La ville vécue (Bordeaux 1950-2020). Entre structures, pratiques, imaginaire et mémoire
Professeur émérite à l'Université Bordeaux-Montaigne (laboratoire PASSAGES)
33607 PESSAC
guy.dimeo@orange.fr
Résumé
Notamment défini par Henri Lefebvre et Armand Frémont, le concept d’espace vécu traduit l’incorporation physique et l’assimilation mentale des espaces sociaux que tout individu vit et habite, parcourt, perçoit et se représente. Imprégnation résultant d’un effet de lieu, l’espace vécu fait aussi une place de choix à l’expérience, au rêve et à l’imaginaire des sujets qui l’éprouvent. En conséquence, il exprime le contenu, à la fois réel et fantasmé, du rapport complexe de toute personne avec l’espace géographique. Dans le présent article, l’auteur révèle la généalogie de son espace vécu bordelais au cours des 70 dernières années. Il montre de quelle façon l’objectivité des trois temps de la ville européenne contemporaine qui se vérifient à Bordeaux (délabrement et crise du logement de l’après-guerre, ère de la grande urbanisation fonctionnelle amorcée à la fin des années 1950, effets de la postmodernité) ont déterminé ses représentations intimes et son vécu. Cet exemple porte témoignage de la construction conjointe du sujet humain et de ses milieux de vie.
Abstract
Forged by Henri Lefebvre and Armand Frémont especially, the concept of “lived space” expresses the physical incorporation and mental assimilation of social spaces that are lived, inhabited, paced, perceived, and conceived by every individual. Lived space is an impregnation resulting from a place effect; thus it also gives a significant role to the experience, dream, and imagination of those who experience it. Therefore it expresses the content, both real and fantasized, of the complex relationship everyone has with geographical space. The author of this essay reveals the genealogy of his Bordeaux lived space during the last 70 years. He shows how his intimate representations and lived experience have been determined by the three main moments characterizing contemporary European cities in general and Bordeaux in particular: dilapidation and housing crisis in the postwar era, great functional urbanization from the end of the 1950s, consequences of postmodernity. This example bears witness to the joint construction of the human subject and his living environment.
1
2
3
Introduction
4C’est au milieu des années 1970 qu’Armand Frémont et Henri Lefebvre, sans nouer entre eux, semble-t-il, de liens particuliers (A. Frémont avait lu La production de l’espace de Lefebvre, parue en 1974, alors qu’il travaillait à La région, espace vécu, comme l’indique sa bibliographie), ont proposé un nouveau paradigme de l’espace social. La spécificité de ce dernier tenait, surtout pour A. Frémont, au fait qu’il l’arrimait à la réalité géographique, ce qui le distinguait de la lecture bien réductrice, car dématérialisée, qu’en faisaient auparavant et qu’en firent par la suite nombre de sociologues. C’est sans doute à partir de la trilogie de Lefebvre (espace conçu, espace perçu, espace vécu) que Frémont forgea ses concepts d’ « espace de vie » (espace des pratiques, forcément perçu) et d’ « espace vécu » renvoyant à la sensibilité des individus socialisés, à leurs représentations, à leur imaginaire, à leur mémoire. Quant à l’espace conçu, plus discret chez Frémont que chez Lefebvre, il constituait pour les deux chercheurs un principe de domination, soit les cadres de vie imposés à tout habitant par des pouvoirs qui le privent de parole : ceux des élus, des planificateurs, des urbanistes et des technocrates, et bien sûr, en arrière-plan, celui du capital engagé dans ses stratégies…
5À l’aide de ces trois outils (espaces de vie, conçu, vécu) dont je pense que l’articulation fait sens pour rendre intelligible notre rapport géographique au monde, j’ai voulu procéder à la relecture de mon expérience vécue (couvrant 70 ans) d’une ville qui me fut quasi-natale : Bordeaux. Je restitue ici, bien sûr, des « effets de mémoire » subjectifs… Mais en partie seulement, car mon cadre de vie, objectif, a forcément inspiré et structuré mes représentations.
