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Le genre de l’individualité chez Harriet Taylor et John Stuart Mill
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Version PDF originaleRésumé
L’article propose une nouvelle généalogie de l’« individualité », notion centrale de l’ouvrage De la Liberté (1859), généralement attribué à John Stuart Mill. Il met en évidence le rôle majeur joué par Harriet Taylor dans l’élaboration de cette notion, et partant dans celle du texte dont elle est en réalité la co-autrice. Il montre que la philosophe conduit, dès le début des années 1830, une réflexion approfondie sur la formation du caractère et le perfectionnement de soi. Tandis que chez Mill, à la même époque, l’individualité est comprise comme le devoir-être de certaines « natures supérieures », principalement de genre masculin, elle constitue d’emblée pour Taylor une exigence épicène impliquant le développement de l’esprit comme celui des plaisirs sensibles et sexuels. Ainsi, c’est précisément grâce à son analyse de l’expérience douloureuse et propre aux femmes de privation d’individualité que Taylor réussit à formuler des propositions puissantes, novatrices et à la portée universelle sur l’éducation et la culture de soi.
Abstract
This article provides a new genealogy of “individuality”, which is a central concept in the work On Liberty (1859), generally attributed to John Stuart Mill. It highlights the major role played by Harriet Taylor in the construction of this concept, and hence in the elaboration of this text, of which she is in reality the co-author. It demonstrates that, from the start of the 1830s, Taylor was engaged in extensive reflection on character formation and self-improvement. Whereas Mill, at this time, understood individuality as the duty of certain (usually male) “superior beings”, Taylor saw it from the outset as being a gender-neutral requirement for the development of the mind, as well as of sensual and sexual pleasures. It is precisely through her analysis of women’s particular and painful experience of deprivation of individuality that Taylor succeeds in formulating powerful, innovative, and universally applicable proposals on education and self-cultivation.
Table des matières
1La notion d’individualité est au centre des débats qui prennent pour objet, depuis les années 1980, le féminisme libéral de John Stuart Mill1. Ainsi, la question est de savoir si cette notion au cœur de la philosophie millienne est un outil adéquat pour penser la condition des femmes et œuvrer à leur émancipation. Deux formes de critiques se dessinent. La première consiste à mettre en évidence les tensions et limites des textes milliens. Dans L’Asservissement des femmes, par exemple, Mill défend l’idée selon laquelle les épouses devraient se consacrer à l’éducation des enfants et au travail domestique, plutôt que de chercher un emploi2. On peut alors interpréter cet argument comme le signe de son incapacité à appliquer la notion d’individualité aux femmes, dans le sens où l’exigence de former son caractère et de le perfectionner au travers d’expériences multiples et variées est moins pressante pour elles que pour les hommes. Pour autant, on peut estimer qu’il est souhaitable de faire abstraction de cette contradiction accidentelle et de faire usage, d’une manière plus conséquente que Mill, de cette notion féconde.
2La seconde forme de critique est plus radicale. Elle pose que c’est la notion même d’individualité qui est problématique en ce qu’elle charrie des valeurs contraires au féminisme et propres à l’homme bourgeois. Un mouvement social censé abolir les rapports de domination ne saurait manier une notion qui repose sur la croyance en une autosuffisance du sujet, ou qui implique la valorisation du repli sur soi et de l’égoïsme. Autrement dit, on ne saurait adopter les outils du maître pour s’en libérer.
3L’objet de cet article est d’apporter un éclairage différent à cette controverse en proposant une nouvelle généalogie de la notion d’individualité. Il convient en effet de mettre en évidence le rôle majeur joué par Harriet Taylor dans son élaboration et de montrer comment, dès le début des années 1830, elle pose les fondements d’une réflexion sur la formation du caractère et le perfectionnement de soi, comme sur les écueils de l’ingérence de l’État et de l’opinion dans la sphère privée. Mais, plus encore, il est nécessaire de souligner la distance qui sépare cette conceptualisation précoce de la manière dont Mill entend l’individualité à la même période. Ainsi, les engagements communs des deux philosophes en faveur du droit des femmes et leur travail ultérieur de co-écriture de plusieurs œuvres importantes telles que De la Liberté ne doivent effacer ni leurs divergences initiales ni l’émergence conflictuelle de la notion d’individualité3.
4Si, chez Taylor, cette conceptualisation s’accomplit dans le contexte d’une critique sociale visant à appréhender la nature de l’assujettissement des femmes, elle s’opère chez Mill dans le cadre d’une réflexion historique sur les effets moraux néfastes, pour les hommes, du progrès de la civilisation. Cette différence de point de départ donne lieu à des compréhensions distinctes de la culture ou du développement de soi. Aspiration universelle qui implique, pour Taylor, l’éducation des sens comme de l’esprit, elle constitue aux yeux de Mill le devoir-être de certaines « natures supérieures », au premier chef de genre masculin, et n’implique pas la formation des plaisirs sensibles. Il s’agira de montrer ici que c’est précisément parce qu’elle veut saisir la nature de la souffrance des femmes et des violences dont elles font l’objet, à partir de ses observations et de son expérience, que Taylor est en mesure de formuler des propositions puissantes et novatrices sur l’éducation et la culture de soi.
5Dans un premier temps, on verra que si Taylor est bien l’autrice de la première formulation du principe de liberté4, ce geste ne constitue pas un simple hapax dans son œuvre, mais est sous-tendu par une réflexion approfondie sur le perfectionnement de soi, compris comme esthétisation de l’existence. Puis, on montrera qu’elle défend une conception normative du développement du caractère, qui lui permet de révéler l’inanité de l’éducation des femmes et la violence de l’institution du mariage. On examinera, enfin, la conception rivale et genrée de l’individualité qui émerge au même moment chez Mill, dans son texte sur le mariage5 et son essai « Civilization6 ».
