Eigensinn

Etudes rusées sur lieux communs

2795-8892

 

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Florence Andoka

Perpétuelle félicité
Aix-en-Provence, Vanloo, 2020, p. 39–56

(Saintes)
Article
Open Access

Cet extrait est reproduit avec l’aimable autorisation
des éditions Vanloo.

1Lucie est riche, belle on ne sait pas, et l’on ignore si les saintes qui ne sont pas dites belles par légende sont des laiderons ou juste de simples filles, si la laideur aussi pourrait être voie du martyr.

2Qu’importe la grâce de la face, jeune Luce réside là, entre cytises et amaryllis, respire à l’ordinaire des jours qui s’écoulent, jusqu’à ce qu’un matin, puis le lendemain, puis les tous autres jours encore au point de devenir habitude tenace et malheureuse, la mère saigne. Le redouté est désormais le possible. Les cotonnades fibreuses chaque soir deviennent pourpres, brunes d’humeurs sèches. Plus de pause dans le cycle, c’est l’abattage de la bête dont le moule s’épuise en giclures. Nul ne sait de quoi souffre la mère.

3Comme les arbres qui ont à vivre avec leur gui, le mystère du cycle continue où la maladie se prélasse, la mère à la chambre est à demi au tombeau, la viande entre les draps de soie qui semble soudain du chanvre hirsute à la chair qui souffre. Il n’y a plus de distraction, il y a le corps qui lâche et se manifeste à plein temps contre l’oubli, les articulations chaque matin sont comme figées dans une synovie refroidie, ça grince, le pied au sol, toujours le droit d’abord par crainte des représailles invisibles, puis l’autre pied, l’un devant l’autre, jusqu’à la fosse d’aisance, la bassine de métal froide où la compagnie, à laquelle il a fallu se résoudre, défait les linges souillés de ce qu’on ne sait pas. Chacun donne son avis, les experts et les autres, tous ignorants de tout, on arrête le fenouil, le sarrasin, les oranges et le reste. On arrête tout ce qui pourrait permettre la relance de la consommation, on lève le pied en espérant plus tard.

4Les bobines de fil et les Parques. Tout y est ! C’est le chant du départ sous la lutte qui s’épuise, tous les trous sentent et les souris engraissent et les vipères attendent, tapies vers nulle part, partout, au palais, on répète la comédie du souvenir, les pleureuses sont à bloc derrière chaque mur épais qui garde encore la chaleur de l’été. Il y a les commensaux qui espèrent des sous pour tenir le miel du cadastre et ceux du clan qui sont déjà blindés mais qui attendent l’évènement qui rendrait cet hiver-là plus marquant que le précédent. Les rumeurs enflent jusqu’en ville, tout le monde patiente, sauf la petite Luce qui se dessèche en larmes à mesure que le sol se dérobe et que le cordon refait surface.

5Tous ces faux-semblants lui fracturent la respiration. Le diaphragme est tendu comme à l’effort, elle cherche en apnée la possibilité de faire vaciller le cours des choses. Tout est compté, le temps et chaque mouvement, il y a tous les gestes qu’elle répète à devenir presque folle et les paroles qu’elle remue dans sa tête, mâchoire serrée à faire céder les vaisseaux des tempes sous le jet continu du sang. Certains sbires auraient vu Lucie, dans sa chambre, entamer d’étranges chorégraphies ou attendre des heures sur son lit à fixer les vergetures du plafond. Œil pour œil, contre les étoiles, les dents ne suffisent pas et pourtant, Lucie a une idée peut-être qui l’empêcherait de toucher une forme de solitude à laquelle rien ne l’a préparée. Vierge Lucie avec la mère pour monde est encore au sein et n’a nullement l’intention de laisser pourrir la doucereuse mamelle, encore faut-il, sans salmonelle, s’armer de sarbacanes et trouver de quoi fusiller ce qui sourd.

6On ne sait plus vraiment quand l’idée est apparue dans le crâne lumineux de la fille, mais il faisait nuit quand les suivantes ont levé la mère. Tout a pris des heures, la changer, la laver, lui passer la robe de sortie, un châle pour garder le peu de chaleur du corps devenu osseux, vieux avant l’heure puisqu’on meurt de froid.

7Le voyage est pénible, Lucie tient les mains jointes, tandis que la mère se laisse absorbée par le paysage avec lequel elle pense bientôt se confondre. Les roues de la voiture heurtent mille pierres abandonnées là, par malice, accentuant les douleurs aux entrailles.

8Ça y est, on est au fond du trou où tout est possible. On arrive au sanctuaire à Catane, une chapelle improvisée dans une grotte toute petite et bien dorée et bien fleurie où depuis trois siècles déjà, on témoigne sa dévotion à sainte Agathe.