6Il ressort de cette modeste épopée le sentiment d’avoir vécu trois temps de l’histoire urbaine de Bordeaux et, par extension, des villes françaises. Primo, le temps puissamment affectif et spatialement borné de l’enfance, mais aussi très objectif des quartiers dégradés de l’après-guerre, de la crise du logement et de la pauvreté d’alors. Secundo, le temps plus libre de l’adolescence et de la jeunesse, celui des apprentissages (École normale, Université) et l’ascension sociale qui suivit, pour moi et pour tant d’autres ; période marquée aussi par le gros effort de construction et d’urbanisme (début du ‘tout automobile’) des années 1960-1970. Tertio, en ce qui me concerne, le temps contemporain (depuis les années 1990) de la maturité, puis de la vieillesse, mais aussi, pour la ville devenue métropole, de la désindustrialisation, de la tertiarisation à outrance, des contrastes sociaux accrus et des sans-logis, du renouveau clinquant de l’urbanisme, de l’instauration d’une ‘durabilité’ bien fragile, de la smart city technologique et ludique, sur fond de mondialisation/globalisation.
7Dans le cas de Bordeaux, la relative permanence des options politiques (jusqu’aux élections municipales de 2020 où les ‘Verts’ ont pris le contrôle de la mairie) facilite la lecture de trois quarts de siècle frappés du sceau de la stabilité du corps des édiles municipales. Le pouvoir local, d’essence gaulliste, mâtiné d’esprit « girondin » à la fois libéral et cosmopolite, y navigua constamment entre libéralisme économique et principes prudents d’un municipalisme providentiel interventionniste, s’efforçant de maintenir les équilibres sociaux indispensables à sa reproduction.
8À chacun de ces trois temps a correspondu, dans l’intimité de mon vécu et de mes pratiques territoriales, un faisceau particulier d’impressions, de sensations, de sons et de couleurs, d’odeurs, de sentiments et d’émotions… Bref, de représentations diverses. Je parlerai surtout, ici,des couleurs qui marquèrent pour moi chacune de ces périodes : la ville de mon enfance, étroitement circonscrite, oscillant entre plusieurs nuances de gris, bien qu’imprégnée de chaleur familiale ; la ville blanche des années 1960 et de mon émancipation en vélo, entre quartiers anciens pittoresques et nouvelles « cités » prometteuses de modernité ; la ville ocre, de sable et de paille, aux reflets d’or, qui surgit depuis 25 ans avec ses vieux immeubles ravalés et rénovés, avec ses nouveaux quartiers spectaculaires, à prétentions écologiques, exposant l’alliance annoncée de la nature et de la culture, un urbanisme d’ouverture, de spectacle et de mobilité…
Le quadrangle territorial dans le jeu des pratiques, des représentations, de l’imaginaire, de la mémoire (Figure 1)
Figure 1. Le sujet (moi) dans le quadrangle structurant du territoire bordelais de l’enfance et de la jeunesse
9Ces représentations vécues et évolutives de Bordeaux ne se comprendraient pas sans le recours théorique à l’interaction structurelle de quatre instances (quadrangle) constitutives de tout espace social : la géographie des formes et des pratiques ; les soubresauts du contexte économique ; la temporalité des idéologies, des imaginaires ; l’action constructive de toutes les formes de pouvoirs s’exerçant sur l’espace et sur la société. Les quatre sommets de ce quadrangle m’ont profondément façonné dans mon rapport à Bordeaux, et sans doute bien au-delà, au cours de ma vie. La dimension spatiale qui a nourri mon imaginaire et certaines de mes pratiques d’errance bordelaises, au fil des années, tourne autour du fleuve, de son port, de ses quais et quartiers. Les inspirations économiques que la ville m’a insufflées trouvèrent leur source dans l’ambiance des ateliers et des boutiques qui peuplaient les lieux de mon enfance, mais aussi dans le statut de fonctionnaire envié par mes parents ; celui de ces travailleurs protégés dont on m’incitait à suivre les traces en « travaillant bien à l’école ». Le discours politique ambiant, parental, éducatif et contextuel (image sacrée des parents et des leaders : de Gaulle, Chaban-Delmas) qui, dans le creuset de l’enfance, m’a construit en tant que citoyen, s’inscrit sans conteste dans le principe d’autorité. Il n’exclut pas (versus dialectique ?) la manifestation de sentiments de révolte, voire un goût pour les postures d’opposition aux courants dominants, apprises au Lycée (fascination pour la Révolution), puis à l’École normale (formation critique). Quant à l’idéologie bordelaise, si tant est que l’on puisse la qualifier et la singulariser, elle m’a légué une mentalité libérale, un goût pour l’esprit des Lumières et l’humanisme, cet universalisme de la pensée occidentale que ni les lectures de Liotard ni celles de Derrida ne sont parvenues, pour ma part, à ‘déconstruire’.
