Phantasia Phantasia -  Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche 

L’individualisme contre l’individualité ?
Mill et Nietzsche face au tournant anthropologique de l’ère démocratique

Camille Dejardin

Camille Dejardin est agrégée de philosophie et docteur en sciences politiques de l’université Paris II. Spécialiste de John Stuart Mill à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, et plus largement de l’histoire des idées politiques du XIXe siècle, elle a notamment publié John Stuart Mill, libéral utopique (Gallimard, 2022), John Stuart Mill et les conditions de la liberté (Le Passager clandestin, 2023) et La Philosophie contemporaine (Ellipses, 2023). Se consacrant à l’étude et à la discussion contemporaine des théories dix-neuviémistes de la liberté, de l’individualité et de l’éducation, elle entreprend depuis 2023 une lecture croisée des visions millienne et nietzschéenne de la formation de soi dont témoignent un cycle de six conférences sur « Mill, Nietzsche et les “derniers hommes” » prononcées aux Mardis de la Philosophie (Paris, Centre Sèvres) au premier semestre 2023-2024 et l'article « Nietzsche, Mill et l’individualité comme clé de transformation morale et civilisationnelle », Labyrinth, 26/1 (octobre 2024). Par ailleurs professeur et conférencière, elle enseigne depuis 2014 en lycée général et intervient auprès de divers publics.

Résumé

Tous deux lecteurs de Humboldt et de Tocqueville, également animés du souci proto-sociologique et même « physiologique » de scruter les interactions liant l’épanouissement de chaque individu et la bonne santé du corps social, John Stuart Mill et Friedrich Nietzsche partagent, à quelques décennies de distance, un diagnostic inquiet sur la mutation qui s’achève sous leurs yeux : le passage de ce que Louis Dumont a appelé le schème holiste au schème individualiste sous l’espèce de la démocratie, non comme forme institutionnelle mais comme nouvelle condition humaine marquée par l’égalisation. De fait, l’anthropologie démocratique consacrant l’individu comme fondement de la souveraineté et comme dépositaire de droits inaliénables se déploie pour la première fois sous le signe de l’égalité, à la fois juridique et représentationnelle, à la fois principe politique et « passion » psychologique. Pourtant, au moment où il se voit ainsi sacré, l’individu semble dissous. Atomisé, nivelé, déchu de toute perspective de grandeur ou de distinction (sinon purement matérielle), il se voit réduit à un ectoplasme juridique et économique. La réalisation voire la fortification de l’individualité sont-elles encore possibles ? Un individualisme de l’individualité est-il compatible avec les valeurs démocratiques ? Si oui, à quelles conditions ? Peut-on envisager une politique de l’individualité ? De Mill à Nietzsche, le regard critique se fait de plus en plus radical et subversif, et aussi plus incompatible avec le maintien de la démocratie.

Index de mots-clés : John Stuart Mill, Friedrich Nietzsche, individualisme, individualité, démocratie, hiérarchie, égalité, éducation

Abstract

Both readers of Wilhelm von Humboldt and Alexis de Tocqueville, and both aiming at finding out the sociological and even physiological roots of sound interactions between society and the individual, John Stuart Mill and Friedrich Nietzsche shared a similar diagnosis on the anthropological evolution taking place before their eyes in the midst of the 19th century. Both thematized and criticized the transition from what Louis Dumont called a holistic social scheme to an individualistic one as democracy unfolded, not only as an institutional structure but as a new human condition: the reign of equality. Though material equality was far from being achieved and less than half the population was granted citizenship, a fictitious kind of equality spread out in the field of representations, claiming everybody to be virtually equal in status and dignity. But as the individual was theoretically promoted sovereign, each one’s individuality tended to be dissolved in what became a juridical and economic fiction, while the “mass” was expanding. Is becoming a genuine individual still possible in such an individualistic period? What would it take to foster individuality again and how would it affect democracy? From Mill to Nietzsche, the criticism got more radical and appeared less and less compatible with the maintenance of democratic forms.

Index by keyword : John Stuart Mill, Friedrich Nietzsche, individualism, individuality, democracy, hierarchy, equality, education

Avertissement bibliographique

Œuvres de Nietzsche

1L’article s’appuie sur les œuvres complètes établies par G. Colli et M. Montinari et traduites aux éditions Gallimard, citées ici pour les Fragments posthumes (FP) : Nietzsche (F.), Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1973-2000, abrégées en OPC, suivi du numéro de volume et de la page. Pour des raisons d’accessibilité des textes, toutes les autres citations seront cependant reproduites dans la traduction d’Henri Albert pour le Mercure de France au début du XXe siècle (voir notes de bas de page).

Œuvres de Mill

2Toutes les citations de John Stuart Mill sont issues des Œuvres complètes établies en langue originale par Ann P. et John M. Robson : The Collected Works of John Stuart Mill in 33 vols., Toronto, University of Toronto Press, 1963-1991, URL : https://oll.libertyfund.org/titles/robson-collected-works-of-john-stuart-mill-in-33-vols traduites par nos soins. Les références indiquent les lettres CW pour Collected Works puis le numéro de volume et de page. Certaines traductions ont été récemment publiées dans Dejardin (C.), John Stuart Mill et les conditions de la liberté, Paris, Le Passager clandestin, 2023.

Introduction

3John Stuart Mill (1806-1873) est déjà mort lorsque Friedrich Nietzsche (1844-1900) lit ses œuvres, probablement en 18801. Aussi la lecture comparative qu’il nous est possible d’entreprendre est-elle principalement une lecture de Nietzsche lisant Mill qui ne pouvait plus répondre à ses objections, tout en assumant en partie de répondre à celles-ci à sa place, en adoptant un regard « millien » sur le problème que soulèvent les deux auteurs.

4De fait, de manière notable, Nietzsche ne se réfère explicitement à son homologue insulaire que pour le critiquer en tant que parangon d’une mentalité « anglaise » qui participerait pleinement des défauts de son époque. Pour autant, il n’est pas illégitime d’estimer que la pensée millienne a infusé celle de Nietzsche plus en profondeur que ce dernier ne voudrait le reconnaître et que le philosophe allemand ne lui est pas toujours fidèle dans ses reproches. Plus encore, le fait qu’elles s’enracinent dans des traditions communes (connaissance approfondie de l’œuvre de Platon, du romantisme et plus particulièrement du courant allemand de la Bildung, lecture de Tocqueville, intérêt « scientifique » pour la façon dont les mœurs dominantes traduisent et servent une certaine forme d’utilité sociale…) permet de les rapprocher et de comparer les diagnostics qu’elles portent sur leur temps et les orientations normatives qu’elles formulent après avoir identifié un problème commun : celui de la préservation ou du rétablissement des conditions d’émergence d’individualités fortes et originales en contexte d’extension de la démocratie et, avec elle, d’une certaine forme de « médiocrité ».

5En se fondant sur leurs points communs, il est alors possible de reconstituer un dialogue mettant au jour une convergence souvent insoupçonnée entre l’économiste britannique et le philosophe allemand quant à l’évaluation des processus qu’ils voient cristalliser de leur temps dans un véritable tournant anthropologique : l’installation d’un individualisme démocratique, égalitaire et volontiers conformiste transformant l’ensemble des rapports sociaux et jusqu’au développement intime, psychique voire physiologique, de chaque individu. Faut-il chercher à inhiber, canaliser ou bien même catalyser jusqu’à leur retournement les tendances à l’œuvre ? Nous allons ici examiner comment, sur la base d’une évaluation extrêmement similaire du changement anthropologique du XIXe siècle et dans une certaine mesure des fins souhaitables d’une société (et de toute civilisation), Mill et Nietzsche prônent pourtant des remédiations différentes, dans les deux cas de nature éducative mais engageant des modalités politiques et culturelles opposées. Et avouons-le d’entrée de jeu : dans le dialogue polémique ainsi reconstitué, il nous semblera important de défendre, contre la lecture de Nietzsche, la cohérence de l’option millienne, d’autant plus qu’elle semble compatible avec l’amélioration des démocraties existantes, perspective qu’un nietzschéisme assumé interdit.

1. La démocratisation comme tournant anthropologique : une inquiétante entrée dans « l’ère des masses2 »

1.1. Une définition élargie et plurielle de la démocratie

6L’attitude de l’Europe du second XIXe siècle, qui voit paraître les écrits majeurs de John Stuart Mill et de Nietzsche3, se partage entre inquiétude réactionnaire et optimisme progressiste sur fond de constat unanime : la fin de « l’Ancien Régime », celui de l’aristocratie et d’une conception holiste, hiérarchique et « organique » de la société4, au profit de l’entrée dans une période radicalement nouvelle, mouvante, marquée par la réorganisation post-révolutionnaire de la politique et par une industrialisation et une libéralisation économique inédites. Mais la structure « organique » de la société, traditionnelle et sacrale, n’est pas la seule menacée : la structuration de chaque individu, jusque dans son caractère, semble elle aussi mise en péril par les assauts conjoints d’une aspiration généralisée à l’émancipation et d’un conformisme rampant. C’est cette conjonction particulière, qui n’a rien d’évident – atomisation et uniformisation ne semblant pas spontanément aller de pair –, qui unit particulièrement les réflexions de Mill et de Nietzsche, puisant prioritairement dans deux sources communes : Humboldt et Tocqueville.