1. Le principe de non-intervention dans la sphère des affections et des sentiments
Aucun gouvernement n’a le droit d’interférer avec la libertépersonnelleChaque être humain a droit à sa liberté personnelle aussi longtemps qu’elle n’interfère pas avec le bonheur d’un autre – 7
6
7Cette première formulation du principe de liberté apparaît dans un essai écrit par Taylor à l’intention Mill au début des années 18308. Peu de temps après leur rencontre, les deux philosophes décident en effet de s’échanger en privé des écrits sur le mariage. La méthode expérimentée à cette occasion est singulière : à partir d’un intérêt commun et d’échanges répétés, à l’oral, sur un même objet, elle a vocation à faire émerger des différences théoriques. Au début de son essai, Mill exprime cette aspiration : « Elle n'a pas craint de se livrer au même exercice, si bien que ses pensées et ses sentiments me seront communiqués et me permettront de retrouver les idées évoquées ci-dessous, ainsi que celles auxquelles je n’ai pas pensé9 ».
8La méthode produit bien les effets escomptés. En effet, Taylor porte la question du mariage à un niveau de théorisation sur lequel Mill ne s’aventure pas, en l’extrayant du champ de la théorie du droit, pour la conduire sur celui plus fondamental du perfectionnement de la « nature humaine10 ». Lorsqu’elle se laisser aller à quelques considérations sur la nécessaire mais provisoire introduction d’un droit de divorce – dans le sens où c’est l’abolition pure et simple du mariage qu’elle vise –, Taylor se récrie aussitôt, avant de revenir au cœur du problème : « À force de parler de cela, j’ai l’impression d’être juriste ! Oh tout cela est si petit et si absurde11 ! ». Penser philosophiquement le mariage, ce n’est pas critiquer telle ou telle disposition légale – même si cette critique est nécessaire à un certain niveau –, mais c’est mettre en lumière la manière dont « l’interférence » de la loi dans les affaires privées, et plus précisément dans la sphère des « émotions » et des « sentiments », nuit au mouvement par lequel les individus peuvent et doivent se « perfectionner » et devenir vertueux12.
9On sait l’importance du concept d’« intervention » dans des œuvres ultérieures13, partiellement ou intégralement co-écrites par Taylor et Mill, telles que les Principes d’économie politique14 et De la Liberté15. Mais il s’agit de prendre la mesure de son importance décisive dès l’essai sur le mariage de Taylor. La philosophe l’énonce clairement au début de chaque version : la « fin » qui doit être visée est de « mettre un terme à toute interférence avec l’affection16 ». À ses yeux, l’« intervention de la loi en matière de sentiments » constitue une des plus grandes aberrations de la modernité, qui ne pourra que susciter « l’étonnement » et le « mépris » des générations futures17. Dans De La Liberté, elle insistera avec Mill non seulement sur la nécessité d’appliquer le principe de non-intervention, mais aussi et avant tout sur l’urgence à faire comprendre à l’opinion la valeur de l’individualité18. C’est peu ou prou la thèse qu’elle défend déjà dans son essai sur le mariage : il est impératif de déshabituer les femmes et les hommes de l’ingérence de la loi dans le champ de leurs affections et de leurs sentiments, parce que cette immixtion constitue une entrave à leur développement ou à leur « amélioration19 » et qu’elle les maintient dans une « condition de l’être très basse 20», quand elles et ils devraient s’approprier leur propre expérience affective, afin de « l’étendre », de la « raffiner » et de l’accroître à « l’infini21 ».
10À quoi renvoient précisément les « sentiments » et les « affections », dont la loi ne devrait en aucun cas se mêler et qu’il revient à chacun·e de développer ? À l’état de brouillon, les textes de Taylor n’en proposent pas de définition en bonne et due forme. Ils esquissent toutefois une méthode de perfectionnement de soi reposant sur un usage partagé et égalitaire des plaisirs. Ainsi, ce que la loi entrave en s’immisçant dans la sphère des sentiments, c’est le mouvement par lequel les femmes et les hommes pourraient se perfectionner grâce à une expérience commune des plaisirs. Sur ce point, on peut toutefois remarquer un déplacement significatif entre la première et la troisième version de l’essai sur le mariage. En effet, dans la première version, Taylor critique « la sensualité physique la plus basse et la plus aveugle22 » et oppose « affection » et « sensualité23 ». Dans la troisième version, en revanche, refusant d’abandonner la « sensualité » aux « sensualistes », la philosophe défend un perfectionnement de l’ensemble des sens. Il s’agit désormais de permettre aux femmes et aux hommes de transformer conjointement leurs rapports et leur expérience des plaisirs : « chaque plaisir serait infiniment augmenté, à la fois en forme et en degré, grâce à la parfaite égalité entre les sexes24 ».
11Les dernières lignes de la troisième version de l’essai sur le mariage n’ont pas d’équivalent dans la philosophie de Mill. Aux yeux de Taylor, l’immixtion de la loi, qui décide des conditions et des formes des relations affectives et qui produit un type de sexualité aliénée, doit laisser la place à une esthétique de soi par laquelle les individus se transforment en augmentant et en modifiant qualitativement leur aptitude au plaisir, et par là-même deviennent plus vertueux.
Le sexe, dans sa nature véritable et dans son sens le plus précis, paraît être la manière dont se manifeste tout ce que la nature des êtres humains a de plus élevé, de meilleur et de plus beau. […] ne sommes-nous pas né·e·s avec les cinq sens, qui ne sont que le fondement de ceux que nous pouvons faire émerger à partir d’eux – et celui ou celle qui étend et raffine au plus haut point ces sens matériels – jusqu’à l’infini – réalise le mieux la fin de la création. Cela revient seulement à dire – Qui jouit le plus, est le plus vertueux25.
12Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de ce que Taylor entend par « sexe », ni de discuter la méthode de raffinement et d’extension des sens qu’elle préconise. Du reste, c’est un point qu’elle ne développera pas. On peut simplement indiquer qu’elle ébauche des réflexions sur le perfectionnement de l’aptitude à éprouver du plaisir comme qualité morale, dans certains textes des années 1830, relevant de l’esthétique ou de la théorie de l’art, et plus particulièrement dans l’article « The Seasons », publié en 1832 dans le Monthly Repository26.
