapport au roi en tant qu’il a un cœur apparemment capable de se serrer, une tête qui s’apprête à rouler, des bras pour tenir son fils contre sa poitrine, des larmes plein les yeux s’il pense à sa fille, etc. Puisque le roi a bien un corps qui s’apprête à être au centre du spectacle public de l’exécution, Michelet voudrait stratégiquement et dans un premier temps empêcher qu’on puisse associer strictement à ce corps souffrant la Royauté elle-même ; il voudrait empêcher que la Royauté soit prise en pitié, et repolariser les affects sur le seul corps physique et humain du roi. Or il y a un travail de la pitié qui est loin d’être politiquement nul et qui doit pouvoir être activé dans l’écriture de ces événements. Et cela ne peut prendre qu’en jouant de l’ambivalence de la pitié : bien sûr la pitié — et en particulier celle des femmes, pense Michelet — réanime la foi, resserre le lien d’amour au roi, mais en même temps elle désacralise pour une part la figure du roi, car c’est le roi-homme qu’on prend en pitié, le roi père de famille, Louis Capet, dont on laisse apparaître la vulnérabilité, et pour qui on se sent blessé. L’enjeu poétique de ce chapitre de l’Histoire serait alors pour Michelet de réécrire ces pages — de rejouer cette scène — où l’on ne peut qu’être pris de pitié (il s’inclut lui-même dans les êtres susceptibles d’être pris de pitié), mais en montrant par une opération d’écriture absolument nécessaire que la pitié est aussi désacralisante. On pourrait dire de la pitié qu’elle déborde et survient « hors mariage », c’est-à-dire hors de l’obligation d’aimer, déjà dépassée. Elle est un affect résiduel contrebalançant le rapport de pure fascination, un affect qui contribue à sortir celui ou celle qui l’éprouve de la soumission et de la crainte. On peut naturellement être bouleversé par ce récit de mise à mort, mais la pitié qu’on éprouve s’attache à l’homme et à la passion qui l’accable, pas à son pouvoir. La royauté n’est plus dans ce corps ou dans cet homme minable, la royauté a déjà été transférée dans le peuple ; elle cesse d’être concentrée en un seul, car le peuple amoureux puis trompé est devenu souverain. Mais le divorce ne se met pas en œuvre facilement, et on sent partout l’agacement de Michelet sur ces questions. Pour quelle raison ? En mourant, le roi garde vive la conviction qu’il est un roi absolu ; ses certitudes à cet égard n’ont à aucun moment été ébranlées. Michelet pense que la royauté — c’est-à-dire la conviction de la légitimité absolue de son pouvoir — est son vice. Le roi est vicieux, car il mesure en toute conscience l’amplitude de son pouvoir, y compris dans les moments qui sont ceux de sa chute. Le roi vit (et meurt) dans l’impunité, dans l’absence totale de repentir33.
Sortir de la tyrannie
29XVIIIe siècle en France, crépuscule du pouvoir royal. Le roi a perdu l’amour de son peuple, sur lequel il tentait de garder la mainmise ; il a aussi perdu la vie. Les femmes auront porté l’amour populaire pour le souverain jusqu’à son maximum d’intensité, résistant à sa faillite, cherchant des alternatives et se résignant finalement à la rupture des liens. Mais elles n’auront pas troublé l’esprit du mariage sacré avec le roi sans conséquences sur l’économie générale des rapports matrimoniaux. Impossible de ne pas voir l’impact de ce divorce singulier sur le mariage privé et les liens amoureux ; la Révolution a en effet modifié en profondeur les manières de vivre l’amour ou le couple, ce dont Michelet est lui-même bien conscient. Ce séisme affectif, cette distance prise avec la sacralisation (ou l’érotisation) du rapport de domination le plus spectaculaire de la société pré-démocratique, était déjà en gestation depuis un moment. La porosité entre les deux régimes du mariage (sacré/privé) aura connu un pic manifeste à cette époque.
30Comment s’est mise en œuvre la faillite de la tyrannie monarchique ? Les femmes plus que les hommes favorisaient aux yeux de Michelet la structure affective qui donnait au roi ce sentiment de toute-puissance. Sur la base d’observations qui induisent un modèle en apparence stéréotypé, l’historien dépeint à plusieurs reprises la situation ordinaire des couples de l’époque en y faisant rejouer le conflit des républicains et des royalistes, la femme étant considérée comme la représentante de la contre-révolution dans le foyer :
Deux factions s’y trouvaient généralement en présence : l’homme indifférent ou républicain, la femme ardemment royaliste ; la question de la royauté se posait entre eux sur un débat d’humanité et de cœur, où la femme était très forte, l’enfant même intervenait, prenait parti pour la mère. Le meilleur républicain se trouvait avoir chez lui la contre-révolution, audacieuse et bruyante, insurrection de larmes et de cris34.
31Ce tableau récurrent ouvre plusieurs pistes réflexives. D’abord Michelet invite manifestement à penser que les femmes sont plus attachées au roi — autrement dit, qu’elles sont engagées avec plus d’intensité dans le mariage. Dans les Halles par exemple, les poissonnières ont la réputation d’être férocement royalistes. L’historien invoque à maintes reprises ces représentations qui distribuent l’attachement au roi en fonction du genre. Ensuite, même s’il qualifie leur position idéologique dans les tensions du couple de « contre-révolutionnaire », la lutte menée par les femmes prend l’allure d’une insurrection « audacieuse et bruyante », puisqu’elles s’opposent, butées, aux positions de leurs maris. Ce sera spectaculairement le cas de la femme du peintre Jacques Louis David, plus nantie que lui, et qui demandera le divorce suite au vote de son mari en faveur de l’exécution du roi35. Enfin, on peut considérer que leur attachement plus profond implique un arrachement plus coûteux : les femmes auront pris mieux que quiconque la mesure du divorce révolutionnaire. Si aimer le roi et le tuer sont deux « volets d’une même posture » comme le dit Farge, les femmes révolutionnaires prennent en charge la mort du roi de façon plus profonde encore que les hommes.