10Cependant, ces quatre énergies, conjointement à l’œuvre, et interactives, n’échappent pas à la subtile confrontation, tout aussi permanente, du sujet pensant et sensible que je fus, que je suis, et des objets de ma perception, de mon entendement. Cependant, outre que ces objets furent sans cesse renouvelés, au gré du temps, le quadrangle bordelais n’épuisa nullement mes expériences. D’autres espaces sociaux contribuèrent à façonner ma personnalité. Il en résulte cette alchimie cognitive et comportementale propre à chaque individu : cet effet inextricable des influences et inspirations variées auxquelles nous sommes soumis au rythme de nos conditions d’existence. La force des quatre énergies en question ne chasse pas non plus le dialogue permanent, engagé par chacun de nous, entre l’idéel et le matériel, le signifiant et le signifié de toute chose. N’est-ce pas ces jeux croisés, convoquant les pratiques et l’expérience sensible (espace perçu), mais aussi les vagabondages de l’imaginaire et les reflux de la mémoire, ingrédients majeurs de l’espace vécu, qui fondent la validité et la fécondité, le charme aussi de cette nouvelle géographie, cognitive, sociale et humaniste, un brin littéraire, inaugurée il y a plus de quarante ans par Armand Frémont (1974, 1976) ?
11Bordeaux, espace conçu par des générations innombrables de bâtisseurs, s’étalait déjà, à l’aube de notre ère, sur la rive gauche du méandre lunaire (port de la lune figurant dans les armoiries de la cité) de la Garonne où débouchait son port commercial. Ce dernier, installé sur un petit affluent du fleuve (le Peugue), s’entourait d’un corps urbain préfigurant les grandes structures (cardo, decumanus, mundus) de la cité future. Espace dont la conception se poursuivit, par la suite, de façon plus serrée et restrictive, à l’abri de murailles dont la dernière génération date du XIVe siècle. Puis, avec la Renaissance et surtout la période moderne, la ville, reconçue par des architectes-urbanistes de génie, retrouva, sous le souffle de la prospérité coloniale, commerciale et esclavagiste, mais aussi viticole, un épanouissement aux réminiscences antiques: élévation d’un front de fleuve classique (Place de la Bourse),élégantes maisons de négoce abritant boutiques, chais et entrepôts (quartier des Chartrons)… Si le XIXe siècle, puis le XXe confirmèrent la conception portuaire et médiocrement industrielle de la ville, ils ne léguèrent à l’enfant que j’étais, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, qu’un patrimoine immobilier plutôt délabré, où l’entre-deux-guerres n’avait signé que quelques réalisations de style art déco, rares et clairsemées. C’est ce cadre qui accompagna mes premières années et forgea, en partie, mon urbanité, ma citadinité, ma citoyenneté, ainsi que nombre de mes habitus (Bourdieu, 1980).
12Je suis devenu Bordelais à l’âge de trois mois, au début de l’hiver 1945-46, lorsque mes parents aménagèrent à la lisière sud-ouest du centre historique. Des immeubles plutôt vétustes, hauts de trois à cinq niveaux, bordaient notre rue étroite, taillée en canyon dans ce faubourg populaire remanié au XIXe siècle. La médiocrité de l’habitat caractérisait alors les franges du centre et les quartiers portuaires des deux rives de la Garonne : rançon des maigres interventions sur le logement de l’entre-deux-guerres.