7À partir de son Essai sur les limites de l’action de l’État (1792), Wilhelm von Humboldt a en effet théorisé l’« homme individuel », c’est-à-dire l’importance du caractère propre à chaque individu qui, s’il naît et se développe dans une société dont les formes et surtout la langue conditionnent en grande partie le développement de ses aptitudes, conserve pour fin de s’individuer en déployant des qualités originales. Cette primauté axiologique du développement de soi par la formation et l’entraînement des facultés est au cœur du courant allemand de la Bildung (éducation, culture de soi depuis l’intérieur) et sera affirmée tant par Mill, qui fait de Humboldt la figure tutélaire de son essai De la liberté (1859), que par Nietzsche, qui s’y réfère au moins implicitement tout au long de son parcours philosophique5. Dans cette perspective, que l’on peut qualifier de libérale ou proto-libérale, l’intervention de l’État et toute ingérence collective doivent se réduire au minimum afin de laisser l’individu exprimer et fortifier librement ses facultés.

8En ce sens, on pourrait croire que la mise à bas des hiérarchies traditionnelles, héréditaires et contraignantes au profit d’une mobilité sociale encouragée par l’économicisation des rapports interindividuels non seulement serait favorable à l’éclosion d’individus divers mais pourrait même menacer à long terme la cohésion sociale, par une concurrence généralisée et la perte progressive du sentiment du commun (ce que Comte, dans les années 1820 et 1830, redoute sous le nom d’« anarchie »)6. Pourtant, dans ce qui s’installe sous les traits d’un individualisme radicalement nouveau – l’exaltation des individus par rapport aux échelles surplombantes dans lesquelles ils s’inscrivent (famille, corporation, nation) et leur assomption juridique en tant que fondements de la souveraineté et dépositaires de droits garantis par la loi –, Mill et Nietzsche identifient une tendance contraire, une tendance se retournant contre la liberté individuelle.

9Beaucoup plus larvée, celle-ci a notamment été mise en lumière par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835, 1840). John Stuart Mill a lu les deux volumes de cet ouvrage dès leur parution et en a été ouvertement enthousiasmé. Nietzsche les découvrira au milieu des années 1880 et, s’il ne mentionne le sociologue français que deux fois7, on peut penser avec Brigitte Krulic que l’influence de la vision tocquevillienne de la démocratie fut déterminante pour sa représentation du processus civilisationnel8. De fait, Mill et Nietzsche partagent la vision tocquevillienne de l’installation de la démocratie en tant que processus irréversible procédant d’évolutions sociales et psychologiques graduelles à l’échelle de la longue histoire (presque mille ans chez Tocqueville et Mill, près de deux mille cinq cents chez Nietzsche) et qu’il serait vain de chercher à contrecarrer frontalement. Mill se fait ainsi explicitement l’avocat d’une « amélioration » ou d’une « éducation » de la démocratie pour l’infléchir dans le sens de ses préconisations, assumant de se présenter en libéral « porteur de l’idée démocratique » et non en adversaire de celle-ci9. Comme nous allons le détailler, toute sa philosophie consiste à vouloir profiter de l’opportunité historique potentiellement offerte à tous les individus de se cultiver et de s’engager dans la chose commune comme citoyens de plein droit pour orienter la société vers une sorte d’aristo-démocratie où une égalité des chances maximale servirait la sélection aux différentes fonctions sociales, de la manière la plus équitable et la plus tardive possible, d’individus préalablement mis en mesure de pousser leurs dispositions spécifiques à leur plus haut degré d’accomplissement.

10Chez Nietzsche, on trouve de même l’idée que la démocratie au sens tocquevillien, non au sens de régime politique mais plutôt à celui d’une condition anthropologique qu’il appelle assez indifféremment « décadence », « modernité » ou plus rarement « libéralisme » ou « individualisme »10, n’est pas une conjoncture passagère. Elle est au contraire, et comme tout état de civilisation, symptomatique et invétérée. La seule façon d’en sortir, puisque telle est cependant la priorité, est de précipiter sa fin et de favoriser l’avènement d’un ordre nouveau rétablissant le principe de hiérarchie. Comme il l’écrit dans le Crépuscule des idoles :

43. Aux conservateurs, en confidence. Ce que l’on ne savait pas autrefois, ce que l’on sait maintenant, ou devrait du moins savoir, c’est qu’une régression, un retour en arrière, quels qu’en soient le sens et le degré, n’est absolument pas concevable. Nous autres, physiologistes, savons au moins cela. […] Rien n’y fait : il faut aller de l’avant, je veux dire avancer pas à pas dans la décadence (c’est là ma définition du « progrès » moderne…). On peut gêner cette évolution et, en la gênant, endiguer la dégénérescence, l’accumuler, la rendre plus véhémente et plus brutale : on ne peut rien de plus11.

11Le passage frappe par sa réminiscence tocquevillienne : on ne peut que se mouvoir dans ce « fait providentiel » qu’est la démocratie, dernier stade de ce que Nietzsche appelle « décadence », et, en « physiologiste », tenter d’agir sur les affects qui la travaillent jusqu’à la faire éclater. C’est que J. S. Mill comme F. Nietzsche ont bien conscience que la démocratie ainsi entendue ne se définit pas seulement par l’octroi, à tous les individus mâles adultes, de droits politiques égaux – lequel constitue déjà, au moins sur le plan théorique, un bouleversement sans précédent12. Si le changement est déjà notable dans les affaires matérielles puisqu’il reconfigure le jeu politique sous les auspices du gouvernement représentatif et favorise économiquement sinon une « égalité réelle », du moins une mobilité sociale permettant l’essor de la bourgeoisie et la constitution de « classes moyennes13 », la principale réorganisation se joue ailleurs, dans le domaine représentationnel. Tocqueville appelle « égalité imaginaire » le fait qu’un individu puisse désormais se comparer à n’importe quel autre et aspirer à sa condition ou redouter d’y déchoir : le paysan peut rêver d’être urbain, l’ouvrier rêver d’être entrepreneur, le riche craindre de (re)devenir pauvre. Les hommes deviennent dès lors virtuellement « semblables », ce qu’interdisait l’organisation aristocratique qui présupposait des natures et des sensibilités distinctes selon la naissance ou l’emploi.

12On peut ainsi parler, dès les analyses de Mill prolongeant celles de Tocqueville, d’un changement dans l’économie psychologique (relative aux représentations de soi), et par suite proprement psychique (relative à la structuration de soi), d’individus désormais invités à penser la société à partir d’eux-mêmes, de leurs désirs ou possibilités propres, au lieu de se penser à partir des cadres de la société, qui jusqu’ici leur assignait des devoirs inexorables et limitait d’entrée de jeu leurs aspirations. Plus tard, ce changement sera thématisé par Nietzsche comme de nature physiologique, c’est-à-dire touchant à l’économie des affects au sein de chaque organisme humain, lequel voit sa structuration modifiée par l’incorporation de l’injonction à la faiblesse et la non-disqualification de celle-ci au fil du processus de sélection. Le déplacement s’explique en particulier par le fait que, contrairement à Mill chez qui c’est un point aveugle, Nietzsche a intégré l’idée d’évolution du vivant théorisée par Darwin, Wallace et, sur un plan davantage psychologique et social, par Spencer14, et met au point une philosophie dans laquelle le développement du corps en tant qu’organisme vivant importe autant que celui de « l’intellect », phénomène majoritairement illusoire dont l’autonomie est une fiction15. Dans les deux cas, le diagnostic engage néanmoins une inquiétude profonde quant aux perspectives de progrès ou de dégénérescence de l’humanité.

1.2. Un individualisme paradoxal : ce que la démocratie fait aux individus

13Pourquoi tenir cette démocratisation de la société et des mentalités comme dangereuse pour l’essor du caractère, quand elle semble au contraire ouvrir à tous le champ des possibles ? Une prise de conscience, d’abord esquissée par Tocqueville, irrigue la pensée de Mill comme celle de Nietzsche : cet individualisme paradoxal qui émancipe l’individu sur le plan juridique et représentationnel en lui offrant pour la première fois une impression de maîtrise individuelle de son propre destin à la faveur de la mise à bas des autorités traditionnelles le livre par là même à une forme beaucoup plus insidieuse de domination : celle de la « masse », qui se traduit surtout par une tyrannie de la doxa16 chez Mill, par un approfondissement de la « morale du troupeau » chez Nietzsche.

14Du fait même de l’égalisation des conditions, Tocqueville pointe en effet un dévoiement de la faculté de jugement chez les peuples démocratiques17. Le mécanisme en est simple : valorisé dans son statut de dépositaire ultime de la souveraineté, source de l’opinion publique, chaque individu « se renferme étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde »18. Si tous les individus, en théorie, se valent, les autorités (y compris et surtout intellectuelles) sont disqualifiées. Qu’est-ce qui peut dès lors encore valoir plus qu’un individu ? Plusieurs individus ! Et c’est ainsi qu’au nom même de sa légitimité personnelle chacun est finalement enclin à croire le grand nombre, seule puissance capable de contrebalancer son propre ego. C’est donc le même ressort qui insuffle à la masse défiance envers les éminences et confiance aveugle dans les idées répandues, du seul fait qu’elles le sont. L’individualisme triomphe sur le plan explicite des idées et des lois tandis que l’individu pris isolément se voit amoindri, dissous dans une masse qui uniformise ses pensées à son insu mais avec son consentement – consentement qui devient dès lors un objet stratégique pour les politiques et les publicistes.

15De même, Mill souligne que la perméabilité de chaque esprit aux tendances de la masse se concilie tout à fait avec le sectarisme, et la profession de tolérance avec l’intolérance la plus forte pour ce qui n’est pas majoritaire19. Nietzsche quant à lui synthétise semblable paradoxe dans un Fragment posthume :

Les deux traits qui caractérisent les Européens modernes semblent contradictoires : l’individualisme et l’exigence de droits égaux : j’ai fini par comprendre. En effet, l’individu est une vanité extrêmement vulnérable : – connaissant combien elle est prompte à souffrir, cette vanité le porte à exiger que tous les autres hommes lui soient reconnus égaux, qu’il se trouve toujours inter pares20.

