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Etudes rusées sur lieux communs

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Gianfranco Rebucini

Du « mariage pour tous » à la « famille pour tout le monde » ?

(Mariages)
Article
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Pour une politique queer populaire de parentés d’épareillées

1Dans un article de 2012 publié quelques mois à peine avant l’approbation de la loi dite du « mariage pour tous », j’insistais sur le caractère paradoxalement excluant de l’ouverture de l’institution du mariage pour les couples gais et lesbiens1. En effet, j’affirmais que les avantages et privilèges ouverts par la possibilité nouvelle de se marier pouvaient s’appliquer aux seules unions formées par deux, et seulement deux personnes, et que ces couples devaient en outre posséder assez de revenus et de patrimoine pour bénéficier des avantages, de nature essentiellement économique, ouverts par le mariage civil (abattement fiscal avec le quotient familial et droits d’héritage, notamment). Les couples plus pauvres, sans patrimoine et qui ne payaient pas d’impôts, ainsi que la majorité des LGB2 qui n’étaient pas en couple, restaient exclus des avantages de la loi, sinon dans ses aspects les plus symboliques, alors encore seulement attendus, de reconnaissance et de dignité sociale. Dans les conclusions, avec la revendication de droits nouveaux, j’en appelais déjà à « une autre stratégie politique », qui ne soit plus arrimée à la seule question du mariage, mais qui prenne en compte une vision multidimensionnelle3 de transformation sociale, à l’instar des politiques de libération sexuelle des années 1970. En effet, une des causes de l’étroitesse et de l’inclusion très limitée que je repérais dans le projet de loi — et, avant, dans les revendications des mouvements politiques LGBTQI+ de l’époque — résidait selon moi dans la progressive désarticulation néolibérale du souvenir et du legs issus des luttes d’émancipation des années 1960 et 19704. Ce disant, j’observais une graduelle constitution et fragmentation5 « des identités culturelles prétendument étanches et concurrentes6 » séparant de fait les luttes de libération sexuelle du féminisme, de l’antiracisme et de l’anticapitalisme. Le présent article se propose de s’inscrire dans la continuation de cette critique, mais en offrant une approche beaucoup plus positive et davantage encline à formuler des propositions, de façon presque programmatique, autour des alternatives possibles quant à l’organisation des solidarités familiales ou encore à propos des parentés queer pour tout le monde.

Pour en finir avec le mythe d’une justice sociale queer et investir pleinement les luttes culturelles

2Quelques années passant, en 2017, deux livres parus en même temps rompaient la relative discrétion des critiques envers « le mariage pour tous » et plus généralement contre les politiques des droits en France : le Manifeste contre la normalisation gay d’Alain Naze7 et Homo Inc.orporated de Sam Bourcier8. Ces deux ouvrages se distinguent de façon nette quant à leurs références théoriques, le premier voulant résolument renouer avec une littérature gay plus ancienne faisant une place importante à des figures intellectuelles telles ­qu’Hocquenghem, Pasolini ou encore le Foucault intellectuel public, le second se reliant plutôt aux travaux de théorie queer états-uniens et à la biopolitique foucaldienne. Les deux partagent pourtant une critique de fond de la politique des droits, qui est celle du risque de la normalisation des identités LBG, de leur contrôle et assujettissement de la part de l’État et du capital : préoccupations également centrales dans mes propres développements critiques en 2012.

3Si je partage toujours la critique que j’adressais en 2012 et qu’on retrouve chez ces deux auteurs concernant les transformations contemporaines des politiques LGBTQI+ dans un sens plutôt conformiste et normatif, je voudrais également réviser certaines de mes positions de l’époque et, à l’aide d’une critique de ces travaux plus récents, pointer une certaine vision romantique du caractère prétendument subversif ou même révolutionnaire qui serait intrinsèque aux subjectivités queer et à leurs politiques du point de vue de la justice sociale. Ce « devoir être » subversif et révolutionnaire se retrouve de façon très claire dans le livre d’Alain Naze pour qui, à travers les pratiques « clandestines », l’homosexualité devrait aujourd’hui retrouver l’esprit « délinquant » qui était censé la caractériser dans les années (d’or ?) 1970 et qu’elle aurait malheureusement perdu depuis l’approbation du mariage et la normalisation gay due au consumérisme9. De façon un peu différente, mais convergente, avec l’introduction de la figure du « bon homo » normatif, riche, favorisé (et raciste), seul bénéficiaire des politiques des droits et opposé aux queers et aux trans, véritables porteur·ses de politiques d’émancipation, Sam Bourcier rejoue lui aussi l’opposition entre une bonne et une mauvaise position LGBTQI+ sur la ligne de la « classe ». Ici, le sociologue et activiste queer utilise l’argument économique et la catégorie de classe de la même façon que les auteur·ices états-unien·nes auxquel·les il se réfère (le collectif Against Equality10 et le juriste et activiste trans Dean Spade11, notamment), c’est-à-dire davantage dans le sens sociologique du niveau de revenu et de capitaux, que dans le sens marxiste classique comme catégorie politico-économique au fondement de et déterminée par la lutte des classes12. Ce serait en quelque sorte un certain niveau de vie aisé, et la normalisation qui en suivrait, qui détournerait les sujets et les politiques homosexuelles et/ou queer de leur chemin émancipateur. Le « bon homo » et le « gay normalisé » ne seraient-ils rien d’autre que des sujets avec une « fausse conscience queer », tandis que la « vraie conscience queer » serait celle des homos, des queers et des trans défavorisé·es et/ou racisé·es ? Le principal problème avec ces oppositions entre « bons » et « mauvais » est la tentative acharnée, mais vouée à l’échec, d’appliquer un prisme culturel à la contradiction de classe. Dans le mariage et la famille, le « bon homo » et le « gay normalisé » ne sont pas plus « homos » ni « gays » que leurs homologues hétéros quand il s’agit de leurs intérêts économiques et leurs avantages et privilèges de classe. Inversement, les queers et les trans ne sont pas moins ni plus prolétaires que leurs correspondant·es hétéros quant à leurs rapports aux solidarités familiales et à leur organisation économique. Exactement comme les prolétaires cis-hét13, les queers et les trans pauvres essayent de s’en sortir avec ce dont ielles disposent comme attirails juridiques, en mettant en commun leurs ressources comme ielles le peuvent pour survivre à la précarité et à l’exploitation. Qu’on soit « LGB normalisé·es », « queer », « trans » ou « hétéro·es », en couple ou pas, les avantages et les privilèges du mariage civil, comme il est organisé aujourd’hui, s’appliquent de la même façon différentielle selon notre classe d’appartenance. Bien évidemment, les riches ont beaucoup plus à gagner dans ce système. Si on est en couple et si on a un patrimoine à léguer, des biens en commun et/ou suffisamment d’argent pour pouvoir payer des impôts ou tout simplement acheter ou louer un appartement, l’État viendra à notre secours que l’on soit queer, trans ou cis-hét.

