Eigensinn

Etudes rusées sur lieux communs

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Inmaculada

De l’immonde au divin
Transit à travers le fumier moral

(Saintes)
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Annexes


1« Quel est le saint le plus représenté dans l’histoire de la peinture occidentale ? », ai-je demandé à l’outil d’intelligence artificielle ChatGPT. « Saint Jean Baptiste » m’a-t-il répondu, non sans se donner un air intéressant et me donner des détails sur le personnage. Cette réponse ne m’a pas convaincue. Il est vrai que s’il existait une sorte de ligue des saints à l’image des ligues de football, saint Jean Baptiste se situerait entre la première et la deuxième division, puisque — rappelons-le — il a baptisé le Christ lui-même. Cela dit, j’avais en tête des saints du star-system : un saint Laurent grillé, un saint Sébastien embroché de sept flèches, etc.

2J’ai continué à poser la même question à ChatGPT, mais cette fois-ci en lui parlant des saintes. Résultat : il semble que la plus représentée en peinture soit sainte Catherine d’Alexandrie, martyre et philosophe chrétienne du ive siècle. Pourtant, quand j’ai réutilisé sa réponse pour lui demander quelle était la sainte martyre la plus peinte, ChatGPT a répondu sainte Cécile, au grand dam de sainte Catherine d’Alexandrie. Comme le dit un vieux dicton espagnol (politiquement incorrect, je le reconnais) : « antes se pilla a une mentiroso que a un cojo », un menteur est plus vite attrapé qu’un boiteux, version espagnole du dicton « les mensonges ont des courtes jambes ». Après une succession de questions et de réponses un peu loufoques, j’ai finalement décidé d’aller droit au but, en demandant à ChatGPT d’établir un classement des saints et saintes en fonction de leur représentation dans l’histoire de la peinture. Visiblement agacé par mon insistance, il m’a rétorqué (avec un ton quelque peu insolent) : « Comme je l’ai dit tout à l’heure, la Vierge Marie est le personnage le plus représenté dans l’histoire de l’art. » Dans l’ordre mixte qui m’était présenté, la Vierge Marie occupait donc la première place et ce n’est qu’en septième position qu’une femme apparaissait à nouveau : sainte Thérèse d’Avila. Wow ! N’était-ce pas Catherine, la martyre ? Ou sainte Cécile ?

3Inspirée par cette nouvelle liste, j’ai commencé à chercher des images de saintes martyres. Bizarrement, et contrairement à leurs homologues masculins, aucune représentation gore n’est apparue sur mon écran. ChatGPT m’en a expliqué les raisons : « Dans la représentation artistique des martyrs, […] les hommes sont considérés comme plus adaptés à certains thèmes héroïques ou dramatiques. » Ainsi, lorsque les martyres sont des femmes, cette violence n’est pas représentée aussi explicitement. « Cela peut s’expliquer par le fait que de nombreux documents historiques et hagiographiques qui ont survécu jusqu’à nos jours mettent l’accent sur les exploits et les sacrifices des hommes. » Dans ma recherche de scènes gore impliquant des femmes, j’ai obstinément poursuivi : « Quelle est la sainte la plus immonde représentée dans l’histoire de l’art ? » ChatGPT m’a répondu qu’il n’y en avait pas. Intéressant. Cet oracle virtuel a enfin mis l’accent sur ce qui n’était pas représenté. Selon lui : « L’art religieux représente généralement les saints de manière idéalisée et vénérée […] Certains saints peuvent être représentés avec des détails montrant la souffrance physique ou le martyre, ce qui n’est toutefois pas considéré comme “immonde”, mais plutôt comme une expression de leur sacrifice et de leur dévotion. » Alors que les saints peuvent être peints avec des détails concernant leurs mutilations et délabrements organiques, ces représentations sont très difficiles à trouver pour les saintes. Cette différence de traitement cache quelque chose et stimule mon âme de détective… Le fait d’éviter par tous les moyens de représenter la violence contre les saintes frôle en effet parfois l’absurde. Si sainte Lucie a eu les yeux arrachés (qui ont été placés sur un plateau comme le montrent de nombreuses peintures), pourquoi avait-elle encore ses yeux sur le visage ? Avait-elle donc quatre yeux ?

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Figure 1. Domenico di Pace Beccafumi (1521), Santa Lucia [huile sur panneau de bois]. Pinacoteca nationale, Sienne, Italie.