16Ce faisant, il endosse à son tour le diagnostic tocquevillien : l’âge démocratique fait passer de la dépendance-contre-protection interindividuelle aristocratique à une autre forme de dépendance-contre-protection, plus affaiblissante mais (ou car) passant inaperçue à la faveur de sa dimension impersonnelle : sur le plan procédural, la tutelle de l’État, et sur le plan psychologique et psychique, celle d’un autrui dé-personnifié, sous la forme insaisissable de la doxa.

17Mais la position nietzschéenne a la spécificité d’éclairer davantage les « souterrains » du processus en explicitant sa dimension incorporée, infra-psychologique21. Pour le comprendre, il faut revenir à ce qu’il appelle « décadence », la démocratie étant à ses yeux la décadence se manifestant comme projet politique, par l’apologie de l’égalité et la mise en capacité politique du tout-venant. La décadence désigne chez lui l’affaiblissement de la vie comme volonté de puissance que traduit (ou « trahit ») la promotion de valeurs altruistes, égalitaristes ou tolérantes, préludes à la dépréciation explicite de soi en lieu et place de valeurs affirmatives. Pour Nietzsche, cette tendance date de l’émergence du rationalisme grec incarné par le « problème de Socrate »22 et l’idéalisme platonicien, puis s’est radicalisée avec l’essor du christianisme qui, dans un esprit paulinien23, exalte la faiblesse (rebaptisée « humilité ») jusqu’à la haine de soi (sous la forme du « péché » et de la pénitence) et l’indifférenciation des êtres (dans « l’amour du prochain »)24. Dans cette perspective, Socrate et les Juifs étaient « déjà » chrétiens et, à son tour, « le mouvement démocratique est l’héritier du mouvement chrétien »25 : tous font de la faiblesse une loi, les premiers de manière insidieuse dans l’ordre moral ou spirituel, les seconds désormais explicitement dans l’ordre politique.

18Si l’instauration de la démocratie pouvait donc laisser espérer une émancipation individualiste de potentiels jusque-là tenus en bride voire atrophiés par l’arbitraire des carcans hiérarchiques, il semble bien plutôt, pour Mill comme pour Nietzsche, qu’elle se retourne dans les faits contre les possibilités d’affirmation de l’individu ; d’abord de façon macroscopique, pour ainsi dire, parce que l’emprise croissante de l’opinion majoritaire et de la valorisation du « grand nombre » conduit à museler les idées minoritaires jusqu’à laisser craindre une « tyrannie de la majorité » menant à marginaliser, au lieu de l’admirer, toute individualité forte – ce qui, même si cette intolérance ne mène plus au meurtre, contribue bel et bien à tuer le génie et à « dépouiller l’humanité » de ses forces vives26 ; ensuite de façon infrastructurelle, à l’échelle des préférences incorporées, parce que la présomption d’égalité (l’égalité accordée d’avance) et l’idéal d’égalité (l’égalité érigée en valeur) travaillent de concert à enraciner un sentiment d’indifférenciation contraire au besoin fondamental de toute vie qui est l’évaluation et la position de valeurs – autrement dit, la discrimination de cas, de qualités et de prérogatives différentes. À cet égard, souligne Nietzsche, le « sentiment du semblable » est un affect délétère pour la santé du corps social en cela qu’il dissuade, ne serait-ce que par déshabituation, de se confronter à ce qui n’est pas familier, donc à une adversité fortifiante, tout comme de cultiver le « pathos de la distance » qui est la clé du développement d’un caractère fort, cherchant à se distinguer de la masse et à se dépasser soi-même. Pis encore : à un niveau physiologique, à force de survaloriser l’intellect et la docilité contre les impulsions hardies et cruelles du corps, elle dévitalise l’espèce et inhibe les espoirs de « régénérer » l’humanité.

19Par conséquent, que ce soit sur le plan social, psychologique ou même évolutionnaire, l’individualisme démocratique se révèle dangereux pour la pérennité de la civilisation même dont il participe.

2. Démocratie et dégénérescence : un état civilisationnel intenable ?

2.1. De la démocratie à la tyrannie

20Il est notable que, dans la proximité de leurs analyses de la démocratie ou de l’individualisme comme ordre défavorable à la grandeur, Mill et Nietzsche témoignent d’une commune innutrition par la pensée platonicienne, même quand, pour Nietzsche, il s’agit perpétuellement de la dénoncer et que les deux auteurs modernes déplacent la question de l’ordre politique vers l’ordre anthropologique. Pour Platon déjà, la démocratie portait en elle un penchant spontané à dégénérer en tyrannie. La période contemporaine, marquée par l’individualisme nouveau, laisse ainsi augurer des formes de tyrannie elles-mêmes nouvelles.

21Le premier risque, comme on vient de le voir, est celui d’une tyrannie de la majorité et du « moyen ». Comme Mill l’écrit dans De la liberté, « le cours général des choses de par le monde donne à la médiocrité le pouvoir hégémonique sur l’humanité »27. Or cette médiocrité s’auto-entretient en menaçant les facultés de jugement de chaque individu, le rendant vulnérable à toute mystification, abus de pouvoir ou censure, ce qui amplifie encore sa faiblesse. Nietzsche développe une considération similaire à travers le concept d’« instinct du troupeau »28, majoritaire et menaçant pour tout ce qui en dévie. Ce qui est paradoxal, c’est qu’il reproche à Mill d’en être l’un des porte-étendards alors que la vision du « bonheur » qu’il lui prête est, au mieux, très caricaturale (nous y reviendrons). Chez l’un comme chez l’autre, la démocratie se menace donc elle-même de dégénérer au profit soit d’une démagogie masquant le maintien au pouvoir d’une oligarchie à la faveur de l’apathie générale, soit de la lutte de factions pour l’hégémonie sans principe ordonnateur29.

22Mais il existe un deuxième risque de tyrannie, à un niveau plus intime : une faille dans la construction du caractère individuel. On vient de voir que, pour les deux penseurs, l’individu démocratique est un individu paradoxalement dés-individualisé : ce qui est socialement valorisé en lui est ce qu’il a de moins « individuel », de moins original, de moins « génial ». Rien ne l’encourage à se surpasser ni à s’affirmer comme être singulier. De ce fait, ce qui le rend extrêmement vulnérable à l’influence des autres l’affaiblit également face à ses propres penchants, passions ou instincts, lesquels ne servent son développement que s’ils sont activement soumis à une volonté sélectrice – délibérée chez Mill, en grande partie inconsciente mais devant être suffisamment fortifiée par les circonstances chez Nietzsche. Car, selon ce dernier, pour être fort, il faut avoir besoin de l’être30 : si « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (c’est la vertu du « grand péril »), réciproquement ce qui me cajole m’affaiblit.

23C’est pourquoi, si John Stuart Mill adhère à la critique faite par Socrate à Calliclès dans le Gorgias de Platon, chez qui l’idéal de vie tyrannique est comparé à la condition méprisable d’une passoire ou d’un pluvier incapables de se contenir ni donc de conserver quoi que ce soit31, Nietzsche, bien que réputé ennemi de la « tempérance »32, développe des considérations surprenamment similaires : la conduite d’une vie forte requiert la faculté de se dominer, faisant d’un même être celui qui maîtrise et celui qui est maîtrisé. Négliger d’apprendre ou ne plus avoir à apprendre à obéir en même temps qu’à dominer, c’est méconnaître les conditions d’accumulation et de déploiement de la puissance chez tout être vivant33. De façon contre-intuitive, donc, un individu qui se complairait dans le caprice et la satisfaction immédiate incarnerait lui-même une condition décadente. Le philosophe allemand va même jusqu’à affirmer que la volonté d’effacement de l’individu pour un but supérieur serait la condition de sa grandeur :

La revendication de droits égaux (le droit de pouvoir juger n’importe qui) est anti-aristocratique. Ce temps ignore également l’effacement volontaire de l’individu, la volonté de se perdre à l’intérieur d’un type collectif, de n’être plus une personne ; c’est en cela que consistaient autrefois la valeur rare et l’effort de beaucoup de grands esprits (et parmi eux les grands poètes) ; […] toutes choses qui nécessitent que l’on vive en dehors de la société, et qu’on reste pur de toute vanité mesquine34 .

24Loin de l’hybris hédoniste et égoïste de Calliclès, l’aristocrate nietzschéen apparaît donc comme l’être le plus enclin au don de soi ou au « dépassement de soi » au profit d’une cause qui le transcende et s’impose à lui (y compris comme « destin »). Celle-ci est bien sûr toujours une forme de prétexte, un masque dont se pare la volonté de puissance, mais ce prétexte, tout fictif ou illusoire soit-il – conformément à la nature interprétative de toute vie et de toute valeur selon Nietzsche –, agit pour l’individu comme un mobile nécessaire à l’augmentation et au déchargement de sa puissance35. Un individualisme bien compris, autrement dit un individualisme qui aurait pour vocation de favoriser l’émergence d’individus forts (et non des individus en masse), devrait donc dans cette perspective passer par sa forme contraire, la soumission des individus à une forme d’autorité à même d’éprouver leur force et de leur donner le devoir de l’employer pour autre chose que soi. À partir de là, on peut hasarder que, si l’individu fort doit continuer à être exalté (ou être de nouveau exalté) dans un cadre démocratique selon Nietzsche, c’est donc dans le but d’employer les armes juridiques et sociales de l’individualisme aux fins de sa propre destitution, en utilisant les occasions d’affirmation offertes à l’individu pour faire émerger celui ou ceux qui catalyseront l’avènement d’une nouvelle civilisation hiérarchique36.

