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La femme appelée « Marie Madeleine »
1Toutes deux s’appellent Marie. Elles sont saintes. L’une est égyptienne, l’autre est née à Magdala en Galilée. On les confond fréquemment. Bien des scènes de leurs vies se ressemblent au point que certains ont tenté de voir une seule et même femme réunie dans ces deux existences. Ce qui marque les esprits est, dans les deux cas, que ces femmes furent d’abord « pécheresses » avant de se repentir en vivant dans le désert dans un profond dénuement et d’avoir leurs cheveux pour seuls vêtements avant d’être portées au ciel par les anges à l’heure de la mort.
Marie Madeleine dans le désert
Marie l’Égyptienne dans le désert
Marie Madeleine portée par des anges
Marie l’Égyptienne portée par des anges
Marie Madeleine tenant un pot à onguent
Marie l’Égyptienne tenant trois pains
Marie Madeleine vêtue de ses cheveux
Marie l’Égyptienne vêtue de ses cheveux
2Marie Madeleine est citée à de nombreuses reprises dans le Nouveau Testament où elle tient un rôle non négligeable dans la vie du Christ et lors de sa résurrection : Marie Madeleine lave les pieds de Jésus de Nazareth / Marie Madeleine et son frère Lazare ressuscité / Marie Madeleine chez sa sœur Marthe / Marie Madeleine au pied de la croix du Christ / « Noli me tangere » ou Marie Madeleine et le Jardinier. La suite de son existence est mentionnée par Jacques de Voragine1 et connait quelques épisodes situés en Provence2. Marie l’Égyptienne, quant à elle, toujours suivant Jacques de Voragine, « passa 47 ans au désert, dans une austère pénitence […] vers l’an du Seigneur 270, du temps de Claude3 ».
3Daniel Arasse soutient que « Madeleine aux grands cheveux n’a jamais existé. C’est une invention. De qui ? On n’en sait rien. De personne sans doute. Ça a dû se faire peu à peu. » Elle serait la synthèse de trois femmes issues du Nouveau Testament : la prostituée de Naïm, qui a lavé les pieds de Jésus ; une femme appelée Marie, surnommée Madeleine parce qu’elle venait de Magdala, dont Jésus a chassé les sept démons et Marie, la sœur de Marthe. La créature ainsi produite fait le lien entre Ève, une fois commis le péché originel et Marie, mère de Jésus, vierge et immaculée4. Florent Pouvreau dans une étude extrêmement fouillée et documentée poursuit la réflexion de manière moins abrupte en suivant les traces de Marie Madeleine et en étudiant une légende du ixe siècle, la Vita eremitica beatae Mariae Magdalenae, qui mentionne « une période de réclusion érémitique de trente ans […] équivalente à celle de l’Égyptienne5 » et, en ce qui concerne la nudité de Marie Madeleine, « l’auteur de La Légende dorée la relègue à la fin du récit et l’attribue à Flavius Josèphe. Même discrète, sa présence à la fin de la légende offrira alors l’occasion de représenter la sainte dévêtue et recouverte par ses cheveux6. »
4Mes connaissances, tirées du plaisir de la collection dans le domaine des études hagiographiques, ne me permettent pas de prendre parti. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de cet article qui porte sur l’iconographie de « Marie Madeleine vêtue de ses cheveux » et de quelques autres femmes qui, suivant les époques et les milieux, sont également vêtues ou dépourvues de poils et de cheveux couvrant leurs corps.
5Cette question nous conduit à chercher à savoir comment l’homme et la femme nouvellement créés vivaient au sein du jardin d’Éden en compagnie des animaux eux-mêmes recouverts de plumes, de poils ou d’écailles. En tout état de cause, il faudra choisir : ou bien nous nous fions à l’iconographie traditionnelle, dûment reproduite depuis des siècles et des siècles et Ève, notre mère à tous, est une parfaite jeune femme glabre sur tout le corps — à l’exception toutefois d’éventuels poils pubiens généralement masqués à la vue par une branche, une feuille ou une main —, ou bien nous accordons foi à Monsieur Darwin dont les théories, malgré quelques avatars, semblent concluantes et Ève, notre mère à tous, est une guenon velue. N’en déplaise au célèbre savant, j’incline à préférer la première option. Et ainsi commence l’histoire : « Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre7. » Senza vergogna, les habits étaient ignorés, le regard n’était pas concupiscent, les feuilles, inutiles, et Ève toute nue était parée de ses longs cheveux.