2. « Formation » et « dégradation » du « caractère individuel »
13De même que l’on rencontre la première ébauche du principe de non-intervention dans un essai de Taylor, de même, c’est sous sa plume, dans un texte manuscrit de 1832, qu’apparaît pour la première fois la « formation ou le développement de l’individualité de caractère27 ». Cet idéal normatif n’est pas construit au hasard : il émerge à partir de ses observations et analyses de la détresse, voire du désespoir des femmes, dont tout effort de culture de soi est radicalement empêché. D’une manière originale, elle montre que l’affliction dont les femmes font l’expérience est non seulement intellectuelle et morale, mais aussi sensible ou sensuelle. Sa défense de l’apprentissage des plaisirs procède ainsi de son examen des effets dégradants d’une sexualité non désirée et non consentie.
14Dans « Oppression of Women Due to Lack of Education », Taylor se livre à la critique cinglante d’un certain réformisme « modéré28 ». À ses yeux, la plupart des hommes prétendument favorables aux droits des femmes sont en réalité incapables de se départir du « présupposé de leur infériorité »29. Ils ne cherchent qu’à améliorer « partiellement » leur sort, en prônant, par exemple, l’extension du droit de vote, mais ne se soucient pas véritablement de leur être. Les mesures peu ambitieuses qu’ils préconisent signalent qu’ils ne saisissent pas la profondeur du problème : « On ne se plaint pas de ce que leur état est dégradé tout court – on se plaint de ce qu’il est trop dégradé30 ».
15La notion de « dégradation 31», qui apparaît à plusieurs reprises dans le texte, constitue le négatif de la « formation de l’individualité de caractère ». Elle désigne l’état de celles et de ceux dont le développement est radicalement entravé. Aussi, déplorer que « l’état des femmes » soit « trop dégradé » et non qu’il soit « dégradé tout court », c’est présumer que la privation d’individualité n’est pas aussi violente pour les femmes qu’elle ne l’est pour les hommes, et qu’elles peuvent se contenter d’un développement partiel de leur caractère. Peut-être parce qu’ils sont habitués à voir les femmes dans cet état de privation, les « réformistes modérés » confondent cette condition avec leur nature et ne s’enquièrent pas des mesures permettant de développer pleinement leur « individualité ».
16C’est précisément en mettant au jour les causes sociales de la « dégradation » des femmes, que Taylor en vient à énoncer la notion de « développement de l’individualité de caractère » :
[…] elles sont entièrement privées de tous ces avantages relatifs à l’instruction académique ou universitaire, à l’émulation et à l’exemple, qui sont ouverts à tous les hommes ; et, ce qui est bien plus important pour la formation et le développement de l’individualité de caractère, leur réputation entière dépend de leur exclusion totale de toute source de savoir ou d’expérience du monde – et de la variété de contextes et de caractères qui doit être connue et expérimentée pour conférer à chacun·e connaissance de soi et capacité de jugement. Tout ceci leur est entièrement refusé et une femme qui a suffisamment d’énergie pour choisir et agir pour elle-même – devient la cible de l’opprobre des médiocres ordinaires comme des rustres complets des deux sexes – et on ne doit donc pas trouver étrange que la grande majorité des femmes contribue beaucoup à leur propre avilissement32.
17On trouve ici plusieurs éléments qui seront thématisés ultérieurement par Taylor et Mill. Premièrement, la distinction entre l’instruction scolaire ou académique et l’éducation conférée par l’expérience du monde, celle-ci étant présentée comme plus déterminante pour la formation de l’individualité33. Deuxièmement, la valorisation de la diversité de caractères en tant qu’élément décisif pour le progrès individuel34. Troisièmement, l’évocation de « l’énergie » individuelle comme source de l’autonomie35. Quatrièmement, la description des effets de la discipline sociale sur les individus, et en l’occurrence, sur les individus féminins36.
18Il apparaît en tout cas que l’absence d’individualité, c’est-à-dire non seulement l’incapacité pour l’individu à choisir par lui-même et pour lui-même le mode de vie qui lui convient, mais plus encore la privation du désir d’accomplir ce mouvement ne sont pas natives, mais sont le fruit de circonstances sociales singulières. Malgré la force des contraintes pesant sur les femmes et les empêchant de faire l’expérience de la vie publique nécessaire au développement de soi, certaines continuent à aspirer à l’individualité. Ce résidu d’« énergie », dont finit toujours par triompher l’opinion par le biais du déshonneur qu’elle inflige aux femmes indépendantes, signale l’existence d’une impulsion première ou naturelle vers l’individualité.
19La question qui occupe Taylor dans ses textes du début des années 1830 pourrait se formuler ainsi : s’il existe chez les femmes, comme chez les hommes, une aspiration spontanée au développement de soi, par quels mécanismes sont-elles conduites à l’abandonner et quels sont les effets pour elles d’un tel renoncement ? Les deux biographies qu’elle esquisse dans des pages manuscrites à cette période peuvent être interprétées comme des comptes rendus d’observations empiriques de trajectoires de femmes progressivement déchues de leur « énergie » individuelle37. De tels projets, dont on peut regretter qu’ils n’aient pas été conduits à leur fin, constituent l’envers de textes biographiques contemporains, écrits par des penseurs radicaux, ayant pour dessein l’édification collective. L’ouvrage publié par la Society for the Diffusion of Useful Knowledge38 en 1833, Lives of eminent persons39, auquel Taylor a peut-être participé, présente par exemple une série de vies d’hommes illustres, s’étant distingués par leur contribution importante aux sciences et aux techniques, à la politique et à la religion40. Quelques années plus tard, l’Autobiographie de Mill41, en partie co-écrite avec Taylor, aura précisément pour vocation de donner à voir comment le philosophe a pu s’affirmer comme libre individualité, en s’appropriant et en transformant un « caractère » d’abord formé par d’autres personnes que lui42.
