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La fin du bal
Table des matières
À propos de la liberté et d’un prétendu contrat social structuraliste
1Il faut défendre la famille hétérosexuelle. Dans La loi de la parenté (2016), Camille Robcis a décrit les médiations scolaires, médiatiques et politiques par lesquelles les thèses de Lévi-Strauss et de Lacan sur la parenté se sont disséminées dans l’ensemble du corps politique de la République française, pesant de tout leur poids sur les débats concernant le PACS dans les années 1990 puis, au cours des deux dernières décennies, dans les discussions souvent très dures sur le mariage pour tous et sur la procréation médicalement assistée1. La question méritait une enquête : les œuvres de Lévi-Strauss et de Lacan ne se présentent guère comme le vademecum d’une politique familiale, moins encore comme le dernier sujet de discussion dans les familles ou sur les plateaux politiques. Ce n’est qu’au prix d’un maillage moral et institutionnel de grande ampleur que peut s’expliquer l’omniprésence dans la sphère publique depuis les années 1980 de ce que C. Robcis appelle un « contrat social structuraliste », qui fait reposer l’unité symbolique de la société et l’intégration de l’individu dans cette dernière sur le couple hétérosexuel et le triangle œdipien. Tel est le constat qu’il a fallu faire :
Le genre, la sexualité et la parenté ne relevaient pas simplement de l’ordre privé : ils formaient des structures universelles et transhistoriques au fondement de l’ordre public, de l’État de droit. Comme l’universalisme abstrait, l’hétérosexualité était désormais devenue un des traits distinctifs de la République française. Il fallut défendre la norme de la famille hétérosexuelle parce qu’elle fournissait un fondement au républicanisme, et permettait de réaffirmer un universalisme assiégé de toutes parts — par le postcolonialisme, la globalisation, l’Union européenne, et l’expansion du « modèle américain2 ».
2Le contrat social structuraliste boucle ainsi une histoire idéologique de popularisation de la psychanalyse lacanienne (elle-même endettée à l’égard des Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss) commencée dès les années 1950. Cette popularisation a eu pour cadre plusieurs lieux stratégiques d’intervention sur la famille : centres de formation du personnel psycho-médico-social en charge de la petite enfance, instances et procédures d’adoption ou de divorce, groupes d’experts et commissions ministérielles relatifs aux politiques familiales. Elle a notamment été l’œuvre de « figures intermédiaires3 » qui se sont positionnées entre les savoirs théoriques et les lieux d’institution des normes sociales familiales et ont diffusé une sorte de structuralisme social dans les programmes éducatifs de radio et de télévision chargés de ces questions. Parmi ces figures intermédiaires, Camille Robcis rappelle notamment le travail inlassable du géographe Georges Mauco, du psychanalyste André Berge et, surtout, de Françoise Dolto en faveur d’une « traduction » littérale, anhistorique et biologisante de la « parenté universelle, transhistorique et structurelle4 » de Lévi-Strauss et de Lacan.
En occupant des positions clés au sein des commissions gouvernementales et en faisant un usage novateur des médias, Mauco, Berge et Dolto ont donné à leurs considérations théoriques une influence réelle et directe sur la législation concernant le genre et la sexualité. […] Ils occultaient […] la versatilité des concepts théoriques abstraits que Lévi-Strauss et Lacan avaient tenté de maintenir, en assignant un contenu précis aux signifiants vides du structuralisme, et en leur substituant des personnes réelles, des mères, des pères et des enfants réels. […] Le contrat social ne pouvait plus être qualifié de descriptif : il était devenu un discours prescriptif, un modèle de conduite éthique, qui devait être suivi pour assurer le bien-être psychique et social5.
3Dans ce contexte, la virulente critique du familialisme portée dans les années 1970 par l’Anti-Œdipe (1972) de Deleuze et Guattari et par le premier volume de l’Histoire de la sexualité (1976) de Foucault apparaît comme une parenthèse d’une quinzaine ou d’une vingtaine d’années dont le prestige théorique — et aujourd’hui académique — ne doit pas masquer un « retour du familialisme6 » dans les années récentes. Face à ce constat fortement documenté par Camille Robcis, plusieurs réactions critiques semblent possibles.
4La première réponse envisageable pourrait être la répétition de la critique théorique des années 1970. Cette option ne semble guère réaliste : une critique académique du familialisme risque bien de laisser indemne le rôle transcendantal que le structuralisme joue aujourd’hui à l’égard des discours et des représentations communes de la famille et de l’État. Au plus peut-on souhaiter qu’une telle répétition autoriserait de relire et de diffuser les critiques féministes de l’échange des femmes menées rigoureusement, avec et contre Lévi-Strauss et Lacan, dès les années 1970, de façon parallèle, par Gayle Rubin dans « The Traffic in Women » (« Le marché aux femmes », 1975) et par Luce Irigaray dans « Le marché des femmes » (Ce sexe qui n’en est pas un, 1977). Ces critiques ont mis un coin dans le bel édifice des « structures élémentaires de la parenté » et des logiques du don dans lesquelles les femmes tendent à être économiquement et moralement piégées. La période actuelle est cependant une période de basse intellectualité — qui justifie probablement la création aujourd’hui d’une nouvelle revue intellectuelle généraliste — contrastant avec le temps d’effervescence intellectuelle structuraliste et post-structuraliste sur laquelle Gayle Rubin notamment a insisté dans son entretien rétrospectif avec Judith Butler, Sexual Traffic (1995).