Nue
6La nudité est affaire de temps et de jugement. On se rappellera l’intervention de la maréchaussée faisant décrocher en 1917 des murs de la galerie parisienne de Berthe Weill les tableaux d’Amedeo Modigliani parce que les nus « avaient des poils » (pubiens, s’entend), mais aussi la censure opérée — parties floutées ou recouvertes de bandes noires — par des médias anglo-saxons pour les mêmes raisons sur les reproductions d’une toile du même artiste mise en vente chez Christie’s, à New York, en 2015.
7Nous le comprenons bien, à ce stade, plus que de nudité, il est question de pilosité ; de la pilosité qui renvoie à l’animalité, à la sauvagerie en opposition à la pureté « naturelle », sœur de la virginité tout aussi « naturelle », exempte de tout péché, celle de Ève, évidemment au premier matin.
Figure 1 : Hartman Schedel, Liber Chronaricum, Nuremberg, Anton Koberger éditeur, 1453, f. XII.
8Hartman Schedel reproduit dans la Chronique de Nuremberg (Liber chronicarum8) des vignettes représentant des êtres étranges rencontrés en Afrique, en Asie… (les pays par-delà la mer) parmi lesquelles on découvre la gravure sur bois d’une femme dont le corps est abondamment couvert de poils (Mulieres cum barbis) à l’exception du visage, des seins, des mains, des pieds et des genoux qui sont glabres, assise sur le sol, la tête ornée d’une ample crinière qui descend jusqu’au bas du dos. Les curieuses créatures — il serait déplacé de parler de « monstres » tant l’intérêt qui leur est porté est grand — reprises dans le chapitre Seconda Etas Mundi et qui accompagnent une carte du monde sont celles qui apparaissent régulièrement dans les chroniques et les récits de voyage. À savoir, entre autres : les Cynéphales (hommes à tête de chien), les Sciapodes (hommes possédant une seule jambe et un pied immense), les Hermaphrodites, les Manticores (êtres composite : corps de lion, queue de scorpion, visage d’homme), les Lycanthopes (hommes-loups), les Cyclopes (un œil unique), les Blemmyes ou Aképhaloi (hommes sans tête et portant un visage sur le haut du corps), les Phanesii (hommes possédant de longues oreilles dont ils s’enveloppent pour dormir)…
9Mais ne nous y trompons pas, cette femme couverte de poils n’est pas une simiesque femelle et Jean de Mandeville, par exemple, dans son Voyage autour de la Terre (Itineraria), situe et décrit cette humanité disgraciée — suivant la belle appellation de Christiane Deluz9 — : « Dans différentes îles d’Andaman, il y a une autre sorte de gens qui marchent sur les mains et sur les pieds, comme des bêtes, ils sont tout velus et grimpent facilement sur les arbres aussi rapidement qu’un singe10. » Il poursuit en signalant qu’en Éthiopie, on trouve des Sciapodes, dans une des îles de l’archipel de Nicobar, des Cynocéphales, dans différentes îles d’Andaman, des Cyclopes, des Hermaphrodites, des Blemmyes et « ces gens tout velus qui marchent sur les mains et sur les pieds ».
10Quelques pages plus loin, il nous entretient d’une autre population où « les gens sont très beaux, mais ils sont très pâles. Les hommes ont des barbes bien peu fournies, avec peu de poils et bien longues. Un homme a à peine cinquante poils dans sa barbe, à part un poil de-ci, de-là, comme la barbe d’un léopard ou d’un chat. Il y a en ce pays de très belles femmes, plus qu’en nul autre pays de par-delà la mer11. »
11On le sait, Jean de Mandeville, à l’exception de quelques périples qu’on lui connait, reprit à son compte les relations de voyages faites avant lui par des aventuriers et des pèlerins. C’est dire qu’il mêle dans son livre, qui connut un succès immense, des faits et des fables, certaines réalités observées et certaines réalités espérées ; ceci ne ressortit pas de deux pensées opposées, mais se fond dans le « par-delà, dans le domaine de l’étrange, où la merveille remplace la légende12 », dans une logique et intrigante inscription qui prend racine dans ce qui était appris.