4Considérer qu’il existe une spécificité « gay » ou « homo » qui pourrait caractériser une position de classe : c’est dès lors que le vers me paraît se trouver dans le fruit. Ce n’est pas en tant que « normalisé·es » ou « bon·nes LGB » que les gays et les lesbiennes favorisé·es bénéficient des privilèges économiques dans les sociétés capitalistes, mais juste par leur position de classe. L’idée qu’il existerait ou qu’il devrait exister une politique de justice sociale et/ou émancipatrice LGBTQI+ qui serait l’expression de et/ou qui devrait s’appliquer de façon indistincte à tous les sujets LGBTQI+ me paraît aujourd’hui relever plutôt d’un mythe romantique sans fondement14. Une politique pour la justice sociale doit se fonder sur une politique de lutte des classes, car c’est en s’attaquant à l’exploitation capitaliste au travail (y compris au travail de la reproduction sociale, j’y reviendrai) que les conditions matérielles d’existence pourront véritablement changer. La discrimination homo-lesbo-trans-phobe peut dans certains cas aggraver et intensifier l’exploitation, mais sûrement pas la substituer ou en être le fondement. Quand il s’agit de question de classe, inutile de chercher à montrer la possibilité d’une politique queer et/ou LGBTQI+ qui serait aussi et en même temps une politique de justice sociale, et de chercher à séparer le bon grain queer (pauvre) de l’ivraie gay normative (riche). Cette remarque s’applique d’autant plus quand il s’agit d’évaluer à l’aune de la justice sociale l’application aux subjectivités LGBTQI+ d’une loi comme le mariage civil, fondée sur une norme hétérosexuelle.

5Contrairement à ce que j’ai pu penser auparavant, ce n’est pas (ou pas spécialement) parce que le mariage civil, tel qu’on le connait, est une norme « bourgeoise » et donc porteuse de privilèges et avantages de classe, qu’il est critiquable du point de vue d’une politique d’émancipation queer, mais bien plutôt parce qu’il est foncièrement hétérosexuel, fondé sur un modèle de famille de couple monogame et donc culturellement appauvrissant et restrictif15. À l’inverse de ce que j’affirmais en 2012, il n’y pas de « rapports sociaux de sexualité16 » et la sexualité, au contraire de la race (et du genre), ne sont pas des « modalité[s] par laquelle[s] la classe est “vécue”, le médium à travers lequel les rapports de classe sont expérimentés, la forme sous laquelle la classe est adoptée17 ». Toute analogie entre race et sexualité quant aux questions économiques et à leur matérialité devrait être abandonnée. La sexualité n’a pas non plus la même valence que possèdent les rapports sociaux de genre dans le système capitaliste18. S’il existe une exploitation spécifique du travail de la reproduction sociale qui incombe de façon très majoritaire aux femmes (c’est-à-dire à toute personne considérée socialement comme telle et/ou mise dans cette position dans les rapports sociaux à différents degrés), cela n’est pas vrai pour les subjectivités sexuelles minoritaires, pour lesquelles le travail de reproduction sociale, s’il peut être également intensifié par une oppression distinctive liée à une sexualité minoritaire, ne leur est pas assigné selon une exploitation systémique spécifique, mais bien plutôt par rapport à leur position dans les rapports sociaux de genre. On pourrait même avancer que c’est plutôt la position sociale par rapport à l’investissement et à l’assignation au travail de la reproduction sociale qui caractérise la production d’une identité et d’une position spécifique dans les rapports sociaux de genre. Cette caractérisation par la place occupée dans le travail de la reproduction sociale aurait l’avantage d’une désessentialisation radicale des identités de genre et sexuelles. Les catégories de femme et d’homme et de féminin et masculin seraient réévaluées et critiquées et les identités politiques de « trans », « queer », « pédé » et « gouine » comprises à travers ce prisme pourraient échapper à la trop forte séparation et fragmentation dont parle Peter Drucker19. Dans ces identités politiques, ce ne serait donc pas la « sexualité » qui en constituerait l’élément fondamental, mais le « genre » et plus précisément le « féminin » entendu et compris à travers la théorie de la reproduction sociale20.

6Abandonner le mythe d’une justice sociale queer, en mettant donc de côté la question (trompeuse) de savoir si les luttes queer sont foncièrement des luttes de classe, permet paradoxalement de mieux se concentrer sur ce par quoi des politiques queer populaires et « d’en bas21 » pourraient véritablement apporter une contribution importante aux luttes pour l’émancipation de tout le monde. Il se trouve en effet que — si l’on reste sur le plan des politiques culturelles — certaines franges LGB, queer et trans, souvent de classe ouvrière et/ou souvent non-blanc·he·s, à certaines périodes historiques, à cause de conditions de fortes discriminations et pour leur survie, se sont retrouvées à occuper des positions excentriques22 dans la reproduction sociale et à devoir inventer de nouvelles formes de famille et de parenté. Originales et non normatives, ces formes de parenté queer ont ouvert des possibilités intéressantes et desquelles nous avons peut-être encore à apprendre. Que ces formes non normatives puissent avoir des effets matériels sur nos vies car elles interviennent dans l’organisation des solidarités et de la mise en commun des ressources économiques selon des choix forgés par l’affection, les sentiments et l’amour, cela est indubitable.