20À l’opposé de telles entreprises, la vie d’Helen Astley, que Taylor esquisse dans deux brouillons43, a pour objet l’interruption du « développement intellectuel » d’une femme dans le mariage44. La philosophe entend révéler l’inconséquence de certains libéraux qui, tout en prétendant prendre « soin » de leurs filles et leur offrir la meilleure éducation, les destinent pourtant à une vie de souffrance et de désespoir du fait de la négation de la culture de soi impliquée par le mariage. Pour les parents d’Helen Astley, son « éducation », visant à en faire une « femme pleinement accomplie », est un « devoir de la plus grande importance45 ». Ainsi, ils emploient toutes sortes de « maîtres » et « maîtresses » afin de perfectionner sa nature. Toutefois, « l’accomplissement » qu’ils poursuivent ne correspond en rien au « développement de l’individualité de caractère » défendu ailleurs par Taylor. À ses yeux, il est absurde d’éduquer les filles tout en visant pour elles le mariage, ce qui revient à assigner un terme à leur formation. Celle-ci doit au contraire demeurer indéfinie : on ne peut former son caractère une fois pour toutes et pour d’autres que soi. Il s’agit d’un exercice continuel que chacun·e doit accomplir sans cesse pour soi et par soi. Taylor expose en un paragraphe l’aberration du contrat de mariage et la dégradation des conditions dont il est la cause pour Helen Astley :
Elle promit d’honorer un être qui était intellectuellement et moralement son inférieur – d’obéir à une intelligence médiocre & à un tempérament que la responsabilité n’avait pas bridé et d’aimer pour toujours une personne dont elle avait ignoré l’existence six mois plus tôt, & pour qui son affection était encore naissante et elle devint alors à partir de ce moment dépendante de lui pour sa nourriture quotidienne, qu’elle devait lui acheter par un don personnel
& qu’elle détestait par expériencedont elle ignorait totalement la nature46
21
22Sur un autre fragment, on peut lire les mots suivants : « alors Helen Astley mourut. et ils portèrent le deuil pendant les six mois qui suivirent47 ». Les brouillons de Taylor sont trop parcellaires pour qu’on puisse affirmer en toute certitude qu’elle établit un lien entre la désolation de la nouvelle condition maritale d’Helen Astley et son décès prématuré. Il demeure que ces notes fragmentaires donnent à voir la contradiction violente, propre à l’éducation libérale, entre le développement de soi et l’assujettissement qui s’ensuit pour les femmes. On soulignera aussi la place qu’accorde Taylor à la sexualité lorsqu’elle décrit l’anéantissement de l’individualité dans et par le mariage. La philosophe suggère ici ce qu’elle énonce explicitement par ailleurs, à savoir la continuité entre la prostitution et le mariage48. « Contrat sexuel » inique, le mariage prive les femmes d’une expérience affective et sensuelle satisfaisante, en aliénant leurs plaisirs à ceux des hommes – pire, elle les expose à l’appropriation sexuelle violente de leur corps ou à ce que l’on ne nomme pas encore « viol conjugal49 ». Si le « sexe » peut devenir « la manière dont se manifeste ce qui est le plus haut et le plus beau dans la nature des êtres humains », la dégradation de l’échange sexuel par l’instrumentalisation corporelle des femmes constitue l’entrave la plus puissante au développement de leur individualité.
3. L’« efféminement moral » contre l’individualité
23Ce n’est pas pour penser les violences faites aux femmes que Mill fait d’abord usage du concept d’individualité. En effet, ses textes des années 1830 révèlent une conception genrée et élitiste de la notion50. Devenir un individu n’est ni une possibilité ni une nécessité pour tou·te·s. Ce devoir-être est bien plutôt l’attribut d’un certain sexe – et sans doute d’une certaine classe sociale.
24Ainsi, la question posée par Mill dans son essai sur le mariage diffère radicalement de celle de Taylor. Loin de récuser toute « interférence » de la loi dans la sphère des sentiments, loin de penser qu’il s’agit d’en finir avec « toutes les lois concernant le mariage51 » en tant qu’elles contreviennent au développement de soi, Mill se demande au contraire comment les améliorer. Il s’enquiert de la « meilleure loi sur le mariage » en supposant « que les femmes sont déjà ce qu’elles seraient dans la meilleure des sociétés52 ». Il s’agit pour lui de justifier l’existence d’une institution réformée, en défendant l’idée selon laquelle son amélioration devrait convenir, à l’avenir, à la grande majorité des femmes et des hommes. Ainsi, même dans l’état de civilisation le plus avancé, quand tou·te·s seront également éduqué·e·s pour « l’indépendance », des lois demeureront nécessaires pour réguler les relations affectives.
25Mill fait toutefois une concession à Taylor. Il indique en effet qu’il existe des « natures supérieures », c’est-à-dire des êtres qui possèdent une « plus grande capacité à être et à rendre heureux », chez qui la « moralité » se confond avec l’« inclination53 ». Pour ces « natures », il est vrai que « chaque lien qui leur interdit de rechercher la personne pour laquelle elles éprouveront un amour parfait et de s’unir à elle est une sujétion qui engendre nécessairement leur oppression54 ». À cet endroit du texte, Mill effleure la question des effets néfastes de l’intervention de la loi dans la sphère des sentiments. C’est toutefois pour l’abandonner aussitôt. En effet, se justifie-t-il, le raisonnement moral ne doit pas se fonder exclusivement sur les besoins et aptitudes des « natures supérieures », mais il doit viser le « compromis entre des natures antagonistes »55. Pour « la plupart des gens », qui « n’ont qu’une capacité au bonheur modérée », une réforme du mariage, qui garantirait pour les deux parties la dimension volontaire du contrat, tout en autorisant le divorce, serait amplement suffisante56. Cela revient à dire que l’immixtion de la loi n’est pas également contraignante pour tou·te·s.