4Cette minimisation figurative de la violence m’étonnait, au même titre que la dissimulation visuelle de la sexualité de ces saintes femmes, alors même que les deux adjectifs qu’on leur accole le plus communément sont « vierge et martyre ». Le refus d’une vie sexuelle en dehors de l’abandon au Seigneur divin est le déclencheur de toutes leurs souffrances. En effet, les hommes qui les désirent, en échouant à obtenir leurs faveurs, deviennent fous de rage. C’est là qu’ils commencent à les violenter. Pour ne pas éveiller ces désirs, les femmes martyres cherchent des solutions pour le moins étonnantes. Sainte Wilgeforte (de Virgo Fortis) en Allemagne, également connue sous le nom de sainte Kümmernis en Autriche ou de sainte Librada1 (des hommes) dans les régions méridionales, priait pour que la barbe lui pousse et que son prétendant cesse de la désirer. Elle ne fut pas épargnée par son père, qui lui régla son compte et ordonna sa crucifixion. Qu’est-ce qui était si puissant qu’il enflammait le désir des abuseurs et faisait fuir les saintes des salons de beauté et d’épilation à la cire ?

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Figure 2. Anonyme (xviiie siècle), École du Sud de l’Allemagne, Heiliger Kümmernis [détail], [huile sur toile].

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Figure 3. Hieronymus Bosch (1495–1505), Triptyque de Sainte Wilgefortis [détail], [huile sur panneau de bois]. Galerie dell’Accademia, Venise, Italie.

5Le 1er mai 2014, lors de la manifestation de la fête du travail à Séville, un groupe de femmes a défilé avec un vagin en latex, recouvert d’une mantille et d’une couronne. Elles se sont autoproclamées « Hermandad del Sagrado Coño Insumiso a la Explotación y a la Precariedad », c’est-à-dire la « Sororité de la Sainte Chatte Insoumise à l’Exploitation et à la Précarité ». Le retentissement médiatique de la « Chatte insoumise » ne s’est pas fait attendre, suite à l’attaque presque immédiate de l’Association des avocats chrétiens. Celle-ci a entamé une croisade juridique contre ces féministes qui, portant une « capirote » (capuche en forme conique) comme les pénitent·es à Pâques, avaient entrepris cette procession pour défendre les droits des femmes en matière de travail. Quatre ans plus tard, en 2018, la persécution judiciaire de trois des femmes qui avaient été identifiées dans le cortège se poursuivait. L’accusation a repris les slogans utilisés dans les chants entonnés lors de la manifestation : « La Vierge Marie avorterait aussi », « Nous avons été trompé·es, la Vierge a baisé ». De son côté, la défense a fait allusion au « droit légitime », pour « celles qui en subissent les conséquences », « de protester face à la menace de régression de la loi sur l’avortement » qui faisait alors l’objet d’une « proposition de loi absolument anachronique et misogyne2 ». Une première plainte de l’Association espagnole des avocats chrétiens, qui estimait qu’il s’agissait d’une atteinte aux symboles de la religion catholique, a été classée sans suite en première instance. Cependant, la persécution judiciaire s’est poursuivie.

6Mais la « Sororité de la Chatte Insoumise » n’avait en réalité fait que ce qui se faisait depuis des siècles à Séville, où les processions et les cantiques ont toujours été un outil de construction de la ferveur populaire, en particulier du dogme de l’Immaculée Conception. Ce qui est au cœur de ce dogme est de savoir si Marie a été conçue ou non sans péché. Autrement dit, cela ne concerne pas tant la conception du Christ que celle de la Vierge : était-elle comme nous tous·tes marquée du péché originel commis par Adam et Eve, ou Dieu avait-il prévu dès sa naissance qu’elle échappe au péché ?

7Ce dogme est à l’origine d’un désaccord historique. La lutte entre les ordres de l’Église a débuté en 1387 à l’université de Paris, et s’est poursuivie pendant près de cinq siècles. Elle a opposé les franciscains — pro-dogme — et les dominicains, refusant l’immaculée conception de Marie. Tout au long de ces débats qui furent vifs et tenaces — puisque le Vatican ne reconnaîtra le dogme qu’en 1854 —, Séville a joué un rôle clé. La ville a envoyé certaines délégations pour convaincre le Vatican — l’une d’entre elles finira par obtenir de Rome que la question soit soumise à l’acclamation populaire. À la suite de cela, d’innombrables dispositifs politiques ont été mis en place. La Séville de l’époque s’est aussi engagée dans la dispute théologique par des moyens iconographiques, puisqu’elle accueillait dans son sein la plus prolifique fabrique d’images de l’Immaculée Conception. L’atelier de Murillo envoyait en effet des peintures de l’Immaculée Conception dans le monde entier, une tâche facilitée par les ardeurs colonisatrices de l’Espagne.