7À la place d’adopter simplement une posture critique et/ou de condamnation pour les politiques normatives LGBTQI+23 (impliquant en creux une rédemption pour les fautif·ves qui pourraient se raviser, dont on a montré la vanité politique et théorique), il me parait plus utile de voir si, à partir de la position historique des subjectivités LGB populaires, il ne serait pas possible de dégager une politique d’émancipation et de libération pour le plus grand nombre, une « réforme » des modes de solidarités familiales prenant le départ des expériences LGB passées et présentes, mais qui s’appliquerait à tout le monde et pas seulement aux modes de vie LGB. Pour ce faire, il m’a semblé utile de partir d’une critique positive des droits au mariage tels qu’ils sont institués aujourd’hui en France, afin de voir si et comment ces nouveaux droits accordés aux LGB peuvent mettre en évidence les avantages et les défauts de l’organisation actuelle des solidarités familiales, en montrer les possibles contradictions et appeler finalement à un possible dépassement de la famille nucléaire monogame, modèle de référence dans nos sociétés s’il en est.

8Cette approche plus positive, « par le bas » et « pour tout le monde », adossée à l’inventivité des pratiques, se retrouve également dans deux productions intellectuelles et politiques contemporaines auxquelles doivent beaucoup les idées que j’exprime ici : d’un côté, le dernier ouvrage de Donna Haraway traduit en français, Vivre avec le trouble24, et de l’autre un texte d’intervention politique publié pendant le premier confinement en France en 2020 par le collectif queer CLAQ, Pour que rien ne soit comme avant, sortons de la famille !25. Les deux appellent à une transformation en profondeur de l’organisation des solidarités familiales ; les deux conçoivent ces transformations comme possibles et souhaitables pour le bien du plus grand nombre ; les deux les fondent sur des expériences situées et sur une approche optimiste et positive plutôt que sur une posture purement oppositionnelle et/ou critique ; les deux identifient des lieux décisifs de transformation sociale et d’émancipation collective au sein même des rapports de parenté, de dépendance et de solidarité familiales26. Dans sa posture résolument écologiste et féministe, le texte du CLAQ suit Donna Haraway qui en appelle à « fai[re] des parents, pas des enfants ! », signifiant par là la nécessité de construire des « mondes communs » pour sauver celui que nous sommes en train de détruire. Cela à travers des

parentés dépareillées […]. Des parentés non natalistes et hors catégories ! […] faisant proliférer la parenté autrement que par la natalité — politiques d’immigration non racistes, politiques environnementales et sociales d’aide destinées aux nouveaux arrivants et aux personnes nées sur place (éducation, logement, santé, créativité en matière de genre et de sexualité, agriculture, enseignement du soin des bestioles autres-qu’humaines, technologies et innovations sociales permettant aux personnes âgées de continuer à faire des choses et de rester en bonne santé, etc.27.

9Si je trouve sans doute simpliste et simplificatrice la lecture que fait Haraway de la reproduction sociale et du taux de natalité humaine comme une des premières sinon la plus importante des menaces à la continuation du monde (on se demande en effet si ce ne serait plutôt pas l’inégale distribution des richesses et les injustices sociales causées par le système capitaliste qui seraient prioritairement responsables des destructions auxquelles Haraway se réfère28), son interpellation à rechercher de nouveaux modèles de « parentés innovantes et durables, ou parent-innovations29 » ne peut laisser indifférent·es, tant une transformation radicale de nos manières de faire relation et de fabriquer des mondes ensemble peut constituer un levier majeur pour un monde plus juste et épanouissant, façonné par l’amour pour (et par la solidarité avec) les êtres auxquels on tient et qui partagent notre existence.

Le mariage civil : émancipation pour les un·es et entrave pour les autres

10Dans un article de 1995, Wendy Brown souligne le caractère toujours ambigu et paradoxal des droits. Elle affirme que « si les droits peuvent fonctionner comme une force indiscutable d’émancipation à un moment donné de l’histoire […] ils peuvent devenir à un autre moment un discours de régulation — un moyen d’entraver ou de coopter des revendications politiques plus radicales ou simplement la plus creuse des promesses vides ». Presque dix ans après son approbation, qu’en est-il alors de la loi dite du « mariage pour tous » en France ? A-t-elle été une « force d’émancipation » ou « un discours de régulation » pour les LGB et leurs familles ?

11Il est indiscutable que, pour une partie des LGB, la loi d’ouverture du mariage civil a représenté un moment de reconnaissance d’une égale dignité et d’un même statut légal de leurs couples face à l’État. Aussi, on peut facilement imaginer que, pour un certain nombre de couples de lesbiennes et de gays, les règles du mariage civil répondent exactement à leurs attentes : « fidélité », monogamie, « secours » et « assistance » réciproques, « communauté de vie » et choix d’un lieu de résidence commune, assurance conjointe de « la direction morale et matérielle de la famille », partage des dépenses et des acquêts de la famille avec ou sans convention matrimoniale, en proportion ou en solidarité31, reconnaissance légale du couple face à l’État (notamment pour ses avantages fiscaux) et aux acteurs institutionnels et économiques (assurances, banques, bailleurs, etc.), et tout autre avantage (notamment administratif et légal) que le mariage civil ouvre pour un couple. De même, on peut imaginer des couples de lesbiennes et de gays qui trouvent leur compte dans les règles qui régissent les divorces au moment de la dissolution légale de leur union en termes de partage équivalent des ressources et des biens communs du couple, et de l’obligation éventuelle de verser une pension alimentaire ou un autre soutien financier après la séparation.

12Si on élargit encore la focale, l’on pourrait même dire, avec le sociologue Éric Fassin, que la bataille tout entière pour le « mariage pour tous », depuis sa première phase lors de l’introduction du Pacs en 2000 jusqu’à l’approbation de la loi de 2013, pourrait être lue comme une longue lutte pour la « démocratisation32 » de l’institution du mariage. Plus que pour la reconnaissance de formes de vie alternatives, la loi aurait donc agi, selon le sociologue français, comme une force d’amélioration ou d’ajustement d’une institution, le mariage civil, qui n’était pas jusqu’alors pleinement démocratique puisque non pleinement égalitaire. La longue marche vers la démocratisation du mariage, qui, pour le sociologue, se réduit plutôt à sa sécularisation, se termine alors en faisant tomber le dernier obstacle au plein déploiement de l’égalité et en vainquant par là les dernières résistances d’ordre religieux et symbolique. Le mariage civil égalitaire serait désormais arrimé à un modèle structuré autour d’un contrat politique national régénéré, car prenant pleinement en compte un contrat sexuel lui aussi égalitaire. Selon Fassin, la démocratie (française) en serait ressortie enrichie et perfectionnée33.