9Devant la statuette de la belle, nulle génuflexion mais la prière est silencieuse. Au bout de quelques minutes ou quelques heures, la respiration progressivement se rend courte, à mesure que le rythme augmente, les ventres chauffent. Les viscères se serrent, se desserrent. Ça tire, ça brûle, même au fond des entrailles saines, il y a les contractions du vagin qui pulse, qui bat qui attend le doigt, la langue, le nez, la queue, la batte de baseball, la butte qui viendra effleurer l’entrée, il y a le vide au centre qui frémit, se tend pour avaler, il y a la bouche qui s’ouvre et appelle, les oreilles qui s’ouvrent et appellent. Le vivant maintenant est une outre, un trou, un sac qui attend sa charge. La mère, la fille voudraient s’enfuir, elles voudraient prendre leurs jambes à leur cou mais leurs gouffres sont trop profonds, trop ouverts à un enthousiasme qui érafle. Les pieds ne quitteront pas le sol. Ça y est c’est parti ! Toutes les béances exigent garniture, il faut que ça coule, il n’y a plus de limite, ce que l’on espère devient une possibilité, l’amour une possibilité, comme le vent entre les genoux, les pieds à terre, les glandes à bloc, rien à perdre, elles sont engagées, l’une mieux que l’autre plus à fond, une première fois brillante pour Luce la lumineuse. Ça éclate et c’est bon, et puis ça fait sourire jusqu’aux oreilles, il n’y a plus de cause, c’est la joie, une joie sans cause.

10Entre les vertèbres, c’est Agathe et elle est là, elle porte ses lèvres liquoreuses et son torse balafré contre Lucie, elle l’étreint, c’est chaud, c’est indulgent, le palpitant bat la cadence, la langue de l’une est maintenant celle de l’autre, puisque toutes les saintes parlent de concert et la mère regarde sans comprendre tout à fait, pieds rivés au sol, impossible de partir de la chaleur au fond du trou des possibles, où arrive ce qui arrive, où l’on avait espéré sans savoir exactement ce qui a eu lieu, autre que la beauté même qui éclate les viscères et remet la vie en jeu et donc en mouvement.

11Si Agathe n’avait pas aimé Lucie comment lui serait-elle apparue ? Mon amie, ma sœur ! Une sainte peut en cacher une autre. C’est la prémonition du rire, les yeux roulés à l’indicible.

12Un peu de répit, c’est délicieux ! Alors, exaucées et replètes, les deux femmes rentrent au palais, la mère, la fille, comme au début, avant le sort, et la douleur des jours. Tout est neuf, la joie de ces deux-là, l’emporte haut sur la désillusion de tous les vautours qui montrent patte blanche pour l’occasion. On donne une fête, puis une autre, c’est sûrement Noël et la lumière reprend de plus belle, jusqu’à la prochaine lassitude qui émerge avec l’engorgement du foie. Fixer la verdure qui regagne le jardin ne suffira pas. Il paraît que manger gras tue, alors on fait cesser ripaille. Lucie veut donner son argent aux pauvres. Il paraît qu’être riche tue, alors la mère est d’accord pour les offrandes. Au palais, on s’allège, on se dépouille, bientôt les murs se dénudent et les étoffes s’égarent. On n’a presque rien en dehors de cette incroyable demeure en front de mer qui part un peu en lambeaux à force de remettre les travaux à plus tard. On est pauvre, on est innocent. La vie va, l’argent du père mort a été jeté par les fenêtres et le diaphragme de la mère-la fille a regagné en souplesse.

13Mais déjà, la mère-la fille n’existe plus vraiment, la mère pour son enfant avait imaginé des choses, un mari, un autre palais, une existence loin d’elle, tout ce que conseille la raison du plus grand nombre, ses cases à cocher sous peine de périr, des enfants par dizaines pour perpétrer la vie et se donner une chance de ne pas finir avec ses yeux sur un plateau.

14Et toi, qu’est-ce que ta mère avait prévu pour toi ?

15Avant maux et guérison, la mère avait promis la fille à un type qui n’a jamais vu Lucie mais connait bien le montant de la dot et tous les possibles qui l’accompagnent. Sans doute le type aime déjà la petite Luce, par qui le repos devrait lui être accordé. Les vents sont contraires mais que vaut le désir de la sœur d’Agathe contre celui d’un ordinaire ? Lucie veut rester bien accrochée au sein qu’elle a sauvé. Grand bien lui fasse ! Elle se dit religieuse entre toutes, accordée tout entière aux puissances qui ont permis de voir perdurer son enfance. Nul n’oserait pisser sur la grâce et Lucie doit faire face aux attentes du type à qui elle a été offerte.