2.2. Protéger et affirmer l’individu(alité) de l’intérieur

25On le voit, la question à prendre en compte pour évaluer l’individualisme ou la démocratie est celle de la formation et de la fortification du jugement et du caractère qu’ils permettent ou restreignent37, en revenant à l’étymologie de ce qui fait un individu38 : un être à la fois « indivis », qui ne peut être divisé malgré la diversité dont il est fait, donc qui est capable de s’harmoniser et de se tenir soi-même comme un tout ; et « individuel », « individualisé », c’est-à-dire séparé de la masse, ne se trouvant pas inter pares ou, autrement dit encore, à nul autre « semblable ».

26Rappelons que, pour Humboldt tel que le cite John Stuart Mill dans son essai De la liberté, l’individu proprement dit est l’être déployant « le développement le plus vaste possible dans un tout complet et cohérent »39. Cette notion irrigue la vision millienne de l’individualité, le fondant à penser que la fin de toute morale consiste à permettre un tel développement des facultés chez l’ensemble des individus, quel que soit l’accident de leur origine ou de leur sexe. Comme il l’écrit au sujet des femmes sous le patriarcat, toute barrière à l’entrée d’un contexte d’émulation fait courir le risque de passer à côté d’un talent qui aurait pu s’exprimer sinon, gâchis dont pâtit toute la société. Notons de plus que le potentiel, dans sa conception, est rarement décelable d’avance et qu’il n’y a que l’expérience, l’épreuve de la vie encore une fois, qui permette de le constater. Opportunité a priori, stimulation et égale soumission à l’exigence sur le moment et évaluation a posteriori sont donc les trois phrases de la révélation de la valeur en tant qu’actualisation d’une capacité pour Mill, comme en témoigne sa remarque concernant l’instruction : « Un élève à qui l’on ne demande jamais ce qu’il ne sait pas encore faire ne fera jamais tout ce dont il est capable »40.

27Il faut prendre la mesure de la proximité de Nietzsche avec Mill sur ce point, du moins dans sa première période. Le but qu’il assigne à la jeune âme avide qu’on l’éduque dans la troisième de ses Considérations inactuelles, « Schopenhauer éducateur » (1873), résonne directement avec les mots de Humboldt repris in extenso par Mill :

Ce philosophe éducateur, dont je rêvais à part moi, ne se contenterait probablement pas de découvrir la force centrale, mais il saurait éviter aussi qu’elle exerce une action destructive sur les autres forces : la tâche de son œuvre éducatrice devrait être, à mon sens, de transformer l’homme tout entier en un système solaire et planétaire, vivant et mouvant, et de reconnaître la loi de sa mécanique supérieure41.

28Donner un principe ordonnateur à cette constellation qu’est chaque homme pour en faire un « système solaire » cohérent, avec un noyau et un rayonnement centrifuge, voilà en quoi consiste une éducation permettant de devenir soi, pleinement soi, et de cesser de penser comme un autre.

29D’où un problème majeur : comment produire du dissemblable à l’ère d’une politique qui compte sur le sentiment et la consécration juridique du « semblable » ? Et comment instituer un équilibre pérenne entre semblable et dissemblable, étant entendu, d’une part, qu’une société de semblables est encline à se retourner contre elle-même en générant une nouvelle tyrannie (comme le craint immédiatement Mill) ou en dépérissant à force d’affaiblissement des instincts (comme le développera plus tardivement Nietzsche), mais aussi, d’autre part, qu’une société de dissemblables totaux ne serait plus une société, que l’on considère les risques dont sont porteurs l’oubli de la chose commune et l’incommensurabilité des conditions (chez Mill) ou le caractère contre-nature de l’éclectisme et l’incapacité d’une société trop diverse à se métaboliser elle-même, autrement dit à devenir et à rester tel un organisme n’incorporant que ce qui la renforce (chez Nietzsche) ?

3. Produire l’individualité : enjeux et tensions de l’éducation en démocratie

3.1. Éducation (ou « élevage ») et utilité : quelques malentendus

30Chez Mill comme chez Nietzsche, nonobstant leurs différences d’approche, la conscience des intrications de la morale et de la politique (qui ne va pas de soi avant la deuxième moitié du XXe siècle puisqu’on n’avait pas encore émis l’idée que « tout est politique ») mène donc à une conceptualisation subtile et même pionnière des conditions de production de la liberté, de l’originalité et de la valeur individuelles, à un niveau infra-structurel voire matriciel : la culture, comprise chez le philosophe anglais comme ensemble des paramètres « intellectuels et moraux » qui influent sur le développement des facultés des membres de la société, et chez le philosophe allemand comme travail sur la physiologie voire la sélection évolutive au sein d’un ensemble donné. Chez tous deux, les paramètres collectifs et le développement individuel jusqu’au niveau du corps ou de la psyché sont toujours pris dans des boucles de rétroaction42. En ce sens, aucune disposition sociale n’est anodine pour l’individu, non plus qu’aucun comportement individuel ne l’est pour la société (bien que tous les effets ne soient pas prévisibles ni contrôlables, tant s’en faut). Et c’est l’éducation, conçue à la fois comme activité idéalement dédiée à l’instruction et à l’entraînement des jeunes gens pour leur permettre de se réaliser (le « système éducatif », les « établissements d’instruction »), et plus largement comme manière dont l’ensemble des mœurs, représentations et pratiques informe la tournure d’esprit et ce qu’on pourrait appeler anachroniquement l’habitus majoritaire, qui apparaît comme le levier essentiel de toute remédiation43.

31Chez Mill, seul un contexte d’égalité des chances – qui soit aussi un contexte d’égale soumission à l’exigence – est favorable à l’éclosion des talents propres de chacun en tant que véritable flourishment de ce qui s’y trouve en germe mais peut tout aussi bien ne jamais voir le jour faute de circonstances favorables. Dans cette optique, on peut s’accorder avec l’affirmation de Nicolas Quérini selon laquelle « la priorité de Mill n’est en réalité ni l’utilitarisme ni même la liberté, mais bien le self-development »44, l’épanouissement d’un individu à qui la société doit garantir les meilleures conditions pour devenir pleinement lui-même45. À cet égard, la question qui semble la plus malmenée dans la vision que Nietzsche donne de Mill est celle de savoir si « l’utilité » comme finalité millienne déclarée ressortit réellement à la « morale du troupeau » au sens de Nietzsche46.

32De facto, si l’on garde à l’esprit que, pour Mill, le « plus grand bonheur » n’a de valeur qu’à l’aune de ce que les individus les plus excellents d’une société, c’est-à-dire les individus capables des sensations et plaisirs les plus variés et de la nature la plus « élevée »47 , autrement dit encore les plus originaux, éprouvent et considèrent comme tel, il devient intenable d’identifier de manière relativiste ou « médiocre » le bonheur à une satisfaction matérielle ou accessible au commun des hommes. Aussi l’objection de Nietzsche selon laquelle la considération même du bonheur en tant que fin (eudémonisme) participerait de la tendance décadente à considérer tout congénère humain comme commensurable semble-t-elle caduque48. Qui plus est, chez Mill, le bonheur effectif (et non théorique) des individus excellents n’est d’ailleurs même pas une fin en soi dans la mesure où c’est toujours leur vertu qui doit être recherchée, quand bien même ils n’en tireraient eux-mêmes aucun bonheur (aussi absurde que lui semble cette possibilité) :

[le canon utilitariste] ne professe pas le plus grand bonheur de chaque agent mais la plus grande somme de bonheur total et, si l’on peut douter qu’un caractère noble soit toujours le plus heureux du fait de sa noblesse même, on ne peut douter qu’il rende les autres plus heureux et que le monde en général ait beaucoup à y gagner. De ce fait, l’utilitarisme ne peut atteindre son but que par l’encouragement général de la noblesse de caractère, quand bien même chaque individu ne profiterait que de la noblesse des autres et que la sienne propre lui coûterait en matière de bonheur49.

33On comprend dès lors que, malgré la conservation de la sémantique utilitariste, le « bonheur » que Mill souhaite à la société n’a rien à voir avec celui que Nietzsche prête aux « Anglais » mais relève bien plutôt d’une forme d’excellence, de plus haute réalisation de soi (et d’un « soi » lui-même doté de potentiels plus riches que les autres), à laquelle « le monde a beaucoup à gagner ». La fin de l’éthique devient donc bien, non pas un plaisir ou bonheur conçu comme satisfaction dont l’individu serait meilleur juge (et dont, à ce titre, le goût de la masse fournirait une approximation légitime), mais la possibilité d’épanouissement maximal de ses facultés les plus exigeantes, dont l’aune est celle des individus qui arrivent effectivement à incarner la « noblesse de caractère », même quand ceux-ci ne se déclarent pas « satisfaits ». Voilà qui ressemble finalement beaucoup à ce que promeut Nietzsche à travers le concept de surpassement de soi et la figure solitaire de l’individu pleinement individué qu’il dépeint encore dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), même si la vision de Nietzsche est certainement plus tragique et ne laisse pas place, dans la vie de l’individu noble, à un quelconque « bonheur » au sens courant de ce terme50.