13Si l’on regarde du côté des militant·es LGB, de leurs revendications au moment de la période des débats parlementaires en 2013, on remarque que les discours portent sur des questions de reconnaissance et de dignité, comme c’était le cas par exemple pour les interventions de Gwen Fauchois, militante lesbienne très écoutée et ex-vice-présidente d’Act-up Paris. Depuis son blog personnel, ouvert à la fin de l’année 2012, et au fil des posts, elle insiste particulièrement sur des principes de respect des identités et subjectivités LGBT, sur la prise en compte tant attendue des modes de vie des gays et des lesbiennes et de leurs enfants. Il s’agit pour elle également de souligner les attentes des effets de la loi amenant à une remise en cause structurelle de la hiérarchie de la norme sexuelle. Pour Fauchois, ainsi :

L’enjeu de cette bataille […] dépasse évidemment le mariage, la filiation, la protection des couples et des familles. Les opposants ne s’y sont pas trompés [e]t au fond, ils ont raison, les homophobes, conscients ou inconscients, de se battre pied à pied pour que la citadelle du mariage ne tombe pas. Institution conservatrice et normative s’il en est. Car, avec l’ouverture du mariage, c’est bien la norme hétérosexuelle elle-même qui tombe. […] Tant que le mariage était réservé aux couples hétérosexuels il participait de l’affirmation de leur supériorité sur les homos, en s’ouvrant il installe une équivalence. […] les effets de l’ouverture du mariage vont affecter l’ensemble de la société34.

14On le voit, les espoirs d’effets d’émancipation de la loi ont été nombreux, tant de la part des mouvements des minorités sexuelles que pour la société dans son ensemble.

15Cela dit, on peut aussi rester vigilant·es quant à la possibilité que cette « ouverture » n’ait impliqué en réalité qu’une légitimation et une acceptation des seules formes de partenariat arrimées au modèle du couple monogame traditionnel. Le risque serait alors de pousser les gays et les lesbiennes à devoir s’y conformer, en privant la société dans son ensemble de formes alternatives capables de relâcher l’étau du modèle hégémonique qui contraint également les individus voulant lui échapper, quelle que soit leur identité sexuelle. Les exemples des mères célibataires qui ont des enfants « sans père35 » ou encore les femmes sans enfants sont éclairants à ce sujet36. Nous savons que les gays et les lesbiennes ont développé des modèles de familles et des relations innovantes. Historiquement, en l’absence d’un cadre formel institué par la loi et l’État et en réponse et adaptation aux menaces homo- et lesbophobes, cela a pris des formes qui dépassent les limites étroites du couple marié ou de la famille nucléaire. Ils et elles ont ainsi souvent combiné l’amitié, la parenté et l’amour pour construire des familles et des parentés37 qui risquent d’être repoussées dans le mépris, dans l’indignité et l’opprobre et/ou tout simplement de disparaître si l’« ouverture » du mariage civil devait se résoudre finalement en une fermeture autour du couple monogame, oblitérant les autres possibilités existantes dans l’organisation des relations familiales pour les LGB et pour les autres.

16De plus, si l’on s’intéresse de plus près aux implications de cette ouverture, on s’aperçoit qu’il pourrait même y avoir certains effets pervers de l’application de la loi du mariage et de celle du divorce pour les couples LGB. Si l’on regarde en détail par exemple l’avantage de l’abattement fiscal sur les impôts pour les couples, calculé grâce au quotient familial, on remarque que cette règle est strictement liée à la volonté de la part de l’État de favoriser des politiques natalistes (que l’on soit d’accord ou pas avec cette volonté, là n’est pas forcément la question). En effet, étant donné que le travail de la reproduction sociale incombe structurellement aux femmes, cette assignation/obligation au travail de la reproduction implique une différence souvent importante entre les revenus des femmes et ceux des hommes. Avec le quotient familial, l’État prend en charge (très partiellement, et seulement dans le cadre du mariage ou du Pacs) cette inégalité structurelle genrée, bien sûr en vue de favoriser la production de nouveaux enfants de la nation, des bon·nes citoyen·nes et des bon·nes soldat·es. La même idée se retrouve dans l’obligation pour les partenaires à la « contribution aux charges du mariage, […] à proportion de leurs facultés respectives38 » et non pas par exemple à parts égales. Ici aussi, on assume une inégalité structurelle de genre au sein du couple, que le législateur prévoit de corriger. À nouveau, on essaie d’atténuer les inégalités de revenus induites par le genre quand, au moment d’une séparation du couple, les lois et la jurisprudence du divorce garantissent aux deux partenaires exactement la même quantité de patrimoine, la séparation en « deux parts égales des biens communs39 » du couple et des « prestations compensatoires40 » telles que les pensions alimentaires. Bien sûr, dans les faits, les choses ne se passent pas forcément de cette manière et les inégalités et discriminations de genre jouent énormément au moment du divorce, favorisant le plus souvent les hommes41.

17Que ces règles soient liées à une question de genre est facilement explicable. En effet, sans ces inégalités en arrière-pensée, et en l’espèce les inégalités de genre, on aurait pu organiser la séparation des biens du couple « en proportion de leurs facultés respectives », comme c’est le cas pour leur obligation à la contribution du ménage. Il n’en est rien, car on essaie à l’évidence de « compenser » le travail gratuit de la reproduction sociale accompli par les femmes. Évidemment, dans ce cas, l’État s’en tire à peu de frais, car le rééquilibrage demeure à la charge des finances et/ou des salaires du couple. De même en va-t-il des pensions alimentaires et autres soutiens financiers qui sont pensés pour pallier la perte de revenus des femmes lors d’une séparation. Ici aussi, les inégalités de genre structurent les pratiques de droits pour les couples hétérosexuels, et, ici aussi, ni l’État ni le capital, qui bénéficient pourtant en première instance du travail de reproduction sociale des femmes42, ne déboursent un centime. Les ressources sont ponctionnées à l’intérieur du couple, ce qui représente une double peine quand on sait que le travail de la reproduction sociale ne bénéficie pas au couple (ni à l’homme seul de ce couple), mais bien plutôt au capital et à l’État. Dans le meilleur des cas, quand le couple possède des ressources à partager, faire payer les hommes du couple pour une compensation du travail gratuit des femmes est une façon très pratique pour l’État et le capital d’exploiter deux fois les travailleur·ses : d’abord les femmes à travers le travail gratuit et ensuite les hommes à travers les compensations suite à la séparation. Il va sans dire, par ailleurs, que les femmes mariées cis-hét en couple issues de la classe ouvrière, où les moyens d’existence sont trop modestes, ne bénéficient que très faiblement et parfois pas du tout de ces dispositifs légaux de compensation des inégalités de genre.