26Ainsi, parce qu’il repose sur une distinction et une hiérarchisation entre les « natures », et parce qu’il écarte comme non pertinente l’expérience affective des femmes qui, comme Taylor, sont censées posséder une « nature supérieure », l’essai sur le mariage ne peut être le lieu de la conceptualisation de « l’individualité » et de la nécessité de son développement. En outre, à la hiérarchie entre les natures, s’ajoute la dissemblance entre les hommes et les femmes. Non seulement toutes les personnes n’ont pas la même « capacité au bonheur », mais plus encore toutes n’ont pas le même besoin d’exercer leurs aptitudes et de réaliser leur indépendance. C’est ce qui apparaît lorsque Mill décrit la division des occupations au sein du couple. À ses yeux, même si les femmes doivent être éduquées de manière à pouvoir subvenir à leurs besoins, il est toutefois préférable qu’elles ne travaillent pas, une fois mariées :
Il ne s’ensuit pas qu’une femme devrait effectivement gagner sa vie, juste parce qu’elle en serait capable ; en temps ordinaire ce ne sera pas le cas. Il n’est pas souhaitable d’encombrer le marché du travail en doublant le nombre des concurrents. […] La fonction éminente de la femme devrait être d’embellir la vie : de cultiver, pour son bien propre comme pour le bien de ceux qui l’entourent, toutes ses facultés intellectuelles, spirituelles, corporelles, toutes ses aptitudes à éprouver et à donner du plaisir. Pour répandre en tout lieu la beauté, l’élégance et la grâce. Si elle est de nature active, et qu’elle a besoin de dépenser son énergie en se consacrant à un emploi plus défini, elle n’aura que l’embarras du choix puisque le monde n’en manque jamais. Si elle éprouve de l’amour, alors son élan naturel l’amènera à associer son existence avec celui qu’elle aime et à partager son occupation, car, s’il l’aime (avec ce souci d’égalité qui seul mérite d’être appelé amour), elle s’y intéressera autant que lui et deviendra tout aussi capable qu’il saura lui faire confiance57.
27L’argument développé dans ces lignes a déjà fait l’objet de nombreux commentaires, notamment féministes, qui ont mis en évidence une contradiction patente dans la défense millienne du droit des femmes58. Alors qu’il promeut par ailleurs l’égalité, Mill refuse pourtant aux femmes mariées de pouvoir embrasser la profession de leur choix et les réassigne dans l’espace domestique. Mais il faut ajouter que sa conception de l’éducation des femmes tombe précisément sous le coup de la critique taylorienne évoquée plus haut. Aux yeux de Mill, il faut que les femmes soient formées à un métier, de manière à pouvoir être matériellement indépendantes, sans quoi le mariage demeure pour elles le fruit d’une contrainte, celle d’assurer leur subsistance. Mais il faut aussi, une fois mariées, qu’elles renoncent à exercer le métier en vue duquel elles ont été éduquées, dans la mesure où leur compétition avec les hommes sur le marché du travail risque d’entraîner une baisse des salaires. Contrairement à Taylor, Mill ne prend pas la mesure de la violence que constitue la bascule dans l’état du mariage. Aux yeux de Taylor, en effet, ce passage équivaut au sacrifice de l’éducation des femmes. Après avoir formé leur goût et perfectionné leur capacité à sentir, on les prive brutalement de la possibilité d’exercer leurs facultés. La culture de soi qui doit in fine être impartie aux femmes, selon Mill, diffère radicalement de celle à laquelle aspire Taylor : à savoir, une éducation qui se déploie dans et par « l’expérience du monde 59», qui garantit « le développement complet des capacités mentales et physiques qui […] ont été prodiguées par la nature60 », et dont la fin n’est pas le plaisir des hommes61. Près de deux décennies plus tard, dans L’Affranchissement des femmes, Taylor réitérera cet argument : « De grands pouvoir intellectuels chez les femmes demeureront exceptionnels et accidentels, jusqu’à ce que toutes les carrières leur soient ouvertes et jusqu’à ce qu’elles soient, à l’instar des hommes, éduquées pour elles-mêmes et pour le monde – et non pour un autre sexe62 ».
28Mill accorde à Taylor que certaines femmes, ayant une « nature active », ne peuvent se satisfaire entièrement du rôle qu’il leur attribue, celui de « répandre en tout lieu la beauté, l’élégance et la grâce ». Il propose que ce surcroît d’énergie, dont il ne juge pas nécessaire de sonder l’origine, soit dirigé vers un « emploi plus défini » que l’esthétisation de l’existence des autres et, de préférence, vers celui de l’époux. De telles suggestions procèdent d’un préjugé : celui d’une différence de nature entre les femmes et les hommes du point de vue de leur besoin de se perfectionner. Dès lors, si Mill ne théorise pas l’individualité, dans son essai sur le mariage, c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas, selon lui, le propre des femmes, mais qu’elle est bien plutôt l’apanage des hommes.
29C’est ce qui apparaît d’une manière frappante dans le premier texte où la notion fait l’objet chez lui d’un véritable examen : « Civilization ». Paru en 1836 dans la London and Westminster Review, cet essai vise notamment à mettre en évidence les maux occasionnés par le progrès de la civilisation, afin de les « contrecarrer 63». Sur le plan moral, Mill fait observer que désormais « l’individu est perdu et devient impuissant dans la foule » et que le « caractère individuel lui-même se relâche et s’énerve64 ». Or, « l’individu » dont il est question ici est bien de genre masculin. Si Mill fait parfois usage de termes épicènes tels que « personne » ou « être rationnel », pour évoquer les sujets du « relâchement de l’énergie individuelle », la plupart du temps, c’est bien des « hommes » [men] dont il est question, et prioritairement de ceux appartenant aux classes supérieures65. L’enjeu est de savoir comment « stimuler l’énergie » du gentleman, que la civilisation a autorisé à « vivre la vie d’un Sybarite 66».
30De surcroît, Mill définit le « relâchement » ou la négation de « l’énergie individuelle » comme un trait spécifiquement féminin. À ses yeux, les « hommes », n’ayant plus l’occasion de faire l’expérience de la souffrance sont moins susceptibles d’acquérir de « grands caractères » ou des caractères « héroïques », l’héroïsme impliquant une disposition à souffrir, mais aussi à faire souffrir, pour atteindre un « objet de valeur67 ». Il ajoute :
Un efféminement moral, une inaptitude à toute forme de lutte se sont répandus sur les classes éduquées, sur la totalité de la classe des gentlemen en Angleterre. Ils reculent devant tout effort, devant tout ce qui est pénible et désagréable. Les mêmes causes qui les rendent paresseux et peu entreprenants font d’eux, il est vrai, pour la plupart, des êtres stoïques face aux maux inévitables. Mais l’héroïsme est une qualité active et non passive ; et quand il est nécessaire non de supporter la peine mais d’aller au-devant d’elle, il n’y a pas grand-chose à attendre des hommes d’aujourd’hui68.
