Bulletin de la Société Géographique de Liège Bulletin de la Société Géographique de Liège -  81 (2023/2) - Varia 

Tourisme et attractivité résidentielle dans le centre historique de Venise : aller au-delà de la gentrification

Emanuele Giordano

Maître de conférences en Géographie

Laboratoire Babel

Université de Toulon

emanuele.giordano@univ-tln.fr

Résumé

Cet article interroge, à partir du cas du centre historique de Venise, les liens qui existent entre tourisme, attractivité résidentielle et gentrification dans le cadre des villes intermédiaires. À la croisée de la géographie du tourisme et de la géographie sociale, l’enquête menée a abouti à la distinction de plusieurs profils de néo-arrivants dans le centre historique de Venise d’après leurs trajectoires résidentielles et professionnelles et les raisons qui les induisent. Cela permet de montrer comment, alors que les motivations et les expériences des individus qui déménagent sont protéiformes et hétérogènes, les transformations engendrées par le tourisme ne sont pas des facteurs d’attraction, mais au contraire un frein à l’installation de nouveaux résidents, y compris de jeunes individus traditionnellement associés à la gentrification touristique. Ce faisant, l’article élargit la compréhension actuelle de la façon dont le changement urbain se produit dans les zones touristiques et révèle les difficultés de lier directement touristification et gentrification dans certaines destinations.

Index de mots-clés : tourisme, gentrification, Venise, trajectoires résidentielles

Abstract

Focusing on the historic center of Venice, this article examines the links that exist between tourism, residential attractiveness and gentrification in the context of medium-sized tourist towns. At the crossroads of the geography of tourism and social geography, the survey led to the distinction of several profiles of newcomers in the historic center of Venice according to their residential and professional trajectories and the reasons that lead them. This highlights how, while the motivations and experiences of the individuals who move to Venice are heterogeneous, the transformations generated by tourism are not factors of attraction, but on the contrary a deterrent to the installation of new residents, including young individuals traditionally associated with tourist gentrification. In doing so, the article expands the current understanding of how urban change occurs in tourist areas and reveals the difficulties of directly linking touristification and gentrification in some destinations.

Index by keyword : tourism, gentrification, Venice, residential trajectories

Introduction

1Dans les dernières décennies le tourisme s’est imposé comme un aspect incontournable de l’économie urbaine et son développement est devenu un objectif majeur des politiques publiques. Cependant, cette croissance s’est accompagnée d’une prise de conscience, à la fois chez les chercheurs et le grand public, que le développement du tourisme urbain n’est pas sans contradiction. La transformation du tissu commercial pour répondre aux besoins des touristes au détriment des habitants, l’augmentation des valeurs immobilières et des loyers, les conflits d’usages dans l’espace public, la pollution sonore et atmosphérique ne sont que quelques-unes des externalités négatives produites par la mise en tourisme de grandes portions de l’espace urbain (Ballester, 2018 ; Ouellet, 2019). Dans plusieurs destinations, ces dynamiques ont même conduit à l’émergence de mouvements anti-tourisme qui dénoncent les effets négatifs de l’activité touristique sur la qualité de vie des résidents.

2Dans ce contexte, il y a eu, chez les chercheurs, un intérêt croissant pour examiner les relations qui existent entre le tourisme et la restructuration des géographies sociales. Historiquement, depuis le travail de Gotham sur la ville de la Nouvelle-Orléans (2005), les chercheurs se sont généralement appuyés sur la notion de gentrification pour conceptualiser l’action du tourisme sur les changements démographiques. Initialement, l’utilisation de l’expression gentrification touristique était justifiée par le simple constat que l’intensification de l’activité touristique produisait l’expulsion des habitants. Désormais cette notion s’est complexifiée. Elle fait aujourd’hui référence au fait que, dans certains quartiers, le développement de l’activité touristique favorise un type spécifique de gentrification transnationale (Cocola Gant et Lopez Gay, 2020) caractérisée par l’arrivée de différents profils d’individus, - jeunes professionnels, nomades digitaux, étudiants internationaux-qui voient dans le cadre socio-spatial généré par le tourisme un élément d’attractivité résidentielle et dont les pratiques résidentielles, culturelles et sociales tendent à s’aligner et à coexister spatialement et temporellement avec celles de la population touristique (Gravari-Barbas et Guinand, 2017 ; Jeanmougin, 2020). Très flexibles, à la fois par rapport aux logements et aux rythmes quotidiens, ces individus sont mieux équipés et plus disposés à cohabiter avec les touristes et remplacent progressivement les résidents pré-existants. Cependant, si cette conceptualisation de la gentrification touristique montre bien les mécanismes par lesquels le tourisme provoque une restructuration des structures sociodémographiques dans plusieurs grandes métropoles européennes comme Barcelone (Cocola Gant et Lopez Gay, 2020), Berlin (Novy, 2018) ou Lisbonne (Malet-Calvo, 2018), peu de preuves empiriques existent pour soutenir l’idée que l’expansion du tourisme urbain gentrifie dans des contextes urbains de taille inférieure. Par exemple, dans le cadre des destinations urbaines patrimoniales de taille intermédiaire et petite les études se sont plutôt focalisées sur les conflits d’usage entre les touristes et la population locale (Ouellet, 2019 ; Ouaaziz, 2021) et ne permettent pas d’apprécier si et dans quelle mesure le développement du tourisme urbain dans ces espaces est un facteur d’attraction pour de nouveaux résidents et encore moins si leur arrivée entraîne de la gentrification (Gaudin et Montabone, 2021).

3L’objectif de cet article est donc d’interroger, à partir du cas du centre historique de Venise, les liens qui existent entre tourisme, attractivité résidentielle et gentrification dans le cadre des villes intermédiaires1. L’analyse fine des trajectoires résidentielles des nouveaux arrivants, et plus largement de leur expérience de la ville, apparaît indispensable pour comprendre les relations qui existent entre leurs choix résidentiels et la manière dont le tourisme façonne l’image et la matérialité de l’environnement urbain dans ces destinations.

4À la croisée de la géographie du tourisme et de la géographie sociale, l’enquête menée a abouti à la distinction de plusieurs profils de néo-arrivants dans le centre historique de Venise d’après leurs trajectoires résidentielles et professionnelles et de motivations qui les induisent. Cela permet de montrer comment, alors que les motivations et les expériences des individus qui déménagent sont protéiformes et hétérogènes, les transformations engendrées par le tourisme ne sont pas des facteurs d’attraction, mais au contraire un frein à l’installation de nouveaux résidents, y compris de jeunes individus traditionnellement associés à la gentrification touristique. Ce faisant, l’article élargit la compréhension actuelle de la façon dont le changement urbain se produit dans les zones touristiques et révèle les difficultés de lier directement touristification et gentrification dans certaines destinations.