18Ce régime ne fonctionne pourtant pas avec les couples de même sexe qui auraient plutôt envie de gérer leurs finances comme ils ont l’habitude de le faire, même en cas de séparation, et selon des méthodes de solidarité spécifiques, d’autant plus que celles-ci ne doivent pas forcément prendre en compte les inégalités structurelles liées au genre, par ailleurs peu efficientes dans ces situations. Dans les couples LGB du même genre, il peut en effet toujours y avoir des inégalités selon la race, la classe, le handicap et l’âge, par exemple, mais, à la différence du genre, ces inégalités ne sont pas spécifiquement liées au travail de la reproduction sociale. C’est en effet le travail de la reproduction sociale qui est organisé à travers les inégalités structurelles dues au genre et auxquelles l’État décide d’apporter une compensation, fût-elle très partielle, en cas de séparation pour garantir un niveau de vie décent aux femmes.

Ouverture ou fermeture du mariage ? Ce que les parentés LGB et queer apportent en parent-innovations

19Or la question qui se pose pour les couples du même sexe est aussi celle de savoir si on laisse à l’État l’autorité en cas de mariage et de divorce de décider des arrangements économiques dans le couple et au-delà, ou s’il ne serait pas plus sage et émancipateur de conserver leur autonomie. Nous savons que l’histoire des solidarités queer et LGBT est riche de solutions inventives et originales quant à la distribution des richesses et à la mise en place de solidarités qui ne se cantonnent pas toujours au seul couple et à la seule période de l’union de deux personnes. Ces solidarités investissent souvent à la fois d’autres figures « familiales », construites à partir d’un réseau de parenté « choisie », pour reprendre un terme de Kath Weston (Families We Choose. Lesbians, Gays, Kinship, 1991), et des temporalités parfois plus longues, allant au-delà du temps d’un mariage ou de l’union d’un couple. En effet, cette histoire, héritière des années sida, notamment dans les premières années de l’épidémie dans les années 1980, est liée aux difficultés sérophobes, homophobes, transphobes et lesbophobes de la part des familles « biologiques ». L’abandon concomitant et presque total de la part des autorités publiques a contraint les personnes LGBT à construire des réseaux de solidarité autonomes, des nouvelles alliances et relations, notamment entre gays, trans et lesbiennes, compensant largement la perte de soutien des autorités et des familles d’origine. Les gays, les trans et les lesbiennes ont donc dû apprendre, dans des conditions de précarité et où la survie était engagée, à se débrouiller sans l’aide de l’institution (hétérosexuelle) de la famille, ni de celle de l’État. De ces pratiques de débrouille sont nées des relations et des formes de solidarité nouvelles et originales qui ont marqué la génération sida et qui se sont transmises jusqu’à nos jours. Les ressources économiques étaient, dans ce contexte, souvent mises en réseau entre ami·es, amant·es, ex·s et camarades de lutte. C’est la fragilisation des liens familiaux biologiques due à la pandémie et à l’intensification de l’homophobie, de la transphobie et de la lesbophobie ordinaires pendant ces années qui a créé les conditions de possibilité de la production de ces nouvelles solidarités dont parle Weston dans le désormais classique Families We Choose. Lesbians, Gays, Kinship (1991). Dans le malheur, les gays, les trans et les lesbiennes de l’époque ont su trouver des solutions alternatives aux liens familiaux traditionnels qui faisaient défaut.

20Loin d’être une « garantie » comme cela peut l’être, ou est censé l’être, pour les femmes cis-hét, le passage au mariage civil (et donc l’introduction de l’arbitrage par l’État dans la solidarité économique et affective ainsi que dans la gestion des dépendances interindividuelles) représente une rupture importante par rapport aux pratiques existantes des personnes LGBT et queer. De plus, un appauvrissement des possibles solutions est ainsi produit, en réduisant à la seule variable du genre les critères sur lesquels prendre les bonnes décisions (variable qui, comme nous l’avons vu, ne s’applique pas forcément à ces situations). En effet, si les solidarités LGBT et queer se sont développées en excédant le seul modèle du couple (le couple étant également présent, mais en compagnie d’autres façons d’organiser la distribution des ressources, comme nous l’avons rappelé), l’État ne reconnait qu’un seul modèle de solidarité économique et affective : le couple. Du point de vue des subjectivités LGBT et queer, l’accession au mariage civil n’a pas été véritablement une « ouverture », mais bien plutôt une « fermeture » dans un modèle unique, excluant ainsi toutes les autres formes de solidarité de la reconnaissance de l’État. Les avantages matériels octroyés par l’État et la puissance symbolique étant importants, cela risque de créer un effet d’« incitation au discours43 » et de finalement ne favoriser qu’une seule forme de solidarité légitime et légitimée, fondée sur le couple monogame, à l’exclusion des autres. De ce fait, le risque est grand de voir disparaître la richesse des formes nouvelles et alternatives patiemment construites et au prix de l’hécatombe du sida. Ce danger est aussi celui de voir réduites les possibilités de mise en commun des ressources circulant normalement dans les réseaux LGBT et queer44.

Conclusions : pour une politique multidimensionnelle de parenté queer

21Le caractère restrictif du mariage civil sur les possibilités d’organisation autonome et/ou inventive des solidarités familiales, notamment LGBTQI+, s’explique dans une large mesure par son inscription dans le cadre de la famille nucléaire monogame et hétérosexuelle, qu’il s’agit pour l’État de préserver et promouvoir. C’est en effet avec ce modèle qu’est garantie la division sexuelle du travail, en travail « productif » et « reproductif », dans les sociétés capitalistes du Nord global. Une politique anticapitaliste conséquente devrait alors s’attaquer de front à cette exploitation genrée que représente cette séparation entre travail productif et reproductif, entre travail payé et gratuit des femmes. Dans ce but, il serait important de pouvoir s’intéresser à des solutions alternatives d’organisation de la solidarité familiale, capables d’ébranler cette exploitation car elles minent son outil principal de reproduction : le modèle du couple monogame hétérosexuel. Ces alternatives se fondent sur les besoins et les intérêts des personnes LGB et queer populaires, mais pourraient s’appliquer à tout le monde.