12Ainsi, suivant l’antique, et biblique, tradition, Japhet, Sem et Cham, les fils de Noé, après l’offense faite par Cham à son père et la malédiction de Noé13, se sont répartis les continents et Japhet reçu l’Europe, Sem, l’Asie et Cham, l’Afrique, « et c’est en raison de ces trois frères que la terre est divisée en trois parties », reprend Jean de Mandeville qui poursuit en exposant que « les ennemis issus de l’Enfer venaient souvent coucher avec les femmes de la génération (de Cham) et engendrèrent diverses gens défigurés, les uns sans tête, les autres avec des grandes oreilles […] De cette génération de Cham sont venus les peuples païens et les gens divers qui sont dans les îles de la mer14. » Ces créatures, issues tout comme nous d’un glorieux aïeul, paient l’humiliation faite au père dans l’ignorance de la vraie foi. Une humanité disgraciée, recouverte de poils sur tout le corps pour certains et certaines de ses représentants.
Velue
13Pour autant nous n’en avons pas fini avec la pilosité en tous genres et, dans un autre registre, la mandragore produit, mutatis mutandis, des images proches de celles qu’embrassent les illustrations vues précédemment.
14Traditionnellement, on découvrait dans les formes de la mandragore des similitudes avec le corps humain. La chevelure abondante était fournie par les feuilles de la plante, un corps et des jambes tordues apparaissaient dans la racine, enfin les radicelles faisaient penser à des poils plus ou moins longs diversement répartis (barbe, cheveux, poils) sur les membres et la poitrine du sujet. Logiquement on classait les racines en types masculin et féminin comme le montrent nombre d’ouvrages de botanique illustrés15. Pierre André Matthiole (Pietro Andrea Mattioli) dans les commentaires qu’il rédigea sur le De materia medica de Pedanius Dioscoride (20/40 – ca 90), en distingue de deux sortes :
Aucuns appellent la mandragore Antimelum, les autres Circea, parce qu’on estime la racine être bonne es breuvages pour faire aimer. Il en a deux espèces. La noire qui est la femelle appelée Thridacia a les feuilles étroites et moindres que la laitue d’une odeur forte et mauvaise, étendues par terre. Elle produit des pommes comme cornes, palles odorantes, dans lesquelles y a une graine grosse comme celle des poires. Elle a deux ou trois racines fort grandes, entortillées ensemble, noires au dehors, blanches au-dedans, couvertes d’une écorce épaisse. Elle ne jette point de tige. L’autre mandragore est blanche, appelée malle [mâle], d’aucuns Morion. Ses feuilles sont grandes, blanches, larges, lissées comme celle de la bette. Ses pommes sont deux fois plus grosses que celle de la femelle, d’une couleur tirant sur le safran, d’une odeur bonne, aucunement forte, lesquelles rendent les bergers endormis et assoupis quand ils en mangent. Sa racine est semblable à celle de la femelle, plus grande et plus blanche. Elle n’a point de tige16.