8Dans la péninsule, les actions festives pour que l’Église accepte le dogme comprenaient des processions avec un cantique composé par Miguel Cid : « Todo el mundo en general a voces, Reyna escogida, diga que sois concebida, sin pecado original » (« Tout le monde en général fredonne que la reine fut conçue sans péché originel »). Mais ce texte a aussi fait l’objet de reprises malveillantes et sombres : des compositions qui désignent des personnes spécifiques, dans le but de faire taire les voix opposées, principalement celles de la faction dominicaine. « Aunque le pese a Molina, y a los frailes de Regina, y al prior y al provincial, la Virgen fue concebida sin pecado original » (« Malgré les regrets de Molina, des moines de Regina, du prieur et du provincial, la vierge fut conçue sans péché originel »). Ou cette autre version : « Aunque le pese a Lerma/ y a la Sacra Majestad,/ la Virgen fue concebida/sin pecado original » (« Même si cela pèse sur Lerma / et sur la sainte majesté/ la vierge fut conçue / sans péché originel »). Domínguez et Sánchez donnent des exemples de cas d’agressions contre des Dominicains. Des jeunes gens armés de pierres attaquaient des personnalités qui s’opposaient à la dynamique générale pro-immaculiste. L’utilisation du dogme de l’Immaculée Conception comme arme d’affrontement territorial dans la Séville du xviisiècle fut donc la face cachée de l’histoire virginale : un peuple pauvre, brutalement décimé par les épidémies, s’accroche aux fêtes, pas nécessairement par ferveur religieuse, mais plutôt en compensation des énormes souffrances des siècles d’or à Séville.

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Figure 4. Anonyme (1662), Fiestas de consagración de la Iglesia del Sagrario de la Catedral del Sevilla [huile sur toile].
Dans le centre de l’image se trouve la Vierge Immaculée présidant les festivités.

9Il semble que les choses n’aient pas beaucoup changé à Séville : au fond, les disputes autour du corps des femmes (saintes ou non, souillées du péché ou non, procréatrices ou non) continuent d’être alimentées. Si dans l’hagiographie, les causes les plus fréquentes des souffrances des saintes trouvent leur origine dans leur désir de conserver leur virginité pour le Seigneur, celles de bien des femmes aujourd’hui sont encore liées à leur corps sexuel. Au xxie siècle, l’énorme vagin brandi par la « Sororité de la Sainte Chatte », en plein Séville, installe une continuité imaginaire avec les festivités dont la ville s’était abreuvée à l’époque.

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Figure 5. Juan de Roelas (1616), Alegoría de la Virgen Inmaculada [huile sur toile], Museo Nacional de Escultura, Valladolid, Espagne. Dans la zone inférieure, on peut observer la congrégation en faveur du dogme de l’Immaculée Conception.

10En 2018, d’ailleurs, toujours à Séville, un autre vagin a été dévoilé, cette fois-ci pictural. Il présentait les attributs de l’Immaculée Conception tels que le peintre Pacheco, beau-père de Velázquez, les avait établis : couleurs bleues et blanches, tons argentés comme les étoiles (ici : des plaquettes de pilules et non des matériaux nobles), corps marial (ici : une vulve ouverte et non la Vierge en grâce) soutenu célestement par des nuages de meringue où l’on peut apercevoir la bouche d’anges supposés bavards. Par allusion au vagin en latex de la Sororité de la Sainte Chatte et en écho aux luttes féministes, le tableau s’intitule Sagrado Coño Insumiso al Techo de Cristal en la Universidad de Sevilla. Alabado sea, Bendito sea, Loado sea, c’est-à-dire « La Sainte Chatte Insoumise au Plafond de Verre de l’université de Séville. Louée soit-elle, Bénie soit-elle, Louée soit-elle ». Il rend à nouveau visible l’invisible : cette fois-ci, un supplice bien de nos jours, le harcèlement. L’autrice, qui signe le tableau, sous le pseudonyme d’Inma la Inmunda [Inma l’Immonde], a intégré des lettres anonymes et menaçantes et des dossiers dénigrants lui étant destinés. L’image s’apparente ainsi à la figuration d’un martyre contemporain.