13Dès lors, l’histoire de ma propre vie se calqua sur celle de Bordeaux. L’espace urbain de mon enfance opposait les beaux quartiers du centre et de l’ouest à la marée grise des secteurs prolétarisés, de loin les plus étendus, où l’on parlait encore ‘bordeluche’. Avec les années 1960, à l’âge de mon adolescence et de ma jeunesse, la ville populaire et portuaire a reculé devant les assauts d’une modernité pourvoyeuse de ponts, d’équipements divers et de grands ensembles d’habitation. Une sorte de ville blanche et neuve, orchestrée par le ‘grand homme’ du second XXe siècle bordelais, Jacques Chaban-Delmas, s’extirpa alors des friches et des terrains vacants, des îlots insalubres rasés. Puis j’ai quitté Bordeaux en 1970. Revenu vingt-cinq ans plus tard, au début de la magistrature d’Alain Juppé, j’assistai à l’avènement d’une ère nouvelle : celle de la ville-spectacle et colorée, celle de l’embellissement, du renouveau urbain, de la métropolisation et d’une sérieuse mutation sociale au bénéfice des nouvelles classes moyennes et supérieures. La ‘belle endormie’ de la fin du règne Chaban-Delmas se réveillait.
Dans le cocon de la ville grise (Figure 2)
14Si je m’en tiens à mes représentations et au souvenir que j’en conserve, le quartier vécu de mon enfance ne couvrait qu’un maigre territoire. C’était d’abord la maison, un appartement de trois pièces, sans confort, que nous occupions au deuxième étage d’un immeuble qui en comptait quatre. C’était ensuite ma rue. À l’une de ses extrémités, mon espace s’élargissait au petit immeuble où vivait ma grand-mère et où mon père, dans le garage aménagé, préparait de la crème glacée dans une sorbetière entraînée par un bruyant moteur. À proximité de son drôle de ‘laboratoire’, la présence de restaurants (gargotes en fait) et de cafés (bistrots disait-on), d’épiceries, d’une boulangerie et de petits ateliers artisanaux (fabricants de sacs de jute, de jouets, d’espadrilles, réparateur de cycles et garagiste, menuisier, matelassier, etc.), entretenait une intense animation. Pour la bande d’enfants que nous formions, filles et fils de Français du peuple ou de réfugiés espagnols, ces deux rues constituaient un terrain de jeu. Au-delà, trois ou quatre cents mètres plus loin, se profilaient l’école communale et les locaux du patronage des ‘Coqs rouges’, près de l’église et du catéchisme.
15Parfois, mon territoire s’enrichissait de quelques lieux supplémentaires. Le jeudi, aux beaux jours, j’accompagnais ma grand-mère poussant son charreton alourdi par les bacs à glace de son commerce ambulant. Nous parcourions ainsi toute la partie ouest du cœur historique, puis nous empruntions au nord sa glorieuse couronne du XVIIIe siècle : le cours de l’Intendance, la place de la Comédie devant le Grand-Théâtre, les allées de Tourny… Soit le fameux Triangle d’Or des Intendants royaux du siècle des Lumières, mais aussi de la prospérité due à la traite des esclaves, comme je l’appris plus tard. Autour de la place circulaire des Grands Hommes, au cœur du Triangle, les boutiques et les passants semblaient plus élégants que dans le reste de la ville. Dans mon imaginaire d’enfant, les ‘grands hommes’ étaient ces personnes distinguées, et non les gloires de la pensée française dont les rues portent les noms.
16Ma grand-mère disposait tout près de là d’une ‘place’ allouée par la mairie pour son commerce, à l’ouest de la vaste esplanade des Quinconces. Avant d’y parvenir, avant même d’atteindre le Triangle, nous éprouvions les rugosités de la topographie : succession de creux, correspondant aux vallons de ruisseaux enfouis, et de bosses constituées par d’invisibles loupes de ‘graves’ ; dénivellations certes atténuées par vingt siècles de modelage urbain, mais néanmoins sensibles aux jambes et aux bras soumis à l’effort. Pour moi, la place des Quinconces était une fête où se retrouvaient tous les Bordelais : foire des plaisirs, en octobre et en mars ; foire d’exposition, en juin, avec ses pavillons des ‘colonies’ ; foire à la brocante, en hiver ; aux fleurs, au printemps ; cirques de passage… Entre le monument des Girondins et les ‘colonnes rostrales’ regardant la Garonne, je courais vers le spectacle du port, des grues et des bateaux. Là, entre deux entrepôts coiffés par des ‘terrasses’ accessibles au public, sur un espace arboré que fermaient les grilles des quais, j’apercevais mon père, sa veste blanche de ‘glacier’, son triporteur aux couvercles d’argent sous un parasol jaune et frangé…
Figure 2. Des parcours limités et fermés dans la « ville grise » (années 1950)
Photo 1. Place de la Victoire en 1956 : dans la ville aux murs sales, près de mon domicile d’alors, les autobus (au fond) prennent le relais des trams
17Certains matins, juché sur sa charrette à bras, je partais avec lui pour les quartiers du port où se groupait alors le commerce de gros. Accroché à l’une des ridelles, je voyais défiler les façades noircies et miteuses, le pavé luisant de pluie. Au-dessus des magasins et des entrepôts, un habitat misérable se nichait dans l’écrin improbable d’une architecture somptueuse que la crasse et le délabrement des murs oblitéraient. Nous revenions avec une cargaison de matériaux que mon père utilisait, l’hiver, pour réaliser les travaux d’entretien de notre immeuble.