15Par ailleurs, suivant la tradition et les auteurs anciens (Théophraste, Pline, Dioscoride…), la mandragore17 était à ce point maléfique que le cri qu’elle poussait lors de la cueillette pouvait rendre fou celui qui l’entendait, voire provoquer sa mort. On proposait de se boucher les oreilles avec de la cire et d’attacher la plante par une corde à un chien qu’on attirait ensuite par de la nourriture pour l’extraire du sol. Certains affirment que le chien, parfois, y perdait la vie. Le lecteur prendra connaissance des différents aspects des légendes liées à la plante en lisant l’article fort bien documenté de Luc Menapace18. Cependant, en dehors de ces aspects magiques et diaboliques, on reconnaissait à la plante de nombreuses vertus. Hildegarde de Bingen qui mettait en garde contre « les vertus dangereuses pour rendre de nombreux services aux magiciens et produire des visions », en a recensé un grand nombre dont une qui a trait à une sexualité intempestive :
Si un homme, soit sous l’effet de pratiques magiques, soit à cause de sa propre chaleur, a perdu toute retenue, qu’il prenne une partie de mandragore en forme de femme, purifiée dans une fontaine, comme je l’ai dit plus haut, qu’il la garde attachée, trois jours et trois nuits, entre la poitrine et le nombril ; puis qu’il divise ce même morceau en deux parties : qu’il en garde une attachée trois jours et trois nuits sur chaque hanche ; mais qu’il réduise en poudre la main gauche de cette silhouette, qu’il ajoute à cette poudre un peu de camphre, qu’il la mange, et il sera guéri.
Si c’est une femme qui éprouve les mêmes ardeurs dans son corps, qu’elle prenne entre sa poitrine et son nombril une plante en forme de mâle et qu’elle fasse avec elle ce qui a été indiqué plus haut19.
Figure 2 : Erbario, manuscrit, xve siècle, f. 36 ro, LJS 419, Pennsylvania Libraries Manuscripts, University of Pennsylvania Libraries, Schoenberg Institute.
16Le principe « mâle / femelle » de la mandragore est confirmé dans l’utilisation « médicale » proposée par la moniale bénédictine aussi bien en ce qui concerne la plante que le patient ; la femme qui connait des « ardeurs dans son corps » prendra une plante mâle et l’homme, « soit sous l’effet de pratiques magiques, soit à cause de sa propre chaleur » prendra pour les apaiser une plante femelle. Les deux racines possèdent nettement (suivant les images du temps) des attributs soit féminins : cheveux longs, seins, vulve ; soit masculins : barbe, pénis20.
Peinte
17À la fin du xvie siècle parait Les Grands Voyages de Théodore de Bry, chronique consacrée au Nouveau Monde. L’ensemble des gravures montre des scènes très détaillées de la vie quotidienne de plusieurs peuples de la Virginie : les hommes, les femmes, les nobles, les sorciers, la pêche, les festins, les danses, les constructions mais aussi, et avec beaucoup de détails, des scènes de cannibalisme, auxquelles viennent curieusement s’ajouter cinq portraits (hommes et femmes) du peuple Picte. Cette décision est suffisamment exceptionnelle pour qu’on s’y arrête :
Le peintre qui m’a donné les portraits de la Virginie m’a confié également les cinq portraits suivants, provenant, disait-il, d’une vieille histoire anglaise. J’ai pensé qu’il valait la peine de les joindre aux précédents, pour montrer que les habitants de l’Angleterre d’autrefois n’étaient pas moins sauvages que ceux de la Virginie21.
18Il s’agit de « quelques portraits des Pictes, anciens habitants de la Bretagne » gravés par Théodore de Bry « à partir de modèles reçus de John White » et plus particulièrement ceux d’une femme picte et d’une jeune fille picte qui « laissaient, tête nue, flotter leurs cheveux dénoués et épars22 ». Les deux femmes sont de face, nues, debout, leurs longues chevelures blondes tombent dans le dos des modèles jusqu’au niveau des fesses et elles sont ornées d’un réseau de peintures qui mettent en valeur leurs corps ; des ornements guerriers, griffons, soleils, lunes, étoiles… pour la femme, des fleurs pour la jeune fille. Les modèles sont présentés dans un semblant de paysage anglais avec maisons, fermes, criques et navires.
19Les gravures de Théodore de Bry seront la référence visuelle pendant deux siècles de la connaissance pour les européens des Indiens d’Amérique du Nord auxquelles, avec les planches consacrées aux Pictes, « s’ajoutait l’idée que les sauvages américains se trouvaient dans un état d’évolution “primitive” » qui avait été sans doute celui des Européens — des conquérants anglais en particulier — quelques siècles plus tôt23. C’est en ce sens que les peintures et les ornements qui couvrent les corps présentés ici sont caractéristiques « d’un état d’évolution primitive », reconnus auparavant et sous d’autres cieux par la seule profusion de poils et de cheveux.