5La seconde réaction qu’on pourrait souhaiter mettre en œuvre relèverait d’une contestation empirique du contrat social structuraliste. On pourrait ainsi démontrer que la diversité des formes de vie familiales et sexuelles est indifférente à la qualité de vie des personnes concernées et de leurs enfants. De même que l’intérêt de la critique théorique du familialisme, on ne doit certes pas négliger l’efficacité d’une critique empirique des normes de vie dominantes ou qui se prétendent telles. Dans ce numéro d’Eigensinn, Michael Stambolis-Ruhstorfer fait le bilan de l’efficacité sociale et politique des enquêtes empiriques portant sur le mariage et la filiation des personnes de même sexe aux États-Unis et en France. Ces résultats scientifiques ont notamment été importants dans l’arrêt de la Cour suprême Obergefell v. Hodges (2015) qui a légalisé les unions homosexuelles dans tous les États américains. M. Stambolis-Ruhstorfer cerne toutefois deux limites à l’efficacité de ces enquêtes empiriques dont les résultats sont nombreux et stables. Il remarque, d’une part, de façon générale, que ces résultats renforcent paradoxalement les normes dominantes qui servent de référence et de bonne mesure pour les autres styles de vie. Il remarque, d’autre part, une différence entre les situations américaine et française : aux États-Unis, les réformes concernant les couples homosexuels et leurs familles se font dans un cadre judiciaire, où valent les arguments scientifiques, tandis qu’en France la voie de ces réformes dépend de réformes législatives dans lesquelles les résultats de recherche ne sont guère encouragés et sont peu pris en considération. Stambolis-Ruhstorfer confirme ainsi le diagnostic de Camille Robcis concernant l’imperméabilité des expert·e·s français·e·s, notamment Françoise Héritier et Irène Théry, devant les résultats des recherches scientifiques empiriques7. Pour elles et eux, le mariage homosexuel est « fondamentalement “impensable” d’un point de vue normatif8 », alors que l’union hétérosexuelle est « la seule forme de vie privée qui puisse être simultanément publique, la seule qui soit associée à toutes les valeurs publiques de la France (droits de l’homme, égalité, démocratie)9 ».
6Une troisième voie doit donc être explorée, ni (seulement) théorique ni (seulement) empirique, que l’on qualifiera d’ethnographique. Elle a vocation à rencontrer la préoccupation formulée par des chercheurs et des chercheuses comme Michael Stambolis-Ruhstorfer et Camille Robcis de mettre en question les normes de sexe et de genre dominantes et, comme y aspire l’historienne, de rendre imaginable « une autre symbolique » et, par conséquent « un autre concept du social10 ». Il s’agira donc pour moi de mettre en question l’articulation établie entre une certaine lecture du structuralisme et la norme hétérosexuelle en montrant la violence que cette articulation dissimule. Nous mettrons en évidence cette violence cachée en nous attachant à l’évolution des conditions d’existence du couple hétérosexuel pendant la période envisagée ici — qui va des années 1950 jusqu’à nos jours. Afin de se rapporter concrètement à la signification existentielle du contrat social structuraliste, il me reviendra d’interroger à rebrousse-poil les effets du mouvement de libération sexuelle des années 1960 en montrant comment il a pu lui-même être aligné sur le contrat social structuraliste et sur une réaffirmation de la différence sexuelle, au mépris des rapports de pouvoir qui s’y jouent aujourd’hui, en régime d’égalité, au titre de la liberté individuelle et d’un égal droit à l’expression libre et indépendante de soi. Je m’appuierai, pour établir ce premier point, sur une lecture de la tribune sur la liberté d’importuner parue dans Le Monde en janvier 2018, communément désignée comme la « Tribune Deneuve », publiée en réaction aux premiers effets du mouvement MeToo. J’éclairerai les enjeux de cette intervention médiatique en retournant à la célèbre description du « bal des célibataires » proposée par Pierre Bourdieu en 1962 dans son ethnographie des transformations des rapports entre les sexes et des stratégies matrimoniales observées dans son Béarn natal11. Cela nous permettra de montrer le potentiel révélateur d’un structuralisme ouvert et descriptif par contraste avec la version normative qui a été fixée — et figée — dans les débats bioéthiques qui ont eu lieu en France dans les dernières décennies.
Une liberté d’importuner ? La tribune Deneuve de 2018
7Le propos qui suit n’a pas de prétention à la vérité. Ce qui m’importe est d’un autre ordre : essayer d’intervenir dans un dialogue de sourds qui, depuis 2017, s’est manifesté — et qui continue de se manifester — dans le cadre ou en marge des actions MeToo et Balance ton porc. Cette intervention se veut donc située : je fais partie de ceux qui ont considéré et qui continuent de considérer ces paroles de femmes affirmant avoir aussi été l’objet de violences sexuelles comme évidemment légitimes, comme légitimes de façon évidente. Non pas parce qu’elles seraient pures de toute dénonciation calomnieuse, de toute erreur, de toute tentation de vengeance ou d’un fond de ressentiment. Mais parce que ces paroles mises en commun désignent une forme de violence spécifique qui concerne toutes les femmes et, en même temps, nous concerne tous.
8Cette évidence intuitive s’est bien entendu heurtée à différentes contestations — notamment celle de piéger les femmes harcelées ou violentées dans une position victimaire. Elle a aussi été irritée à différentes occasions. Ce fut en particulier le cas lors de la publication en janvier 2018 de la tribune publiée dans Le Monde par cent femmes, dont Catherine Deneuve, Elisabeth Lévy, Brigitte Lahaie, Catherine Millet ou, pour prendre un exemple belge, l’historienne Anne Morelli, intitulée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle12 ». Cette tribune, qui a fait l’actualité médiatique il y a quelques années, est à bien des égards exemplaire de ce qui doit aujourd’hui encore être explicité. Elle servira donc de point de départ à la petite enquête ethnographique que je souhaite proposer. Cette tribune commence par une sorte de « syllogisme », très particulier :
Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste13.
9C’est cette entrée en matière — ce qu’on appellerait dans un autre contexte un incipit — que je souhaite déplier afin de creuser ce qui, allant apparemment de soi, reste enfoui dans la logique de ce raisonnement rapidement interrompu par l’évidence qui traverse ses rédactrices d’en appeler simplement à la liberté d’aimer, de désirer et de séduire. Ce lieu concerne, pour le dire une première fois, le point de retournement de rapports de sexe et de rencontres amoureuses hétérosexuels établis sur la base de ce qui se donne, en apparence, en fait et en droit, comme un accord entre personnes libres et égales. Autrement dit, la tribune de Deneuve et Cie fait preuve d’un attachement à la possibilité d’un accord entre personnes libres et égales. C’est cet idéal qui est encore en creux dans l’imaginaire moderne du mariage, et c’est lui que MeToo vient en quelque sorte retourner comme un gant.