22Inversement, on pourrait dire que, si l’on veut véritablement promouvoir des politiques de libération sexuelle pour le plus grand nombre, on ne peut pas faire l’économie d’une attaque contre l’exploitation capitaliste de la reproduction sociale et la dépossession coloniale des ressources et des personnes45. Loin d’être seulement une question de volonté intersectionnelle, cette démarche vise également à répondre à certaines positions queer marxistes et/ou décoloniales selon lesquelles la critique queer du modèle de famille nucléaire monogame serait inopérante ou hors sujet pour les classes populaires et les non-Blanc·hes, tant ce modèle serait précieux pour la survie et l’organisation de la solidarité entre individus maintenus en position subalterne par leur classe et/ou leur race46. Si l’on peut sûrement être d’accord sur le constat que la structure familiale et notamment la famille nucléaire a exercé et exerce encore aujourd’hui une fonction protectrice et bénéfique contre les discriminations du racisme systémique du capitalisme et une protection contre la précarité et le rétrécissement de l’État-providence depuis au moins les années 1980 et l’avènement du néolibéralisme, on peut aussi récuser l’idée que la famille nucléaire monogame serait la seule structure capable d’assurer cette fonction protectrice. Si la famille nucléaire a aujourd’hui une place aussi importante dans l’économie des solidarités de la classe ouvrière et des non-Blanc·hes, cela n’a pas été toujours le cas et cela pourrait ne plus être le cas dans le futur.

23L’histoire de l’imposition généralisée de la famille nucléaire monogame hétérosexuelle à la classe ouvrière au xixsiècle, racontée par Silvia Federici dans Le Capitalisme patriarcal47, ouvre la possibilité de penser une alternative future du point de vue d’une stratégie féministe populaire48. Les histoires de l’imposition du même modèle par le capitalisme colonial à tous les peuples colonisés, décrites entre autres par les travaux de Maria Lugones et de Kim Tallbear, montrent de quelle façon une politique pour une parenté alternative queer populaire trouve des possibles points de connexion, des opportunités de liens et de mises en relation avec une politique décoloniale antiraciste. Inversement, une politique féministe populaire « par le bas » et une politique antiraciste véritablement décoloniale ne peuvent faire l’économie d’une critique du modèle de la famille monogame hétérosexuel, tant celui-ci est central dans l’exploitation capitaliste de nos sociétés, notamment dans l’organisation de la reproduction sociale.

24Renouer et rajuster les luttes queer populaires avec les luttes antiracistes décoloniales et féministes populaires, notamment à partir du terrain commun de la reproduction sociale et de la critique de ses formes d’organisation (parenté et solidarités familiales) autour du couple monogame hétérosexuel, constituerait une avancée notable vers une approche queer multidimensionnelle, reprenant ainsi les fils politiques des mouvements de libération sexuelle des années 1970.

25Les expériences et les besoins des formes de vie queer et LGBTQI+ populaires du passé et du présent, si elles sont pensées et théorisées à l’intérieur et à partir du système capitaliste colonial qui les a produites en tant qu’extérieures, mais aussi en tant que possibles alternatives aux modèles normés, peuvent représenter une source d’inspiration pour l’émancipation de tout le monde (LGBTQI+ ou pas) et pourraient constituer un lieu d’ancrage prolifique pour l’abolition — ou mieux, pour le dépassement50 — de la famille nucléaire ouvrant à une politique féministe, décoloniale et queer de « parentés dépareillées51 ». Pour reprendre le titre du livre de la théoricienne féministe marxiste queer Holly Lewis52 : ce dont nous avons véritablement besoin, c’est d’une « politique pour tout le monde », et donc aussi d’une famille et d’une parenté (queer) pour tout le monde.

Notes

1 Voir Gianfranco Rebucini, « “Mariage pour tous” et émancipation sexuelle. Pour une autre stratégie politique », Contretemps. Revue de critique communiste, 3 décembre 2012, URL : https://www.contretemps.eu/mariage-pour-tous-et-emancipation-sexuelle-pour-une-autre-­strategie-politique/

2 Acronyme de Lesbiennes, Gays, et Bi·es. Je n’utilise pas ici l’acronyme le plus connu de LGBTQI, car la loi et le droit ouvrant le mariage civil s’adressaient particulièrement aux couples LGB. La revendication de l’ouverture du mariage était par ailleurs une revendication des gays, des lesbiennes et des bi·es et très peu celle des personnes trans, par exemple.

3 Pour une lecture des politiques de libération sexuelle des années 1970 comme foncièrement multidimensionnelles, voir le livre du théoricien queer américain spécialiste des Critical Race Theories, Roderick A. Ferguson, One-Dimensional Queer, Cambridge et Medford, Polity Press, 2019.

4 Sur cette question, voir entre autres Lisa Duggan, The Twilight of Equality, Boston, Beacon Press, 2003, Angela McRobbie, The Aftermath of Feminism. Gender, Culture and Social Change, Londres, Sage Publication Ltd, 2009 et en français Sam Bourcier, Homo Inc.orporated. Le triangle et la licorne qui pète, Paris, Cambourakis, 2017.

5 Pour une analyse des effets de fragmentation et de séparation des identités sexuelles à l’ère néolibérale, voir Peter Drucker, « La fragmentation des identités LGBT à l’ère du néolibéralisme », Revue Période, 16 octobre 2014, URL : http://revueperiode.net/la-fragmentation-des-identites-lgbt-a-lere-du-neoliberalisme/

6 Gianfranco Rebucini, « “Mariage pour tous” et émancipation sexuelle. Pour une autre stratégie politique », art. cit.

7 Alain Naze, Manifeste contre la normalisation gay, Paris, La Fabrique, 2017.

8 Sam Bourcier, op.cit.

9 Alain Naze, op.cit., p. 65–89.

10 Voir à ce propos le livre collectif : Ryan Conrad (dir.), Against Equality. Queer Revolution not Mere Inclusion, Chico (CA), AK Press, 2014 et leur site internet https://www.againstequality.org/

11 Voir notamment Dean Spade et Craig Willse, « Marriage will never set us free », OrganizingUpgrade.com, 2013, URL : https://www.academia.edu/28966535/Marriage_Will_Never_Set_Us_Free

12 Pour une critique de cette approche « sociologique » des questions de classe dans la littérature queer états-unienne, voir notamment Holly Lewis, The Politics of Everybody. Feminism, Queer Theory, and Marxism at the Intersection, Londres, Zed Books, 2016.