Figure 3 : Théodore de Bry, Femme Picte, 1591–1598. Gravure, Admiranda Narratio… Les Grands Voyages.
Nudita
20On a vu à quel point les figures de Marie Madeleine et de Marie l’Égyptienne se confondent, mais pour autant Florent Pouvreau, dans l’ouvrage qui reprend sa thèse de doctorat, interroge longuement, avec moult détails iconographiques et historiques, les représentations de Marie Madeleine portée par les anges et, entre autres, la sculpture, superbe, de Tilman Riemenschneider24 où un duvet apparaît sur le corps de la sainte. « La chevelure surabondante est d’abord le signe de la féminité et l’hirsutisme peut fonctionner dans ce cadre comme l’évocation des anciens péchés25. […] Dans cette perspective, le pelage de la sainte marque avant tout le caractère exceptionnel de son parcours spirituel. Échappant à l’ordre commun par sa grande familiarité avec le Christ, avec lequel elle s’unit spirituellement et sensuellement, elle porte sur son corps le symptôme visible de sa surnature26. » Le corps de la sainte, ainsi qu’on le voit dans d’autres œuvres, est recouvert d’un duvet sauf en ce qui concerne le visage, le cou et les seins, les mains, les pieds et les genoux — souvenons-nous de la gravure d’une femme des pays d’au-delà de la mer, Mulieres cum barbis vue précédemment — ; la chevelure abondante descend depuis les épaules jusqu’au pubis, qu’elle cache.
21« Le corps de la bête est devenu le corps de l’ange27. »
22Daniel Arasse, qui tente d’établir un distinguo entre poil et cheveu, se désole inutilement de ne pas apercevoir la toison de Marie Madeleine, toujours masquée par sa chevelure : « Si elle les montre [ses cheveux], si elle les étale, les dénoue, les exhibe, c’est pour mieux cacher ses poils28. » Rappelons qu’un branchage ou un feuillage ne laissaient rien apparaître quand Ève vivait au Paradis et que, plus tard, la censure a fait le reste.
23À ce propos, on se souviendra que les représentations de la mandragore sont bien moins prudes puisque certaines d’entre elles, comme il fut dit plus haut, exhibent franchement seins, cuisses, hanches, vulves et poils. Mais, me dira-t-on, on est là dans un tout autre domaine, loin de la sainteté ou de la repentance.
24Pas si loin, en fait, si on considère que, dans le domaine de la représentation de la nudité, l’image précisément dit quelque chose de la scène qu’elle illustre ainsi qu’Erwin Panofsky le signalait en précisant que « la théologie médiévale distinguait en morale quatre significations symboliques de la nudité : nudita naturalis, l’état naturel de l’homme, qui engage à l’humilité ; nudita temporalis, le manque de biens terrestres, qui peut être volontaire (comme chez les Apôtres ou les moines), ou provoqué par la pauvreté ; nudita virtualis, symbole d’innocence (de préférence une innocence acquise au moyen de la confession) ; nudita criminalis, signe de débauche, de vanité, d’absence de toutes les vertus29. »
25Dans ce cadre de lecture, il est clair que Ève est la parfaite représentante de la nudita naturalis et Marie Madeleine, de la nudita temporalis.
26Plusieurs acceptions de la nudité existent simultanément et il est clair que le contexte dans lequel l’une ou l’autre se trouvent représentées, détermine précisément la manière de la voir. Il n’est donc pas question dans cet article de chercher à démontrer qu’une suite « logique » serait inscrite, depuis Ève en passant par les femmes encore à l’état de sauvagerie, les mandragores, les Pictes, jusqu’à Marie Madeleine, mais de porter notre attention sur la richesse des images qui, conjointement, indiquent que des sens nombreux sont à découvrir dans les représentations savantes et dans les images populaires.