10C’est à la condition d’assumer cette dissension interne à nos conditions de sexe et de genre qu’il est possible de comprendre ce qui « sonne faux » dans la tribune de 2018. Celle-ci renvoie la violence vers celles qui doivent la subir et l’affronter, au motif que leurs protestations seraient une dénonciation rageuse des mâles condamnant à la disparition l’expression de la séduction française, l’élégance (féminine) et le charme (viril), considérés comme le degré zéro de la liberté, comme un art de vivre et comme une exception culturelle menacée par le puritanisme américain et quelque autre puritanisme religieux. La dénonciation des violences subies serait ainsi la terrible mise en cause de ce qui apparaît bien, là encore, comme un contrat passé entre individus, mais aussi comme l’expression typique du contrat social hétérosexuel.
11Afin de ne pas m’enfoncer dans une opposition stérile, je soutiens que cette défense de la culture amoureuse et sexuelle et des relations libres et responsables entre les hommes et les femmes laisse de côté une (nouvelle) forme de violence (contre les femmes). Cette nouvelle forme de violence est certainement liée à des préjugés masculinistes, mais elle s’explique probablement aussi par l’incapacité dans laquelle nous nous sommes trouvés jusqu’à présent d’identifier le lieu paradoxal d’exercice de cette violence sur le corps des femmes. De façon très significative, en effet, c’est sur la question du corps que se termine la tribune du 9 janvier 2018 :
Les accidents qui peuvent toucher le corps d’une femme n’atteignent pas nécessairement sa dignité et ne doivent pas, si durs soient-ils parfois, nécessairement faire d’elle une victime perpétuelle. Car nous ne sommes pas réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable. Et cette liberté que nous chérissons ne va pas sans risques ni sans responsabilités14.
12Ce faisant, la tribune Deneuve touche bizarrement juste, mal et juste. Juste parce qu’elle désigne le lieu qui fait problème, mal parce qu’elle s’engage dans une double relativisation du corps agressé, simple accident d’une dimension elle-même secondaire de l’existence humaine, le corps, qui devrait en rabattre en guise de dignité face à la liberté, toujours inviolable, et donc toujours inviolée, sur laquelle chacun·e doit pouvoir compter à l’intérieur de lui ou, tout aussi bien, d’elle-même. Le corps est donc au cœur du dialogue de sourds dont il est question ici.
13Je fais l’hypothèse que la difficulté à identifier le lieu d’exercice de ces nouvelles formes de violence vient du fait que ce lieu (le corps) a été il n’y a guère un lieu d’émancipation, un point d’exercice concret de la liberté des femmes — et qu’il le reste certainement. Le problème ne peut donc pas se résumer à l’opposition abstraite du corps et de la liberté intérieure. L’incapacité à identifier aujourd’hui une forme de violence déterminée vient du fait que cette violence s’exerce en un lieu du corps qui a porté de façon décisive — et supporte encore — les revendications émancipatrices des femmes contre l’instrumentation sociale machiste qui en est faite.
14Qu’est-ce que cela signifie, concrètement ? Cela signifie que le problème qui nous occupe est un problème de génération. Ce n’est donc pas seulement un problème qui opposerait les féministes et les antiféministes, c’est également un problème de générations au sein du féminisme, un problème qui se pose au sein et entre les différentes générations et traditions de pensée féministes. Le problème de la différence des générations est une question que le féminisme a dû affronter une première fois dans les années 1980 et qui reste un de ses enjeux actuels. Dans les années 1980, il s’agissait, après le temps de la sororité, de continuer d’exister malgré ou dans la différence des générations de femmes engagées dans les combats féministes. La question était alors de savoir comment il était possible de réintégrer au sein du féminisme un jeu de différences — de différences sociales ou culturelles — qui avaient d’abord été gommées ou invisibilisées au moment de la constitution de collectifs féminins/féministes. L’histoire des luttes avait d’abord exigé que ces différences, notamment générationnelles, soient abolies ou, à tout le moins, neutralisées. Comment dès lors rendre possible les différences qui n’avaient malgré tout pas manqué d’apparaître ? Sur cette nouvelle base, comment constituer des alliances par-delà ces différences ? Cela a été une préoccupation majeure pour la grande philosophe belge Françoise Collin de penser une transmission différentielle et diachronique du féminisme15. Cela a aussi été la tâche de bell hooks de déterminer les conditions d’une solidarité intersectionnelle entre les femmes, en tenant compte de la « socialisation sexiste16 », qui donnait l’avantage jusque dans le mouvement des femmes aux femmes blanches bourgeoises, ainsi que des différences de race et de classe.
15À l’heure actuelle, la question est toujours de savoir comment on peut hériter du féminisme. Elle se formule cependant à front renversé, si l’on veut bien suivre l’intuition qui est mienne, puisqu’il s’agit, à rebours de cette histoire complexe du féminisme, d’identifier une forme de violence qui concerne de nouveau, indistinctement, toutes les femmes. C’est à ce titre, paradoxal mais concret, qui ne relève pas d’une liberté intérieure abstraite, que le mouvement de libération de parole que nous connaissons pose de façon aiguë le problème de la liberté. La question qui se pose est de savoir comment on peut hériter d’une victoire incontestable du féminisme en reconnaissant la puissance d’exclusion de formes anciennes de relations entre les sexes, mais sans négliger la manière dont les nouvelles relations impliquent de nouvelles formes de violence potentielles.