13 Cisgenres et hétérosexuelles. J’utilise ici la contraction de deux termes comme elle est utilisée dans les communautés LGBT politisées et queer en France.

14 Pour une critique de la vision culturelle des politiques queer de justice sociale, voir Holly Lewis, op.cit.

15 Cet argument se retrouve également dans les deux ouvrages d’Alain Naze et de Sam Bourcier. Il n’est pour eux qu’une idée parmi d’autres et les deux auteurs ne considèrent pas cet argument « culturel » comme contradictoire avec celui « par la classe » que je viens de critiquer.

16 Gianfranco Rebucini, « “Mariage pour tous” et émancipation sexuelle. Pour une autre stratégie politique », art. cit.

17 Stuart Hall, « Race, articulation et sociétés structurées “à dominante” », Identités et cultures 2. Politiques des différences, sous la direction de Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam, 2013, p. 341.

18 C’est ici un point central d’une diatribe intellectuelle qui avait opposé à la fin des années 1990 Nancy Fraser, de laquelle je reprends ici les thèses, à Judith Butler, pour qui les identités sexuelles se fonderaient également sur des éléments économiques et matériels et non « simplement culturels », pour reprendre le titre de son article très connu. Sur cette diatribe entre marxisme et théories queer, voir Nancy Fraser, Justice Interruptus: Critical Reflections on the “Postsocialist” Condition, New York, Routledge, 1997 et Judith Butler, « Simplement culturel ? », Actuel Marx, no 30, 2001/2, p. 201–216 [« Merely Cultural », Social Text, no 52/53, 1997, p. 265–277], traduit de l’anglais par Brigitte Marrec. Je me permets aussi de renvoyer à un de mes texte qui reprend cette question plus dans les détails et qui essaye de montrer en quoi Butler propose une théorie du matérialisme assez éloignée du matérialisme historique marxien, d’où l’impossibilité d’un dialogue fructueux à partir de cette question : Gianfranco Rebucini, « Marxisme queer : approches matérialistes des identités sexuelles », Matérialisme, cultures & communication : cultural studies, théories féministes et décoloniales, sous la direction de Maxime Cervulle, Nelly Quemener et Florian Vöros, Paris, Presses des Mines, 2016, p. 213–226.

19 Peter Drucker, art. cit.

20 Pour une tentative récente très intéressante d’analyse des identités queer et trans par la théorie marxiste de la reproduction sociale voir Nat Raha, « A Queer Marxist Transfeminism: Queer and Trans Social Reproduction », Transgender Marxism, sous la direction de Jules Joanne Gleeson et Elle O’Rourke, Londres, Pluto Press, 2021.

21 Je reprends la caractérisation d’un féminisme populaire et « d’en bas » s’opposant aux politiques intégrationnistes, d’un important et très beau texte paru en ligne sur le média Acta, qui pose les bases d’une « stratégie féministe collective adaptée aux enjeux de l’époque » : Collectif, « Penser une stratégie féministe (1/3). Entre protestation et intégration : l’étau des luttes contemporaine », Acta, 12 mars 2021, URL : https://acta.zone/penser-une-strategie-feministe-entre-­protestation-et-integration-letau-des-luttes-contemporaines/

22 Je reprends la métaphore de la position excentrique d’un des plus connus articles sur le sujet et la conscience féministe de la théoricienne Teresa De Lauretis, « Eccentric Subjects: Feminist Theory and Historical Consciousness », Feminist Studies, vol. 16, no 1, 1990, p. 115–150.

23 Il existe désormais une riche et foisonnante littérature expliquant et analysant les phénomènes de normalisation et de dépolitisation des subjectivités LGBTQI+ contemporaines. Le concept d’« homonormativité » a été inventé et introduit par Lisa Duggan dans un article de 2002 : « The New Homonormativity: The Sexual Politics of Neoliberalism », Materializing Democracy: Toward a Revitalized Cultural Politics, sous la direction de Russ Castronovo et Dana D. Nelson, Durham NC, Duke University Press, 2002, p. 175–194. Pour les implications d’ordre nationaliste des politiques homonormatives, voir Gianfranco Rebucini, « Homonationalisme et impérialisme sexuel : politiques néolibérales de l’hégémonie », Raisons Politiques, vol. 49, 2013, p. 75–93.

24 Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020.

25 CLAQ – Comité de libération et autonomie queer, « Pour que rien ne soit comme avant, sortons de la famille ! », Acta, 11 mai 2020, URL : https://acta.zone/pour-que-rien-ne-soit-comme-avant-sortons-de-la-famille/. Ce texte occupe une place particulière dans mes réflexions actuelles. J’ai en effet moi-même participé à son élaboration en tant que membre du collectif queer CLAQ. L’écriture collective de ce texte ainsi que plus largement la militance dans ce collectif a représenté pour moi un enrichissement théorique et politique essentiel. Si la pensée que je partage dans le présent article doit beaucoup à cette expérience politique, la responsabilité des idées exposées n’engage par contre évidemment que moi.

26 Plus récemment, Rojo del Arcoíris, un collectif marxiste queer basé en Espagne, a produit un manifeste qui place lui aussi la question de la reproduction sociale et de la famille au centre des luttes queer, en partant d’une approche des identités sexuelles et de genre non transclasse, comme je l’essaye de le faire dans cet article : Rojo del Arcoíris, « Pour un marxisme queer », Trou Noir, URL : https://www.trounoir.org/?POUR-UN-MARXISME-%E2%98%ADUEER [« Por un marxismo queer. Manifiesto de Rojo del Arcoíris », El Salto Diario, URL : https://www.elsaltodiario.com/el-rumor-de-las-multitudes/por-un-­marxismo-ueer-manifiesto-de-rojo-del-arcoiris], traduit de l’espagnol par Rojo del Arcoíris.