31
32Par trois aspects, au moins, ces quelques lignes s’écartent des propositions tayloriennes de la même période. Premièrement, en associant déclin ou affaiblissement de la civilisation et « efféminement », Mill donne du crédit à un topos de son temps, que Taylor ne peut que récuser en raison des préjugés dont il est porteur.
33Deuxièmement, le philosophe suggère que le défaut d’individualité procède, chez les femmes, de leur inexpérience des peines. Si les hommes « s’efféminent », en effet, c’est parce qu’ils font tout pour éviter la souffrance et renoncent à toute entreprise susceptible de leur causer du déplaisir. Quelques années plus tôt, Taylor montrait au contraire que « tous les plaisirs tels qu’ils sont [reviennent] aux hommes, tandis que tous les désagréments et toutes les peines [reviennent] aux femmes69 ». La privation d’individualité dont souffrent les femmes ne tient pas, à ses yeux, à leur inexpérience des peines, qui sont leur lot commun, mais elle procède de l’interdiction qui leur est faite de développer leur aptitude au plaisir et notamment au plaisir physique et sensuel.
34Troisièmement, Taylor ne souscrit pas à la division entre qualités passives et qualités actives. Former son caractère, aux yeux de Taylor, ce n’est pas simplement entreprendre davantage, mais c’est aussi parfaire sa capacité à sentir, c’est-à-dire à se laisser affecter. Ainsi, tandis que Mill défend, dans « Civilization », une conception intellectualiste et agonistique de l’éducation et de la culture de soi, on a noté toute l’importance attribuée par Taylor à l’échange égalitaire des « sentiments » et des plaisirs physiques dans la formation et le développement du caractère. Entre Mill et Taylor existe donc, au milieu des années 1830 et sur la question de l’individualité, un profond désaccord.
Conclusion
35Que la notion d’individualité ait d’abord été forgée afin de penser l’assujettissement des femmes et les modalités de leur libération ne nous indique pas s’il s’agit d’un concept pertinent et opérant pour les luttes féministes contemporaines. Cette généalogie permet toutefois de jeter un regard différent sur la manière dont il est défini dans le troisième chapitre de De la Liberté. Écrit en grande partie par Taylor, ce chapitre porte en effet la marque de ses analyses du début des années 1830. Les philosophes y montrent précisément comment les individus peuvent devenir de libres individualités. Or ce mouvement doit s’accomplir tout autant par l’exercice de leurs « facultés actives » que par le renforcement de leurs « désirs » et de leur « capacité de jouissance », la stimulation de leur « sensibilité naturelle » et de leurs « sentiments » [feelings], ainsi que par la culture de leurs « affectabilités [susceptibilities]70 ». Il convient d’apprendre à se laisser affecter intensément par les choses et à reconnaître ce que l’on éprouve en vérité. Ce n’est que de cette manière que l’on peut réaliser ce qu’il y a de plus individuel en soi.
36Force est de constater que cette dimension de la notion d’individualité a été insuffisamment examinée. Elle ouvre pourtant la voie à une autre histoire du libéralisme, qui pointe peut-être vers les théorisations ultérieures de la vulnérabilité. C’est un champ qu’il faudrait désormais explorer grâce à la prise en compte de la philosophie d’Harriet Taylor.
Notes
1 Parmi les travaux abordant cette question, on peut penser à Goldstein (L.), « Mill, Marx, and Women’s Liberation », Journal of the History of Philosophy, Vol. 18, No. 3 (Janvier 1980), p. 319-334 ; Eisenstein (Z.), The Radical Future of Liberal Feminism, New York, Longman, 1981 ; Krouse (R. W.), « Patriarchal Liberalism and Beyond : from John Stuart Mill to Harriet Taylor », in The Family in Political Thought, édité par Elshtain (J. B.), Brighton, Harverster Press, 1982 ; Ring (J.), « Mill’s "The Subjection of Women" : the Methodological Limits of Liberal Feminism », The Review of Politics, Vol. 47, No. 1 (Janvier 1985), p. 27-44 ; Donner (W.), « John Stuart Mill’s liberal feminism », Philosophical Studies, 69 (1993), p. 155-166.
2 Mill (J. S.), L’Asservissement des femmes, traduit par Marie-Françoise Cachin, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 95.
3 Dans Le Sexe du savoir, Michèle Le Dœuff recommandait déjà de mettre en œuvre, à l’endroit de Mill et Taylor, une « méthode attentive aux désaccords ». Voir Le Dœuff (M.), Le Sexe du savoir, Paris, Aubier, 1998, p. 319.
4 C’est ce que suggère Jo Ellen Jacobs dans son édition des œuvres d’Harriet Taylor : Jacobs (J. E.) (ed.), The Complete Works of Harriet Taylor Mill, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 17. Voir aussi McCabe (H.), Harriet Taylor Mill, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, p. 13.
5 Mill (J. S.), « Du mariage (I) », in John Stuart Mill et Harriet Taylor. Écrits sur l’égalité des sexes, sous la direction de Orazi (F.), Lyon, ENS Éditions, 2014, p. 63-80.
6 Mill (J. S.), « Civilization », in Collected Works of John Stuart Mill (vol. 18). Essays on politics and society, Ibid., p. 117-147.
7 Taylor Mill (H.), « The Nature of the Marriage Contract », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 19. Jo Ellen Jacobs a choisi de faire figurer les termes raturés et soulignés, tels qu’ils apparaissaient dans les manuscrits d’Harriet Taylor. Texte original : « No government has a right to interfere with the personal freedom Every human being has a right to all personal freedom which does not interfere with the happiness of some other – »
8 Il existe en réalité trois versions manuscrites de l’essai sur le mariage de Taylor. Ces trois versions, qui comportent quelques différences notables, ont été publiées par Jo Ellen Jacobs dans les Complete Works of Harriet Taylor Mill. Françoise Orazi a traduit la troisième version de l’essai dans John Stuart Mill et Harriet Taylor. Écrits sur l’égalité des sexes (op. cit.). Par la suite, nous nous référerons aux textes des Complete Works.