I. TOURISME ET TRANSFORMATIONS SOCIODÉMOGRAPHIQUES : UNE RELATION ENCORE PARTIELLEMENT INEXPLORÉE

A. Le nouveau tourisme urbain comme moteur de transformations dans la ville contemporaine

5La dernière décennie a été caractérisée par un intérêt scientifique croissant pour les effets que le tourisme a sur les changements socio-économiques dans les villes. Les chercheurs ont étudié les externalités négatives produites par l’excès de tourisme dans plusieurs destinations, soulignant comment le tourisme a des conséquences négatives sur la qualité de vie des résidents, et ce de plusieurs manières : (a) la hausse du coût du logement et des loyers produite par l’essor des plateformes de location à court terme (Warchsmuth et Weisler, 2018) ; (b) la réorientation du commerce de détail vers les besoins des touristes (Gravari Barbas et Guinand, 2017) ; (c) l’expansion et touristification de la vie nocturne (Giordano et al. 2018) ; (d) les effets négatifs sur la santé des résidents (Sánchez-Ledesma et al., 2020).

6L’émergence et l’intensification de ces conflictualités dans de nombreuses destinations urbaines ont été généralement associées à l’essor de ce qui a été appelé le « nouveau tourisme urbain » (Fuller et Michel, 2014) ou « tourisme hors des sentiers battus » (Gravari Barbas et Delaplace, 2015). Ces termes sont utilisés pour signaler une transformation qualitative des pratiques touristiques qui caractérise principalement des grandes métropoles comme Londres, Paris et Berlin (Maintland et Newman, 2014) où une partie de plus en plus importante des visiteurs est intégrée dans ce qui a été définie comme la « cosmopolitan consuming class » (Hoffman et al., 2003). Ces visiteurs expérimentés tendent à éviter les zones touristiques traditionnelles, perçues comme trop standardisées, et se caractérisent plutôt par une quête d’authenticité qui les pousse à rechercher des expériences urbaines qu’ils perçoivent comme plus proches de la vie quotidienne des résidents. Ils sont ainsi attirés par des espaces considérés comme « alternatifs » (Richards, 2011) ou « créatifs » (Pappalepore et al., 2010) et caractérisés par des formes spécifiques d’urbanité : une diversité fonctionnelle et ethnique ; une forte densité de bars, restaurants et établissements nocturnes ; un large choix de petits commerces et la présence d’établissements et d’activités culturels. L’essor de ces nouvelles pratiques touristiques a généré la mise en tourisme de nombreux espaces qui n’étaient jusque-là que très marginalement touchés par l’activité touristique. Ainsi, dans plusieurs métropoles, de nombreux quartiers décentrés se sont rapidement transformés en espaces touristiques convoités par des visiteurs en quête d’authenticité et désireux d’explorer « des quartiers ordinaires mais vivants et diversifiés et de visiter cafés, bars et marchés qui étaient auparavant presque exclusivement fréquentés par les locaux » (Bock, 2015, p. 5).

7Les transformations urbaines induites par ces dynamiques ont été généralement étudiées à partir de deux phénomènes : la touristification de l’habitat liée au développement massif des locations touristiques grâce au succès de plateformes comme Airbnb ; les profondes mutations que ces quartiers ont connues dans leurs paysages commerciaux. On observe dans ces espaces la multiplication de bars, restaurants, boutiques et établissements nocturnes ciblant une population jeune et aisée - généralement au détriment du commerce de proximité au service de la population locale (Gravari-Barbas et Guinand, 2017). Les chercheurs ont traditionnellement utilisé la notion de gentrification touristique pour qualifier ces transformations.

B. Conceptualiser la gentrification touristique : du dépeuplement à l’attractivité résidentielle

8Initialement, l’utilisation de la notion de gentrification touristique a été justifiée par le fait que les dynamiques générées par la mise en tourisme de nombreux quartiers affectent négativement la qualité de vie des résidents et les forcent à quitter leur quartier. La gentrification touristique serait alors « la transformation des quartiers populaires et historiques en lieux pour la consommation et le tourisme, à travers l’élargissement des fonctions d’amusement, de loisirs et de location touristique (y compris, par exemple, les locations de vacances et de courte durée), qui remplacent progressivement les fonctions traditionnelles comme le logement, la location de longue durée et le commerce de proximité, aggravant ainsi les processus de déplacement et la ségrégation résidentielle, vidant les quartiers de leurs populations originaires » (Mendes, 2017, p.491). Cette conceptualisation initiale de la gentrification touristique étend donc la définition canonique de gentrification car il n’y a pas substitution de la population résidente par une nouvelle plus aisée. La gentrification touristique serait alors une forme spécifique de « gentrification sans gentry » (Jones et Varley, 1999) et l’utilisation du cadre conceptuel des gentrification studies serait justifié par le fait que ce processus détermine l’expulsion des habitants. Plusieurs études montrent que si les aspects économiques tels que l’augmentation des loyers ne sont pas suffisants pour pousser les anciens habitants à déménager, l’émergence d’un sentiment d’exclusion, voire de domination, face à l’appropriation du quartier par des usages et populations touristiques en sont souvent une des causes (Füller et Michel, 2014 ; Gravari-Barbas et Guinand, 2017 ; Jeanmougin, 2020).

9Cependant, la pertinence de la notion de gentrification pour comprendre les conséquences socio-spatiales du tourisme urbain a été remise en question par certains chercheurs (Sequera et Nofre, 2018, 2020 ; Jover et Díaz-Parra, 2020, 2022). Selon eux dans le cadre des quartiers touristiques il n’y a pas le remplacement d’une population pour une autre, mais plutôt une dynamique de dépeuplement. En outre la mise en tourisme d’un quartier (i) ne génère pas automatiquement un conflit de classe et des dynamiques d’embourgeoisement liées à l’arrivée des nouveaux résidents possédant un capital économique et/ou culturel supérieur, (ii) le processus de déplacement des anciens résidents généré par les externalités du tourisme affecte de plus en plus les classes moyennes supérieures et on observe des dynamiques de déplacement de cadres résidents qui subissent des pressions générées par des touristes issues des classes populaires (iii) le tourisme ne transforme pas nécessairement le tissu commercial en un marché destiné aux classes moyennes supérieures. Ainsi ces auteurs proposent d’utiliser le concept de touristification, plutôt que celui de gentrification, pour qualifier les processus de changement urbain qui intéressent les espaces touristiques (Jover et Diaz-Parra, 2022).