3.2. Une « politique de l’individualité » ?

34Dans ces conditions, il est difficile de faire de Mill un « démocrate » sans relativiser, à chaque instant, la nature et la qualité de la « démocratie » qu’il encourage, à savoir : sur le plan strictement politique, un gouvernement représentatif délibératif fondé sur la participation de tous dans l’émulation perpétuelle, avec un accès conditionnel aux responsabilités et une stricte sélection par la compétence dans les fonctions administratives et de conseil ; et, sur le plan moral, qui en est tout à la fois la condition et idéalement la conséquence entretenue, un état social valorisant les qualités spirituelles ou intellectuelles et non simplement la réussite ou la prospérité matérielle et financière, ce qui implique un système d’éducation extrêmement exigeant capable de contrebalancer les effets spontanés de la diffusion démocratique des opinions et des ambitions. Il ne s’agit pas de faire le portrait de Mill en aristocrate mais bien de mesurer la distance qui le sépare d’une adhésion entière à la « démocratie » telle qu’il l’observe, puisque l’exigence qu’il témoigne envers et au nom de la notion d’individualité le pousse à développer quelque chose qui ressemble à une aristo-démocratie ou à un élitisme de masse, l’égalitarisme potentiel du potentiel individuel allant toujours de pair, chez lui, avec une forte sélectivité dans sa réalisation et sa reconnaissance51. Chez Mill, devenir individu est une mission qui, même si tous sont idéalement appelés à la faveur d’une véritable politique de l’individualité, distingue in fine peu d’élus.

35En résumé, la démocratie ne représente pour Mill une opportunité historique de produire des individus excellents que si et seulement si elle devient une « vraie démocratie » (selon ses mots) dont les éléments démocratiques soient perpétuellement tempérés et contrebalancés, artificiellement au besoin, par des principes sélectifs. Comme le génie ou l’individu excellent ne sera jamais « tout le monde » mais qu’il peut être n’importe qui, au sens où il peut venir de n’importe où, la seule sélection légitime doit avoir lieu ex post, par la culture, l’instruction, le degré d’entraînement des facultés. Revient donc à la société la responsabilité morale de travailler à la production de ses individus les plus excellents en prenant soin de tous, y compris de la « base », et en limitant autant que possible les laissés-pour-compte, ce en quoi « la conceptualisation millienne du génie n’est […] pas détachable de sa pensée du progrès social [qui] concerne ainsi l’ensemble des individus », comme l’écrit Nicolas Quérini52. Cela étant, plus qu’une vision « démocratique » du génie, on pourrait plutôt voir là une forme d’empirisme prudent soucieux de ne pas commettre d’injustice ni de gaspillage de talent, amenant à faire profession d’ignorance quant aux « gisements » du potentiel et à refuser d’opérer une sélection a priori. Car il n’en demeure pas moins que, chez Mill comme chez Nietzsche, c’est le degré d’aboutissement que peut atteindre virtuellement le sommet de la pyramide sociale qui donne sa norme et donc justifie les efforts entrepris pour sa base.

36La grande nuance d’appréhension entre Mill et Nietzsche concerne les critères qui caractérisent le « sommet ». Chez Mill, si ce dernier est doué de qualités intrinsèques (la « noblesse de caractère », laquelle renvoie à une certaine « vertu » que Nietzsche récuse), celui-ci n’est jamais auto-suffisant et ne peut se pérenniser véritablement sans la base, sauf à menacer de dégénérer lui-même. Sur ces différents points, Mill préempte en quelque sorte le raisonnement de Nietzsche en montrant d’avance la fragilité de son entreprise – au moins si l’on essaie d’en déduire une politique – lorsqu’il suggère pour sa part de ne se préoccuper que du sommet de la pyramide :

ces deux tendances à l’expansion [en extension] et à la diminution [en compréhension] [de la culture] vont à lencontre des intentions éternellement identiques de la nature, tout comme la concentration de l’éducation sur quelques-uns est une loi nécessaire de la nature, […] alors que les deux autres pulsions ne peuvent réussir à fonder qu’une culture fictive53.

37À première vue, cet aristocratisme « naturalisant » professé par Nietzsche semble incohérent : si, à base large, on obtient néanmoins une pointe fine, que déduire d’une société qui n’essaierait même pas d’avoir une assise large ? La pointe semblerait tout bonnement menacée d’inexistence puisque, chez les humains contrairement au reste de la nature, de nombreux facteurs peuvent freiner les processus de sélection et compenser voire surcompenser les faiblesses54. Au premier abord, Nietzsche paraît ici raisonner selon un (étonnant) principe d’économie l’encourageant à investir beaucoup dans quelques-uns, distingués d’avance, dans l’espoir d’un meilleur retour sur investissement… ce que compromet pourtant l’idée exprimée par ailleurs selon laquelle le génie est naturellement rare, et ce, même dans une catégorie de population privilégiée (Nietzsche n’assimilant jamais le génie à la réussite sociale). Le penseur allemand postule-t-il donc que le génie est rare et disséminé en germe un peu partout dans les différentes strates de la société ? Ou est-il rare et, en prime, circonscrit à une caste qui serait quasiment de nature biologique55 ?

38La première hypothèse tendrait à donner raison à l’option millienne : élargir la base et investir en elle pour garantir le maximum de chances de produire des hommes d’exception. Or, Nietzsche prend plutôt ce « progressisme » à contre-pied, en n’envisageant la masse que comme élément de contraste, de comparaison, comme ce dont le caractère noble ou le génie doit se distinguer, et non comme « vivier » d’où il pourrait émerger. C’est ce qui peut expliquer que, quel que soit le traitement réservé à la masse ou à l’ensemble de la société, une « pointe » puisse toujours exister puisqu’elle représente ceux qui se distinguent de la base, quelles que soient leurs qualité intrinsèques (et quel que soit leur nombre), leur génie s’affirmant dans l’écart qui les sépare du médiocre. En ce sens, une masse imposante favorise la distinction des hommes nobles, qui se distinguent d’autant plus facilement du lot commun, mais il pourrait aussi y avoir une telle frange noble dans une population plus homogène ou plus restreinte.

39La deuxième hypothèse pointe vers une forme d’eugénisme racialiste que Nietzsche récuse pourtant à plusieurs endroits de son œuvre, ce qui la rend peu plausible. Reste, comme nous venons de le voir, qu’à ses yeux la masse n’a aucune valeur en elle-même, aucune « dignité » dirait-on aujourd’hui, et qu’il envisage même qu’elle puisse être entièrement sacrifiée au profit d’une espèce nouvelle. Comme il l’écrit dans la Généalogie de la morale, sur le modèle d’organes destinés à disparaître dans l’évolution d’un certain organisme :

[une véritable progression] s’accomplit toujours aux dépens de nombreuses puissances inférieures. L’importance d’un « progrès » se mesure même à la grandeur des sacrifices qui doivent lui être faits ; l’humanité en tant que masse sacrifiée à la prospérité d’une seule espèce d’hommes plus forts — voilà qui serait un progrès…56 

40Notons toutefois que ce « progrès » devrait ici se faire de lui-même, par des processus immanents, et ne fait pas pour Nietzsche l’objet d’un projet conscient, d’une action délibérée en vue d’une fin.

41Entre ces deux options également insatisfaisantes, le seul compromis laissant une marge de manœuvre à l’action humaine dans la production des génies ou hommes forts et originaux résiderait dans la puissance de l’« élevage57 » (donc dans un déterminisme purement culturel dans la génération d’individus excellents), comme Nietzsche l’affirmera dans sa période tardive, mais d’un élevage qui serait conduit dans les meilleures conditions par une petite caste d’individus se consacrant à ce travail et se reproduisant dans un certain entre-soi en concentrant un trop-plein de puissance mais en évitant de dilapider ses forces pour la masse.

42En quelque sorte, on distingue là un paradoxal pari sur l’efficacité au milieu de la vaste dilapidation que constitue par ailleurs l’accroissement de la puissance (sacrifice de la masse, condamnation des forts à une vie en trop-plein), consistant à miser sur une petite catégorie d’individus plus susceptibles que d’autres de devenir excellents ou d’avoir des enfants excellents, au sens premier (ex-cellere : émerger, être supérieur). Cela étant, puisque le « type » recherché dans la perspective nietzschéenne ne constitue pas une catégorie socio-politique circonscrite d’avance, identifier les individus auprès de qui les efforts prodigués ne seront pas vains requerrait une attention quasiment au cas par cas si l’on désirait appliquer ce principe en tant que politique publique...

43Ainsi, de deux choses l’une : soit l’on se résout à ce que la pensée de Nietzsche soit une pensée de l’évolution dans laquelle la délibération politique et collective, dans la temporalité d’une action humaine consciente, finit par être disqualifiée. Il semble que c’est ce premier terme de l’alternative qui s’impose dans l’esprit nietzschéen de la maturité, pour lequel la supériorité des forts ne peut être ressentie que de l’intérieur, par distinction d’avec ce qui est faible, et ne semble guère pouvoir faire l’objet d’une normativité consciente, ni d’une sélection organisée de l’extérieur, ni, donc, d’un projet proprement politique. Soit l’on essaie néanmoins de tirer une politique des considérations nietzschéennes, et auquel cas il semble nécessaire de les altérer ou de les compléter. En particulier, les difficultés susmentionnées peuvent réintroduire l’idée millienne selon laquelle les individus excellents peuvent émaner de partout mais le feront d’autant mieux qu’ils y seront « aidés » : auquel cas, l’État, la société ou le système d’éducation devraient accorder suffisamment d’attention au plus grand nombre pour se rendre capable de distinguer, en son sein, les individus prometteurs à « élever » jusqu’à une position de surplomb.

44Enfin, si l’on tient à envisager quels processus politiques et sociaux peuvent encourager l’émergence de personnalités fortes, il convient finalement de rappeler un risque pointé par Mill et que Nietzsche, en raison de sa conception différentielle et non qualitative de ce qui fait l’individu supérieur ou génial58, néglige : celui d’une dégradation des élites elles-mêmes quand elles se sédimentent en caste et ne sont pas régulièrement renouvelée ou mises au défi par des couches inférieures suffisamment compétentes. Dans De la liberté, Mill semble faire une concession à l’efficacité possible d’une société pleinement aristocratique où l’individualité ne serait cultivée que dans une frange de la population choisie et héréditaire au prix du sacrifice du « peuple » :

Il y a déjà eu et il pourrait de nouveau y avoir de grands penseurs individuels dans une atmosphère mentale générale d’esclavage. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais, dans une telle atmosphère, de peuple intellectuellement actif59.