16La description du bal des célibataires, saisie par Pierre Bourdieu dans son travail d’ethnographie du Béarn, permet d’apprécier les effets de la transformation des rapports de genre au sein des sociétés occidentales contemporaines, singulièrement au sein des sociétés française et belge des cinquante dernières années qui connaissent les formes de normativités et de violences sociales qui m’intéressent ici. L’intérêt de revisiter la scène bourdieusienne est double. Il s’agit, premièrement, pour une part, de décrire une scène sociale passée afin de produire un dispositif de mise en visibilité des normes sociales actuelles. Mais il s’agit aussi de se donner les moyens de mesurer le prix paradoxal de la libération du corps qui a été l’enjeu de luttes importantes et d’acquis personnels et sociaux décisifs en termes de liberté depuis les années 1960.
Une relecture du bal des célibataires de Bourdieu
17La scène du bal villageois décrite par Bourdieu est connue. Bourdieu commente pour la première fois cette scène de bal dans un article qui paraît en 1962 dans Les Temps Modernes, « Les relations entre les sexes dans la société paysanne17 ». J’ai déjà eu l’occasion de commenter cette scène à différentes reprises18. Elle décrit la fin d’un monde, celui du monde paysan dans le Béarn, incarné par l’incapacité des enfants mâles aînés des familles de fermiers de la région de s’intégrer dans les nouveaux rapports de sexe et de genre et dans les nouvelles modalités matrimoniales qui apparaissent dans les années 1950 et ringardisent la pratique des marieuses pour laisser toute sa place aux pratiques de séduction du « samedi soir ». La description a marqué fortement les esprits et est désormais résumée dans la formule-titre « Le bal des célibataires » qui insistent sur le douloureux échec de ces hommes entre deux âges qui se résignent rapidement à quitter la salle de fêtes et se retrouvent, défaits, en fin de soirée, dans le bar du village pour noyer dans l’alcool leur incapacité à s’insérer dans les normes et les conduites nouvelles de séduction.
18Dans son article, Bourdieu décrit les relations entre les sexes en termes de « techniques du corps » : les habitudes corporelles des paysans béarnais même les plus novateurs sont des signes « immédiatement perçus par les autres19 » d’un système social dévalorisé. Dans le même temps, les jeunes femmes de la région adoptent les nouvelles formes de vie que les paysans ne peuvent pas espérer satisfaire. Par-là, Bourdieu met en évidence le fait que, par la rencontre des valeurs urbaines, le paysan qui est assigné à reproduire le monde social qui est le sien est marqué, aussi dynamique et novateur soit-il, par l’apparition dans son corps d’un « résidu irréductible » par lequel il « intériorise l’image de lui-même que forment les autres20 ». Quelque chose dans le corps du paysan béarnais s’avère impossible à modifier, et le renvoie à un monde d’habitudes dépassé. Ce « corps inerte » dans le corps du paysan est celui qui empêche exemplairement ces hommes condamnés au célibat de s’insérer dans les relations fluides et souples des danses et des émois qui traversent les bals de campagne.
19À 60 ans de distance, on est frappé par le portrait en creux des (jeunes) femmes que le texte de Bourdieu charriait alors en regard de sa description de la condition des hommes célibataires béarnais qui n’intéressaient plus aucune femme sur le nouveau marché matrimonial : ces jeunes femmes qui se tournaient vers d’autres hommes venus de la ville avec lesquels elles pouvaient balancer leurs corps et mener des danses endiablées. La normativité propre et les rapports de pouvoir intrinsèques aux formes nouvelles de relations impliquées dans les pratiques de séduction n’étaient pas l’objet de l’étude de Bourdieu. Il est toutefois possible de reprendre le schème interprétatif bourdieusien comme à rebrousse-poil, dans une perspective qu’on pourrait qualifier de féministe, non pas pour décrire la violence de l’indifférence que pouvaient ressentir les jeunes hommes décrits par le sociologue (et que des hommes plus ou moins jeunes peuvent encore ressentir), mais pour comprendre la violence du harcèlement, en un sens généralisé, que peuvent ressentir des femmes qui dénoncent aujourd’hui des viols ou des agressions sexuelles, des attouchements, des insinuations ou des injures21.
20C’est la possibilité d’une telle relecture qui justifie le choix du titre de cet article : « La fin du bal ». Non pas la fin du bal de campagne des années 1960, mais celui du nouveau contrat relationnel et social qui est implicitement associé à cette scène. Une relecture à rebours de Bourdieu peut ainsi permettre de dégager plus précisément le point d’inflexion qui fait d’une expérience de libération et d’émancipation un lieu spécifique — et invisible — d’oppression et de violence. Cette représentation de la liberté est certes une représentation très consistante. D’une part, elle libère le corps en le considérant comme une totalité en mouvement et, d’autre part, elle libère le corps en totalité, dans toutes ses parties et dans toutes ses dimensions, même les plus évanescentes (le chatoiement possible de la liberté dans la moindre vibration du corps) et les moins nobles (les manifestations les plus inertielles de notre facticité).
21Ce point est implicite chez Bourdieu. Le sociologue ne se donne pas pour tâche de décrire l’expérience qui est celle des hommes et des femmes qui échappent à la nécessité de reproduire une société qui est en train de disparaître. On peut cependant déduire de sa description l’expérience du corps bien différente qui est faite par ces femmes et ces hommes. Il ne s’agit pas d’un corps qui est cerné par sa propre pétrification, redoublée, par l’avenir et par le passé. Le corps dansant de ces femmes et de ces hommes se mouvant « librement » sur la piste de danse est un corps qui peut s’adonner à lui-même. Plus fondamentalement, si on se rappelle les termes de Sartre que Bourdieu avait certainement à l’esprit22, c’est un corps qui est rendu à lui-même, qui est présent à lui-même, dans la mesure où il échappe à l’écartèlement du complexe transcendance-facticité qui caractérise le corps doublement aliéné du paysan condamné au célibat. Celui-ci est en effet réduit à l’impuissance parce que les deux dimensions de son existence, séparées l’une de l’autre, lui apparaissent simultanément comme deux modalités qui lui sont également inaccessibles, dans le passé et dans l’avenir. Les corps dansants du bal bientôt abandonné par les célibataires maintenant endurcis scellent la réconciliation de la transcendance et de la facticité. Ils sont à la fois transcendance et facticité. Séduisants, ils sont l’expression d’une subjectivité qui consent à apparaître à la surface du corps afin d’y indiquer quelque chose qui le dépasse. Désirants, ces corps font signe, dans l’autre sens, vers l’expression d’une subjectivité qui consent à s’alourdir d’elle-même pour venir à la rencontre de l’autre.