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Figure 6. Inma la Inmunda (2018), Sagrado Coño Insumiso al Techo de Cristal en la Universidad de Sevilla [technique mixte sur panneau].

11« Qui est Inma la Inmunda », ai-je demandé à ChatGPT ? « Je suis désolé de vous dire que je n’ai aucune information sur une personne appelée “Inma la Inmunda”. » ChatGPT s’est révélé extrêmement maladroit, contrairement à son cousin Google, qui m’a informée qu’Inma la Inmunda était un pseudonyme dont la fonction était de rendre visibles, par le biais de l’art, les actes de violence collective. Sur le blog de l’artiste (Machacadas), on pouvait lire dès 2018 : « Ils m’appellent Inma la Inmunda parce que je travaille avec la saleté du pouvoir, en particulier à l’université de Séville. » L’artiste a en effet représenté les nombreux éléments qui construisent le harcèlement de groupe contre une personne, dans l’environnement de travail, en particulier dans l’environnement artistique de Séville. Dans les œuvres d’Inma la Inmunda, les agresseurs (initiateurs, auteurs et incitateurs au martyre) partagent en quelque sorte la paternité artistique des tableaux, puisque leurs messages d’agression y sont intégrés.

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Figure 7. Logo de Inma la Inmunda. Pseudonyme et marque déposée. Source : Oficina de Patentes y Marcas Registradas, no M-3683422.

12Le logo d’Inma la Inmunda illustre bien cette logique. On y voit un bousier construisant une sphère à partir d’immondices puisés dans un fumier coloré. Il laisse entrevoir l’objectif de créer la perfection à partir de détritus moraux, à l’instar de la fleur de lotus, dont la beauté naît de la pourriture la plus fangeuse. Ce parallèle entre l’impur et le divin n’a rien d’anodin. Il y a quelque chose de sacré dans le geste d’agir dans l’obscurité, depuis les détritus, quelle que soit leur saleté.

13Ce logo et sa sphère de fumier offre un contraste avec une autre image bien ancrée dans la culture de Séville : celle de la boule de lumière célestielle que Marie tient parfois au niveau de son ventre. La Vierge de la boule de lumière est apparue encore récemment dans la province de Séville, avant que ces annonces ne se révèlent n’être que des canulars. Séville semble donc être à nouveau un terrain fertile pour les fausses nouvelles du monde de la divinité. C’est peut-être à cause de ces cas que, le 15 avril 2023, l’« Observatoire des apparitions et des phénomènes mystiques liés à la Vierge Marie dans le monde », créé au Vatican au sein de l’Académie pontificale mariale internationale (PAMI), est entré en activité pour la première fois. Le but de l’Observatoire est d’étudier et d’authentifier les apparitions mariales. Le rôle de cet institut semble tout à fait nécessaire vu l’actualité et la récurrence de ces apparitions.

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Figure 8. Image éditée par les fidèles des apparitions de Pedrera à Higueron, illustrant la « Vierge de la boule de lumière ». Apparition contemporaine non-reconnue par Rome, dans la province de Séville.

14Mais revenons à Inma la Inmunda. En 2017, elle a réalisé un autoportrait sous le titre Inmaculada de la Arquitectura Patriarcal (« L’Immaculée de l’Architecture Patriarcale »). Cette peinture a été la pierre angulaire du développement du projet « Maculadas sin remedio » (« Irrémédiablement Maculées ») et de l’exposition que j’ai organisée sous ce nom deux ans plus tard, en 2019. Le projet mettait en évidence l’absence de perspective de genre dans les célébrations à Séville du quatrième centenaire de la mort de Murillo, peintre de l’Immaculée Conception, commémorant également les événements autour du dogme. D’un point de vue institutionnel, Murillo est devenu l’image de marque de la ville.

15Cet autoportrait expose encore une fois les traces du calvaire d’Inma la Inmunda, en les intégrant sous forme de pilier sur lequel se trouvent les messages dénigrants qu’elle a reçus. Cette image montre le harcèlement comme l’un des piliers qui soutient l’architecture patriarcale de notre société.

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Image 10000201000001680000031A904675D286513B40.pngFigure 9. Inma la Inmunda (2017), Inmaculada de la Arquitectura Patriarcal [et détail du rapport dénigrant], [technique mixte].