9 Mill (J. S.), « Du mariage (1) », in Orazi (F.), op. cit., p. 63.
10 Taylor Mill (H.), « Du mariage (2) », in Ibid., p. 83.
11 Ibid., p. 83.
12 Ibid., p. 84.
13 Knüfer (A.), Intervention et libération d’Edmund Burke à John Stuart Mill, Paris, Classiques Garnier, 2017.
14 Pujol (M. A.), « Adam Smith, John Stuart Mill, Harriet Taylor and Barbara Bodichon », in Pujol (M. A.), Feminism and anti-feminism in early economic thought, Cheltenham, Edward Elgar, 1992, p. 15-47.
15 En s’appuyant sur des techniques d’analyse stylométrique, Christoph Schmidt-Petri, Michael Schefczyk et Lilly Osburg ont récemment confirmé la contribution active de Taylor à la rédaction de De la Liberté. Les indicateurs tendent notamment à montrer qu’elle est l’autrice de certaines sections importantes du chapitre 3, portant sur l’individualité. Cf. Schmidt-Petri (C.), Schefczyk (M.), Osburg (L.), « Who Authored On Liberty ? Stylometric Evidence on Harriet Taylor Mill’s Contribution », Utilitas, 34 (2022), p. 120-138. Une édition de On Liberty, qui comportera les noms de Mill et Taylor en tant que co-auteur·rice·s, est actuellement en préparation.
16 Taylor Mill (H.), « Legislative Interference in Matters of Feeling », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 20. Texte original : « to remove all interference with affection ».
17 Taylor Mill (H.), « The Nature of the Marriage Contract », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 18. Texte original : « legislative interference with matters of feeling ».
18 Mill (J. S.), De La Liberté, traduit par Lenglet (L.), Paris, Gallimard, 1990 [1859], p. 147-148.
19 Taylor Mill (H.), « The Nature of the Marriage Contract », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 18. Texte original : « improvement ».
20 Taylor Mill (H.), « On Marriage », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 23. Texte original : « very low state of being ».
21 Ibid., p. 23. Taylor écrit précisément : « […] who extends an refines those material senses to the highest – into infinity – best fulfils the end of the creation ».
22 Ibid., p. 18. Texte original : « lowest and blindest sensuality ».
23 Ibid., p. 19.
24 Taylor Mill (H.), « On Marriage », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 22. Texte original : « every pleasure would be infinitely heightened both in kind and degree by the perfect equality of the sexes ».
25 Ibid., p. 23-24. Texte original : « Sex in its true and finest meaning, seems to be the way in which is manifested all that is highest best and beautiful in the nature of human beings […] are we not born with the five senses, merely as a foundation for others which we may make by them – and who extends and refines those material senses to the highest – into infinity – best fulfils the end of creation. That is only saying – Who enjoys most, is most virtuous ».
26 Taylor Mill (H.), « The Seasons », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 204-208.
27 Taylor Mill (H.), « Oppression of Women Due to Lack of Education », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 6. Texte original : « formation or development of individuality of character ».
28 Ibid., p. 5. Texte original : « moderate reformation ».
29 Ibid., p. 5. Texte original : « assumption of their inferiority ».
30 Ibid. p. 5. Texte original : « People do not complain of their state being degraded at all – they complaint only that it is too much degraded ».
31 Ibid., p. 5. Texte original : « degradation ».
32 Ibid., p. 6. Texte original : « […] they are entirely deprived of all those advantages of academical or university instruction emulation & example which are open to all men ; and what is much more important to the formation or development of individuality of character, the whole repute of their lives is made to depend on their utter exclusion from any source of knowledge or experience of the world – and the varieties of scene & character which must be known and tried to give self knowledge and decision of mind. All this is entirely denied and a woman who has energy sufficient to choose and act for herself – becomes a mark for the obloquy of the great and little vulgar of both sexes – nor must it be thought strange that the great majority of women contribute much to their own debasement. »
33 Mill (J. S), Sur l’université : le discours de St Andrews, traduit par Baillargeon (N.), Beaugraud-Champagne (A.), Santerre-Baillargeon (C.), Québec, Presses de l’Université de Laval, 2017 [1867], p. 30.
34 Mill (J. S.), De La Liberté, op. cit., p. 128-129.
35 Ibid., p. 154.
36 C’est ce que Taylor et Mill qualifierons plus tard, à la suite de Tocqueville, de « tyrannie de l’opinion ».
37 On pense ici aux deux textes suivants : « A chapter of the social system » et « Writings of a woman in thought & in deed », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 8-10.
38 Fondée en 1826 par Henry Brougham, la Society for the Diffusion of Useful Knowledge était composée d’intellectuels, de scientifiques, de juristes et d’industriels libéraux et utilitaristes. Parmi ses membres, on pouvait notamment compter James Mill. L’enjeu de cette société était de contribuer à l’éducation populaire, en publiant à bas coût des ouvrages et des numéros de revues sur l’histoire naturelle, la philosophie, la géographie et sur les vies de personnages remarquables. Cf. Johnson (R.), « "Really Useful knowledge" : Radical Education and Working-Class Culture, 1790-1848 », in Education for adults. Volume 2. Opportunities for adult education, sous la direction de Tight (M.), London, Routledge, 1983, p. 20-38 ; Johansen (T. P.), « The World Wide Web of the Society for the Diffusion of Knowledge », Victorian Periodicals Review, 50/4 (Winter 2017), p. 703-720.
39 Society for the diffusion of useful knowledge, Lives of eminent persons, consisting of Galileo, Lord Somers, Kepler, Caxton, Newton, Blake, Mahomet, Adam Smith, Wolsey, Niebuhr, Sir E. Coke, Sir C. Wren, and Michael Angelo, Baldwin and Cradock, London, 1833.