22De nouveau, L’Être et le Néant peut être utile afin de préciser cette relation à soi et nous ramener bientôt vers les questions qui nous occupent dans l’enquête que nous documentons ici. Pour le dire d’une formule, le corps tel qu’il vient d’être décrit fait montre tout à la fois de pesanteur et de grâce. Il évoque ainsi certaines descriptions sartriennes du désir. Selon celles-ci, le désir est un contact entre des corps qui passe par les « masses de chair les moins différenciées », à savoir « les seins, les fesses, les cuisses, le ventre23 ». La présence charnelle auprès de l’autre implique la neutralisation des capacités instrumentales. Les seins, fesses, cuisses et autres ventres sont ainsi, souligne Sartre, « l’image de la facticité pure24 ». S’agissant de la grâce, celle-ci est, selon Sartre, une synthèse d’adaptation et d’imprévisibilité : « Dans la grâce le corps est l’instrument qui manifeste la liberté25. » Ce faisant, la grâce est au fond le « vêtement invisible » qui habille notre facticité :
la suprême coquetterie et le suprême défi de la grâce, c’est d’exhiber le corps dévoilé, sans autre vêtement, sans autre voile que la grâce elle-même26.
23La grâce apparaît donc comme le voile de la facticité, elle désigne le jeu des apparences qui circulent à la surface du corps. La grâce n’est dès lors pas, comme le désir, l’image de la facticité pure, mais l’image purifiée de la facticité ou, peut-être mieux encore, la facticité pure transformée en image(s).
24C’est cette union de la pesanteur et de la grâce que les autrices et signataires de la tribune Deneuve considèrent comme l’expression, éventuellement importune, de la liberté. Celle-ci se manifestant à la fois, et inséparablement, dans la lourdeur et la maladresse d’une drague mal fichue et dans la chorégraphie parfaite des pratiques de séduction. La seconde n’étant rien d’autre que la sublimation de la première, dans un jeu d’alternance qui a pour lieu la surface du corps (des corps), le corps transformé en image(s) de lui-même — de la facticité — ou de la liberté — de la transcendance. Il y a là, bien sûr, une forme de paradoxe, mais celui-ci est parfaitement compréhensible s’il s’agit pour le corps — et pour les hommes et les femmes qui l’habitent — de reprendre possession de soi. Le corps n’est plus alors en avance ou en retard sur lui-même, comme c’est le cas dans la double aliénation du corps du paysan béarnais ; il se fait présence à soi-même, aux autres et au monde au lieu même d’indistinction entre lui-même, les autres (un autre) et le monde.
25Cette forme nouvelle d’existence est pourtant ce qui pose problème aujourd’hui : elle est devenue, si on peut dire, le vêtement invisible de nouvelles formes de domination. Il ne suffit plus dès lors, avec Bourdieu ou grâce à une autre approche sociologique, de soumettre cette représentation de la vie « en liberté » à une critique ou à une relativisation sociologique. Elle suppose aussi une mise en perspective historique. Cette conception de la liberté apparaît alors non seulement comme le résultat d’une série de luttes politiques et sociales d’émancipation, articulées et incarnées dans un ensemble de techniques du corps, mais aussi comme la marque d’une époque, comme la doxa d’une génération, peut-être celle des années 1960 et 1970. On pourrait par conséquent décrire la péremption de cette gamme comportementale et relationnelle et, éventuellement, en contrepoint, l’apparition de nouveaux usages (émancipateurs) du corps. Il me semble que la relation entre cette époque d’émancipation, qui reste fondamentale, et la nôtre est plus complexe et, sur un point précis, plus pernicieuse. C’est pourquoi je choisis pour ma part une autre voie d’investigation, qui se place au revers du portrait de l’homme et de la femme libres que je viens de faire.
26Mon hypothèse est la suivante : le lieu à la fois évident et caché d’une série de violences genrées ne répondant pas immédiatement à la qualification de viol, et peut-être pas non plus à celles de délit ou d’agression sexuelle, pour reprendre ici les termes de la tribune Deneuve, mais qui détermine les conditions d’acceptation et de tolérabilité de celles-ci, est, je ne sais trop comment dire, la surface du corps, la peau ou plutôt la pellicule de notre corps.
La fin du bal : la violence à fleur de peau
27On est confronté aujourd’hui à des violences qui s’inscrivent dans le corps des femmes, mais aussi à des violences qui s’exercent d’autant plus aisément qu’elles n’ont (d’abord) aucune prétention à pénétrer (indûment) le corps. Ainsi peut-on n’y voir, sans peine, que des « accidents » dérisoires qui ne mettent fondamentalement en cause ni l’intégrité physique ni l’intégrité psychique des personnes qui les subissent. Bien davantage, à peine de voir revenir les formes les plus vilaines de paternalisme (pour nous), de puritanisme (pour les Américains) et d’intégrisme (pour les musulmans), il conviendrait de concéder que cette portion congrue de notre corps appartient au fond à tout le monde et doit continuer à appartenir à tout le monde. C’est cela la liberté d’importuner (et d’être importunée) que réclamaient les signataires de la tribune de janvier 2018. Pour elles, des relations libres et responsables entre les sexes supposent que nos corps ne nous appartiennent pas complètement, que nous concédions aux autres un droit de disposer de notre corps à la condition qu’ils s’en tiennent à des « contacts superficiels ». Il en irait d’une remarque de bon sens phénoménologique, relationnel et démocratique, pour tout dire urbain et moderne : notre corps est à la fois de la conscience et du monde, c’est un lieu de transaction entre moi et l’autre qui ne peut être exclu d’une négociation risquée et responsable avec autrui qu’à supprimer les conditions mêmes de l’exercice de la liberté.