45Et Nietzsche pourrait sans doute s’en satisfaire. Toutefois, d’autres passages de l’œuvre de Mill suggèrent au contraire que cette inactivité du peuple n’est jamais tenable car cette déficience finit par rejaillir sur l’élite elle-même en la privant d’un aiguillon d’amélioration et de sources de renouvellement de ses idées :

Nulle conjoncture ne saurait être plus préjudiciable au bien-être humain que celle où l’intelligence et le talent sont maintenus à un niveau élevé dans le corps dirigeant, atrophiés et dissuadés au-delà60.

46Et, pour Mill, ce n’est pas que le « bien-être » qui se voit menacé, c’est l’aspiration à la grandeur qui constitue l’humanité même de l’homme, laquelle ne se cultive que par le défi permanent et la nécessité de rendre raison ou d’améliorer son action. De fait, si l’idée d’émulation est primordiale chez Mill, elle trouve son exercice maximal dans une « société d’égaux »61 où la comparaison, la délibération critique et la compétition sont potentiellement universalisées62.

47Il semblerait donc que, bien que Nietzsche s’affirme farouchement hostile à la démocratie, aux valeurs « individualistes » et même à l’idée d’égalité des chances en tant qu’elle lui semble émaner de l’idéologie mortifère du semblable, l’application politique d’un projet d’hyper-sélection inspiré de sa pensée et qui s’en voudrait l’antagoniste soit intenable. Lorsqu’il émet des critiques envers le système éducatif en vigueur en Allemagne à son époque et préconise une sélectivité accrue dans le processus d’éducation, il se place sur un autre terrain que lorsqu’il préconise l’avènement d’une société fortement hiérarchique et autoritaire dont l’inégalité et la discipline serviraient de test grandeur nature aux individus. Dans un cas, il semble vouloir corriger une tendance à la démocratisation effective par la production d’individus suffisamment forts pour subvertir la démocratie, préoccupation qui semble surtout l’animer dans sa « première période », mais il met potentiellement ce projet en péril par la réduction a priori de leur vivier (la « dilution » de l’éducation n’en étant une que si les moyens et l’exigence mis en œuvre restent en deçà des besoins de la massification entamée). Dans l’autre, il imagine un ordre radicalement autre dans lequel la vie elle-même se chargerait de « l’élevage » des populations sur le modèle d’une sélection naturelle partiellement orientée ou « rectifiée » pour protéger les forts, préoccupation qui passera au premier plan dans son œuvre de la maturité. Sur ce point comme sur d’autres, une quelconque « application » politique de la pensée de Nietzsche semble devoir faire l’objet d’infinies précautions et d’une recontextualisation philologique minutieuse, notamment du fait que le Nietzsche de la maturité paraît tout à fait abandonner – ou « dépasser » – les considérations éducatives de nature politique, à court et moyen terme, de son avatar de jeunesse.

48

4. Pour ouvrir le débat…

49In fine, une question que soulève la mise en perspective de ces deux auteurs, très proches dans leur diagnostic sur le déploiement de l’individualisme démocratique comme nouvel ordre anthropologique défavorable à individualité mais divergents quant à ce qu’ils préconisent pour contrer ses tendances délétères, est donc celle de la possibilité et, le cas échéant, de la forme d’une politique de l’individualité ainsi que de sa compatibilité avec les valeurs et les cadres de la démocratie contemporaine.

50Cette partie de leur dialogue posthume que nous avons tenté de reconstituer invite notamment à s’interroger sur les conséquences de différentes politiques éducatives au prisme des processus retracés. Trois options semblent possibles : aller dans le sens d’une « démocratisation » amendée qui favoriserait l’émergence d’individus excellents depuis des milieux sociaux divers au prix de moyens importants pour assurer l’égalité des chances et d’une revalorisation de l’exigence et de la sélection à différents niveaux63, soit un système pouvant ressembler à l’idéal d’École républicaine rêvé et imparfaitement mis en place dans la France de la IIIe et de la IVe Républiques ; à l’inverse, parier sur une petite quantité d’élus à qui l’on serait en mesure de prodiguer, pour ainsi dire, des soins plus intensifs, au détriment d’une large majorité cantonnée à des fonctions instrumentales et déterminées d’avance ; ou encore laisser le système en déréliction et, en imposant à l’ensemble de la population des conditions difficiles où chacun doit lutter pour soi, ou au contraire des conditions en apparence douces pour tous et dès lors propices à l’extension de la masse, créer les circonstances dans lesquelles une petite minorité mue du « pathos de la distance » se distinguera, pour elle-même, comme supérieure. Or, parmi ces configurations, seule la première peut être tenue pour démocratique.

51Les philosophies de Nietzsche et de Mill sur les moyens de cultiver ou de faire émerger la grandeur individuelle illustrent ainsi que, loin de se cantonner à un débat conjoncturel et circonscrit sur les politiques publiques de l’éducation, le terme de l’alternative que l’on privilégie dans ce domaine pourrait déterminer rien de moins que l’avenir de la démocratie, dans le sens d’une méritocratie (ou « aristo-démocratie ») à la Mill ou bien, comme chez Nietzsche, dans celui d’un ordre massifié et/ou fortement contraignant dans les deux cas enclin à l’exacerbation de la hiérarchie64.

Notes

1 Voir Brobjer (T. H.), Nietzsche and the English: The Influence of British and American Thinking on His Philosophy, New York, Humanities Books, 2008, p. 192 sq., cité par Quérini (N.), « Quelles conditions politiques favorisent l’émergence de l’individualité ? Lecture croisée de Nietzsche et Mill », in Bildung. Figures d’un idéal moderne et intempestif / Bildung. Figures of a Modern and Inactual Ideal, sous la direction de Landenne (Q.), Quérini (N.), Claudel (M.) (dir.), Bruxelles, Presses universitaires de Saint-Louis, 2024 (à paraître).

2 Si les termes de « masse » et « masses » sont employés par Mill et Nietzsche, l’expression citée a été forgée par le Belge Henri de Man dans L’Ère des masses et le déclin de la civilisation (1951).

3 Pour le premier, De la liberté (1859), L’Utilitarisme (1861), Considérations sur le gouvernement représentatif (1861) et L’Asservissement des femmes (1869). Toutes les œuvres du second été composées entre 1860 et 1889.

4 Holisme et hiérarchie ont été particulièrement conceptualisés, au siècle suivant, par Dumont (L.), Homo aequalis I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1978, et Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983. Le terme « organique » est quant à lui emprunté à Comte (A.), Prospectus des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Paris, Les Marchands de nouveautés, 1822.

5 Comme l’affirme Bruford (W. H.), The German Tradition of Self-Cultivation: “Bildung” from Humboldt to Thomas Mann, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 164. Humboldt est explicitement cité par Nietzsche dans seulement deux notes posthumes, respectivement de 1877 et 1879, ainsi que dans Aurore, § 190. Plusieurs commentateurs rapprochent cependant les pensées de Nietzsche et de Humboldt à plus grande échelle, notamment quant à l’idée nietzschéenne, défendue depuis Schopenhauer éducateur jusqu’à Ecce homo, selon laquelle l’individualité doit se développer et fédérer les différentes passions selon un principe ordonnateur parfois dit « central ». Sur l’influence générale des idées caractéristiques de la Bildung et particulièrement de celles de Humboldt sur le jeune Nietzsche, voir par exemple Duhamel (V.), « Le jeune Nietzsche et la tradition de la Bildung. Les sources de l’idéal de Bildung chez le jeune Nietzsche dans la tradition allemande de Humboldt à Hegel », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2009. Quant à l’influence de Humboldt sur la conception de la langue que traduit la Généalogie de la morale (et on pourrait généraliser ces propos au texte antérieur qu’est Vérité et mensonge au sens extra-moral), voir Di Cesare (D.), « Langage, oubli, vérité dans la philosophie de Nietzsche », Histoire Épistémologie Langage, 8/1 (1986), p. 91-106.

6 Nous nous permettons de nous référer plusieurs fois à cet auteur dans la mesure où J. S. Mill comme F. Nietzsche lui ont consacré une attention particulière : en témoignent notamment, outre sa correspondance, l’essai que lui a consacré Mill (Auguste Comte et le positivisme, 1865), et non moins de vingt citations nominales dans l’œuvre publiée et les notes posthumes de Nietzsche.

7 Dans la note posthume FP 1885, 34 [69] (OPC: XI, p. 170), Tocqueville est comparé aux « esprits les plus raffinés » du siècle précédent, et dans la lettre à Franz Overbeck du 23 février 1887, Nietzsche se dit étudier « l’école de Tocqueville et de Taine » et le problème de la naissance de la conjoncture qu’il connaît.

8 Krulic (B.), « Nietzsche et la critique de la modernité démocratique », Archives de Philosophie, 64/2 (2001), p. 301-321.

9 Lettre à Henry Fawcett du 5 février 1860 : « Notre seule chance est de nous affirmer comme Libéraux, porteurs de l’idée Démocratique, et non comme Conservateurs, pourfendeurs de celle-ci » (CW:XV, p. 672).

10 On ne trouve chez lui que sept occurrences respectives de ces deux derniers termes (auxquelles s’ajoutent quelques occurrences de leurs dérivations lexicales), et très majoritairement dans des notes posthumes.

11 Nietzsche (F.), « Le Crépuscule des idoles » (1888), traduit par Albert (H.), in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Paris, Mercure de France, 1908, vol. 12, p. 137-138.