18Je devais à ma mère un autre élargissement de mon espace de vie. Souvent, après l’école, j’allais avec elle au marché Victor Hugo. J’adorais le spectacle des étalages débordant de fruits, de légumes, de poissons. La gouaille des marchandes des quatre saisons m’amusait et me choquait à la fois. Les trams brinquebalants ajoutaient au tumulte. En ces temps où une seule automobile stationnait dans ma rue à peu près exempte de circulation, les trams triomphaient encore de l’anarchie naissante du trafic.
19Ainsi, moitié réseau de lieux épars (le marché, les Quinconces, le port…), moitié territoire aux limites indécises (ma rue, mon quartier), l’espace de vie du Bordeaux perçu de mon enfance ne prit de l’ampleur que lorsque je devins adolescent. Or ce passage fut pour moi d’autant plus sensible et douloureux qu’il débuta par un déménagement et, surtout, par la mort de mon père.
Dans le cercle de la blanche ceinture des cités (Figure 3)
Figure 3. Déambulations dans la « ville blanche » (années 1960)
20Ce déménagement procédait d’une logique d’ascension sociale qui s’opéra avec une étonnante économie de distance. Il nous projeta dans un péricentre alors divisé en deux couronnes. D’une part, la ceinture interne, celle où l’on élut domicile, avec ses larges rues bordées de maisons individuelles à étage, plutôt cossues. D’autre part, l’auréole externe où rayonnaient des rues rectilignes de maisons basses : les échoppes, si typiques du paysage de Bordeaux et de ses banlieues. Ces îlots de maisonnettes abritaient une population majoritairement ouvrière, sauf au sud-ouest et surtout au nord-ouest de la ville où ils prolongeaient un grand axe bourgeois jalonné par le Triangle d’Or, le Jardin public et le Parc bordelais de Caudéran.
21De nos jours, si ces beaux quartiers demeurent, la gentrification sévit dans la plupart des secteurs péricentraux dévolus jadis aux classes modestes, comme d’ailleurs dans tout le centre. De jeunes couples diplômés, arrivant souvent de Paris ou d’ailleurs, viennent occuper les emplois que génère la révolution numérique ou l’administration. Pour ces ménages, la proximité relative de la capitale -TGV-, jointe au calme provincial et au prix abordable (de moins en moins aujourd’hui) du logement, pèse lourd dans leur choix d’installation. Du coup, le paysage social se transforme.
22On n’en était pas là lorsque démarra pour moi, au début des années soixante, après le temps de l’école communale, celui de mes études. Avec mon premier vélo, j’explorai le territoire de Bordeaux. Aux timides déplacements d’antan succédèrent de longues échappées à travers la cité portuaire qui imprimait alors, dans son paysage et dans sa société, la modernité des ‘trente glorieuses’ : logements neufs ; équipements ; invasion rapide d’une automobile que j’appris à côtoyer, parfois au prix de quelques frottements, chutes et ecchymoses.
