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Celles qui ne meurent pas
trad. fr. C. Leroy, Paris, Grasset, 2022, p. 52–54.
Cet extrait est reproduit avec l’autorisation des éditions Farar, Straus and Giroux et des éditions Grasset.
1La poète et essayiste américaine Anne Boyer a 41 ans lorsqu’on lui diagnostique un cancer du sein. Dans Celles qui ne meurent pas (trad. fr. 2022, éd. anglaise [États-Unis] 2019), elle construit à partir de son expérience en première personne un cheminement littéraire, philosophique et politique qui tout à la fois désingularise la maladie et pointe les responsabilités politiques et collectives derrière elle. On y chemine en compagnie d’Alice James, de Charlotte Perkins Gilman, de Kathy Acker, de Rachel Carson, de Susan Sontag ou encore d’Audre Lorde. On y suit surtout l’écriture de Boyer avec sa délicatesse, sa drôlerie et son érudition. En 2020, ce livre a été récompensé du Prix Pullitzer de l’essai.
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2Une personne atteinte d’un cancer agressif est rarement dans une position où elle peut se passer des prières, de la magie ou de l’argent des autres. Des amis organisent une cagnotte sur Internet. Des connaissances me donnent des cristaux. Sur le conseil de quelqu’un, j’essaye la régression de mémoire et au lieu de la royauté qui semble être le lot de tout un chacun en matière de vies antérieures, je suis un vieux mendiant lépreux, malade et plus triste que je ne l’ai jamais été. Dans une autre vie, je suis un enfant qui passe plus de temps à mourir qu’à vivre. Je ne crois à rien de tout ça, mais je trouve logique qu’à travers toutes les vies possibles et imaginables, j’aie été la meilleure version possible de personne.
3Dans l’Antiquité, les temples de guérison étaient construits dans des vallées près de sources et de grottes. Les malades apportaient au dieu Asclépios des ex-voto de la forme du membre atteint en échange d’une guérison : jambes, bras, globes oculaires sculptés. Le bruit courait que les pouvoirs d’Asclépios étaient si grands qu’il pouvait faire revenir les gens d’entre les morts grâce au sang de Méduse. Certains disaient que sous le plus majestueux des temples d’Asclépios se trouvait une fosse remplie de mille serpents. Ces serpents de temples étaient parfois relâchés au milieu des consultants qui étaient toujours heureux de les voir, croyant que leur ondulation sur un orteil pouvait les guérir. Les images oncologiques contemporaines représentent surtout des visages et tous sont éclatants, d’un bonheur qui touche tous les âges et toutes les origines. Les visages qui rayonnent sur cette documentation montrent le cancer comme rituel social (un crâne chauve, un ruban de la bonne couleur) mais ne montrent rien de la souffrance, ni celle due au cancer ni aucune autre — due au travail, au racisme, à une rupture sentimentale, à la pauvreté, à la maltraitance, à la déception. Nos temples collectionnent les sourires stérilisés de toute histoire, chaque photo de nos maladies formant un ex-voto de bonheur étincelant et douteux.
4Si j’avais été consultante à l’époque d’Aristide, j’aurais dû apporter une offrande de calculs étranges, frôlant une inévitabilité mortelle. Je ne me sentais pas malade. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai. Durant les semaines entre la découverte de la tumeur et le début de la chimiothérapie, la tumeur a commencé à me faire mal et n’a plus arrêté ensuite, sa vie a fait du bruit contre la mienne. J’ai demandé à la chirurgienne si c’était parce que la tumeur se développait et que c’était un cancer très agressif, et elle a répondu, oui, avec ce genre de cancer, probablement. J’aurais su que j’étais malade bien assez tôt. Je me serais présentée à Asclépios avec mon sein gauche en ex-voto.
5J’ai commencé à collectionner des images de sainte Agathe tenant un plateau chargé de ses seins tranchés. Agathe est la sainte patronne du cancer du sein, des incendies, des éruptions volcaniques, des femmes célibataires, des victimes de torture et de viol. C’est aussi la sainte patronne des tremblements de terre parce que quand ses tortionnaires l’ont amputée des seins, le sol s’est mis à trembler en guise de représailles.