12 Encore que Mill, pour sa part, déplore que cette égalité en droits et en dignité ne soit que partielle et théorique, comme le montrent l’exclusion des femmes de la sphère publique et leur éducation différenciée les vouant à l’obéissance dans la sphère domestique.

13 L’expression est déjà employée par Mill dans ses Principes d’économie politique (1848).

14 Et ce, même si, contre ces trois auteurs (dont les visions présentent déjà de fortes variantes), Nietzsche propose une idée originale : la nécessité de protéger les « forts » du pouvoir des « faibles » dans l’évolution, celle-ci ne donnant paradoxalement pas toujours l’avantage à ceux qu’il conçoit comme les plus aptes. Voir par exemple Salanskis (E.), « “Anti-Darwin”. Le dernier Nietzsche face à la théorie de l’évolution darwinienne », Archives de Philosophie, 84/1 (2021), p. 133-144.

15 Pour Nietzsche, l’intellect est en effet l’une des fonctions du corps qui, comme le reste, poursuit l’augmentation et le déploiement de la puissance. On lit par exemple dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, texte de 1873 publié à titre posthume, « l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect au sein de la nature », lui qui, « en tant que moyen de conservation de l’individu, déploie l’essentiel de ses forces dans la dissimulation car elle est le moyen de conservation des individus plus faibles et moins robustes, dans la mesure où il leur est impossible d’affronter une lutte pour l’existence munis de cornes ou d’une mâchoire acérée de carnassier » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, traduit par Haar (M.) et de Launay (M.), Paris, Folio, 2009).

16 Si le concept de « masse », plus fréquemment employé au pluriel au XIXe siècle, n’est pas spécifiquement tocquevillien et est d’ailleurs peu utilisé par l’auteur, Tocqueville a montré les ressorts du conformisme des âges démocratiques en étudiant les effets de l’égalité « imaginaire » sur la fabrique de l’opinion (doxa), concept également développé par Mill sur des fondements socratiques-platoniciens mais avec une influence tocquevillienne patente après 1835.

17 Voir de Tocqueville (A.), De la démocratie en Amérique, Paris, GF-Flammarion, 1993, t. 2, chap. 1 : « De la méthode philosophique des Américains » (« Que cette méthode consiste principalement à ne puiser ses opinions qu’en soi-même, ainsi que l’indique Descartes » et « Que c'est principalement dans leur état social qu’ils ont puisé cette méthode et que c’est la même cause qui l’a fait adopter en Europe ») et chap. 2 : « De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques ».

18 de Tocqueville (A.), De la démocratie en Amérique, op. cit., t. 2, p. 9-10.

19 Voir en particulier De la liberté, CW:XVIII, p. 230 et p. 241. En vérité, Mill proposait une idée similaire à celles de Tocqueville dès son article « The Spirit of the Age » en 1831 (CW:XXII, p. 243-244), en mettant en garde contre une mauvaise application des maximes de Locke (penser par soi-même, se défaire des influences d’autorité) par des esprits imparfaitement instruits. On peut aussi soupçonner chez lui l’influence de Samuel Bailey, auteur d’Essays on the Formation and Publication of Opinions (à la publication anonyme mais remarquée en 1821) ainsi que de Rationale of Political Representation (1835), ouvrage distinguant intérêt(s) de la majorité et intérêt du tout auquel Mill consacra une recension dans la London Review en juillet 1835 (CW:XVIII, p. 16 sq.). Dès 1835, sa lecture de Tocqueville est d’autant plus enthousiaste que le penseur français présente non seulement avec audace une thèse radicale en l’étayant par une méthode nouvelle, proto-sociologique, liant les différents paramètres de l’existence sociale pour mettre en évidence le caractère inéluctable et global du processus démocratique, mais aussi des idées proches de celles du jeune Mill (sur le risque de dévoiement de la représentation majoritaire en tyrannie de la majorité notamment). Après en avoir discuté certains points dans les deux articles consacrés à De Tocqueville on Democracy in America (I, 1835 ; II, 1840), John Stuart Mill reprend et approfondit plusieurs de ces idées. Dans son second article, il endosse par exemple l’idée d’une égalisation rampante des conditions, notamment par « perte d’ascendant » moral et symbolique de l’aristocratie, malgré l’apparente exacerbation des inégalités matérielles (CW:XVIII, p. 163-166), ainsi que celle d’une tyrannie de la majorité qui s’exerce en priorité « non sur les corps, mais sur les esprits » (ibid., p. 178-179). Cette idée de nivellement, tout particulièrement dans les domaines intellectuels et moraux, se retrouve dans De la liberté (1859), où une référence élogieuse à Tocqueville appuie la crainte millienne d’une uniformisation des mœurs et des goûts de la population (CW:XVIII, p. 275).

20 FP 1885 40 [26], OPC:XI, p. 378.

21 Voir Wotling (P.), La Pensée du sous-sol, Paris, Allia, 1999.

22 Nietzsche (F.), « Le Crépuscule des idoles », op. cit., p. 116-124.

23 Paul de Tarse, 2 Corinthiens, 12:10 : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis puissant ».

24 Voir L’Antéchrist (1895).

25 Nietzsche (F.), « Par-delà bien et mal » (1886), § 202, traduit par Albert (H.), in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Paris, Mercure de France, 1913, vol. 10, p. 171-172.

26 Mill (J. S.), De la liberté, op. cit. : « Notre intolérance purement sociale ne tue personne, n’éradique aucune opinion, mais incite les hommes à déguiser les leurs ou à s’abstenir de tout effort pour les diffuser » (CW:XVIII, p. 241, déjà cité en note 19).

27 Ibid., CW:XVIII, p. 269.

28 Voir l’étude des sources et des nuances de ce concept chez Fornari (M. C.), La Morale evolutiva del gregge. Nietzsche legge Spencer e Mill, Pise, ETS, 2006.

29 Chez Mill, les principaux risques qui menacent la démocratie plaident pour l’institutionnalisation, en son sein, de contre-pouvoirs ayant « fonction d’antagonisme » et de « résistance à la démocratie ». Voir ses Considérations sur le gouvernement représentatif (1861) et Dejardin (C.), John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire, Paris, Gallimard, 2022, chap. « La primauté du libéralisme », p. 87 sq., et « Vers une aristo-démocratie », p. 175-190. Chez Nietzsche, le risque de chaos (commençant par celui du goût et des valeurs) et celui d’éclatement de la société coexistent dans le nihilisme, qui appelle la transvaluation de toutes les valeurs, une société pas plus qu’un organisme ne pouvant prospérer sans un principe suffisant de sélection et de cohésion interne. Voir Stiegler (B.), Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie, Paris, Folio Essais, 2021.

30 Nietzsche (F.), « Le Crépuscule des idoles », op. cit, § 38, p. 210 : « il faut avoir besoin d’être fort : autrement on ne le devient jamais. » La célèbre citation qui suit figure dans le chap. « Maximes et traits », 8.

31 Mill était fin connaisseur du Gorgias, qu’il avait traduit et commenté dès sa jeunesse : voir « The Gorgias » (1834-1835), CW:XI, p. 97 sq. Dans son Utilitarisme, il valorise de même la condition de Socrate, même insatisfait, contre une condition qu’il juge bestiale, la satisfaction immédiate des désirs les plus aisément comblés, qu’il compare à celle d’un « porc satisfait » (CW:X, p. 212).

32 On sait combien les positions de Nietzsche sur la « volonté de puissance » ont traditionnellement pu être rapprochées de la défense de la « loi de la nature » de Calliclès dans ce même dialogue : interprétation en particulier réfutée par Bensussan (G.), « Nietzsche et la justice. Portrait du philosophe en Anti-Calliclès », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 40 (2016), p. 169-188.

33 Sur cette nécessité de l’inégalité et de la lutte au sein d’un organisme, mais également de la proportion et d’un principe unificateur et mobilisateur, voir l’apport de la pensée de Wilhelm Roux à la réflexion de Nietzsche retracé par D’Iorio (P.), « Préface – La volonté de puissance : de la psychologie à l’ontologie », in Figures de la puissance dans la philosophie de Nietzsche, sous la direction de Simonin (D.), Paris, Rue d’Ulm, 2023.

34 Note posthume déjà citée (note 16), OPC:XI, p. 379. Notons qu’ici « en dehors de la société » ne signifie nullement « en dehors de la cité » mais en dehors de ce que les hommes ont de mesquin dans leur comparaison mutuelle, « horizontale » dirait-on aujourd’hui. Ce propos révèle une tendance ascétique de la pensée de Nietzsche souvent minorée par contraste avec sa condamnation explicite de l’ascétisme (voir Porcher (F.), « Utilitarisme et ascétisme chez Nietzsche », Revue du MAUSS permanente (3 mai 2011), <URL : http://www.journaldumauss.net/?Utilitarisme-et-ascetisme-chez> [consulté en mai 2024]). L’idée de prodigalité jusqu’au sacrifice à travers le don de soi dans Ainsi parlait Zarathoustra, par exemple, gagnerait à être réévaluée, comme le suggèrent en filigrane Salerno (R.), « La liberté de l’esprit, entre force et faiblesse », et Quérini (N.), « Le sentiment de puissance éprouvé à l’occasion du dépassement de soi », in Figures de la puissance dans la philosophie de Nietzsche, op. cit., respectivement p. 49-62 et p. 81-95.

35 En ce sens, tous les mobiles humains sont différentes façons dont s’exprime la volonté de puissance au service de son propre accroissement, que ce soit de façon « saine » ou non. Nietzsche forge à son tour le mobile de « surhumain » pour qu’il remplisse cette fonction directrice. Sur ce point nous remercions Martin Steffens pour ses remarques qui nous ont permis de clarifier nos idées et nos formulations.

