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Etudes rusées sur lieux communs

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Clizia Calderoni

Nuances de mariage

(Mariages)
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Annexes


Pour une révolution modeste de l’amour hétérosexuel chez Simone de Beauvoir

1Depuis quelques années, nous assistons à un foisonnement d’ouvrages, de podcasts et d’interviews féministes autour de l’amour et des relations hétérosexuelles1. Qu’est-ce que la domination masculine fait à l’amour ? Et qu’est-ce que l’amour fait aux femmes en quête d’autonomie ? Prise, moi aussi, dans l’urgence d’y voir plus clair, j’ai essayé de répondre à ces questions avec Simone de Beauvoir. Non pas la Beauvoir des essais et des prises de position publiques en matière de féminisme, mais la Beauvoir femme amoureuse et écrivaine de la sentimentalité et des relations affectives. La Simone de Beauvoir hétérosexuelle, celle qui se constitue entre la rencontre de Jean-Paul Sartre en 1929 et la fin de la relation avec Nelson Algren en 1964. Beauvoir autrice de La Force de l’âge et des Lettres à Nelson Algren.

2Ces deux ouvrages et les relations d’amour qu’ils racontent offrent deux expériences de lecture très différentes. La Force de l’âge est une lecture difficile, crispante, qui suscite des sentiments ambivalents pour le lien que les deux intellectuel·le·s entretiennent : avec la rencontre du jeune Sartre à la Sorbonne, Beauvoir traverse une période d’exaltation et de passion, mais en parallèle elle manifeste les symptômes d’un décentrement et d’une relation déséquilibrée avec lui. L’épisode de la conversation dans les jardins du Luxembourg, où Sartre « gagne » un combat intellectuel contre la morale que Beauvoir s’est fabriquée, en la laissant avec l’impression de ne rien savoir et d’être intellectuellement inférieure à lui2, n’est qu’un des passages controversés qu’on peut trouver dans cet ouvrage. On a la sensation de lire à la fois une histoire d’amour, d’entente profonde et une histoire d’emprise, d’injustice, de piétinement consenti.

3Vingt ans après, avec Nelson Algren, on est dans une tout autre dynamique. La lecture des lettres que Beauvoir échange avec Algren de part et d’autre de l’Atlantique de 1947 à 1964 se fait dans la joie de lire un amour qui dure et qui fait du bien à Beauvoir. Malgré l’évidente difficulté qu’une relation à distance implique, malgré le clivage linguistique et les projets de vie incompatibles, Beauvoir et Algren s’aiment et négocient lucidement les termes de leur relation. Elle se donne tout entière à un amour qu’elle dit n’avoir jamais éprouvé ainsi (si profond, si charnel, si persistant) et qui, elle le sent, sera le dernier. Pas de doute : en 1947, avec Algren, Beauvoir is in a better place. Avec elle-même et avec Sartre aussi, qui figure dans les lettres à Algren comme un être cher, aimé plus comme un frère que comme un amant, son « pauvre Sartre » victime de sa prodigalité et de son mauvais état de santé.

4Ce qui m’intéresse chez Simone de Beauvoir, c’est sa capacité d’évolution sur les plans tant personnel qu’intellectuel, son habileté à entrelacer sa vie et son engagement pour faire de la pensée un lieu de recherche et de politique. Au carrefour de la correspondance avec Algren (Lettres à Nelson Algren) et du récit autobiographique de la relation au jeune Sartre (La Force de l’âge), ce qui émerge est une évolution de la capacité de Beauvoir à nouer des relations hétérosexuelles. Une évolution dans laquelle le mariage a un rôle à jouer en tant qu’institution au cœur du système moderne d’oppression des femmes. C’est au lien entre relation hétérosexuelle et mariage, aujourd’hui moins évident du fait que l’on se marie moins, qu’il s’agit pour moi de prêter attention, en suivant les traces du changement qui opère chez Beauvoir entre les débuts de la relation avec Sartre et, vingt ans plus tard, les débuts de celle avec Algren.

5Je me propose de reparcourir une partie de l’histoire du rapport au mariage chez Beauvoir et d’en faire ressortir les moments saillants qui ont amené celle-ci à habiter une relation hétérosexuelle de manière plus confortable, plus heureuse, plus libre. La question du mariage chez Beauvoir est un lieu de manifestation de l’évolution intellectuelle et existentielle de cette autrice : je voudrais suivre sa déconstruction personnelle de l’impératif du mariage bourgeois, en mesurant ce qui persiste de la structure du mariage chez elle, mais aussi ce que Beauvoir transforme en lieu d’expérimentation et de création avec Algren. Beauvoir nous parle non seulement d’elle, mais aussi de questions très actuelles comme celle de l’enchevêtrement entre l’amour des femmes pour les hommes et leur engagement féministe.

Le désir de se marier

6« La liberté de choix de la jeune fille a toujours été très restreinte ; et le célibat — sauf aux cas exceptionnels où il revêt un caractère sacré — la ravale au rang de parasite et de paria ; le mariage est son seul gagne-pain et la seule justification sociale de son existence.3 » Au début du XXe siècle, le choix du célibat laïque (et donc du « libertinage ») revendiqué était probablement la chose la plus grave qu’une jeune femme pouvait faire à sa réputation et à son statut social. Il représentait l’ultime trahison de son propre milieu, compromettant la possibilité d’hériter et de transmettre le capital bourgeois, tout aussi bien symbolique que matériel, de la famille. Du point de vue de la téléologie régissant l’éducation des filles, le refus de se marier était aussi une éclatante mise à mal du continuum éducatif qui formait la jeune femme à se faire épouse. C’est dans le cadre de ce continuum éducatif que Beauvoir s’intéresse, dans Le Deuxième Sexe, aux formes d’appropriation féminine de l’impératif patriarcal du mariage, c’est-à-dire aux manières que les femmes développent pour justifier, donner sens à cette institution et la vivifier.

