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p. 435-468
L'idée de société dans le monde animal n'est pas aisée à définir de manière univoque. Les liens entre "société" et "être social" ne semblent ni nécessaires, ni continus. Les caractéristiques communes aux différentes sociétés animales semblent difficiles à mettre en évidence, et ce, pour deux raisons majeures : d'abord parce que la définition que les auteurs donnent du "fait social" est plurivoque et changeante au cours du temps, ensuite parce que les sociétés animales peuvent présenter des organisations très différentes , même entre espèces proches. Cet essai se propose d'analyser l'idée de société dans le monde animal selon deux niveaux de réflexion : le premier niveau se focalise sur l'idée de société (la plurivocité des définitions chez les chercheurs), le second sur la manière dont certaines espèces s'organisent pour former des sociétés (la multiplicité des formes sociales). La première perspective se concentre sur des questions comme la subjectivité du chercheur, l'influence du contexte de représentations dans lequel il interprète ses observations, la façon dont il organise ces dernières et comment le contexte scientifique peut promouvoir une certaine manière d'organiser les observations et les interprétations que l'on en infère. Ainsi, nous pourrons constater que la manière de traiter les différences observées entre des espèces proches - ce que nous appellerons des écarts à la norme - peut modifier la définition de la socialité et même la description de l'organisation sociale. On peut interpréter les comportements inattendus en les considérant, selon un type de modèle ou d'interprétation, comme des pathologies, des dérapages ou des détails anecdotiques. Mais on peut également adopter une autre grille de lecture qui permette de considérer ces comportements "anormaux" comme les témoins de la créativité des individus considérés comme des acteurs sociaux. La grille d'interprétation du chercheur, en adoptant une certaine définition de ce qu'est "être social", affecte la manière dont le chercheur pourra décrire la constitution d'une société. Mais ces grilles de lecture et la subjectivité du chercheur ne sont pas seuls à rendre compte de la pluralité des sens du terme "société". L'animal va participer plus ou moins activement à la vie sociale de son groupe. Ce "plus ou moins activement" peut recevoir plusieurs définitions : nous n'en retiendrons qu'une. Nous considérerons l'animal social en posant une question qui nous semble un indicateur fiable de la créativité sociale de tel ou tel acteur particulier : comment s'organise le compromis chargé d'assurer la gestion du conflit entre les intérêts de l'individu et ceux du groupe ? Ce compromis est-il déjà partiellement résolu, comme chez les abeilles? Ou ce compromis doit-il faire l'objet de négociations intenses, comme chez les babouins ? Comment la stabilisation de ce compromis affecte-t-elle la socialisation et les compétences sociales des acteurs ? Nous verrons que les babouins Papio hamadryas observés par Kummer offrent une réponse très différente de celle que l'on peut observer chez les babouins Papio anubis observés par Strum. Nous pourrons tenter de comprendre ce qui, de la grille de lecture et des caractéristiques propres du babouin, donne une définition relativement différente de la socialité des espèces étudiées. Les nouvelles interprétations offrent de nouvelles manières de tenir compte de certaines observations et nous donnent une nouvelle image de l'animal social. Ces nouvelles grilles, appliquées à titre d'exemple à un oiseau social, le cratérope écaillé (babbler) Turdoïdes squamiceps, permettent de rendre compte des manières complexes par lesquelles ces oiseaux résolvent au mieux le conflit entre les intérêts individuels et ceux du groupe et débouchent sur la justification de la nouvelle interprétation des comportements altruistes et des rituels proposée par l'auteur qui les observe.
The idea of society in the animal world is not easy to define unambiguously. The links between "society" and "social being" seem neither necessary nor continuous. The characteristics shared by the different animal societies seem difficult to highlight, and this for two main reasons : first, because the definition of the "social fact" given by authors may be interpreted in various ways and has kept changing over the years, second because the organizations of animal societies may vary widely, even among close species. This paper attempts to analyse the idea of society in the animal world from two perspectives : the first focuses on the idea of society (the variety of definitions among researchers), the second on the way in which some species get organized to form societies (the variety of social forms). The first perspective centres on questions concerning more directly the subjectivity of the researcher, the influence o f the representation context in which he interprets his observations, the way in which he organizes the latter and how the scientific context can promote a particular way of organizing the observations as we ll as the interpretations drawn from them. In that way, we shall see that the way of dealing with the differences observed among close species - what we shall call deviations from the norm - may modify the definition of sociality and even the description of the social organization. Unexpected behaviour can be interpreted as pathologies, deviations or anecdotal details according to the type of model or interpretation chosen. But another reading grid can also be adopted which will allow regarding that "abnormal" behaviour as a testimony of the creativeness of the individuals considered to be social actors. Being based on a given definition of " social being", the interpretation grid of the researcher influences the way in which the researcher will describe the constitution of a society. But these reading grids and the researcher subjectivity are not the only fac tors accounting for the multiplicity o f meanings of the word "society". The animal will participate in the social life of its group more or Jess actively. This "more or Jess active participation" may be de fined in different ways : we shall only re ta in one definition. We shall consider the social animal by asking one question which we think is a reliable indicator of the social creativeness of such or such given actor : How can a compromise be worked out that will help to solve the conflict between the interests of the individual and those of the group ? Is this compromise already partly reached, as is the case, for in stance, among bees ? Or does require in tense negotiations, as is the case among baboons? How does the stabilisation of this compromise affect socialisation and the social competences of the actors ? We shall see that the baboons Papio hamdryas observed by Kummer give a very different answer from that observed in the baboons Papio anubis observed by Strum. We shall attempt to understand, what in the reading grid and in the very characteristics of baboons gives a relatively different definition of the sociality of the species studied. These new interpretations will provide new ways of allowing for some observations and give us a new image of the social animal. These new grids, applied by way of example to a social bird, the babbler Turdoïdes squamiceps, will make it possible to show complex ways of solving the conflict between individual interests and those of the group and provide a justification of the new interpretation of altruistic behaviour and rituals proposed by the author who observed them.
Vinciane Despret, « L'idée de société en éthologie », Cahiers d'éthologie, 13 (4) | 1993, 435-468.
Vinciane Despret, « L'idée de société en éthologie », Cahiers d'éthologie [Online], 13 (4) | 1993, Online since 01 February 2024, connection on 22 November 2024. URL : http://popups.uliege.be/2984-0317/index.php?id=1406
Assistante au Service de Psychologie du département des Sciences philosophiques et des Sciences de la Communication, Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège (Résidence André Dumont, Place du 20 Août, 32, B-4000 Liège)