10En réponse à ces objections, des articles récents ont proposé de renouveler la théorisation des relations qui existent entre la mise en tourisme des espaces urbaines et la gentrification (Jeanmoungin, 2020 ; Cocola Gant et López Gay, 2020 ; López-Gay et al., 2021). Ils soulignent comment les transformations sociodémographiques produites par le tourisme sont bien plus complexes qu’un simple processus de dépopulation. En effet, la mise en tourisme alimente et est, à son tour, alimentée par l’installation d’une population jeune constituée par des étudiants, des nomades numériques et d’autres jeunes professionnels. Socialement, économiquement et culturellement plus proches des touristes que des résidents, ces jeunes individus voient dans les transformations générées par la mise en tourisme des quartiers un élément d’attractivité résidentielle. D’un côté, ils partagent avec le nouveau tourisme urbain l’attraction pour un type spécifique d’urbanité qui répond aux pratiques sociales et aux goûts culturels qui les caractérisent. D’un autre côté, ces individus adhèrent à des « normes d’habiter » plus compatibles avec les transformations induites par le tourisme que les résidents de longue durée (Jeanmoungin, 2020) : des pratiques résidentielles flexibles (colocations, locations informelles ou à court terme), souvent justifiée par la nature transitoire de leur habiter, et une certaine dérégulation dans leurs rythmes quotidiens, à la fois dans l’alternance travail/loisirs et jour/nuit. Selon cette vision, le tourisme est donc le facteur déclencheur d’un type particulier de gentrification transnationale caractérisée par l’arrivée dans des espaces touristifiés de jeunes individus qui voient dans les formes d’urbanités engendrées par le tourisme un facteur d’attractivité résidentielle. En raison de l’adaptabilité de leurs « normes d’habiter », ces individus prévalent sur les habitants de longue durée dans la compétition sur les ressources urbaines (Michel et Ribardière, 2017) qui n’ont pas encore été appropriés par le tourisme, conduisant à une augmentation des pressions que les résidents subissent. D’un point de vue sociodémographique, cette dynamique implique non seulement une diminution de la population résidente associée à la diminution du nombre de ménages, mais aussi un processus de restructuration de la population dans lequel de jeunes gentrificateurs transitoires, souvent transnationaux, remplacent les résidents, en particulier les personnes âgées et les familles avec enfants (López-Gay et al., 2021) et créent des ‘foreign only’ enclaves (Cocola-Gant et Lopez Gay, 2020).

11Cependant, si cette conceptualisation de la gentrification touristique permet d’apprécier la complexité du processus de changement urbain engendré par la mise en tourisme dans des grandes capitales nationales ou régionales telles que Berlin, Lisbonne ou Barcelone, peu d’éléments permettent d’affirmer sa pertinence dans des contextes urbains de taille inférieure. Par exemple, si les centres historiques des villes intermédiaires et petites sont les espaces où la pression du tourisme et le processus de dépopulation sont les plus marqués (Celata et Romano, 2022 ; Salerno et Russo, 2022), il y a encore un manque d’études sur la restructuration de leurs géographies sociales et encore moins de preuves qui permettent de caractériser les flux vers ces destinations comme étant induits par le tourisme. Ceci est particulièrement intéressant car si la recherche d’un certain type d’urbanité plutôt que les opportunités économiques et professionnelles constitue la raison de l’attractivité résidentielle des zones touristiques des grandes métropoles pour de jeunes individus (Novy, 2018 ; Cocola Gant et Lopez Gay, 2020), toutes les destinations ne peuvent pas proposer le style de vie recherché. Par exemple, les destinations patrimoniales de taille intermédiaire, en particulier dans la dernière partie de leur cycle de destination (Russo, 2002), manquent souvent d’une image urbaine et d’infrastructures commerciales et de loisirs avec les caractéristiques culturelles nécessaires pour attirer des jeunes individus de classe moyenne et supérieure. La municipalité de Venise appartient à cette catégorie de villes.

II. VENISE, TOURISME ET TRANSFORMATIONS URBAINES

A. Le centre historique de Venise, un espace submergé par le tourisme

12Faisant partie d’une municipalité de 253.174 habitants qui intègre la lagune et la terra ferma (terre ferme) (Figure 1), le centre historique de Venise est l’une des destinations les plus emblématiques au monde, qui, avant la pandémie du COVID, était visitée chaque année par plus de 20 millions de personnes. Cependant, cette fréquentation massive d’un espace d’environ 750 hectares n’est pas sans conséquence. La ville est reconnue mondialement comme un cas emblématique de ce qui a été qualifié de « surtourisme » - un terme qui désigne les effets négatifs qu’un niveau élevé d’activité touristique a sur les résidents locaux (Koens et al., 2018 ; Wanner, 2021).

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Figure 1. Municipalité de Venise et centre historique. Carte réalisée par Emanuele Tataranni (2023)

13Le statut de Venise comme destination touristique internationale et la prise de conscience que l’activité touristique a des conséquences négatives sur les résidents ne sont pas des faits nouveaux (Salerno, 2022). Cependant, dans la dernière décennie, la spécialisation touristique du centre historique a connu une nouvelle intensification que la crise pandémique n’a que partiellement ralentie. Cette intensification de la mise en tourisme est liée, comme dans d’autres destinations, au développement massif des locations touristiques à la suite de la création de plateformes comme Airbnb. Après une phase initiale d’introduction, le nombre des locations touristiques a explosé, notamment à partir de 2015, et ce grâce à une législation nationale et locale très permissive (Bertocchi et Visentin, 2019 ; Salerno et Russo, 2022). Les chiffres officiels produits par la municipalité de Venise confirment cette dynamique (Comune di Venezia, 2023). Entre 2016 et 2020, le nombre de lits touristiques marchands est passé de 34.106 à 60.3892, avec une croissance de 77 % en 5 ans. Cette croissance est principalement due au développement des locations touristiques qui ont augmenté de 152 % alors que l’offre hôtelière n’a augmenté que de 10% sur la même période. Si la pandémie a mis un frein à cette croissance, et que pour la première fois le nombre de lits touristiques s’est réduit quelque peu, cela n’efface pas la croissance des cinq années précédentes : en 2021 le nombre de lits touristiques marchands était de 53.578.