7Pour l’autrice, il est clair que l’institution du mariage est au centre du dispositif de domination masculine sur les femmes et de leur exploitation domestique. Les femmes naissent, se forment et se projettent dans ce cadre marital ; la perspective matrimoniale domine la vie des jeunes filles dès leurs premières années, elle hante leurs jeux, leurs relations de voisinage, leurs corps et leurs fantasmes. Une fois mariées, elles sont susceptibles de se forger une solide identité de femmes au foyer et d’habiter ainsi en reines (souvent malheureuses) un rôle structurellement handicapant pour elles. L’inscription du besoin de se marier dans leur vie psychologique est rendu inévitable : le mariage se laisse désirer par les femmes qui n’ont de toute façon pas le choix de faire autrement. C’est un destin, ce qui pour Beauvoir signifie un avenir destiné : le passage de la destination au destin, de l’imposition du mariage au désir d’être mariée, incarne le caractère insidieux de la domination masculine. Le mariage est une forme moderne d’esclavage, dit Beauvoir, mais les femmes le désireront comme si elles l’avaient librement choisi.

8Dans Le Deuxième Sexe il est question de femmes qui — de gré, de force, ou dans un injuste entre-deux — ont fini par céder au conformisme patriarcal. Mais qu’en est-il des femmes comme Beauvoir qui ne l’ont pas fait ? Que font-elles de cet entraînement intensif à l’idée du mariage ?

9Jeune fille rangée elle aussi, Beauvoir a été une enfant destinée à se marier, puis une adolescente à qui ce destin a brusquement été refusé à cause de la situation économique désastreuse de sa famille. Les études qu’elle est encouragée à suivre pour pouvoir gagner sa vie sans mari sont une nécessité en même temps que la représentation d’un échec et la honte de la famille. Pour sortir de sa famille et de cette ambivalence vis-à-vis de ses études, elle désire par moments se marier, peut-être avec son cousin Jacques. Plus que penser au mariage comme à un projet de vie, Beauvoir le fantasme comme une échappatoire pour ne plus décevoir ses parents. C’est la rencontre avec Sartre qui change tout. Avec lui, elle découvre une communauté d’intellectuels qui vivent plus au moins en dehors des schémas sociaux bourgeois de leur classe, qui critiquent ces derniers avec beaucoup d’humour, de liberté et de violence et qui cherchent des alternatives de vie plus proches de leurs passions et de leurs idées. Le désir de mariage chez Beauvoir semble être noyé par l’absolue nouveauté des termes par lesquels la relation avec Sartre débute, dans le cadre du mouvement des sorbonnards dissidents : une fois déçues les attentes familiales d’une vie bourgeoise décente, digne, rangée, d’autres imaginaires possibles s’ouvrent à Beauvoir.

10Et pourtant, si on y regarde de près, le spectre du mariage ne cesse de hanter la jeunesse « libérée » de Beauvoir, en particulier sa relation avec Sartre. C’est à Sartre que, directement ou pas, sont dédiés les volumes des Mémoires, qui le consacrent comme le point cardinal de son histoire, non pas le centre — Beauvoir est son propre centre —, mais bien le point de repère qui l’aidera à s’orienter partout où elle sera. Après tout, elle choisira de se raconter ainsi, toujours bien accompagnée. Elle défendra toujours Sartre des accusations de ses détracteurs, et sera très réticente à remettre en discussion leur relation face aux journalistes féministes qui commencent à s’y intéresser de manière critique à partir des années 1970. Fidèle au lien avec Sartre, protectrice de leur histoire, toujours là pour lui depuis 1929 : telle une femme avec son vieux mari ?

11En tout cas, quand on pense à Beauvoir et au mariage, on pense à Sartre parce que la question est effectivement présente dans leur relation, surtout pendant ses premières années. Revenons par conséquent aux débuts. C’est avec beaucoup d’ironie que Beauvoir raconte comment elle a pris, en 1929, la nouvelle de la polygamie de Sartre. « Baladin » de la pensée et des amours,

Sartre n’avait pas la vocation de la monogamie ; il se plaisait dans la compagnie des femmes qu’il trouvait moins comiques que les hommes ; il n’entendait pas, à vingt-trois ans, renoncer pour toujours à leur séduisante diversité. “Entre nous, m’expliqua-t-il en utilisant un vocabulaire qui lui était cher, il s’agit d’un amour nécessaire : il convient que nous connaissions aussi des amours contingentes.” Nous étions d’une même espèce et notre entente durerait autant que nous : elle ne pouvait suppléer aux éphémères richesses des rencontres avec des êtres différents4.

12Morceau indigeste, la jeune Beauvoir l’avale pourtant, en acceptant en échange un engagement de « primogamie » de la part de Sartre, qui se fonde sur une sorte de fidélité spirituelle, implique une primauté de cette dernière sur les conquêtes ultérieures et un engagement à tout se dire, à ne rien se cacher.

13La fidélité de Sartre et Beauvoir est spirituelle, la qualité et la quantité du temps qu’iels passent ensemble parle pour soi, mais jusqu’à quand cela durera-t-il ? Beauvoir ne semble pas être apaisée. Sartre lui offre alors un engagement pour la rassurer tout en étant réaliste : « Signons un bail de deux ans5 », propose-t-il à Beauvoir dans les jardins du Carrousel. Cette proposition complète l’engagement de « primogamie » en lui assurant une durée dans le temps. La perspective pour Sartre de partir à l’étranger limite ce bail à deux ans. La promesse n’en est pas moins ferme : « Jamais nous ne deviendrons étrangers l’un à l’autre, jamais l’un ne fera en vain appel à l’autre, et rien ne prévaudrait contre cette alliance ; mais il ne fallait pas qu’elle dégénérât en contrainte ni en habitude6. » Sont ainsi rejetés les deux odieux attributs les plus caractéristiques du mariage traditionnel.