28Il convient cependant d’évaluer le prix de cette libération du corps que la scène du bal bourdieusien nous a permis de schématiser. Ce prix semble de prime abord anodin, la concession superficielle : le corps est dégagé de ses gangues à la seule condition de concéder au monde, aux autres ou à la société, un acte de copropriété sur la partie de notre corps a priori la plus externe, la moins intime, située sur le bord externe de notre être, pour le dire encore autrement (je ne sais pas quelle est la meilleure formule) sur la pellicule externe de notre peau. Mon hypothèse est donc que c’est ce corps-peau qui est aujourd’hui aliéné dans une série de rapports de violence et de domination genrées. Plus précisément, il convient de remarquer que le redoublement aliénant du corps, qui est le sceau de la phénoménologie bourdieusienne de la domination sociale, agit aujourd’hui de manière quasi imperceptible dans ces violences genrées, alors que la structure d’aliénation que Bourdieu décrivait en 1962 était au moins visible en droit — et bien sûr aussi en fait : comme dans l’immobilisme ou dans les mouvements maladroits du non-danseur de la scène de bal. L’aliénation se situe désormais du côté du corps libre et gracieux des nouveaux mariés qui traversaient heureux (et heureuse) la scène du bal bourdieusien. Il n’est plus question ici d’un résidu irréductible du corps qui se tiendrait, intraitable, en avant ou en arrière de soi. Dans la nouvelle aliénation qui est visée, un corps pelliculaire empêche, entrave, dévie ou manipule le corps-peau qui doit être ou devrait être le lieu de nos relations libres avec le monde, avec les autres et avec nous-même. Ce redoublement aliénant minimal risque bien d’échapper à la visibilité. En effet, il n’empêche personne de se mouvoir dans la rue, il n’empêche pas de parler, il n’empêche pas de se défendre, il n’empêche même pas de se faire chair et de séduire. Il peut pourtant humilier et réduire à une parfaite impuissance.
29Ce qui frappe dans les débats actuels sur les pratiques de harcèlement sexistes est que cet espace relationnel du corps-peau est le lieu où s’exerce aujourd’hui une série de comportements illégitimes et violents que l’on peut observer dans divers contextes relationnels. J’en relève d’abord quelques-uns qui sont très simples, les attouchements, les mains aux fesses ou les frottements, les remarques sexistes en rue et les injures. Pour certain·e·s, il ne faudrait voir dans ces comportements que des attitudes ou des paroles triviales, éventuellement un peu bêtes, mais indolores. On ne pourrait y trouver aucune violence dans la mesure où on n’aurait affaire là qu’à des signes, certes bêtes ou maladroits, d’un espace intersubjectif de relations, d’échanges, d’affects et de culture. Sauf exceptions (rarement) criminalisées, les attouchements, frottements et autres rapprochements désagréables relèveraient, en tant qu’interpellations à caractère sexuel, même s’ils sont frustes, d’un langage qui resterait une ébauche de communication dans la mesure où ils s’épanouissent à la surface des corps, dans la mesure où ils ne font que glisser sur leur surface. Même maladroits, même importuns (derechef, les deux situations envisagées par la tribune Deneuve), ces attouchements et ces effleurements seraient en somme des signes de liberté, des manifestations concrètes de la liberté à user de son corps et de sa sexualité. Il en irait, à la limite, du seul moyen pour notre liberté intérieure, tout inviolable soit-elle, de se manifester. CQFD.
30Pourtant, il y a bien une violence (et, en un sens, une violence extrême) qui réside dans cette nouvelle forme de vécu aliénant. Deux exemples approchants peuvent faire sentir ce qu’il en est de cette violence qui tend à rester invisible. Ce ne sont pas des exemples parfaitement exemplaires ; ils fonctionnent pour une part par analogie. Le premier exemple concerne la documentation importante qui a été constituée récemment à propos des violences obstétricales, sur lesquelles Marie-Hélène Lahaye a insisté dans son livre Accouchement. Les femmes méritent mieux27. Le second exemple concerne, dans un tout autre registre, une part significative de l’expérience corporelle du vécu anorexique. J’ai notamment été rendu attentif au premier dossier par le travail de Marta Luceño Moreno au sein du cours « Voir et agir au prisme du genre » à l’université de Liège et au sein de la collective La Bâtarde28. Pour le second exemple, je suis redevable au travail partagé avec Géraldine Sauvage à propos de l’être-au-monde anorexique29.
31Pour la perspective que j’esquisse dans le présent article, il est significatif, sur le premier point, que les formes de violence imposées à nombre de femmes au moment de leur accouchement n’aient guère retenu l’attention pendant de nombreuses années et restent largement méconnues. La pratique très fréquente de la césarienne constitue un bon exemple de violence invisibilisée par le double motif que, dans son usage contemporain, relativement sûr, l’intervention médicale peut se prévaloir d’un défaut naturel de la constitution de la femme parturiente dont le bassin est trop étroit, d’une part, et se limite à une intervention à même la peau de la femme qui accouche, d’autre part. L’évidence de l’intervention, sa naturalité, et l’indifférence qu’elle suscite chez celles et ceux qui la pratiquent méritent qu’on y prête attention. La justification médicale d’une pratique peu risquée apparaît d’autant plus aisée qu’il s’agit de « libérer » l’enfant à naître et sa mère en incisant la peau de celle-ci. Le contraste est saisissant si on compare la conception du corps de la femme qui est inhérente à cette invisibilisation de pratiques obstétricales violentes et la conception du corps qui a été défendue dans le cadre des luttes pour la dépénalisation de l’avortement.