14Si la touristification de l’habitat est probablement la transformation la plus évidente de l’industrie touristique vénitienne, d’autres études ont montré d’autres changements. Bertocchi et Visentin (2019) illustrent ainsi comment, entre 2009 et 2019, le tissu commercial de la ville a profondément changé. Le secteur de la restauration a connu une croissance impressionnante avec une augmentation de 160 % du nombre de restaurants alors que le secteur du commerce s’est de plus en plus orienté vers les besoins des touristes au détriment du commerce de proximité. En conséquence de cette augmentation de la pression touristique, au cours des 20 dernières années, la population résidente a diminué du 24 % et divers mouvements sociaux ont dénoncé les conséquences dramatiques que le tourisme a sur la vie des Vénitiens.

15Dans ce contexte, trois hypothèses de recherche ont été établies et seront examinées dans le reste de l’article. La première est que la touristification du centre historique contribue à la baisse de la population associée à la diminution des logements habités. Deuxièmement que cette dynamique n’implique pas pour autant un total manque d’attractivité résidentielle, alors que la transformation démographique du centre historique de Venise serait le résultat de la combinaison de flux entrants et sortants d’individus avec des profils sociodémographiques différenciés. Troisièmement que, au contraire des espaces métropolitains, l’image et l’environnement urbain engendrés par l’activité touristique ne sont pas des éléments d’attraction pour les individus qui s’installent dans le centre historique de Venise.

16Pour vérifier ces hypothèses, l’étude a adopté une approche qui combine une analyse démographique avec des entretiens approfondis. Tout d’abord, en s’inspirant de la proposition méthodologique de Lopez Gay et al. (2021), l’article utilise des données quantitatives explorant (i) l’évolution du nombre des ménages et de la population résidente et (ii) les flux d’individus sortants et entrants. Une des sources principales est le registre de la population qui propose des données annuelles à partir de 2000 pour le nombre d’habitants et de ménages. Les données sur la population vivant dans la municipalité par âge, sexe, nationalité et sur les flux migratoires sont extrapolées à partir des décomptes annuels élaborés par la municipalité de Venise qui sont disponibles à partir de 2010. De plus, 33 entretiens approfondis avec des personnes ayant déménagé dans le centre historique de Venise depuis au moins 2 ans ont été menés. Parmi les participants, 11 sont des Européens de l’Ouest et des Américains dont l’âge variait de 33 à 82 ans. Les 22 autres résidents sont des Italiens âgés de 25 à 75 ans. Ils représentent 28 ménages : 18 sont composés uniquement d’individus de nationalité italienne, 6 d’individus exclusivement étrangers et 5 sont mixtes. Les entretiens portent sur trois sujets principaux : les raisons de leur décision de s’installer dans le centre historique, leur expérience de la ville et les effets du tourisme sur le quartier et leur qualité de vie. Quand les personnes interrogées sont membres d’un ménage composé de plusieurs individus, des questions ont aussi été posées sur le profil des autres membres du ménage. Les participants ont d’abord été recrutés par le biais de contacts personnels et ont été invités à recruter un autre contact, déclenchant ainsi un effet boule de neige. Les entretiens se sont principalement déroulés en italien. Certains entretiens avec des migrants transnationaux ont été menés en anglais.

B. Les Vénitiens : une population en danger d’extinction ?

17Au cours du XXIe siècle la population résidente du centre historique de Venise a connu une importante réduction en passant de 66.386 résidents en 2000 à seulement 49.665 en 2022. Le déclin de la population n’est pas nécessairement synonyme de diminution du nombre de ménages. Cependant, dans le cas de Venise, cette dynamique est aussi associée à une réduction du nombre de ménages et de logements occupés qui n’ont pas cessé de baisser dans le centre historique alors que leur nombre est resté stable dans le reste de la municipalité. En 2000, environ 32.600 ménages résidaient dans le centre historique contre moins de 27.500 en 2022, soit une baisse de 16 %. Dans la même période, le nombre de ménages constitués d’une seule personne est resté stable : en 2000, le nombre de ménages d’une personne dans la zone était de 14.414 contre 14.714 enregistrés en 2022. En conséquence, le taux de ménages d’une personne est particulièrement élevé (53 %) par rapport au reste de la ville sur la terre ferme (44,5 %). Il est important de noter que même si le déclin de la population et du nombre de ménages est une dynamique au long cours (Favaro, 2014), la dépopulation s’est accélérée au cours de la dernière décennie. Pendant la période 2012-2022, la population a diminué de 1 % et les ménages de 12,3 % alors que de 2002 à 2012 la baisse n'était que de 10% pour la première et de 5% pour les seconds. L’accélération de cette tendance démographique au cours de la dernière décennie coïncide avec l’émergence et l’affirmation de plateformes comme Airbnb (Bertocchi et Visentin, 2019 ; Salerno et Russo, 2022). Ce déclin démographique est aussi associé à un vieillissement de la population résidente (Figure 2)

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Figure 2. Pyramide démographique du centre historique de Venise par âge et nationalité3, 2010-2022. Source: Comune di Venezia - Servizio Elettorale e Leva Militare, Statistica

18Si la décroissance démographique a touché, à des degrés divers, presque toutes les classes d’âge, deux semblent plus résistantes à la tendance au dépeuplement. Tout d’abord, le nombre de 20-29 ans vivant dans le centre historique n’a que légèrement diminué. Cela est certainement lié à la présence de deux universités – Ca’ Foscari et IUAV- dans le centre historique de Venise. Deuxièmement, le nombre de résidents âgés de 75 ans et plus a augmenté, à la fois en termes relatifs et absolus, et ils représentent aujourd’hui 18 % de la population (dans le reste de la municipalité ils ne représentent que 13 %). Au contraire le nombre d’individus âgés de 0 à 9 ans et de 30 à 44 a presque diminué de moitié, ce qui montre que les ménages avec enfants quittent le centre historique (Figure 3).

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Figure 3. Evolution de la population résidente du centre historique de Venise par âge, 2010-2022. Source : Comune di Venezia - Servizio Elettorale e Leva Militare, Statistica

19Cela semble confirmé par le solde naturel négatif qui caractérise le centre historique et qui est un des facteurs principaux qui expliquent le déclin démographique de la ville. La réduction de la population du centre historique est également associée à un solde migratoire négatif, chiffre qui contraste avec le solde migratoire positif qui caractérise le reste de la commune. Ceci est le produit de deux dynamiques (Tableau 1). D’une part, le taux d’arrivée dans le centre historique est légèrement inférieur à celui du reste de la ville. Cela signifie que les migrants qui s’installent dans la municipalité de Venise sont moins susceptibles d’inclure la partie historique de la ville dans leurs stratégies résidentielles que le reste de la ville. Ceci est confirmé par le pourcentage élevé d’autochtones (nés dans la municipalité de Venise) dans le centre historique. En 2022, ils représentent 65% de la population du centre historique contre 55% dans le reste de la municipalité. D’autre part, le taux d’individus qui quittent annuellement le centre historique est supérieur de 50 % à celui du reste de la ville. Cependant, cela n’implique pas un manque total d’attractivité résidentielle. Le solde migratoire du centre historique avec l’extérieur de la commune de Venise est positif (même s’il reste à un niveau inférieur à celui du reste de la ville). Il ne compense cependant pas le très fort solde migratoire négatif avec le reste de la commune de Venise.