27Un ensemble d’images a parsemé l’imaginaire depuis la vénérable représentation de Ève au jardin d’Éden pure et nue aux cheveux flottants ou, a contrario, celle de la femme sauvage, animale, velue, aperçue dans les forêts des contrées lointaines, ou celle, proche et connue, de la mandragore liée aux pratiques magiques ainsi qu’aux mystères de la pratique médicale, ou celle de la femme Picte, guerrière au corps peint, les cheveux épars, opposée aux femmes de la lointaine Virginie ou, enfin, la représentation de la sainte dans le désert vêtue de ses cheveux et, emportée par les anges, revêtue ou non d’un léger duvet masquant partiellement son corps, source de ses péchés dans sa vie terrestre. Ces images sont mêlées à une histoire, à une légende, une foi et, confondues, fournissent aux artistes, peintres, graveurs, sculpteurs, écrivains… un matériau varié qu’ils s’approprient, sciemment ou pas.
La femme appellée « sainte »
28S’il fallait se convaincre de la richesse acquise par le bouleversement des règles et des connaissances établies par la poésie qui « ouvre la nuit à l’excès du désir30 », je ne saurais mieux faire qu’en proposant la lecture de quelques extraits, choisis, issus du texte Sainte31 de Georges Bataille qui relate les aventures d’une prostituée, mère maquerelle, nudita criminalis.
29Je ne sais quelle était la connaissance de Georges Bataille de la légende de Marie Madeleine (on se souviendra qu’il avait envisagé de devenir prêtre et qu’il passa un an au séminaire de Saint-Flour), mais j’en perçois dans ces lignes quelques blasphématoires bribes qui apportent à la vision de Marie Madeleine nue, couverte d’un léger duvet, un élément d’humanité qui me bouleverse et perturbe assurément la bien-pensante image véhiculée depuis des siècles. Car dans la nouvelle de Georges Bataille, la prostituée auréolée est parcourue d’un frisson, sa chair vibre et sa peau réagit à l’émotion, à l’angoisse, au plaisir.
30Voici :
[Le nom de Sainte provient d’un livre qu’ont lu les prostituées de la maison et que Georges Bataille connait.]
— Madame, me dit Thérésa, n’a pas de nom pour nous. Nous l’appelons Sainte. Joséphine l’appelle Madame, mais c’est une bonne. Je l’appelle Sainte. C’est un nom qu’elle a découvert dans un livre que nous avons. Le connais-tu ?
— Oui, répondis-je.
[Georges Bataille inverse les épisodes de la vie de Marie Madeleine et Sainte connait d’abord une vie vouée à la foi et, ensuite, une vie de débauche.]
— Madame a d’abord été religieuse, dit Thérésa. Elle est pieuse, mais le couvent l’a renvoyée. Elle dit qu’elle aime Dieu, mais ce qu’elle aime avant tout, c’est la noce.
[Tandis que le corps nu de Sainte est une provocation à l’amour, ses cheveux forment une monstrueuse auréole autour d’elle.]
Je l’entendis serrer les dents. Elle était encore à plat ventre, ses cheveux lui faisaient une horrible auréole, sa nudité était tout entière une provocation à l’amour.
[Comme on voit Marie-Madeleine portée au ciel par les anges, Georges Bataille voit Sainte dans un nuage, le corps parcouru d’un frisson.]
— Tu vois, dit-elle en gémissant, le corps est assez semblable à ces tronçons de vers que tord un interminable, un inerte frisson.
Dans un nuage, je la vis.
31Peut-on supposer que le duvet visible sur le corps de Marie Madeleine emportée par les anges soit la représentation graphique de ce frisson ?
Figure 4 : Hartman Schedel, Liber Chronaricum, Nuremberg, Anton Koberger éditeur, 1453, f. CVIII ro. Universitätsbibliothek Heidelberg (digi.ub.uni-heidelberg.de).
Notes
1 Jacques de Voragine, La Légende dorée, traduit par J.B.M. Roze, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, p. 456–466.
2 Frédérique Jourdaa, Sur les pas de Marie Madeleine, Rennes, éditions Ouest-France, 2007.
3 Jacques de Voragine, op. cit., p. 284–286.
4 Daniel Arasse, « La Toison de Madeleine », On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Éditions Denoël, 2003, p. 106.