23Certaines de ces échappées satisfaisaient mon désir de découverte d’une ville qui, sous la mandature Chaban-Delmas, se transformait à tout va. Franchissant le nouveau pont Saint-Jean -1966-, j’admirais, sur la rive droite, la cité de la Benauge. Ce premier ‘grand ensemble’ bordelais -1951-1955- juxtaposait, chose inouïe dans cette ville basse, des bâtiments s’élevant jusqu’à dix niveaux. Escaladant le coteau d’Entre-deux-Mers, j’observais, de Floirac à Lormont, la création de l’immense ZUP des Hauts-de-Garonne, ville blanche de barres et de tours conçue pour recevoir 80 000 habitants. Sur la rive gauche, au nord du centre et de sa première ceinture, je vis sortir des marais de Luze la cité tout aussi immaculée du Grand Parc, avec ses 4000 logements prévus pour 25 000 personnes, dont beaucoup de rapatriés d’Afrique du Nord. Plus au nord, un lac surgit sous mes yeux des marécages. La forteresse blanche des HLM des Aubiers ne tarda pas à se dresser près de son rivage, accompagnée d’équipements : parc des expositions… Et plus tard : vélodrome, casino, centre de congrès, hôtels, zones commerciales… Avec le grand pont suspendu d’Aquitaine -1967- en toile de fond, ces espaces affichent toujours un déficit insurmontable d’urbanité. Pourtant, grâce à la percée méridienne du nouveau tram que borde une rangée d’immeubles récents, le désenclavement du Nord progresse. Près du Lac et de ses aires de loisirs, la construction de l’écoquartier Ginko, celle du nouveau stade MATMUT ATLANTIQUE -2015-, s’efforcent de combler une vacance de forme urbaine dont pâtit encore ce paysage d’anciens marais.
24Plus contraintes, d’autres échappées à bicyclette, m’entraînaient sur l’axe radial ouest de Bordeaux, celui qui gravit la terrasse des ‘graves’ jusqu’à l’École normale de Mérignac. Traversant sur ce trajet le vieux faubourg délabré de Mériadeck, j’assistais à sa démolition. Les bulldozers supprimèrent sous mes yeux un quadrillage de rues aux nombreux taudis, dont le plan s’organisait autour d’une place submergée par le ‘marché aux puces’, sa brocante et les étals de ses chiffonniers-clochards. Motivée par un projet bien ambitieux de central business district, cette mutilation effaça un quartier insalubre où prospérait la prostitution ; mais elle chassa du même coup ses habitants et brisa un foyer de vie populaire.
Photos 2a et 2b. La cité des Aubiers (au nord, en couleur), celle du Grand Parc (au nord-ouest, en noir et blanc), sortent alors des marais et de leurs terrains vacants : une nouvelle ville blanche s’élève dans les années 1960
25Après bien des déconvenues et faute de l’installation de véritables ‘affaires’, le nouveau Mériadeck regroupe sur sa haute dalle arborée l’essentiel du système administratif bordelais, girondin et régional. Comme dans tous ces périmètres de rénovation urbaine, des hôtels, un complexe commercial, divers équipements s’accolent aux édifices administratifs et d’habitation. Aujourd’hui, Mériadek fait l’objet d’une détestation quasi unanime. Sauf pour ses habitants qui, dans l’ensemble, s’y plaisent : paradoxe ?
26Tous ces déplacements furent aussi, pour moi, l’occasion d’éprouver une sensibilité corporelle de la ville. Il y avait eu, dans mon enfance, les sirènes annonçant, le soir, le départ des cargos vers des destinations lointaines. Il y avait eu, avant la disparition des tramways qui firent place aux bus -1957-, le frottement métallique des roues sur les rails, l’éclatement sec des gerbes d’étincelles fusantes de leurs câbles électriques, le timbre aigrelet de leurs avertisseurs… Il y avait également ces odeurs peu amènes, celles des vidanges, les pires, celles des rigoles évacuant à ciel ouvert les eaux usées ; ceci jusqu’aux années 1980-1990 et la généralisation tardive du ‘tout-à-l’égout’. Et puis cette senteur d’humidité fade, celle du salpêtre des murs noircis. Plus encore, mes virées en vélo m’apprirent à affronter physiquement la pluie. En filant vers Mérignac, je prenais de plein fouet les bourrasques atlantiques. Au petit matin ou le soir venu, la luminescence des gouttes qui perlaient sur mes lunettes me donnait la vision d’un monde étrange, à la fois sombre et scintillant, irréel… Éclats de lumière arrachés à la nuit, comme la promesse d’une ville-spectacle.