Moyenne annuelle, 2010-2022.

Flux entrants

Flux sortants

Flux (‰). Centre historique avec le reste de la municipalité.

8,16

14,32

Flux (‰). Centre historique avec l’extérieur de la municipalité.

19,57

16,07

Flux (‰). Reste de la municipalité de Venise avec l’extérieur de la municipalité.

24,12

19,70

Tableau 1. Taux annuel moyen d'entrées et de sorties 2010-2022 par lieu d’origine et de destination. Source : Comune di Venezia - Servizio Elettorale e Leva Militare, Statistica

20Pour conclure, si le centre de Venise se caractérise par certaines tendances démographiques déjà observées dans d’autre destinations touristiques, un rapide décline démographique associé à la diminution des logements habités, le transformations socio-démographique qui caractérisent cette dépeuplement présentent certaines particularités. En particulier, alors que les dynamiques de gentrification observées dans les quartiers touristiques de plusieurs villes européennes telles que Barcelone (Cocola Gant et Lopez Gay, 2020 ; Lopez Gay et al., 2021), Séville (Jover et Díaz-Parra, 2020), Berlin (Novy, 2018) et Lisbone (Sequera et Nofre, 2020) sont généralement associées à l’arrivée d’individus jeunes (20-35 ans), souvent étrangers provenant d’Europe Occidentale et d’Amérique du Nord, et à l’expulsion de la partie la plus âgée de la population, dans le cas de Venise, la population âgée semble être au contraire la plus résistante et le nombre d’étrangers provenant d’économies avancées3 ne représente que seulement 2,5 % de la population résidente (Figure 2).

21Ces tendances sociodémographiques particulières peuvent être liées au fait que, dans le cas de Venise, l’omniprésence et la disneyfication de l’industrie du tourisme (Russo, 2002) produisent un environnement urbain qui non seulement est difficilement compatible avec les pratiques d’habitation des résidents stables traditionnels mais est aussi en décalage avec les pratiques spatiales et sociales des migrants se déplaçant dans le centre historique. La partie suivante analyse les résultats des explorations qualitatives afin de développer davantage ce point.

III. POURQUOI EMMÉNAGER À VENISE ? PROFILS ET MOTIVATIONS DES NOUVEAUX ARRIVANTS

22Dans cette section, l’article présente les résultats des entretiens. L’objectif est de déterminer le profil et la motivation des migrants qui s’installent dans le centre historique et de quelle façon la dimension touristique de la zone est un élément d’attractivité résidentielle. Deux grandes catégories de nouveaux arrivants émergent : (A) des individus qui ont déménagé à Venise déjà actifs dans le monde du travail et (B) des individus, qui, après avoir étudié dans une des universités vénitiennes, ont décidé de rester ou de retourner vivre dans le centre historique de Venise.

A. Des actifs motivés principalement par des raisons professionnelles ou personnelles

23En ce qui concerne la première catégorie, les actifs, trois profils de nouveaux arrivants émergent.

24Le premier profil d’actifs (i) est constitué par des individus qui déménagent pour des raisons professionnelles. Il s’agit d’une population de cadres, âgé de 30 à 50 ans à leur arrivée, constituée principalement d’Italiens, mais on y trouve aussi quelques Européens, qui travaillent principalement dans les universités vénitiennes et, dans une moindre mesure, dans des fondations et institutions culturelles localisées dans le centre historique. En dépit de l’hyperspécialisation touristique du centre historique, parmi les personnes interrogées, les individus y ayant déménagé pour des opportunités professionnelles liées au tourisme sont rares. Les motivations de ce premier profil d’individus pour s’installer à Venise sont à rechercher principalement dans une opportunité professionnelle. C’est seulement une fois confrontés au choix d’habiter dans le centre historique ou dans le reste de la municipalité qu’ils choisissent le premier pour plusieurs raisons : tout d’abord il s’agit d’une population de cadres qui peut se permettre le coût de la vie vénitienne et qui, souvent, achète un logement. Ils sont aussi attirés par la qualité esthétique de la Venise insulaire et de sa lagune, la curiosité d’essayer d’habiter dans un espace caractérisé par une morphologie et un style de vie unique, et en même temps ils ont souvent une perception négative, parfois très négative, du reste de la municipalité. « Pour moi, la question d’aller à vivre à Mestre ne s’est jamais posée. Mestre, c’est un veto absolu. La qualité de vie que je cherche, Venise peut me la garantir bien mieux que Mestre. Ça implique d’autres coûts pour la mobilité, l’accès aux services, mais c’est compensé par une qualité esthétique et aussi par une quotidienneté que Mestre, je pense en tout cas, ne peut pas me donner. Mestre et d’autres endroits d’ailleurs » (homme, italien, 56 ans).

25Le deuxième profil d’actifs (ii) est constitué par des individus qui arrivent à Venise pour des raisons personnelles liées à une relation sentimentale avec un résident du centre historique ou avec un individu appartenant à la catégorie précédente. Il s’agit d’une population à prédominance féminine composée d’Italiens et d’étrangers provenant de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord. Si, du point de vue des motivations, ces individus constituent un groupe homogène, d’un point de vue social il s’agit d’une population plus variée que le premier profil étant donné qu’au-delà des cadres des professions intermédiaires sont aussi représentées. Cela se traduit par une intégration dans le marché du travail qui présente d’importantes différences. Trois trajectoires professionnelles ont été repérées. Tout d’abord on retrouve des individus qui n’ont pas de lien avec le marché du travail local. Ils sont employés par des entreprises localisées dans d’autres régions italiennes ou à l’étranger ou sont des consultants indépendants et des auto-entrepreneurs. Ils bénéficient d’un télétravail partiel ou complet et peuvent être mobiles dans leurs pratiques professionnelles. Il y a aussi des individus travaillant pour le secteur public ou des entreprises qui ont un siège dans le centre historique. Dans leur cas, l’obtention d’une mutation vers Venise est généralement facile étant donné que le nombre des résidents qui exercent ces métiers est inférieur aux besoins : « Je travaille comme enseignante au lycée, mais je suis remplaçante. Pour l’instant j’ai toujours trouvé à Venise car c’est difficile de trouver des enseignants. C’est très difficile pour les gens qui habitent hors de Venise de venir enseigner ici. Alors vivant ici, j’ai toujours trouvé du travail » (femme, italienne, 35 ans). Enfin, parmi les individus s’installant à Venise pour des raisons personnelles, il y a des personnes qui démissionnent du travail précédent. Pour ces individus, la recherche d’un travail est souvent compliquée et peut demander plusieurs années car les opportunités professionnelles dans le centre historique sont limitées et la mobilité vers la terraferma parfois compliqué : « Quand j’ai fini d’enseigner l’espagnol, je n’arrivais pas à trouver de travail. Parce qu’ici si tu ne connais personne, ce n’est pas facile. En plus, à l’extérieur de Venise, ils me disaient qu’ils ne voulaient pas des gens qui vivaient à Venise car avec la marée haute et les transports c’était difficile d’arriver à l’heure. En discutant avec une amie, elle m’a demandé si je voulais mettre l’adresse de sa grand-mère. Et j’ai mis l’adresse de sa grand-mère et j’ai donc trouvé un travail et après un mois j’ai dit que j’avais déménagé à Venise » (femme, espagnole, 45 ans). En termes de logement, la plupart des individus interrogés vivaient dans un logement du conjoint vénitien ou de sa famille.