32Il n’empêche, les femmes sont fatiguées de la tyrannie. L’union conjugale repensée au XVIIIe siècle a commencé à faire bouger les lignes de la citoyenneté ; le foyer devenant progressivement l’espace où se construisent les opinions les plus solides. Sous la Révolution française, on commence à parler du « gouvernement des femmes », qui s’établit « dans le giron des échanges intimes ou du partage des intérêts communs », le lien matrimonial ouvrant la voie du lien politique, comme le souligne Anne Verjus36. À leur tour, les femmes auront défait la monarchie — c’est-à-dire qu’elles l’auront défaite sensiblement, et en profondeur, jusque dans l’ordre des affects ; elles auront fait vaciller le despotisme, déstabilisant une première fois la contrainte ou l’obligation d’aimer.
33*
34Au moment d’achever la rédaction de cet article, j’apprends le décès de notre collègue Ann Lawrence Durviaux, tuée par balles, ainsi qu’une femme qu’elle aimait, selon toute vraisemblance par le mari de celle-ci. Ce texte est pour elle.
Notes
1 Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 46–47.
2 Ibid., p. 193.
3 Évelyne Lever, Louis XVI, Paris, Fayard, 1985, p. 177 sv.
4 Ibid., p. 182.
5 Arlette Farge, op. cit., p. 193.
6 Au sens que Rancière donne à ce terme dans : Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
7 Geneviève Fraisse, Du consentement, Paris, Éditions du Seuil, 2007, éd. augmentée 2017, p. 20.
8 Ibid., p. 48.
9 Ibid., p. 30.
10 Pour un premier examen raisonné du divorce au XVIIe siècle, G. Fraisse analyse : John Milton, Doctrine et Discipline du divorce, 1644, trad. et présentation Christophe Tournu, Belin, 2005.
11 Geneviève Fraisse, op. cit., p. 31–32.
12 Ibid., p. 36.
13 Ce n’est sans doute pas innocent, car il s’agit de l’histoire d’une femme qui transgresse les règles du pouvoir, tout le monde lit ce texte autour de mai 68. Cf. Jules Michelet, La Sorcière, éd. Katrina Kalda, Paris, Gallimard, 2016. La question du féminisme de Michelet en fera pourtant sourire plus d’un.
14 Jules Michelet, La Mer, éd. Jean Borie, Paris, Gallimard, 1983, p. 180–181. Je dois à Julien Vincent — que je remercie ici — l’idée selon laquelle Michelet construirait moins ses personnages historiques sur base de considérations psychologiques (par ailleurs largement connues s’agissant de Louis XVI) qu’en regard d’une « typologie des subjectivités » établie par ailleurs dans ses ouvrages d’histoire naturelle (dans La Mer par ex. : les êtres aquatiques « hésitants »).
15 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, tome 2, vol. 1, livre XV, chapitre IV, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, 1952, p. 711.
16 Ibid., p. 171–172.
17 Ibid., p. 173.
18 Ibid., p. 175.
19 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre [1924], Paris, Gallimard, éd. 1983.
20 Évelyne Lever, Louis XVI, Paris, Fayard, 1985, p. 185.
21 Marc Bloch, op. cit., p. 397–402.
22 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, tome 1, vol. 1, livre II, chapitre VIII, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, 1952, p. 247–249.
23 Ibid., p. 255.
24 Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 197.
25 Ibid., p. 197–198.
26 Ibid., p. 199–200.
27 Ce motif de la tombe ouverte clôt d’ailleurs le chapitre XIII du livre IX de l’Histoire de la Révolution française consacré à l’exécution de Louis XVI (21 janvier 93).
28 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, II, vol. 1, livre IX, chapitre XIII, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, 1952, p. 181.
29 Jules Michelet, Œuvres complètes. L’Amour, La Femme (éd. 1893), Paris, Hachette Livre / BnF.
30 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, II, vol. 1, livre IX, chapitre XIII, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, 1952, p. 181.
31 Ibid., p. 183.
32 Ibid., p. 185–186.
33 Voir Monique Cottret, Tuer le tyran ? Le Tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, p. 358 : « À la veille du trépas, il pardonne mais ne regrette rien, ne manifeste aucun doute sur sa conduite, ne considère même pas l’éventualité d’une part de responsabilité dans le déroulement des événements. »
34 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, II, vol. 1, livre IX, chapitre X, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, 1952, p. 139.
35 « L’exécution du roi eut un énorme retentissement sur la vie privée de David. Sa femme, atterrée que son mari ait voté la mort du roi, déclencha une procédure de divorce, et l’obtint en mars 1794. Le mariage n’allait plus très bien depuis quelque temps, et si madame David avait soutenu la Révolution à ses débuts, elle ne partageait et n’approuvait pas les positions extrêmes de son mari. Dès août 1790 David l’avait autorisée à entrer dans un couvent, euphémisme à l’époque pour parler de séparation. Sans l’argent de sa femme, David n’était guère à l’aise financièrement, cette gêne accrut peut-être la violence de son engagement déjà extrême en politique » (Simon Lee, David, Paris, Phaidon, 2002, p. 156).
36 Anne Verjus, Le Bon Mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010, p. 137.
Pour citer cet article
A propos de : Maud Hagelstein
UR Traverses, U
niversité de Liège