32Dans le cas de la lutte pour le droit à l’avortement, l’enjeu était celui d’un corps que les femmes devaient se réapproprier contre l’envahissement du corps et la dépossession du corps par la société que représentait jusque-là la présence d’une vie réputée en puissance dans leur ventre. Le combat pour l’avortement a ainsi établi le droit des femmes à pouvoir décider de leur corps comme elles l’entendent. Je crois qu’il n’est pas accidentel que la chose n’aille toujours pas de soi aujourd’hui, non seulement dans le cas où une femme veut mettre un terme à une grossesse non désirée, mais au moment même où elle va mettre au monde un enfant. Au moment où l’enfant s’apprête à sortir du ventre de sa mère, la peau de ce ventre peut être découpée comme si cette partie du monde n’était pas le lieu, certes plastique et aménageable, d’une subjectivité dont l’autonomie ne peut être assignée, du fait de sa relation particulière avec un nouvel être, au respect sans écart de l’injonction sociale représentée par un ordre médical et des pratiques médicales incontestables.
33L’expérience anorexique, qui fait l’objet d’une attention justifiée en philosophie, porte aussi en son cœur l’enjeu de la revendication d’un « corps à soi ». Dans son ouvrage éponyme tout récent, Un corps à soi, instruit d’une relecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, Camille Froidevaux-Metterie, à la suite de Géraldine Sauvage, identifie en effet dans l’expérience de la personne anorexique la recherche de la réduction de son corps à « un pur corps », réduit à ses os, grâce auquel la personne anorexique essaie d’« échappe[r] aux normes genrées30 ». C. Froidevaux-Metterie y situe, à bon droit, « l’idée d’une performativité anorexique31 ». Pour ma part, j’insisterais, de manière plus circonscrite, sur la manière dont Géraldine Sauvage invite à reconsidérer les remarques pathologisantes classiques sur la dysmorphophobie des anorexiques, à savoir leur incapacité à évaluer « correctement » leur poids, et du même coup à choisir des vêtements ajustés à leurs mensurations. C’est alors la conception de la vie sensible développée par le philosophe italien Emanuele Coccia qui lui permet de déplacer la discussion de l’interprétation pathologique d’un défaut cognitif de représentation vers une réflexion ontologique sur l’expérience anorexique décrite à la première personne.
34Dans son livre sur La Vie sensible, Emanuele Coccia décrit comme des sensibles les différentes expériences par lesquelles l’existence humaine a à se constituer et à se reconnaître, au risque de se perdre, dans des choses qui sont extérieures à elles et sont pourtant des doubles d’elle-même. Suivant E. Coccia, aucune expérience de soi ne peut en effet être limitée à l’expérience de son corps physique. Dans cette perspective, les vêtements que nous portons apparaissent ainsi comme une image particulière de nous-même, comme un sensible privilégié. Coccia signale d’ailleurs que, pour lui, une bonne définition de l’être humain — préférable à toutes celles qui ont précédé — consisterait dès lors à dire qu’« il est le vivant capable de s’habiller33 ». Plus précisément : « L’homme est l’animal qui a appris à s’habiller34. » Un vêtement est donc l’exemple privilégié de « corps secondaire35 » qui, selon E. Coccia, vient toujours déjà compléter le corps de l’être humain et donner forme à son être. Le corps humain ne coïncide ainsi jamais avec le corps anatomique et, à l’inverse, une portion de monde parfaitement étrangère — quelques bouts de tissus agencés — nous apparaît plus proche de nous que notre propre corps36.
35Dans cette perspective, l’expérience qu’une personne anorexique peut faire de ses vêtements portés « trop grands » peut être comprise non pas négativement comme une erreur d’ajustement entre son corps et les vêtements qu’elle porte, mais au contraire, positivement, comme une (autre) manière de défaire l’identification du corps et du corps physique. L’anorexique chercherait alors à faire flotter le lieu-frontière du corps et du monde, à rendre cette limite de soi relativement indéterminée et insaisissable et, du coup, à se réapproprier la dialectique transcendance-facticité qui est au cœur de la scène du bal chez Bourdieu. Il en irait donc, dans ce cas comme dans le cas des pratiques aujourd’hui fréquentes de tatouage, d’une tentative tout à la fois de se présenter au monde et, dans le même temps, d’y apparaître insaisissable. Se sentir en confiance et à l’aise (avec soi-même) suppose en effet de pouvoir contrôler et de pouvoir jouer avec les limites, avec les frontières de son être.
36Ces deux exemples font signe de manière insistante vers des formes de violences et de pressions contre les femmes qui se jouent à fleur de peau et qui correspondent au lieu d’un contrôle paradoxal de subjectivités qui sont librement engagées dans le monde et qui se sont battues pour pouvoir le faire. La leçon mérite d’être méditée : le corps est toujours le lieu d’un combat pour la liberté, et non pas son image naturalisée. C’est à cette seule condition qu’il peut être l’image invisible autant que visible de la liberté, l’image d’une liberté qui se répand et se disperse dans le monde et pas celle d’une liberté qui s’y englue ou qui s’y dilue.
37*
38Qu’en conclure ? Le lieu de réappropriation de soi est devenu aujourd’hui le lieu d’agressivités nouvelles qui doivent faire l’objet d’enquêtes concrètes sous peine de confondre la liberté avec sa négation. On doit donc constater aujourd’hui une fin du bal bourdieusien, mieux : du bal structuraliste. Une tentative de description ethnographique des rapports de genre et de sexe contemporains doit en tout cas faire avec le constat que le corps des femmes, même considéré dans une perspective d’émancipation, n’est plus seulement la doublure visible d’une liberté à la fois engagée dans le monde et libérée, mais le lieu d’un contrôle social patriarcal invisibilisé d’autant plus violent qu’il est dissimulé sous les images d’une émancipation réelle. Cette condition nouvelle d’aliénation devrait être décrite dans les dispositifs spécifiques de son exercice. Elle renvoie à une position générique de harcèlement. La liberté des femmes n’est plus mise en cause (seulement) par des structures normatives genrées de masse, mais aussi par des formes d’agression en apparence superficielles qui seraient le prix à payer de la liberté elle-même.