14Ce qui est remarquable dans tous ces passages, c’est la tension qui traverse le jeune couple. Le besoin de définir et redéfinir le cadre du rapport atteste la recherche d’un accord qui n’est pas déjà là. Si le ton du récit est conciliant, on remarque que le processus de définition du couple est de l’ordre de la négociation. Les différences d’attentes traversent la relation des deux jeunes gens et Beauvoir semble arriver moins bien que Sartre à prendre de la distance par rapport au modèle du couple bourgeois. Pour elle, c’est moins « naturel ». Il faut préciser que Simone de Beauvoir est alors à la fois animée par une terrible force vitale et, en même temps, fragile. Elle est forte du choix de quitter sa famille et de vivre en harmonie avec elle-même, mais elle est vulnérable du fait du manque d’un nouveau milieu d’appartenance et de nouveaux modèles de féminité. La personne qu’elle désire est aussi celle qui lui offre un nouveau relais affectif et de nouvelles valeurs. Tous les œufs sont en quelque sorte dans le même panier, alerte et excitation se confondent. Autrement dit, Beauvoir et Sartre négocient les termes de leur relation depuis deux positions sociales et psychologiques très différentes. La situation dans laquelle Beauvoir se trouve ne lui offre pas la même sécurité émotionnelle que celle de Sartre, ce qui fait d’elle un sujet plus faible dans la négociation de la relation et moins libre de s’éloigner du modèle de couple traditionnel pour risquer et inventer une relation alternative.

15En réalité, l’asymétrie dans la situation de Sartre et de Beauvoir rejoue, sous une autre forme, l’asymétrie du pouvoir des conjoints qui est au cœur du mariage. Cette tension entre mise à distance et reproduction de la forme relationnelle du mariage se retrouve dans la tension sémantique des mots que Beauvoir et Sartre emploient pour la définir. « Bail », « alliance », « pacte » : des termes juridiques, qui renvoient plus à l’institution du mariage qu’à la relation libre, sont ici librement repris pour signifier la libre adhésion de la relation et la primauté du sentiment sur le conformisme bourgeois, pour être au plus près de la réalité et au plus loin des rôles sociaux opprimants.

16Ainsi, malgré la volonté partagée de créer de nouvelles manières d’être ensemble selon une morale plus authentique, ainsi que de lire, de parler, de concevoir la philosophie et la littérature hors de la répétition des traditions, le modèle conjugal est particulièrement présent dans la liaison entre Beauvoir et Sartre.

17Il est tellement difficile de se penser comme couple hors du mariage qu’à la première occasion celui-ci revient sur la table, et à l’initiative du plus réticent : face à la détresse de Beauvoir qui se voit assignée comme enseignante à Marseille alors que Sartre sera au Havre, Sartre lui propose de se marier pour obtenir un poste dans la même ville, comme les règles de l’époque le permettaient. « Devant ma panique, Sartre proposa de réviser nos plans : si nous nous mariions, nous bénéficierions d’un poste double et somme toute cette formalité ne porterait pas gravement atteinte à notre manière de vivre7. »

18Franchement, c’est trop beau. « Si nous nous mariions ! » : quel bel euphémisme ! « Réviser nos plans » : quelle drôle de manière de décrire le dérapage possible d’une relation libre et en work in progress vers la violence de l’institution hétérosexuelle, bourgeoise et patriarcale par excellence ! C’est à l’encontre de son premier élan, en se tenant à ses principes anti-bourgeois libertaires et au respect qu’elle a pour Sartre, que Beauvoir refuse cette proposition.

» Deux êtres qui s’aiment ne font qu’un : lequel8 ? « Le mariage morganatique

19Les premiers temps de la relation vont ainsi. Quelle forme prend donc leur relation ? Dans ce champ de forces, Sartre et Beauvoir s’attachent à constituer un espace relationnel à la mesure de leurs besoins et de leurs idées, avec comme anti-modèle le couple marié bourgeois du milieu qu’iels viennent de quitter. Iels appellent cela un « mariage morganatique » : non pas une relation ouverte ou libre, mais bien une forme de mariage.

Nous retrouvant à Paris, avant même de définir nos relations, nous leur avions tout de suite donné un nom : « C’est un mariage morganatique. » Notre couple possédait une double identité. D’ordinaire, nous étions M. et Mme Organatique, des fonctionnaires pas riches, sans ambition et satisfaits de peu. Parfois, je soignais ma toilette, nous allions dans un cinéma des Champs-Élysées ou au dancing de La Coupole, et nous étions des milliardaires américains, M. et Mme Morgan Hattick9.

20Le « mariage » entre Sartre et Beauvoir est pour ainsi dire déviant, caricatural, détourné. « Morganatique », comme iels disent, pour souligner l’illégalité de la forme de leur amour, où « les sentiments l’emportaient sur les obligations sociales10 ». Madame et Monsieur Organatique à la double identité sont des avatars qui permettent aux deux intellectuel·le·s de revêtir tout en mettant à distance des rôles sociaux qu’iels refusent et méprisent. Les habiter par leur joie anticonformiste et leurs sentiments authentiques est un premier pas vers leur rejet définitif.

21Mais cette pantomime conjugale se joue sur le fil du rasoir. En effet, le terme « morganatique » signifie en première instance « mariage d’un souverain (ou d’un prince) avec une personne d’un rang inférieur, qui est exclue des prérogatives de caste et d’héritage de son époux11 ». S’il n’y a pas chez Beauvoir et Sartre d’inégalité de statut social, il y a bien une inégalité de genre, qui s’exprime par une inégale aptitude à affirmer ses propres besoins face à l’autre et une inégale assurance en sa propre capacité de se faire une place dans le monde. Ce terme, utilisé avec légèreté par les deux jeunes gens, résonne sinistrement pour nous lectrices de Beauvoir et de son Deuxième Sexe, comme le jeu d’un couple où, du côté de Sartre, des limites ont été bien établies et tout va, au fond, de soi (le libertinage étant traditionnellement présent chez les intellectuels et la classe dirigeante, joli nom pour dire qu’ils s’octroyaient le droit de faire comme bon leur semblait), et où, du côté de Beauvoir, les réflexes monogames sont encore très forts et il n’est pas facile de trouver son propre compte dans les alternatives au couple traditionnel.