5 Florent Pouvreau, Du Poil et de la Bête. Iconographie du corps sauvage en Occident à la fin du Moyen Âge (xiiie–xvie siècle), Paris, CTHS, 2014, p. 246.
6 Ibidem, p. 247.
7 Genèse, 2, 25.
8 Hartman Schedel, Liber Chronaricum, Nuremberg, Anton Koberger éditeur, 1453, folios XII et XIII.
9 Christiane Deluz, « Préface », Jean de Mandeville, Voyage autour de la Terre, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. XXIX.
10 Jean de Mandeville, Voyage autour de la Terre, traduit et commenté par Christiane Deluz, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 154.
11 Ibidem, p. 155.
12 Christiane Deluz, op. cit., p. XXIII.
13 Genèse, 9, 20–25.
14 Jean de Mandeville, op. cit., p. 167–168.
15 Entre autres : Erbolario, Manuscrit, LJS 419, Penn Libraries Manuscripts, University of Pennsylvania Libraries, Schoenberg Institute ; Erbario di Trento, 1562–1564, Ms 1591, Trento, Castello del Buonoconsiglio ; Johannes von Cuba, Gart der Gesundheit, Mayence, Peter Schöffer, 1485.
16 Pierre André Matthiole, Commentaires de M. PA M médecin senois, sur les six livres de Ped. Diosor. anarzabeen de la matière médicale, ch. LXXI, Lyon, Guillaume Rouillé, 1579.
17 On lira à ce propos l’article érudit de Cécile Nissen, « La Mandragore dans la thérapeutique durant l’Antiquité Gréco-Romaine », New Yperman, Anvers, 2004.
18 Luc Menapace, « La Mandragore : naissance et persistance d’un mythe », L’Histoire à la BnF, 17.02.2019, revu le 09.05.2023 (https://histoirebnf.hypotheses.org/6950
19 Hildegarde de Bingen, Le Livre des subtilités des créatures divines, tome I. Les Plantes, les éléments, les pierres et les métaux, traduit du latin par Pierre Monat, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1996, p. 73.
20 Par exemple : Erbario di Trento, 1562–1564, Ms 1591, folio 11 vo, Trento, Castello del Buonoconsiglio ; Erbolario, Manuscrit, folio 36 ro, LJS 419, Penn Libraries Manuscripts, University of Pennsylvania Libraries, Schoenberg Institute ; Erbolario, Manuscrit, folio 36 ro, LJS 419, Penn Libraries Manuscripts, University of Pennsylvania Libraries, Schoenberg Institute ; ou encore la célèbre planche gravée de Abraham Bosse, Mandragora, 1668 pour L’Histoire des plantes ou Les Plantes du Roi, publié par Denis Dodart en 1676.
21 Théodore de Bry, Admiranda Naratio… Le Théâtre du Nouveau Monde. Les Grands Voyages de Théodore de Bry, 1591–1598, présenté par Marc Bouyer et Jean-Paul Duviols, Paris, Gallimard, 1992, p. 153.
22 Ibidem, p. 154.
23 Marc Bouyer et Jean-Paul Duviols, Les Grands Voyages de Théodore de Bry, op. cit., p. 133.
24 Tilman Riemenschneider, c. 1490, bois de tilleul, Munich, Bayerische Nationalmuseum. Florent Pouvreau, op. cit., p. 260.
25 Ibidem, p. 254.
26 Ibidem, p. 265.
27 Ibidem, p. 266.
28 Daniel Arasse, op. cit., p. 99.
29 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, traduit de l’anglais par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, 2021, p. 221.
30 Georges Bataille, cité par Michel Camus, « Préface », Georges Bataille, Poèmes et nouvelles érotiques, Paris, Mercure de France, 2022, p. 8.
31 Georges Bataille, « Sainte », Poèmes et nouvelles érotiques, Paris, Mercure de France, 2022, p. 93–116.
Pour citer cet article
A propos de : Laurent Busine
Fondateur du MACS, Musée des Arts Contemporains, Grand-Hornu