27 Donna J. Haraway, op.cit., p. 230.

28 Pour une critique de l’argument anti-nataliste de Haraway, voir Michelle Murphy, « Against Population, Towards Afterlife », Making Kin, Not Population, sous la direction d’Adele I. Clarke et Donna Haraway, Chicago, Prickli Paradigm Press, 2018, p. 101–124. Voir également Oli Fiorilli, « Make Kin not Babies o giustizia riproduttiva? Note per una politica transfemminista della riproduzione », Liberazioni, no 42, septembre 2020, p. 52–60.

29 Donna J. Haraway, p. 230.

30 Wendy Brown, « Rights and Identity in Late Modernity: Revisiting the “Jewish Question” », Identities, Politics, and Rights, sous la direction de Austin Sarat et Thomas R. Kearn, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995, p. 87.

31 Pour les droits et devoirs incombant aux deux époux·ses en France, voir le Code civil, chapitre VI, URL : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006136137/

32 Éric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, no 26, 2006/3, p. 123–131, URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-123.htm

33 Éric Fassin, art. cit.

34 Gwen Fauchois, « Désormais les hétérosexuels ne sont plus normaux, seulement majoritaires », blog personnel, 15 février 2013, URL : https://gwenfauchois.blogspot.com/2013/02/desormais-les-­heterosexuels-ne-sont_15.html

35 Il existe une abondante littérature de la tradition du féminisme noir, notamment états-unien (mais pas uniquement), qui met en évidence comment les formes de solidarités familiales des femmes non mariées avec enfants subissent une stigmatisation et des discriminations importantes, notamment raciales. Souvent, ces solidarités se fondent par ailleurs sur des relations qui impliquent plus d’individus que les mères seules et leurs enfants. S’il n’y a pas légalement de « père », il peut par contre y avoir plus qu’une mère et d’autres personnes également participant à ces dépendances. Pour un ouvrage qui centre sur les potentialités queer révolutionnaires de la position de mères non-blanches, voir sous la direction d’Alexis Pauline Gumbs, China Martens et Ma’ia Williams, Revolutionary Mothering. Love on the Front Lines, Oakland, PM Press, 2016. Pour une approche marxiste et communiste queer de la maternité, voir Sophie Lewis, « Mothering Against the World: Momrades Against Motherhood », Salvage, 18 septembre 2020, URL : https://salvage.zone/articles/mothering-against-the-world-momrades-against-motherhood/ et, de la même autrice, le livre pionnier Full Surrogacy Now. Feminism Against Family, New York, Verso, 2019.

36 En France, en juillet–aout 2021 à Concarneau, a eu lieu une « kermesse féministo-punk […] pour réinventer ensemble les parentalités ». Ce festival s’appelait « Very Bad Mother… et autres parents irresponsables » et était dédié à la recherche d’alternatives à la famille nucléaire d’un point de vue féministe. Voir leur site internet : https://verybadmother.wordpress.com

37 À ce propos, voir le livre devenu désormais un classique de Kath Weston, Families We Choose. Lesbians, Gays, Kinship, New York, Columbia University Press, 1991.

38 Voir l’article 214 du Code civil, URL : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006136137/

39 Selon le site officiel de l’administration française service-public.fr, il s’agit du régime dit « de la communauté réduite aux acquêts qui distingue les biens suivants : biens propres de chaque époux […] possédés par les époux avant le mariage ; biens communs : biens acquis par les époux pendant le mariage, revenus des époux ». Ce sont ces derniers qui sont divisé en deux parts égales au moment du divorce, indépendamment du montant acquis par l’un·e ou l’autre des conjoint·es.

40 « La prestation compensatoire permet d’effacer les déséquilibres financiers causés par le divorce dans les conditions de vie des ex-époux. » Voir Service-public.fr, URL : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1760

41 Voir, à ce propos, Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, « L’envers des faits », Paris, 2020.

42 Sur le sujet, voir Mariarosa Dalla Costa, « Women and the Subversion of the Community », The Power of Women and the Subversion of the Community, sous la direction de Dalla Costa Mariarosa et Selma James, Bristol, Falling Wall Press, 1972, p. 21–56.

43 Voir, à ce propos, Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

44 Pour la situation aux États-Unis sur cette même question, voir Katherine Franke, Wedlocked. The Perils of Marriage Equality, New York University Press, 2015.

45 Pour une étude des politiques sexuelles et de genre contemporaines sur les colonisé·es et la classe ouvrière dans la situation coloniale des xixe et xxe siècles, voir le travail de Anne Laura Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013.

46 Cet argument est par exemple très présent dans les milieux militants queer décoloniaux en France. Ce même argument se retrouve chez la théoricienne queer marxiste Holly Lewis, pour qui le mariage et la famille nucléaire monogame constitueraient une des seules structures protectrices à la disposition de la classe ouvrière dans une situation d’exploitation capitaliste. Holly Lewis, op. cit.

47 Silvia Federici, Le Capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019, notamment p. 90–103.

48 Voir, à ce sujet, le texte programmatique « Penser une stratégie féministe (1/3) », art. cit.

49 María Lugones, « La colonialité du genre », Les cahiers du CEDREF, no 23, 2019, URL : http://journals.openedition.org/cedref/1196 et Kim Tallbear, « Making Love and Relations. Beyond Settler Sex and Family », Making Kin, Not Population, sous la direction d’Adele I. Clarke et Donna Haraway, Chicago, Prickli Paradigm Press, 2018, p. 145–164.

50 Sur la différence entre « abolition » et « dépassement », deux concepts marxistes, et leur utilisation chez Marx, voir Lucien Sève, « Traduire Aufhebung chez Marx. Fausse querelle et vrais enjeux », Actuel Marx, no 64, 2018/2, p. 112–127, URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2018-2-page-112.htm

51 Voir plus haut Donna Haraway, op. cit., p. 230.

52 Holly Lewis, op. cit.

Pour citer cet article

Gianfranco Rebucini, «Du « mariage pour tous » à la « famille pour tout le monde » ?», Eigensinn [En ligne], Mariages, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=79.

A propos de : Gianfranco Rebucini

CNRS, LAP, EHESS, Paris