22Si on résume la nature du lien qui lie Beauvoir et Sartre dans les premières années de leur vie commune et de ce mariage morganatique, on trouve un tas de choix anticonformistes qui font de ce couple aux yeux de leurs contemporains un couple illégitime. Il y a chez eux une acceptation de la polygamie à la condition d’assurer une fidélité de type intellectuel, qui stipule une exclusivité dans le partage des idées et des informations (tout se dire) sans impliquer une exclusivité sexuelle ou relationnelle. Non pas avoir l’autre donc, mais savoir l’autre. Ainsi, la monogamie n’est pas effacée, mais se déplace du champ de la sexualité au champ intellectuel et spirituel ; la monogamie intellectuelle implique d’ailleurs, comme la sexuelle, une priorité de la relation Sartre-Beauvoir sur d’autres relations. Ensuite, il y a une attention au temps passé ensemble : iels ont besoin de beaucoup se voir, et il est inconcevable de vivre à des kilomètres de distance. Le mariage morganatique signifie donc que chacun est là pour l’autre, qu’il est présent dans la vie de l’autre. Il n’y a pas de règles, entendues comme des contraintes prédéfinies qui découlent de la relation, mais il y a des lignes de conduite partagées qui sont négociées en fonction de la situation et du besoin, avec comme cadre un engagement au sens large et, à la base, une envie mutuelle et libre d’être ensemble.

23La manière de faire couple que les deux jeunes gens adoptent déplace le lien conjugal, en en faisant un espace relationnel intime, renforcé par de multiples ententes : amour, échange intellectuel et alliance politique s’entremêlent. À nos yeux anachroniques, c’est une relation qui se rapproche de la conception moderne du couple hétérosexuel, animée par l’envie mutuelle d’être ensemble plus que par la contrainte des normes sociales. Persistent néanmoins des tensions, engendrées par la structure relationnelle asymétrique. Cela influence la constitution du soi-amoureux de l’un·e et l’autre : au début de leur relation, c’est Sartre qui a le lead, et c’est Beauvoir qui travaille ses attentes pour le suivre.

Le mari d’outre-mer : lettres à Algren

24À l’inverse de la littérature sentimentale traditionnelle qui ne raconte que les éclats du désir de l’amour pour se désintéresser ensuite de l’amour effectif, ce qui est au cœur de l’écriture beauvoirienne est le devenir des relations amoureuses, leur aptitude à affecter le cours de l’existence12. Comment vit-on en amoureuse ? Que fait-on ensemble quand on s’aime ? Comment cette relation va-t-elle s’agencer avec les autres relations qui constituent notre réseau relationnel ? Que devient l’amour quand il dure longtemps ?

25Revenons alors aux Lettres à Nelson Algren et au récit d’amour auquel Beauvoir nous donne accès. Les centaines de pages qui composent la correspondance beauvoirienne avec son compagnon vont à l’encontre de la tendance à ne raconter que le frisson de la conquête. En vérité, Beauvoir ne traverse presque aucune péripétie avant d’atterrir dans les bras d’Algren : elle sait exprimer son désir avec franchise et aller droit au plaisir. Les tribulations d’avant l’amour ainsi expédiées, c’est l’après, rien que l’après, qui l’intéresse et qu’elle livre dans sa production littéraire d’amoureuse.

26Les Lettres à Nelson Algren témoignent d’une époque de maturité de la vie de Beauvoir, très intensément vécue au niveau créatif et politique. Beauvoir travaille assidûment, voyage beaucoup, est engagée à côté de Sartre dans l’effort de comprendre les équilibres géopolitiques de la guerre froide, de supporter une troisième voie de paix entre la Russie communiste et les États-Unis capitalistes, de s’opposer enfin à la guerre en Algérie. Dans ce contexte, l’amour éprouvé pour Algren arrive comme une surprise inattendue pour Beauvoir, qui lui avoue avoir été résignée à ne plus être amoureuse, à ne plus être femme comme elle l’entend, à ne plus être une femme de chair — et l’écriture épistolaire même prend une forme charnelle : « Le seul fait de vous écrire est ce qui me plaît, c’est comme si je vous embrassais, quelque chose de physique, je sens mon amour pour vous dans mes doigts qui vous écrivent, c’est bon de sentir son amour dans n’importe quelle partie vivante de son corps, pas seulement dans sa tête13. »

27Cette relation est un cadeau qu’elle reçoit et pour lequel elle fait de la place dans son cœur et dans sa vie. À la temporalité du travail et de la vie politique s’est ajoutée une temporalité de l’amour, cycle des marées de l’attente scandé par la préparation des prochaines retrouvailles. La romance de Simone de Beauvoir et Nelson Algren prend chair au fil des lettres, et est attachante. On peut suivre de près l’évolution, les tournants, les intensités et les silences d’une histoire d’amour menée essentiellement à distance, entre la France et l’Amérique (pour celles et ceux qui ont dû à un moment donné gérer une relation à distance, Beauvoir a des choses à nous apprendre). La correspondance est quelque peu mystérieuse, puisque la voix d’Algren manque au dialogue épistolaire. Algren rompt toute relation épistolaire avec Beauvoir à la suite de la sortie de la traduction américaine de La Force des choses, dans laquelle Beauvoir raconte sa relation à Algren avec franchise ; néanmoins, il garde toutes les lettres de Simone de Beauvoir. Après sa mort, elle les retrouve et les réunit au paquet qu’elle conserve de lui. Elle pense les publier ensemble à condition de pouvoir éditer et traduire elle-même celles d’Algren, mais meurt avant d’achever ce projet14. C’est pourquoi nous n’avons des échanges des deux intellectuel·le·s qu’un long monologue de Beauvoir, dans lequel on ne peut que deviner ce qu’Algren lui écrivait.