26Le troisième profil d’actifs (iii) est constitué par des individus, principalement étrangers, qui ont déménagé à Venise pour profiter du style de vie que le centre historique peut offrir. Population de cadres supérieurs, ils travaillent souvent pour des entreprises et institutions internationales ou comme consultants à l’étranger et n’ont pas de lien avec le marché du travail vénitien. Individus généralement aisés, provenant souvent de grandes métropoles américaines et européennes, ils associent généralement leur arrivée à l’achat d’un logement. Il s’agit du profil le plus représentatif des nouveaux arrivants dans les espaces touristiques métropolitains et celui le plus strictement associé à la gentrification transnationale induite par le tourisme (Cocola Gant et Lopez Gay, 2020 ; Jenmougin, 2020). Cependant, dans le cadre du centre historique de Venise, ce profil est caractérisé par certaines spécificités quantitatives et qualitatives. Tout d’abord, alors que dans les espaces touristiques métropolitains ce profil est majoritaire chez les nouveaux arrivants, dans le cadre de Venise il est le moins nombreux parmi les actifs. Des différences existent aussi du point de vue démographique. Si, dans les deux espaces, ce profil est constitué principalement d’étrangers seuls ou en couple sans enfant, il se différencie en termes d’âge. Alors que dans des destinations comme Barcelone et Berlin il est composé principalement d’individus âgés de 20 à 30 ans, dans le cadre de centre historique de Venise, les personnes interrogées avaient toutes plus de 50 ans, ce qui est cohérent avec le vieillissement de la population étrangère vénitienne illustré dans le cadre de l’analyse démographique. Enfin, concernant les motivations de ce profil d’individus, au contraire de ce qui a été montré dans d’autres destinations urbaines, où la représentation positive de la ville, socialement organisée par l’industrie du tourisme, a fortement influencé la décision de déménager (Novy, 2018 ; Cocola Gant et Lopez Gay, 2020), dans le cas du centre historique de Venise l’image de la ville comme destination touristique a souvent été un frein. Les quelques migrants qui ont déménagé dans le centre historique à la recherche d’un style de vie particulier ont décidé d’établir leur résidence dans le centre historique après une précédent période de résidence transitoire qui leur a permis de dépasser leurs représentations négatives. Un résident anglais qui s’est installé en 2020 a déclaré : « Je n’ai jamais aimé Venise en tant que touriste si je dois être honnête. Parce que vous avez cette expérience horrible très superficielle. Mais j’ai eu un congé sabbatique en 2013 et nous avons décidé de rester un peu de temps ici en hiver. Et c’était agréable, c’était calme et quand vous êtes ici, vous voyez ce que nous considérons comme la vraie Venise, pas celle touristique, où les résidents vivent avec des magasins, des bars, des clubs d’aviron et d’autres types de groupes sociaux. Nous avons identifié la vraie Venise. C’est pourquoi elle est devenue une option lorsque nous avons décidé de quitter le Royaume-Uni » (homme, anglais, 55 ans).

27Cette idée d’une « vraie Venise » qui existe toujours à côté, et malgré la présence écrasante de l’industrie du tourisme, n’est pas seulement à la base du choix résidentiel de ce dernier profil d’individus (iii), mais elle ressort aussi clairement de l’ensemble des entretiens et est un élément crucial pour comprendre pourquoi les nouveaux arrivants pour des motifs professionnels (i) et personnels (ii) décident de rester dans le centre historique malgré ce qui est généralement perçu comme une oppressante présence touristique. En effet, l’ensemble des actifs interrogés, indépendamment de leur profil, une fois questionnés sur la qualité de vie à Venise mentionnent deux éléments principaux : les qualités esthétiques et environnementales de la ville et de sa lagune mais aussi la qualité et la quantité des relations sociales qui caractérisent leur vie vénitienne. Les migrants soulignent comment la nature piétonne de la ville permet des rencontres récurrentes avec d’autres résidents qui facilitent la formation d’un réseau de relations sociales qui produit un fort sentiment d’appartenance à la communauté. Cela est aussi associé, surtout pour les ménages avec enfants, à un sentiment de sécurité liée à l’absence de voiture, mais aussi à des formes de contrôle social collectif qui rappellent le mythe du « village urbain » (Rose, 2006). « Je pense que c’est très agréable pour les enfants, ils vont à l’école seuls. Je ne suis pas inquiète parce qu’il n’y a pas de danger, tu les emmènes jouer et tu trouves toujours quelqu’un que tu connais. Et aussi sur le plan social… Tu rencontres toujours quelqu’un quand tu sors, tout est à proximité donc tu peux facilement rendre visite à un ami. Sur le plan social, à mon avis, la ville compense le reste. Je préfère payer plus de loyer mais avoir une vie sociale » (femme, italienne, 35 ans).

28Cependant, si cette dimension « villageoise » est parfois idéalisée par certains néo-arrivants, d’autres ménages en ont une vision moins romantique. L’uniformité de la population vénitienne et ce qui est perçue comme la fermeture d’une petite société insulaire est parfois vécue comme problématique par certains, notamment vis-à-vis de leurs enfants : « c’est la chose qui m’inquiète de les élever à Venise. Mon aîné a vécu à Londres et il n’a jamais dit que ses compagnons étaient asiatiques, noirs. Ils étaient des noms. Le petit, lui, est raciste. Et à chaque fois il dit des choses terrifiantes, mais c’est normal, ils sont tous blancs et lui est le plus étranger parce qu’il ne parle pas le dialecte » (femme, italienne, 45 ans). Ainsi, certains ménages réfléchissent à la possibilité de déménager une fois que leurs enfants atteignent l’adolescence. Cependant, alors que la plupart des interrogés pensent un jour déménager de Venise, ils considèrent Venise comme une étape de longue durée de leurs trajectoires résidentielles.