40 Selon Jo Ellen Jacobs, Taylor aurait rédigé la biographie de William Caxton, négociant et diplomate connu pour avoir introduit l’imprimerie en Angleterre. Taylor Mill (H.), « Life of William Caxton », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 237-290. Toutefois, dans un article récent, Helen McCabe a établi que cette attribution était erronée (Helen McCabe, « Incomparable Friend », Sidecar, 4 August 2022. En ligne : https://newleftreview.org/sidecar/posts/incomparable-friend. Consulté le 5 décembre 2024).
41 Mill (J. S), Autobiographie, traduit par Guillaume Villeneuve, Paris, Aubier, 1993.
42 Sur ce point, voir Knüfer (A.), La Philosophie de John Stuart Mill, Paris, Vrin, 2021, p. 182-184.
43 Dans les Complete Works, Jo Ellen Jacobs ne donne à lire que la version qui lui paraît la plus aboutie de ces deux brouillons : Taylor Mill (H.), « A Chapter of the Social System », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 8-9.
44 Ibid., p. 8. Texte original : « mental development ».
45 Ibid., p. 9. Texte original : « education », « throughly accomplished woman », « a charge of the utmost importance ».
46 Ibid., p. 9. Texte original : « [S]he promised to honour a being, mentally & morally her inferior – to obey a lesser intellect & a temper uncurbed by responsibility and to love for ever more a person of whose existence they had been ignorant six months before, & for whom her affection was yet in the bud and so she became from that moment a dependant upon him for her daily food, which she was to purchase by her personal concession of the & which on experience she abhored nature of which she was totally ignorant ».
47 Ibid., p. 9. Texte original : « and so Helen Astley died. and they wore mourning six months afterwards ».
48 Taylor écrit en effet : « Les femmes ne sont éduquées que pour un seul objet : gagner leur vie en se mariant – (quelques pauvres âmes l’atteignent de la même manière sans passer par l’église – elles ne me paraissent absolument pas pires que leurs honorables sœurs) ». Taylor Mill (H.), « On Marriage », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 22. Texte original : « Women are educated for one single object, to gain their living by marrying – (some poor souls get it without the churgoing in the same way – they do not seem to me a bit worse than their honoured sisters) ».
49 Pateman (C.), Le Contrat sexuel, traduit par Nordmann (C.), Paris, La Découverte, 2010.
50 En ce sens, l’usage millien de la notion d’« individualité » dans les années 1830 peut être comparé à l’emploi initial de l’adjectif « libéral » par les « classes possédantes », qui entendaient ainsi s’autodésigner et se distinguer des « masses populaires » et des classes « serviles ». Cf. Losurdo (D.), Une Contre-histoire du libéralisme, traduit par Chamayou (B.), Paris, La Découverte, 2013, p. 274-276.
51 Taylor Mill (H.), « On marriage », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 22. Texte original : « (…) doing away with all laws whatever relating to marriage ».
52 Mill (J. S.), « Du mariage (I) », in John Stuart Mill et Harriet Taylor. Écrits sur l’égalité des sexes, op. cit., p. 73.
53 Ibid., p. 64. Texte original : « higher natures ».
54 Ibid., p. 65. Texte original : « every tie therefore which restrains them from seeking out and uniting themselves with some one whom they perfectly love, is a yoke to which they cannot be subjected without oppression ».
55 Ibid., p. 64.
56 Ibid., p. 77.
57 Ibid., p. 71-73.
58 Sur ce point, voir Lorrain (L.), « Un féminisme sans sujet : Mill, Taylor et l’émancipation des femmes », Philosophie, 161/2 (2024), p. 72-93. Pour une présentation des débats occasionnés par l’argument de Mill, voir aussi McCabe (H.), « "Good housekeeping" ? : re-assessing John Stuart Mill’s position on the gendered division of labour », History of political thought, 39/1 (2018), p. 135-155.
59 Taylor Mill (H.), « Oppression of women due to lack of education », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 6.
60 Taylor Mill (H.), « Educating women for men’s enjoyment », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 13. Texte original : « the fullest developpement of the mental & physical capabilities with which nature has endowed them ».
61 Taylor Mill (H.), « Education of women », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 7.
62 Taylor Mill (H.), « Educating women for men’s enjoyment », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 66. Texte original : « High mental powers in women will be but an exceptional accident, until every career is open to them, and until they, as well as men, are educated for themselves and for the world – not one sex for the other ».
63 Mill (J. S.), « Civilization », in op. cit., p. 132.
64 Ibid., p. 136. Texte original : « the individual is lost and becomes impotent in the crowd » ; « individual character itself becomes relaxed and enervated ».
65 Ibid., p. 129. Texte original : « relaxation of individual energy ».
66 Ibid., p. 147. Texte original : « stimulate the energy » ; « to lead the life of a Sybarite ».
67 Ibid., p. 131.
68 Ibid., p. 131. Texte original : « There has crept over the refined classes, over the whole class of gentlemen in England, a moral effeminacy, an inaptitude for every kind of struggle. They shrink from all effort, from everything which is troublesome and disagreeable. The same causes which render them sluggish and unenterprising make them, it is true, for the most part stoical under inevitable evils. But heroism is an active, not a passive quality; and when it is necessary not to bear pain but to seek it, little needs to be expected from the men of the present day ».
69 Taylor Mill (H.), « On marriage », in The Complete Works of Harriet Taylor Mill, op. cit., p. 22. Texte original : « all the pleasures such as there are being mens, and the disagreables and pains being womens ».
70 Mill (J. S.), De La Liberté, op. cit., p. 152-153, 155-156, 165. Traduction modifiée.
Pour citer cet article
A propos de : Aurélie Knüfer
Aurélie Knüfer est maîtresse de conférences en philosophie à l'université Paul-Valéry et membre de l’Institut Universitaire de France. Elle a consacré deux ouvrages à John Stuart Mill : Intervention et libération d'Edmund Burke à John Stuart Mill (Classiques Garnier, 2017) et La Philosophie de John Stuart Mill (Vrin, 2021). Elle travaille actuellement sur les critiques féministes de la sexualité au XIXe siècle, en particulier dans les philosophies d’Harriet Taylor et de John Stuart Mill.