28C’est un véritable fleuve de lettres d’amour pour le « crocodile bien-aimé », « Nelson, mon amour », le « jeune du cru », le « très cher vous qui venez », « mon cher mari », « mon paresseux chéri », le « très cher vous lointain et glorieux ». Un climax nous tient en haleine au fil des lettres quand la date prévue pour le voyage se rapproche. Beauvoir dit son impatience et la progressive matérialisation du bien-aimé dans son esprit en même temps que l’organisation du voyage et du séjour. Puis le vide, des mois de silence dans la correspondance, qui signale qu’iels sont là, quelque part, à vivre en commun, à se toucher, se voir et se parler. Le flux de l’écriture de la vie se déplace, c’est à Sartre15 qu’elle écrit alors, très sobrement, de son séjour16. Quelques lignes de Sylvie Le Bon, éditrice des Lettres, résument ce qui s’est passé pendant ces mois, dans une concision nécessaire quoique contrastant avec l’abondance de détails auxquels on a été habitué dans les lettres d’avant la rencontre. Puis on est reparti pour au moins six mois de correspondance et d’attente mise en récit…

29Au fil des lettres et des mois, la relation qui se profile est, pour nous lecteurices de cette correspondance, intéressante à penser en gardant à l’esprit la relation avec Sartre et, avec elle, la persistance du mariage dans l’horizon relationnel de Beauvoir. En effet, qu’en est-il du spectre du mariage dans la vie de Simone de Beauvoir dans les années cinquante et soixante ?

30Rien n’a changé, apparemment, au niveau de sa conviction que le mariage est à rejeter. Le 22 décembre 1948, en commentant le sort d’une jeune fille mariée qu’elle a rencontrée, Beauvoir écrit à Algren : « Je pense sincèrement que le mariage est une institution pourrie et que lorsqu’on aime un homme il ne faut pas tout gâcher en l’épousant17. » Les questions politiques soulevées dans Le Deuxième Sexe restent donc bien présentes à l’esprit de son autrice. Et néanmoins ce mot, « mari », revient souvent dans les premières années de la correspondance de Beauvoir avec Algren. Elle l’appelle affectueusement son « mari » et son « petit mari » en lui adressant ses lettres, en lui rappelant son engagement sentimental que la distance et le temps n’effacent pas, en lui disant son impossibilité à s’imaginer avec d’autres hommes.

31Plus encore : Beauvoir revient de son deuxième séjour à Chicago en 1947 avec une bague (qu’elle appelle parfois « anneau ») : « J’utilise le petit stylo rouge étincelant que vous m’avez donné et je porte votre anneau. C’est bien la première fois que je porte une bague, tout le monde à Paris en était médusé18. » Douze ans après, Beauvoir et Algren ne sont plus « ensemble », la distance et les attentes d’Algren ayant compliqué l’affaire. Iels restent amis, s’écrivent affectueusement, échangent des nouvelles et des livres. Il est remarié avec son ex-femme, Amanda. Beauvoir vit avec le jeune journaliste et cinéaste Claude Lanzmann — le seul homme avec qui elle aura cohabité. Mais dans la photo d’elle qu’elle envoie à Algren en 1959 (on est à la page 858, au bout de l’épais recueil des lettres), l’anneau est encore à sa main. « Je porte votre anneau, on l’aperçoit sur ma photo, regardez bien19. » Simone de Beauvoir meurt le 14 avril 1986 et est incinérée avec la bague que Nelson Algren lui donna. Elle partage sa tombe avec celle de Sartre dans le cimetière de Montparnasse20.

32Le mariage de Simone de Beauvoir à Algren est un mariage qui change par rapport au mariage institutionnel : il existe par intermittence et ne semble pas être assuré ni dans le temps ni dans l’espace.

Au moment même où vous demandiez « Sentez-vous que nous nous sommes rapprochés ? », je vous écrivais : « Nous sommes plus proches que jamais. » Oui, c’est vrai, après notre séparation quelque chose s’est produit, nous avons pris conscience que ce qui nous était arrivé, c’était de l’amour. Après coup, stupéfaite, j’ai compris. Et aussi sûr que j’ai un cœur, je sais que nous ne serons pas déçus l’un par l’autre. Mon chéri, vous mettrez votre bras autour de ma taille, vous m’embrasserez et de nouveau vous serez mon mari21.

33Et dans une autre lettre du février 1948 : « Je vous attends, vous me manquez, je vous attends et continuerai jusqu’à ce que je redevienne votre femme22. » Parfois, la distance fait de la propriété d’être-femme-mariée une promesse, une invocation douce plus qu’une réalité. « Désormais je serai toujours avec vous, dans les rues tristes de Chicago, sous le métro aérien, dans la chambre solitaire, je serai avec vous comme une épouse aimante avec son mari bien-aimé23. »

34Algren est un mari qui doit devenir tel, Beauvoir est une femme pour Algren lorsqu’elle est présente, en chair et en os, pour lui. Le devenir-mari d’Algren et le devenir-femme de Beauvoir se passent dans les espaces des retrouvailles imaginaires de la correspondance, ou bien dans l’émotion qui accompagne l’union rétablie après les mois de séparation. Dans des gestes d’affection du corps et de mots. Être-marié n’est en tout cas pas une propriété statique, un statut juridique, mais bien une propriété dynamique et hautement instable, car dépendante de facteurs externes, ceux qui permettent ou empêchent les deux de voyager et de se retrouver.