39Cette situation suppose certainement d’interroger nos représentations de la liberté et des formes d’existence qui sont censées la représenter. C’est ce que Camille Robcis a fait pour la macro-catégorie idéologique du contrat social structuraliste dont elle a reconstitué l’histoire politique, institutionnelle, scientifique et médiatique pour la France contemporaine. Cela impose aussi d’interroger nos pratiques de la liberté en tant que la liberté n’est pas une évidence à laquelle on pourrait être assigné·e sans discussion, une fois pour toutes. Simone de Beauvoir, et d’autres après elle, nous ont signalé que cette aliénation de la liberté dépend d’une clôture du corps sur lui-même. Bourdieu en a fait jadis la description lucide pour le monde rural incapable d’absorber la « modernisation » de la société française et occidentale des années 1960. Il est temps d’en faire de même pour notre société qui se dit moderne. Il ne fait aucun doute que l’urgence de cette critique trouvera face à elle un mot d’ordre qui confirmera, dans le scandale, son caractère nécessaire. Il faut défendre la société hétérosexuelle.
40Contrairement à la génération Deneuve qui a intégré une sorte de contrat structuraliste massifié et l’a confondu avec la liberté, une approche ethnographique de la liberté en régime hétérosexuel suppose, comme j’ai commencé à le faire ici, de montrer les failles et les différences générationnelles au sein du modèle hétérosexuel contemporain. C’est à cette condition qu’on peut cerner l’articulation entre le « contrat social structuraliste », qui relaie sans critique le paradigme du mariage hétérosexuel, et les nouvelles violences sur le corps des femmes.
Notes
1 Camille Robcis, La Loi de la parenté. La famille, les experts et la République (2013), trad. Ninon Vinsonneau, Paris, Fahrenheit, 2016.
2 Ibid., p. 37.
3 Ibid., p. 143.
4 Ibid., p. 144.
5 Ibid., p. 186.
6 Ibid., p. 270.
7 L’enquête de C. Robcis montre en effet comment le contrat social structuraliste a été remis en selle dans le cadre de missions d’expertise répondant aux sollicitations des autorités politiques françaises, notamment à l’occasion du colloque « Genre, procréation et droit », organisé en 1985 à l’invitation du président de la République François Mitterrand, auquel participent Françoise Dolto et Françoise Héritier. Au titre de la défense de la culture, l’anthropologue Françoise Héritier, qui avait succédé à Lévi-Strauss au Collège de France en 1982, y soutient la puissance symbolique du mariage hétérosexuel. Les positions de F. Héritier sont ensuite reprises par la sociologue Irène Théry, spécialiste du mariage et du droit familial, dans les débats des années 1990 sur le Pacs. Elles s’expriment notamment dans le rapport sur l’état de la famille qui lui fut demandé en 1998 par Élisabeth Guigou et Martine Aubry, alors ministre de la Justice et ministre de l’Emploi et de la solidarité. Voir Chapitre 6, « Parentés alternatives et structuralisme Républicain », dans ibid., p. 272–328.
8 Ibid., p. 317.
9 Ibid., p. 323.
10 Ibid., p. 328.
11 Pierre Bourdieu, « Les relations entre les sexes dans la société paysanne », Les Temps Modernes, no 195, 1962, p. 307–331. Le texte de cet article a été repris dans Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002.
12 Voir, en ligne, Le Monde, 9 janvier 2018, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/nous-defendons-une-liberte-d-importuner-indispensable-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 J’y ai consacré récemment une autre étude. Voir Grégory Cormann, « “Simone de Beauvoir étonnamment”. Françoise Collin, Simone de Beauvoir et la transmission diachronique du féminisme », L’Année sartrienne, no 35, 2021, p. 53–71.
16 bell hooks, « Sororité : la solidarité politique entre les femmes » (1986), trad. Anne Robatel, dans Black feminism. Anthologie du féminisme afro-américain, 1975–2000, éd. Elsa Dorlin, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 113–134.
17 Pierre Bourdieu, « Les relations entre les sexes dans la société paysanne », art. cité.
18 Voir notamment Grégory Cormann, « “Madame de Beauvoir, c’est moi.” Archéologie de la pensée française contemporaine (Sartre, Lévi-Strauss, Bourdieu) », Veritas, vol. 63, no 2, 2018, p. 640–672, http://revistaseletronicas.pucrs.br/ojs/index.php/veritas/article/view/32136.
19 Pierre Bourdieu, « Les relations entre les sexes dans la société paysanne », p. 322–323.
20 Ibid., p. 324.
21 Dans son inspiration générale, l’analyse que je propose ici est redevable — il m’importe de le noter — des écarts et dissidences théoriques, épistémologiques et éthiques, qu’ont représenté, au sein du paradigme bourdieusien, dès les années 1970, les études de Christine Delphy sur le travail domestique, à partir de « L’ennemi principal » (1970), et les essais de socioanalyse inaugurés par Yvette Delsaut dans « Le double mariage de Jean Célisse » (1976). S’y sont ajoutés, tout récemment, l’enquête de Céline Beissière et Sibylle Gollac sur Le Genre du capital (2020), ainsi que, celle autobiographique, Se ressaisir (2021), de Rose-Marie Lagrave. Ces travaux ont guidé ces dernières années mes revisites avec plusieurs étudiant·e·s et collègues de la sociologie bourdieusienne et de ses contributions à l’étude des rapports de sexe et de genre.
22 Voir Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique (1943), Paris, Gallimard, 1996.
23 Ibid., p. 436.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 440.
26 Ibid., p. 441.
27 Marie-Hélène Lahaye, Accouchement. Les femmes méritent mieux, Paris, Michalon, 2018.
28 La Bâtarde, [en ligne], « Dossier : Enfanter dans la violence », 23 décembre 2019, https://www.labatarde.be/episode-6-les-violences-obstetricales-comme-probleme-public-quelles-reponses-politiques/
29 Géraldine Sauvage, L’anorexie comme cri à l’être. Approche phénoménologique de l’anorexie, Mémoire de fin d’études en philosophie, Université de Liège, 2018.
30 Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Paris, Seuil, 2021, p. 204.
31 Ibid., p. 203.
32 Emanuele Coccia, La Vie sensible (2010), trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2018.
33 Ibid., p. 140.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 145.
36 Ibid., p. 141.
Pour citer cet article
A propos de : Grégory Cormann
UR Traverses, Université de Liège