29L’ensemble de ces éléments met en évidence comment, dans le cas de Venise, les transformations urbaines engendrées par le tourisme ne constituent pas un facteur d’attractivité résidentielle pour les actifs qui déménageant dans le centre historique, mais, au contraire, un élément de dissuasion. Interrogés sur les éléments qui pourraient les décider à quitter Venise, l’ensemble des répondants souligne les effets négatifs générés par la surfréquentation de la ville, surtout dans le cadre des grands événements « la pression touristique qui à mon avis la rend inacceptable. Cela vous rend nerveux, cela vous met de mauvaise humeur. On se sent assiégé. Ici il arrive deux fois par an qu’on nous enferme en bloquant la circulation sur certains axes. Vous êtes bloqué par un mur humain. Vous ne sortez pas, vous ne pouvez pas sortir » (homme, italien, 56 ans). En même temps, l’érosion progressive des services est un autre sujet d’inquiétude. Dans un contexte marqué par l’austérité, la réduction du nombre des résidents a justifié la progressive réduction des services publics, en particulier des services sanitaires et éducatifs. Si la plupart des interviewés estiment que tous les services essentiels sont encore garantis dans le centre historique, ils jugent que leur qualité et surtout leur quantité est en diminution et que s’approche le moment où les services existants seront insuffisants pour assurer la permanence d’une population résidente.

B. Des étudiants qui souhaitent continuer à profiter de l’exceptionnalité vénitienne

30La deuxième catégorie de néo-résidents est constituée par d’anciens étudiants qui ont décidé de rester vivre dans le centre historique après leurs études universitaires. Il s’agit d’un groupe plutôt homogène et un seul profil d’individus émerge (iv). Il s’agit principalement d’Italiens qui ont réalisés au moins un cycle d’étude dans une des deux universités vénitiennes, mais parmi les personnes interrogées, il y avait aussi deux anciens étudiants Erasmus. Pour les anciens étudiants qui souhaitent et arrivent à rester à Venise, la motivation principale est de continuer à profiter d’un style de vie qu’ils considèrent n’être pas reproductible ailleurs. Il est intéressant de noter que pour ces individus, la qualité de vie n’est pas associée aux installations de loisirs et à la vie nocturne. Au contraire, du point de vue des loisirs, Venise est souvent qualifiée d’ennuyeuse en raison du manque de loisirs et de possibilités de vie nocturne ou même de restaurants internationaux. Au contraire, ils valorisent les mêmes éléments décrits précédemment par les actifs : la qualité esthétique et la dimension piétonnière de la ville qui produit une proximité physique qui se traduit par une sociabilité de proximité faite de rencontres fréquentes dans l’espace public. « Je ne supportais plus l’idée de me déplacer en voiture pour quoi que ce soit... Un autre facteur était de fonder une famille dans un endroit où je peux être sûr que si les enfants sortent à 7-8 ans, ils ne risquent pas d’être écrasés… Que l’on sorte n’importe où, on retrouve des gens que nous connaissons, on laisse les enfants jouer ensemble » (homme, italien, 31 ans).

31En même temps, l’expérience de ces individus illustre bien la façon dont la spécialisation touristique du centre historique ne constitue pas un facteur d’attractivité résidentielle, mais au contraire amplifie les difficultés que rencontrent les anciens étudiants pour s’installer de façon permanente à Venise. Les opportunités d’emploi se concentrent dans le tourisme, dans la restauration ou dans des emplois précaires et saisonniers associés à l’université ou à des événements culturels tels que la Biennale. Peu d’opportunités d’emploi existent pour de jeunes diplômés hors de ces secteurs. Du fait de bas salaires qui distinguent ces emplois, la majorité des anciens étudiants interrogés ont rencontré des difficultés importantes pour continuer à se loger dans le centre historique à la fin des leurs études en raison des loyers élevés et du manque d’appartements disponibles pour des locations de longue durée. Ces difficultés sont particulièrement importantes au moment charnière du passage de pratiques résidentielles typiques de la vie étudiante (jeunes individus vivant seuls dans de petits espaces, en colocation, changement très fréquent de logement) aux pratiques traditionnellement associées à l’âge adulte (cohabitation en couple et création d’une famille) qui sont généralement associés à une demande pour des logements de plus grande taille et de meilleure qualité.

32L’expérience de cet ancien étudiant, aujourd’hui agent immobilier, explique bien la difficulté de se loger à Venise pour des jeunes ménages : « Je suis retourné à Venise pour vivre avec ma femme qui est d’ici. C’était les pires années pour trouver un logement. Nous n’avions pas les moyens d’acheter alors nous cherchions à louer un petit appartement mais c’était impossible. Ce n’était pas qu’ils demandaient trop d’argent. Simplement il n’y avait rien à louer. J’espérais trouver quelque chose avec mon travail, mais rien. Nous avons passé les 7 premiers mois sans visiter un seul appartement » (homme, italien, 31 ans). Après avoir trouvé un premier appartement grâce aux contacts du beau-père, l’arrivé du premier enfant a obligé le ménage à trouver un appartement plus grand ce qui était au-delà de leurs possibilités économiques. Ils ont pu rester à Venise grâce à une membre de la famille de l’épouse qui leur a loué un appartement précédemment utilisé comme location touristique.

33Les difficultés que les jeunes familles rencontrent pour se loger à Venise expliquent ainsi certaines des tendances démographiques mises en évidence dans les sections précédentes : augmentation du poids des ménages d’une personne, forte diminution du nombre des résidents dans les classes d’âge de de 0 à 14 ans et de 30 à 44 ans. Cette tendance démographique n’est pas une spécificité démographique vénitienne, mais a été enregistrée aussi dans d’autres espaces touristiques (Lopez Gay et al., 2020). Cependant dans le centre historique, la pression du secteur touristique affecte aussi de façon croissante de jeunes individus pourtant caractérisés par un degré élevé de flexibilité par rapport aux pratiques résidentielles (colocation, changement de domicile fréquent). C’est le cas de cette jeune italienne qui, en raison des difficultés du marché locatif, a occupé une maison abandonnée : “Depuis que je suis ici j’ai déménagé (en 2016) presque chaque année et c’était toujours un cauchemar... Je déménageais parce que la situation changeait : appartements vendus, appartements transformés en Airbnb … Chaque année j’ai changé 2 fois de maison parce que là où je vivais l’hiver, ce n’était pas disponible l’été car c’était loué à des touristes… J’ai toujours cherché une chambre individuelle dans des conditions acceptables : pas de moisissure ou de systèmes électriques exposés, des choses que j’ai vues. L’autre critère était le prix. Quand j’ai déménagé le prix pour une chambre individuelle était de 300€, maintenant c’est au moins 500 € » (Femme, italienne, 29 ans).