35Est-il possible que chez Beauvoir le terme « épouse » et « mari » soient devenus des analogies et des métaphores pour dire une relation profonde et durable ? C’est un glissement discret, mais qui change tout. Si je t’aime comme un mari, c’est que tu ne l’es pas et que je ne veux pas que tu en sois un. Qu’est-ce que tu es alors ? Mon cher compagnon, un être aimé, un être qui est là, présent ou dans mes souvenirs, à qui je dévoue mes mots les plus tendres, mon désir de femme et mon argent mis de côté pour prendre des avions.

36« En ce moment, en cette minute, je choisis de ne penser à rien d’autre qu’à vous, entrant dans la chambre rose et me prenant dans vos bras, comme un mari sa femme24. » Ce verbe, choisir, et ce comme analogique court-circuitent une fois de plus le sens propre des termes, mari et femme, employés lors de l’évocation tendre d’une étreinte imaginaire. C’est elle, Beauvoir, qui, dans sa chambre d’hôtel, penchée sur la lettre, choisit d’imaginer Algren comme son mari, franchissant le seuil, la prenant dans ses bras et annulant la distance qui les sépare. Qu’est-ce qu’une étreinte de mari ? Est-ce qu’il embrasse mieux qu’un ami ou un amant ? Je n’en sais rien. Ce qui est clair, c’est que ce mari et cette femme-là n’existent que parce que Beauvoir a concédé, provisoirement, ces attributs à Algren et à elle-même. Le lexique conjugal n’est ici qu’un signifiant amoureux, une partie des fragments du discours amoureux de Beauvoir et d’Algren, à côté des grenouilles, des crocodiles et d’autres noms de bêtes glanés dans le langage commun. Le mariage, vidé de son sens institutionnel et dominateur, est rempli d’allusions à un entre-soi amoureux, hermétique aux devoirs conjugaux.

37Il me semble qu’on met là le doigt sur des gestes intellectuels discrets chez Beauvoir, nichés dans une correspondance qui n’a l’air de rien du tout, qui a l’air de ne pas être digne d’intéresser les spécialistes. Mais qui compte énormément pour nous qui cherchons des réponses à des questions modestes comme celle-ci : peut-on encore faire quelque chose de bon du mariage, et plus largement des catégories hétérosexuelles ?

38Par rapport à la période de la rencontre avec Sartre à la Sorbonne, quelque chose a bougé dans le discours comme dans la pratique de l’amour chez Beauvoir. Voici donc un autre mariage beauvoirien, transatlantique après le morganatique, qui se joue dans un cadre — qui joue avec un cadre — normatif hétérosexuel sans s’y inscrire véritablement. Un mariage qui, à la différence du mariage morganatique, semble se mouler assez bien aux besoins de Beauvoir et ne pas produire d’effet de domination dans sa vie et dans ses sentiments. Par ces mots, Beauvoir invoque l’univers signifiant du mariage, mais ce ne sont que les tendresses et les complicités des amoureux·ses que « le mariage » rend possibles qu’elle veut garder. Est-ce une tentative, menée dans l’entre-soi, de briser le lien causal entre couple hétérosexuel et mariage ? De sortir l’amour de la téléologie de l’autel et d’en libérer la puissance ? Les liens qui contraignent dans un mariage au sens propre se transforment chez Beauvoir en choix d’amour.

39Il n’est pas question de moindre intensité des sentiments. L’amour « transatlantique » de Beauvoir pour Algren est en soi passionné et brûlant comme l’était celui pour le jeune Sartre. Mais, à la différence de ce dernier, il ne la consume pas. C’est un amour vécu dans la maturité et la conscience de soi : Beauvoir prospère dans son milieu intellectuel parisien, vit de son travail et est de plus en plus connue. Elle a une famille d’amis et amies, elle a Sartre. Malgré la profondeur du sentiment qu’Algren lui a inspiré, malgré la conscience que c’est un amour de fin de jeunesse et que jamais plus elle n’éprouvera un tel sentiment pour un autre homme, Beauvoir ne lui sacrifiera rien de sa vie, rien en tout cas qui ne lui soit nécessaire. Même dans l’acmé amoureux pour Algren, même pour lui qui la réclame et désirerait l’épouser et vivre avec elle, Beauvoir ne remet pas en discussion son choix de rester là où sa vie fait sens, en France. Elle ne lui sacrifie ni Paris, ni Sartre, ni son dévouement à l’écriture. Au contraire : pendant les années de leur relation, Beauvoir travaille intensément et publie ses œuvres les plus lues et aimées, Le Deuxième Sexe, Les Mandarins, roman qu’elle dédie à Algren, et Mémoires d’une jeune fille rangée, entre autres.

40C’est donc par un mariage intermittent, imaginaire, métaphorique, mais réellement alternatif dans ce qu’il produit, qu’elle choisit de se lier à Algren.

Des mariages et d’autres joyeusetés à venir

41« L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés ; chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre ; aucun n’abdiquerait sa transcendance, aucun ne se mutilerait25 » : à la fin du Deuxième Sexe, Beauvoir définit un idéal d’amour qui lierait des êtres libres et égaux, et non pas des hommes dominants et des femmes dominées. « Amour authentique », écrit-elle, amour féministe, pourrait-on dire pour traduire en des termes contemporains. Car si plus personne ne se soucie de mener une vie ou de nouer des relations dites « authentiques », beaucoup de femmes par contre s’interrogent sur les rapports de genre dans leurs relations hétérosexuelles. Suis-je dans une relation féministe ? Ça ressemble à quoi, une relation féministe ? Est-ce bien cela qu’il me faut ? En 1949, Beauvoir ne semble pas avoir d’exemple à portée de main pour illustrer ce nouveau type d’amour. Cela reste vague, abstrait26. La publication des deux tomes du Deuxième Sexe tombe en plein milieu de l’amour de Beauvoir et Algren. Nous restons avec notre tas de questions — prosaïques, irrésolues, irritantes — sur les relations hétérosexuelles, les nôtres et celles de nos proches.