36 Voir aussi le passage du « Crépuscule des idoles », op. cit., cité supra, note 11.

37 Ce qui engage quiconque désire comparer ou actualiser ces réflexions à opérer des distinctions fines entre les divers sens de « démocratie » – tantôt formelle, tantôt représentationnelle, tantôt délibérative, tantôt conformiste, tantôt effective, tantôt potentielle et idéale, tantôt réduite aux formes institutionnelles modernes, tantôt étendue à un processus « décadent » bien plus long… – et d’« individualisme », qui désigne un processus tantôt juridique, tantôt psychologique ou physiologique, tantôt fallacieux et à combattre, tantôt à promouvoir, etc.

38 Individual en anglais, Individuum en allemand.

39 Cité par Mill dans De la liberté, CW:18, p. 262-262.

40 Autobiographie, CW:I, p. 35, cité dans Dejardin (C.), John Stuart Mill et les conditions de la liberté, op. cit. (traduction légèrement modifiée).

41 Nietzsche (F.), « Considérations inactuelles », III, 2, traduit par Albert (H.), in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Paris, Mercure de France, 1922, vol. 5, t. 2, p. 6-127.

42 Voir L’Asservissement des femmes (1869), où Mill dénonce l’atmosphère de « serre chaude » dans laquelle on maintient les femmes dès leur enfance et, par là, inhibe le développement de leurs aptitudes – physiquement, en les affaiblissant, mentalement, en les maintenant dans l’ignorance, et moralement, en les poussant à développer des stratégies détournées et perverses d’influence ne compensant nullement leur privation d’autonomie (CW:XXI, p. 277).

43 Chez Mill, chez qui le corps est moins important que chez Nietzsche, on peut voir une survalorisation de la responsabilité du développement intellectuel et du pluralisme d’idées, pour laquelle la dissuasion dans un sens, l’exemplarité et l’émulation dans l’autre, ont des conséquences politiques majeures (alors même qu’il est difficile de déceler une politique de Nietzsche à proprement parler). Pour tenter un jeu de mots, il est question chez Mill d’une véritable polis de la pensée...

44 Quérini (N.), « Quelles conditions politiques favorisent l’émergence de l’individualité ? », op. cit.

45 Les propos de Quérini (N.) (ibid.) portent principalement sur De la liberté. Dans mon ouvrage de 2022, je généralise une hypothèse similaire à l’ensemble de la démarche millienne, en mobilisant le concept d’autonomie (nécessairement fondée dans une liberté intérieure) pour disqualifier l’opposition entre utilitarisme et libéralisme. Selon cette interprétation, moralement l’éthique millienne recherche le développement de l’autonomie individuelle aux fins de la culture de la valeur individuelle comme de l’autonomie et de la valeur collectives (ce dont la liberté est une condition nécessaire et le bonheur collectif un guide, selon des critères qualitatifs). Politiquement, son programme est un libéralisme social par lequel des conditions matérielles équitables doivent servir la production puis la sélection juste des compétences aux fins du développement prioritairement intellectuel et moral de toute la société. C’est alors l’éducation et le caractère « éducateur » de la vie sociale qui font la jonction entre les échelles individuelle et collective sous le signe d’une responsabilité réciproque, ce qui annonce la vision nietzschéenne de la culture. Claude Romano confirme que « Du point de vue de John Stuart Mill, […] la défense de la liberté est un principe premier, d’ailleurs compatible avec celui d’utilité à condition de redéfinir celui-ci. Le bonheur humain […] est composé de différents éléments, parmi lesquels l’épanouissement de l’individualité et l’accès à l’autonomie véritable » (Romano (C.), La Révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme : de Goethe à Nietzsche, Paris, Mimesis, 2023, p. 145), et il reprend le terme de « potentiel » dont mon ouvrage faisait l’une des clés de la conception millienne de l’articulation entre liberté et utilité, individuel et collectif.

46 Voir par exemple sa « Note à propos d’une niaiserie anglaise », FP 1888 22 [1] (OPC: XIV, p. 327).

47 Mill emploie régulièrement l’expression de « facultés élevées » pour désigner celles qui distinguent l’animal humain des autres animaux sensibles : capacité abstraite, réflexion théorique, contemplation esthétique, mais aussi plaisir spirituel ou moral pris à l’appréciation de l’ordre des choses ou d’un raisonnement, etc. La plupart de ces critères, absents de la doctrine de Jeremy Bentham à qui Mill formule ce reproche dans l’essai Bentham (1838), sont néanmoins préalablement envisagés par Adam Smith dans sa Théorie des sentiments moraux (1759). Mill y ajoute, de façon certainement plus moderne et romantique, l’importance de satisfactions proprement affectives liées au plaisir de l’accomplissement individuel, au sens de la dignité, à la reconnaissance d’autrui et à l’amour partagé.

48 Voir la note posthume où Nietzsche critique l’idée de ne pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’il nous fît : « c’est l’instinct de troupeau qui s’y formule – on est des égaux, on se traite en égaux : ce que tu me fais, je te le fais. On croit donc véritablement à une équivalence d’actions qui évidemment ne se présente pas dans tous les rapports réels. Il est impossible que toute action puisse être rendue : entre vrais “individus” il n’y a pas d’actions similaires […] ». (Nietzsche (F.), « La Volonté de puissance », livre 4, § 441, traduit par Albert (H.), in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Paris, Société du Mercure de France, 1903, vol. 13, t. II, p. 145).

49 L’Utilitarisme, chap. 2., traduit par Dejardin (C.), John Stuart Mill et les conditions de la liberté, op. cit., p. 97.

50 Comme l’a remarqué Martin Steffens lors d’une discussion de cet article (propos rapporté pour lequel nous le remercions vivement) : « Nietzsche fait du surpassement de soi une sorte de contrainte qui arrive aux meilleurs destins et les condamne à disparaître. […] Le caractère tragique de la volonté de puissance, qui est excès de l’individu sur lui-même, ne le laisse que devant deux morts possibles : l’une “bourgeoise”, chrétienne (anglaise...), par conservation de soi ; l’autre par don de soi. Par cette intranquillité, l’épanouissement de l’individu est impossible (c’est là un acquis de Machiavel : ou gagner du pouvoir, ou périr) ».

51 Voir Knüfer (A.), « “L’aptitude à la liberté” de John Stuart Mill à Michael Walzer », Philosophie, 110/3 (2011), p. 72-90.

52 Article déjà plusieurs fois cité (« Quelles conditions politiques favorisent l’émergence de l’individualité ? »).

53 Nietzsche (F), Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (œuvre posthume, 1872), introduction, OPC:I, p. 76, cité par Quérini (N.), « Quelles conditions politiques favorisent l’émergence de l’individualité ? », op. cit.

54 Comme Nietzsche ne cesse d’ailleurs de le théoriser, dès sa théorisation déflationniste de l’intellect puis dans sa Généalogie de la morale, à travers le concept de décadence et l’idée d’une « force des faibles » qui s’incarnerait de manière bimillénaire dans la civilisation occidentale.

55 L’élucidation de cette problématique dépend en partie de l’évolution des concepts dans le corpus nietzschéen. Le présent article admet laisser de côté cette question évolutive et philologique pourtant fondamentale.

56 Nietzsche (F), « La Généalogie de la morale », traduit par Albert (H.), in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Paris, Mercure de France, 1900, vol. 11, p. 125.

57 Pour une analyse de la nuance entre éducation, Bildung et « élevage » chez Nietzsche, voir notamment Salanskis (E.), « Un prisme de la pensée historique de Nietzsche : l’élevage », in Les Historicités de Nietzsche, sous la direction de Binoche (B.), Sorosina (A.), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2016, p. 183-196.

58 Puisque Nietzsche, en anti-métaphysicien, dénie toute pertinence à une évaluation objectivable de nature, de qualité ou de grandeur à l’aune d’un étalon qui serait tenu pour une sorte d’absolu, ne reste que la puissance, laquelle est avant tout éprouvée de l’intérieur et dans une configuration relationnelle.

59 De la liberté (1859), CW:XVIII, p. 243.

60 Principes d’économie politique (1848), CW:III, p. 944.

61 L’Asservissement des femmes (1869), CW:XXI, p. 294-295.

62 L’émulation millienne constitue ainsi une sorte de course à la valeur sur fond d’égalité ontologique présupposée (égalité en dignité et en « potentiel potentiel », pour ainsi dire), ce qui n’est pas le cas de la hiérarchie ni du « pathos de la distance » de Nietzsche, qui refuse l’idée d’égalité.

63 Mill préconise ainsi un système éducatif généraliste qui proposerait un socle commun de connaissances (exigeantes) que nul ne devrait quitter l’école sans avoir atteint, bien qu’à des rythmes possiblement différents, et une spécialisation la plus tardive possible, en aval même de l’université, comme il l’explicite dans son Allocution inaugurale à l’université de St Andrews (1867).

64 On voit combien la complexité des enjeux interdit que l’on ne fasse qu’opposer la « démocratisation » ou « l’égalité démocratique » et la « sélection » sans voir qu’une certaine sélection semble indispensable à la survie de la démocratie et qu’une assise « démocratique » semble tout aussi indispensable à la pertinence et à l’efficacité de toute « sélection ». Notons pour finir que le libéralisme actuel utilise massivement le lexique de la compétition et de l’adaptation dans un sens naturalisant quasiment spencérien : il faut s’adapter aux changements « naturels » de l’emploi, du marché… ou être condamné. Voilà ce que devrait relativiser toute réflexion sur la culture, à laquelle l’étude de la pensée de Nietzsche, bien plus qu’à y chercher des préconisations politiques directement applicables, devrait participer…

Pour citer cet article

Camille Dejardin, «L’individualisme contre l’individualité ?», Phantasia [En ligne], Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche, p. 88-109 URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1692.