34Ainsi, presque la totalité des anciens étudiants interrogés, indépendamment des caractéristiques de leurs ménages (individu vivant seul, famille sans enfants ou avec enfant) finissent par ne pas compter sur le marché locatif traditionnel. Ceux qui ont une famille avec des ressources suffisantes achètent souvent un petit appartement. Les autres adoptent d’autres stratégies résidentielles : logement social, locations d’appartements de propriété d’amis ou de la famille, occupation de maisons abandonnées. Il s’agit en revanche de stratégies résiduelles qui ne sont pas accessibles ou acceptables pour la plupart des individus, ce qui illustre les difficultés croissantes que les jeunes, en activité ou étudiants, rencontrent pour s’installer dans le centre historique de Venise (Fava, 2018).

35L’ensemble de ces éléments explique pourquoi, pour la plupart des anciens étudiants, le fait de rester vivre dans le centre historique est un choix délibéré, parfois presque militant, qu’ils revendiquent avec fierté, auquel ils sacrifient parfois des opportunités professionnelles ou des commodités matérielles : « J’ai commencé à travailler à Venise quand j’ai terminé mon master (en Lettres). J’ai travaillé dans la restauration, j’étais serveur, barman. C’est un métier que j’ai aimé, mais ici c’est aussi un choix obligé. …Vivre à Venise est un choix extrêmement délibéré, je ne suis pas Vénitien, mais j’aime cette ville. J’ai choisi d’y vivre, pour moi ça devait être une étape, mais plus j’étais ici, mieux j’étais. Venise prend soin de toi si l’on s’habitue aux rythmes…Je possédais une voiture, mais je l’ai vendue. Ce n’était pas possible économiquement. Je ne pouvais pas payer la maison, le parking et la taxe sur la voiture » (homme, italien, 36 ans).

CONCLUSION

36Les transformations socio-démographiques qui intéressent les espaces touristiques ont traditionnellement été conceptualisées sur le prisme de la gentrification. Le tourisme gentrifie parce qu’il produit une série de transformations socio-économiques qui affectent négativement les résidents et en même temps attirent des nouveaux jeunes résidents issus de classes supérieures qui remplacent progressivement les résidents originaires. En se focalisant sur le cas du centre historique de Venise, cet article a révélé la difficulté d’employer ce cadre conceptuel pour comprendre les relations existantes entre tourisme, attractivité résidentielle et gentrification dans certaines destinations. Dans le cas de Venise la croissante pression touristique produit un cadre socio-spatial qui induit le départ de la population résidente sans favoriser en revanche de nouveaux usages résidentiels de l’espace touristique. Cela ne signifie pas l’absence de toute forme d’attractivité résidentielle. Le travail réalisé a permis d’identifier quatre profils des nouveaux résidents qui s’installent actuellement dans le centre historique. Cependant, pour tous ces individus, indépendamment de leur profil et de leurs motivations, la nature touristique de centre historique n’est pas un facteur d’attraction. Au contraire, de la même façon que les natifs, ils subissent les effets négatifs que le tourisme a sur leur qualité de la vie. Ainsi, un nombre croissant de résidents décide de quitter le centre historique pour rechercher une vie de meilleure qualité tandis que de moins en moins de personnes sont disposées à s’installer dans le centre historique et à faire face aux externalités négatives du tourisme.

37En particulier, l’importance de deux des quatre profils de nouveaux résidents semblent destinées à se réduire. D’un côté les étudiants qui souhaitent rester vivre dans le centre historique rencontrent des difficultés croissantes en raison des dynamiques du marché du travail et immobilier. D’un autre côté, la réduction du nombre des résidents ne peut que produire à son tour la réduction des individus qui déménagent dans le centre historique pour des raisons personnelles. Si les autres profils peuvent potentiellement faire preuve de plus de résilience en raison de leurs capacités économiques et de la permanence des éléments qui justifient leur déménagement, ils subissent aussi les conséquences négatives de la pression touristique. Il se forme ainsi un cercle vicieux qui accélère le processus de dépeuplement. La fuite de population induite par le tourisme, qui n’est pas remplacé par des nouveaux résidents, réduit la durabilité socio-économique des activités et services urbains encore orientés vers les résidents. Cela induit une nouvelle réorientation vers les touristes des ressources nécessaires pour soutenir la vie d’une population stable, comme le logement et le commerce, augmentant la pression sur les résidents restants qui sont expulsés à un rythme croissant. Le résultat final est un territoire uniquement orienté vers les besoins des touristes et non plus ancré et dépendant de résidents stables (Salerno et Russo, 2022), provoquant finalement leur fuite. En conclusion, dans le cas du centre historique de Venice, le tourisme entraîne un processus qui englobe le déplacement de la vie résidentielle ainsi que d’autres conséquences matérielles et symboliques sans entraîner pour autant de gentrification.

NOTES

381Le terme intermédiaire ne fait pas référence à l’importance de la destination touristique, mais à la taille et aux fonctions urbaines qui caractérisent la municipalité dans laquelle l’espace touristique est situé. Les villes intermédiaires sont des villes possédant des fonctions stratégiques importantes sans pour autant présenter l’ensemble des fonctions et le degré d’urbanité qui caractérisent une métropole. Du point de vue démographique sont conventionnellement considérées comme intermédiaires les villes de 200 000 à 500 000 habitants (Deraëve, 2015).

392Ces chiffres incluent le nombre des lits touristiques localisés dans les îles de la lagune et non seulement dans le centre historique.

403Économies avancées : Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Japon, Grèce, Islande, Irlande, Luxembourg, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Espagne, États-Unis, Suède, Suisse, Sud Corée, Saint-Marin.

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79Wanner P., (2021). Observation d’une Venise confinée. Le tourisme, pharmakon vénitien, à la fois remède unique, poison addictif et bouc émissaire, Mondes du Tourisme [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 28 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/tourisme/4097.

Pour citer cet article

Emanuele Giordano, «Tourisme et attractivité résidentielle dans le centre historique de Venise : aller au-delà de la gentrification», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 81 (2023/2) - Varia, 75-89 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=7111.

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