42Les Lettres à Nelson Algren ne font pas référence à cet amour authentique du Deuxième Sexe. En revanche, elles racontent une histoire d’amour qui n’a rien d’un modèle ou d’un idéal, mais dont le contenu est beaucoup plus intéressant pour nous et nos questions. Beauvoir s’y montre bien moins froide et cérébrale — psychorigide dirait-on aujourd’hui. Au point où même ses principes politiques les plus solidement enracinés semblent se prêter au jeu amoureux. Voici par exemple ceci :

Pour vous avouer la vérité, j’admets parfaitement que l’égalité entre sexes ne soit qu’un mythe, je n’ai jamais sincèrement pensé que vous étiez mon égal, et ne l’ai affirmé que par simple politesse. Voilà comment m’apparaît la situation : tout au long de cet été à venir, quand je serai avec vous, vous serez avec moi ; quand vous serez heureux, moi aussi ; toutes les fois où vous dormirez avec moi, je dormirai avec vous, n’est-ce pas de l’égalité ? Ou bien est-ce que l’un de nous deux couchera avec l’autre plus souvent que l’autre avec l’un27 ?

43J’avoue que j’ai crié quand j’ai lu pour la première fois ce passage. De stupeur, de perplexité plus que de déception ou de rage. Difficile de savoir si elle est sérieuse avec cette histoire d’égalité ou si elle est en train de se moquer. Mais de qui ? D’elle-même, avec ses prétentions à l’égalité de genre ou d’Algren, avec ses manières de gentil macho ?

44J’imagine les discussions que Beauvoir a dû avoir avec Algren à propos du Deuxième Sexe auquel elle travaillait. Je crois bien qu’Algren ne devait pas avoir une vision très progressiste de la condition féminine, et que la discussion a dû souvent tourner court. Beauvoir ne mentionne ces confrontations que par de rares, exquises, allusions ironiques. Mais tout cela ne semble pas peser lourd pour elle dans sa relation. L’ironie légère par laquelle elle mentionne la question de l’égalité de genre apparaît dans la lettre pour renforcer le lien d’entente qu’iels ont noué. Bien que le sexisme soit un problème actuel, bien que clairement ce ne soit pas une priorité pour Algren, Beauvoir réaffirme dans ce passage qu’elle choisit, qu’elle consent, qu’elle veut sa relation avec Algren.

45Beauvoir choisit l’amour et l’ironie, mais n’a pas choisi de tomber amoureuse. « Vous m’avez piégée, je vous aime28 », écrit Beauvoir à Algren en octobre 1947. Iels se connaissent à peine au moment où iels commencent à s’aimer, et échangent dans une langue que Beauvoir maîtrise approximativement. « Mon bonheur est entre vos mains et en un sens j’aurais préféré le tenir entre les miennes. Bon, maintenant que c’est fait, je n’y peux plus rien, je dois accepter cette dépendance, je veux l’accepter puisque je vous aime29. »

46Voici ce que je voudrais enfin souligner, qui est au cœur de l’actualité de Simone de Beauvoir : tout ça, les confrontations sur les questions féministes, la connaissance profonde de l’autre, l’aménagement d’une relation équilibrée, est venu après l’amour. Ça se passe souvent comme ça, on le sait bien. On peut se retrouver piégées dans un amour pour une personne qui, pour toutes sortes de raison, ne nous correspond pas ou contrarie nos idées politiques. Amoureuses, contrariées plus ou moins gravement, nous cherchons des pistes chez les féministes. Nous culpabilisons lorsqu’il n’est pas possible de s’identifier à ces femmes qui ne semblent pas prises dans des contradictions existentielles. De plus en plus de femmes ne trouvent pas facilement d’appui dans le féminisme mainstream pour ce genre de raisons. La réalité de la vie amoureuse des femmes hétérosexuelles est souvent dans un entre-deux féministe aigre-doux, et se conformer à une image fictionnelle de femme est un prix trop élevé à payer pour avoir accès au bien que le féminisme fait.

47Reprendre l’œuvre sentimentale de Simone de Beauvoir est une manière de montrer que des femmes féministes et hétérosexuelles ont toujours existé, et qu’il est possible de penser politiquement leur condition sans piétiner leur volonté de ne pas la changer. Avec elle, on peut se demander ce qui fait la spécificité d’une relation hétérosexuelle féministe, comment juger de la qualité d’un rapport amoureux alors qu’il se constitue en situation de domination affective30 masculine, ou encore quel type de travail de renforcement peut être fait autour des femmes en relation hétérosexuelle. Beauvoir nous enjoint de nous débrouiller pour que notre vie de couple produise des effets libérateurs, pour qu’elle soit concrètement alternative, et non seulement qu’elle en ait la forme ou les principes. Sa réponse la plus concrète aux questions que l’hétérosexualité pose est une invitation à ne pas ajouter à la contrainte normative d’être une bonne femme celle d’être une bonne féministe en couple. Comme exemple, elle nous offre sa propre — controversée, critiquée — démarche à elle ; Beauvoir fait le récit du processus qui la voit traverser des relations et laborieusement se réapproprier ce qui peut encore servir pour faire vie dans la réalité de la domination, perdre les croûtes patriarcales qui se détachent avec le temps de son corps, et prendre soin de celles qui n’ont pas encore fait peau neuve en dessous.

48Cette position, installée dans la non-innocence, est non pas un obstacle à la pensée et à la pratique féministe, mais bien une occasion pour celle-ci d’aller plus loin, par-delà ce qui est considéré comme acceptable par le féminisme. Ainsi, même le mariage, cette institution patriarcale obsolète et pourtant encore massivement fréquentée, peut trouver une place au sein de la pensée et de la pratique féministe. Pour celles pour qui ce modèle d’amour conjugal fait encore cadre, qui rêvent malgré tout de variations sur ce thème, peut-être les luttes féministes sont-elles, pour le moment, plus une question de résultat que de forme, de démarche plus que de théorie. Et s’agit-il aussi d’une lutte pour le droit à disposer de manière libre, non univoque, d’un dispositif de domination qui continue d’exister. Apprendre à manipuler les cadres de domination pour rendre souple et vivant ce qui se définit comme contraignant et imperméable à l’interprétation, c’est une lutte pour la viabilité du présent, sexiste et féministe, dans lequel beaucoup de femmes continuent de se retrouver. Pour faire des rôles de genre un jeu dans lequel, finalement, on gagne.