16Cette symbiose du plus terrible, du plus violent et du plus sombre déguisé en lumière est encore présente dans son travail le plus récent : un work in progress sous la forme d’une carte des martyres modernes. Dans cette cartographie émotionnelle, 257 lieux montrent des noms de rues, des avenues, des monuments, liés à l’abus, au dénigrement, à la stigmatisation, au rejet, etc. L’œuvre, intitulée La Manada City renvoie d’ailleurs à l’affaire dite de « la manada » (la meute), viol collectif d’une jeune fille lors des fêtes de la San Firmin à Pampelune en 2016, à la suite de laquelle le législateur espagnol a modifié son code pénal. Avec cette Carte commémorative des quatre derniers siècles de patriarcat, l’artiste a non seulement produit une carte émotionnelle de la violence cachée, mais a également doté la surface picturale de prétentions de grandeur : un éclat doré, comme dans les pasos de la Semaine sainte ou dans les retables des églises baroques de Séville. Par la cartographie, la dimension locale et autobiographique d’expériences vécues dans la ville de Séville s’élève donc à une dimension globale, voire à une forme de transcendance, de dystopie littéraire.

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Figure 10. Inma la Inmunda (2018–2021), La Manada City. Commemorative Map of the Last Four Centuries of Patriarchy [technique mixte, 3 × 4 mètres].

17À l’instar d’autres processus de transformation culturelle promus par l’Église dans son expansion évangélisatrice et colonisatrice (comme l’« accommodation » promue par l’ordre des Jésuites, visant à mieux s’adapter et à saisir une culture pour y mener des missions d’évangélisation), nous trouvons dans ce cas une autre transformation, plus contemporaine, plus postmoderne. Ainsi, les lieux « saints » inscrits sur la carte de La Manada montrent et nomment la culture patriarcale : avenue des Saints Barbie et Kent (sic), checkpoint du ravin de Saint-Égoïste, avenue des Incendiaires de la Terre Mère, sanctuaire du Pèlerinage de la boucle sans fin, décharge de la Conscience mondiale, chapelle des Anges harceleurs, etc. L’invention et la désignation poétique de ces 257 lieux constituent une expérience transformatrice grâce à un énorme travail littéraire, qui produit une sorte de chronique urbaine et dystopique, où se mélangent la description d’espaces de souffrance et une vision satirique du martyre enduré par les femmes. Sur ces chemins contemporains du harcèlement collectif, Inma la Inmunda nous enseigne qu’il n’y a pas d’immonde sans divin : c’est le travail sur le premier qui permet le second. En ce sens, avec La Manada City, une transcendance proche du divin naît de l’expérience d’avoir ingéré, avalé, digéré et excrété l’injustice, en lui donnant une apparence d’une grande beauté.

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Figure 11. Détails de La Manada City. Commemorative Map of the Last Four Centuries of Patriarchy. Les étiquettes montrent l’information reprise sur cette sorte de Google Earth auquel ont été ajoutées des mains de Murillo paintes par Inma la Inmunda.

18Nous comprenons ainsi mieux la politique de signature de l’artiste. Elle réserve en effet le pseudonyme d’Inma la Inmunda à des œuvres relatant des martyres prolongés dans le temps, tandis qu’elle utilise le nom d’Inma la Magnánima dans des œuvres où elle parle de sa ville natale Cádiz, là où elle crée son propre temple phénicien pour fuir la Séville véhémente et violente. Elle se débarrasse ainsi des processus de violence vécus et entame l’appropriation queer des insultes qui l’ont visée. Elle établit avec elle-même une relation étrangère à la calomnie et à l’insidiosité du harcèlement moral. C’est par exemple le cas du récit photographique intitulé « La piedra de Inma la Magnánima » (« La pierre d’Inma la Magnanime »).

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Figure 12. Inmaculada Rodríguez Cunill, La piedra de Inma la Magnánima, Confluencia. Revista Hispánica de Cultura y Literatura, vol. 37, n. 1.

Notes

1 « Librada » pourrait se traduire par « débarrassé ».

2 En 2014, le gouvernement de droite approuve une réforme de la loi concernant l’IVG dans laquelle l’interruption de la grossesse dans les premières 14 semaines n’était plus un droit et pourrait constituer un délit sauf dans des cas spécifiques, réduisant énormément ces derniers supposés. Grâce à la mobilisation féministe nationale et internationale, cette réforme a été retirée peu après son approbation et le ministre a été démis de ses fonctions.

Pour citer cet article

Inmaculada, «De l’immonde au divin», Eigensinn [En ligne], Saintes, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=145.

A propos de :  Inmaculada

Université de Séville