Dans la smart city de sable et de paille, aux reflets d’or (Figure 4)
27Aujourd’hui, sur le campus de Pessac desservi par le nouveau tramway -2003- qui ne résout qu’à la marge le problème de la circulation, je songe aux bouleversements que la ville a connus au cours de ces décennies. Au recensement de 1954, Bordeaux -258 000 habitants- et neuf autres communes formant son agglomération en comptaient près de 416 000. En 2017, l’aire urbaine rassemble 190 communes et dépasse le million de résidents. Au cœur de cette nappe métropolitaine lâche, quadrilatère de soixante kilomètres de côté, d’Arcachon aux confins du Périgord, du Médoc aux Landes, Bordeaux-Métropole réunit 28 communes et près de 750 000 habitants. Seule Bordeaux a maigri, avec ses 244 000 citadins. Mais le régime faillit être encore plus sévère lorsque sa population communale manqua de tomber, en 1975, sous la barre des 200 000 âmes.
28Bordeaux n’est plus un port maritime de fond d’estuaire, si l’on excepte l’accostage épisodique des paquebots de croisière. Le port déçu, repoussé vers l’aval, laisse un vide de rumeurs et de sensations. La rive droite de La Bastide, rebâtie et ‘naturalisée’, verdie -parc aux Angéliques, jardin botanique-, boucle avec les quais de rive gauche, via le nouveau pont Chaban-Delmas -2013- et le vieux pont de pierre, une promenade de sept kilomètres. Elle accueille des entreprises d’économie responsable –écoquartier Darwin-, le quotidien sud-ouest et de nouvelles zones d’habitation visant les classes moyennes. Ce tour des quais gagnera trois kilomètres de plus lorsqu’un autre pont franchira la Garonne, plus au sud, au droit du nouveau quartier Euratlantique (gare, Belcier, bas de Floirac- mis à deux heures de Paris par le TGV).
29Les ateliers et manufactures d’hier ont fait place aux nouvelles technologies, plus discrètes dans le paysage : informatique, biotechnologies, nouveaux matériaux, optique et laser, image et 3D, etc. Seuls, les établissements de l’aéronautique, des activités spatiales et d’armement high tech -30 000 salariés-, toutes activités majoritairement localisées dans les banlieues de l’ouest, évoquent quelque peu le travail des usines d’antan. Signe des temps, l’innovation technologique s’imprime dans le nouveau paysage bordelais. Citons l’intense construction de logements affichant de hautes performances énergétiques, au nord et autour des bassins à flot, au sud près de la gare. Mentionnons ce souci d’introduire nature, verdure et écoquartiers dans une ville jugée trop minérale que l’on veut désormais ‘durable’. Parlons aussi de ces moyens de déplacement privilégiés, réputés propres, retenus pour faciliter une mobilité devenue obsédante : les vélos et la voiture électrique en libre accès, le tram. En parallèle, le tertiaire, comme partout, poursuit sa percée entamée après la guerre. Il emploie plus de 300 000 personnes.
Figure 4. Redécouverte d’une ville « d’or » et de « paille » (la « smart city » des années 1995/2020 et son agglomération immédiate)
30L’administration, les services, l’enseignement supérieur -80 000 étudiants- et la recherche, le négoce du vin, le tourisme, la culture et les loisirs en forment l’ossature.
31Dans ces derniers domaines, Bordeaux-Métropole mise à fond sur son histoire, sur le vignoble et sur le vin, associés aux hautes technologies. Désormais, à la place des sombres hangars détruits, un croissant ludique et touristique, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, se dessine dans l’axe des quais et, au-delà, pénètre le tissu urbain. Entre le fleuve et le Triangle d’Or du commerce de luxe, deux ensembles s’intercalent. Ourlant la rive gauche de la Garonne, les quais devenus aire de loisirs (jardins, promenade, city-stade) et de commerces new style (Quai des Marques) alignent leurs façades XVIIIe siècle, ravalées et éclaircies. Ils enchâssent quelques joyaux vers lesquels convergent promeneurs, cyclistes, joggeurs et skateurs : la place de la Bourse, le miroir d’eau, les Quinconces ; plus loin, au droit des bassins à flot, le nouveau Musée du Vin -2016.