Notes

1 Par exemple dans le podcast « Les Couilles sur la table » de Victoire Tuaillon, sur Binge Audio, et dans « Qui est Miss Paddle » de Judith Duportail sur Pavillon sonore. Voir aussi les livres de Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient, Paris, Flammarion, 2018 ; Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, traduit par Frédéric Joly, Paris, Seuil, 2012 ; ou encore bell hooks, All About Love: New Visions, New York, William Morrow, 2018.

2 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, dans Mémoires, vol. 1, sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, 2018, p. 322–323.

3 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome 2, Paris, Gallimard, 1949, p. 221.

4 La Force de l’âge, op. cit., p. 370.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 371.

7 Ibid., p. 421.

8 Nancy Huston, Journal de la création, Arles, Actes Sud, 1990.

9 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 367.

10 Note 18, ibid., p. 1326.

11 Ibid., p. 1325.

12 « Bien souvent, les histoires d’amour qu’on nous raconte s’arrêtent au moment où, après toutes sortes de démêlés et de péripéties, les deux protagonistes se sont avoué leurs sentiments. Nos contes de fées s’achèvent par cette formule rituelle et remarquablement évasive, “ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants’’. Nous semblons désemparés quand il s’agit d’évoquer ce qui se passe ensuite, la façon dont cet amour continue d’être vécu et d’évoluer au jour le jour. Nous estimons qu’il n’y a rien à en dire. » Mona Chollet, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Paris, La Découverte, 2021, p. 29.

13 Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique 1947–1964, Paris, Gallimard, 1997, p. 52.

14 L’absence des lettres écrites par Algren à côté de celles de Beauvoir dans le volume des Lettres à Nelson Algren est non pas l’expression d’une hostilité de la part d’Algren, qui aurait refusé de consentir à la publication, mais bien l’expression d’une fidélité réciproque qui a survécu au temps et à la rupture. Algren avait conservé les lettres que Beauvoir lui écrivit et il les lui laissa après sa mort. Beauvoir, de son côté, avait gardé les lettres d’Algren et projetait de les publier avec les siennes, à la condition d’en être la traductrice et l’éditrice. La mort l’a empêchée d’arriver au bout d’un travail qu’elle ne voulait pas déléguer à d’autres, pas même à sa fille adoptive Sylvie Le Bon. Le désir de rendre justice à la figure d’Algren et de protéger l’histoire de leur relation a primé sur celui de publier une correspondance complète. Voir Sylvie Le Bon de Beauvoir qui introduit le volume de Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique 19471–964, op. cit., p. 13.

15 Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Paris, Gallimard, 1990.

16 Beauvoir, soucieuse d’être aimée dans son intégrité, fit savoir dès le début à Algren quelle était la nature de son lien à Sartre, profond bien qu’il ne soit plus désormais ni amoureux ni sexuel, et réciproquement elle parla à Sartre de sa rencontre à Chicago avec Algren. Si Sartre semble avoir supporté Algren dès le début, pour ce dernier la situation était moins usuelle et l’acceptation de Sartre plus douloureuse, car elle impliquait aussi que Beauvoir reste en France. Le choix d’Algren a néanmoins été d’accepter Beauvoir telle qu’elle était, et Beauvoir a pour sa part favorisé les échanges entre son monde parisien et celui des États-Unis. Il semble que Sartre et Algren aient entretenu des rapports cordiaux pendant presque toute la relation de Beauvoir avec ce dernier. Ils passèrent du temps ensemble lors des séjours d’Algren en Europe et échangèrent longtemps des cadeaux, des anecdotes et des salutations par la poste. Avec Beauvoir et Bost, Sartre a aussi travaillé à la traduction de l’anglais au français de plusieurs livres d’Algren, dont L’Homme au bras d’or.

17 Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, op. cit., p. 198.

18 Ibid., p. 25.

19 Ibid., p. 858.

20 Irène Frain, Beauvoir in love, Neuilly-sur-Seine, Lafon, 2012.

21 Samedi 19 juillet 1947, Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, op. cit., p. 72.

22 Ibid., p. 256.

23 Ibid., p. 21.

24 Ibid., p. 125. C’est moi qui souligne.

25 Ibid., p. 571.

26 Beauvoir écrit à propos de l’amour authentique en pensant à Sartre, avec qui elle a fabriqué le concept d’authenticité par opposition à celui de la mauvaise foi. Toutefois, grâce aux Lettres, on sait maintenant qu’elle n’était plus amoureuse de lui au moment de l’écriture du Deuxième Sexe. Il s’agit d’une relation authentique (faite d’attachement et de confiance intellectuelle), mais pas d’un amour authentique. En revanche, à cette époque, elle était amoureuse de Nelson Algren, qu’elle avait rencontré quelque mois avant le début du travail préparatoire de son essai sur la condition féminine, et qui a sans doute joué un rôle dans la réflexion de Beauvoir.

27 Ibid., p. 575.

28 Ibid., p. 107.

29 Ibid., p. 106.

30 Dans son livre Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz emploie cette expression pour mener une analyse sociologique des souffrances féminines générées par les relations hétérosexuelles dans la modernité. La douleur sentimentale y sert de sonde pour comprendre la forme que la domination masculine a prise dans la sphère de l’intimité (ibid., p. 437).

Pour citer cet article

Clizia Calderoni, «Nuances de mariage», Eigensinn [En ligne], Mariages, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=85.

A propos de : Clizia Calderoni

Chercheuse à la Petite École