16De guerre lasse, ou plutôt par roublardise à face nouvelle, il a adopté la défonce sous les feux de la rampe. Et comme les baveux ne se taisent pas toujours en attendant la chute, colporteurs ils colportent, sur l’île, le vénal devient l’éperdu jeune homme éconduit, flirtant avec les précipices de la côte rocheuse, sa peau brûle, ses dents se gâtent, des poches alourdissent le minois sans sommeil. Il avait été beau pourtant ce petit jeune homme à courte pointe, regard bleu Normandie, chevelure bouclée presque rare au sommet du crâne annonçant la panse mûre et l’énigmatique besoin de construire à mesure que l’énergie fuit les muscles. Tandis que cette vie méconnue se dilate dans la frustration, Lucie, puissante parce que graciée, dégage sa main droite de sa manche trop longue. C’est le printemps déjà, l’heure de faire un geste à son tour. Mais quelle justice pour celui qui l’espère ?

17Face à la colère de l’occasion manquée, il est impossible de faire marche arrière. Ça s’est soldé par un geste habile de la main droite avec une fourchette. Un globe puis l’autre dans une danse de la main sans respiration entre chaque coup. Les nerfs optiques sectionnés dans le sang qui abonde de la culotte de la mère jusqu’au coffre où Lucie dépose ses yeux pour son prétendant éconduit. Un dédommagement, une offrande, celle d’un organe comme hommage sentimental et collant. Ritournelle sphérique d’un impossible jeu, la fille aveuglée restera à la mère. Au jardin, le vent souffle encore sur les joues, c’est le plaisir d’être ensemble à caresser les chats entre les pieds de tomates du potager. C’est l’été, on ne peut plus broder mais on chante !

18Et voir c’est décevoir. Quatre yeux pour un seul homme ça fait trop. Panoptès disaient les Grecs mais c’est un géant qui portait l’épithète. Quand le jeune homme lavande a ouvert le petit coffre d’or ciselé, il a cru au miracle, la fortune peut-être lui souriait encore jusqu’à ce qu’il découvre les deux billes ivoires aux iris vertes marbrées de sang sec. Le don d’organe à coups d’épée dans l’eau. Nulle compensation, le dégoût et la rage lui font venir le fer à la langue, alors le type la dénonce aux autorités compétentes. On annonce son arrestation. Elle n’est plus vraiment riche mais comme toutes les princesses d’hier, le récit de sa vie intrigue encore les habitants de Syracuse. L’administration met quelques jours pour traiter le courrier délateur et puis un soir, tandis que les activités portuaires cèdent le pas aux tavernes, il y en a un qui donne le coup d’envoi des opérations et missionne ses hommes pour chercher Lucie la perdue, une tarée rendue à des puissances dissidentes. L’idée, c’est de la passer à tabac ! Elle est aveugle mais sa chatte et ses dents sont encore en place, on pourrait encore se servir sur la bête, lui enfoncer le col et faire céder ses articulations. La troupe se met en route, pour la cueillir et l’emporter au lupanar, comme Agathe avant elle. Mais tout ne se déroule pas comme prévu par la procédure. Lorsque les portes du palais volent en éclat, le gigot, toujours soutenu par l’invisible, a plus d’un tour dans son sac. Lucie n’a nullement l’idée de se louer par morceaux sans en tirer bénéfice. Un mariage pour la faim, mais Lucie n’a plus faim, une poire pour la soif, Lucie devient si dure que rien ne permet le déplacement de sa viande. Les nerfs, les os, la gélatine prennent la dureté du granit en hiver. Un grand blond propose de la brûler pour mieux la tordre, un autre de l’enduire d’huile et de faire glisser son corps hors du taudis. On n’arrive à rien. Le secours des bœufs ne suffit pas. Les débauchés administratifs n’y parviennent pas non plus, ils ne violent pas la pierre, préservent leurs glands et leurs doigts de la soudaine rocaille. C’est là le miracle, comme d’autres se mettraient à puer pour faire fuir l’ennemi, Lucie est une statue de sel sur laquelle personne ne songe à pisser pour la faire fondre. Elle ne quittera pas le palais de l’enfance, les jupons vieillissants de la mère. La sangsue suce sur place et envoie paître toutes les bactéries qui essaient de s’immiscer pour mieux la déloger. De rage et d’épuisement, les hommes s’éloignent, tous ont choisi de rapporter à la hiérarchie d’une même voix qu’ils avaient fini par la brûler, faute d’autres solutions. On n’a pas cherché plus loin, parce qu’à cette époque les chrétiennes étaient nombreuses et les dossiers parfois intervertis avant d’être centralisés à Rome.

19Le lendemain matin, lorsque la petite Luce s’éveille, elle ouvre des yeux neufs, remercie le cosmos qui ne l’abandonne pas et devient depuis cette heure la patronne des ophtalmos qui œuvrent dans le noir et espèrent recouvrer la vie.

20Il faut que la nuit

21Cède, nettoie, circule, chasse

22Ce que la lumière nourrit

23D’impossible

24Ça embrouille

25Au large

26Dans le marbre intérieur

27Ça s’enregistre

28C’est là

29C’est maintenant

30Circulons !

Pour citer cet article

Florence Andoka, «Perpétuelle félicité», Eigensinn [En ligne], Saintes, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=143.