Photos 3a et 3b. Sur le fond rafraîchi des murs aux reflets de paille et d’or : le nouveau tram et la foule augmentée
32Derrière ce décor, les quartiers portuaires historiques, embellis et modernisés par d’innombrables travaux, dévoilent une belle pierre blonde, ocre pâle, et des trésors décoratifs. Ils s’embourgeoisent à l’envi, surtout de part et d’autre des Quinconces. Cafés, caves et restaurants, librairies et galeries d’art, magasins d’antiquités et commerces insolites s’y pressent, attirant une population d’étudiants, de jeunes, de ‘bobos’, de touristes. Pour ces derniers, les escapades vers le prestigieux vignoble constituent un attrait. Les responsables bordelais l’ont enfin compris et les ‘châteaux’ dotés de chais luxueux, œuvres de grands noms de l’architecture contemporaine (Nouvel, Foster, Portzamparc…), s’ouvrent aux visiteurs.
33Devrai-je avouer que ce nouveau Bordeaux ne me laisse pas insensible et m’incite à le parcourir pour jouir des fastes de son spectacle, de son animation, de ses foules… Je redécouvre ma ville sous de nouvelles couleurs qui n’épargnent pas la critique.
Conclusion
34Le port colonial, les quais industrieux, la cité populaire ‘bordeluche’ ont disparu, relayés par une ville clinquante et factice dont beaucoup raffolent. C’est un cocktail composé de simulacres de nature, de mythification de l’histoire et du pouvoir (exaltation du patrimoine, du fleuve, du vin, de l’action municipale), de fabrications festives (encore le vin, le fleuve), d’esprit ‘bobo’, d’embellissement urbain commencé avec la réhabilitation du secteur sauvegardé, dès les années 1980 … Pourquoi s’en plaindre si les Bordelais y trouvent leur compte (jusqu’à un certain point, les dernières élections municipales l’ont bien montré !) ? Cependant, la pauvreté et la précarité, plus sournoises que jadis, touchent les sans-logis, les travailleurs peu qualifiés, les chômeurs, les étrangers et nombre d’étudiants. Elle court des plateaux de la rive droite jusqu’aux basses terres de Garonne. Curieusement, elle ne compromet pas une paix sociale que trente-cinq ans de ‘politique de la ville’, menée en l’absence de crise économique et sociale aiguë, sur fond de projets urbains, ont sans doute préservée.
35Dans un tel contexte, ce qui fait la spécificité de Bordeaux tient à l’action soutenue et efficace de ses élus, conduite après une quinzaine d’années de quasi-sommeil -1980-1995. Ils ont joué à fond la carte d’une identité bordelaise riche d’histoire, de monuments, de récits, d’imaginaires ouverts sur le monde. Ils ont su saisir quelques grandes tendances du moment : révolutions numériques, des loisirs, du tourisme, de l’image, des communications et des transports… Ils ont misé sur une certaine esthétique et un bien-être du corps auxquels les populations aspirent. Cette conjonction d’avantages produit de l’attractivité. Mais que valent, à terme, ces atouts ? Le pas ne paraît pas encore totalement franchi entre la gate way atlantique, porte de l’Afrique et des Antilles, et une position nodale sur le réseau des métropoles que la liaison rapide avec Paris peut favoriser. Face à la concurrence, Bordeaux déroule ses arguments. Celui de son vignoble de réputation mondiale dont elle exploite à fond l’image. Celui de la recherche scientifique qui s’y développe, associée aux industries de pointe, à la nouvelle économie, au goût désormais affirmé pour l’innovation et pour la fête.
36Pour revenir à mon cas, je mesure combien je fus très tôt imprégné par la forme spatiale d’une ville, son architecture, son histoire à la fois immuable et mouvante. La reconstitution que je tente ici de mon vécu de Bordeaux ne manque pas d’artifices. Quoi qu’il en soit, admettons qu’en rapport avec la géographie des lieux, il s’est nourri de deux choses : mes pratiques concrètes et mes expériences sensibles de cet espace social; mes représentations chargées d’imaginaire, inscrivant Bordeaux dans mon propre univers, héritières de toutes mes séquences de vie, comme ultime charpente. Si les pratiques figurent, pour partie, les contraintes que nous oppose la résistance physique et sociale de nos environnements, les représentations et l’imaginaire, bien que forgés par la nécessité (idée d’espace conçu), témoignent plus volontiers de notre liberté de penser et d’agir.
Bibliographie
37Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit.
38Frémont, A. (1974). « Recherches sur l’espace vécu », L’Espace géographique, 3, p. 231-237.
39Frémont, A. (1976). La région espace vécu, Paris, PUF.
40Lefebvre, H. (1974). La production de l’espace, Paris, Anthropos.