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La formation du savant, entre solitude de la pensée et communauté de recherche
Les discours à l’Université d’Emerson, Mill et Nietzsche
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Cet article propose une lecture parallèle de trois grands textes du XIXe siècle portant sur les missions de l’université et la place que doit y occuper le savant comme individu singulier : The American Scholar donné par R. W. Emerson à Harvard en 1837, le discours inaugural de J. S. Mill à l’Université Saint Andrews en 1867, et les conférences de F. Nietzsche à l’Université de Bâle Über die Zukunft unserer Bildungsanstalten, de 1872. L’objectif de cette comparaison est de mettre en évidence des analogies et des différences éclairantes, en leur adressant une série de questions communes : celle, d’abord, de leur définition de l’idéal éducatif ou culturel, en écho au concept idéaliste allemand de Bildung ; celle ensuite de leur critique des mutations de l’université, comme symptômes majeurs de la crise moderne de la culture ; celle, enfin, de la caractérisation du « savant », de sa destination et de sa formation de soi, en tant qu’il est un individu à la fois voué à une exigence existentielle de solitude, mais aussi appelé à inventer de nouvelles formes de communautés culturelles et intellectuelles, en réponse à la crise de l’institution universitaire.
Abstract
This article proposes a parallel reading of three major nineteenth-century texts on the missions of the university and the place of the scholar as a singular individual within it: R. W. Emerson’s The American Scholar at Harvard in 1837, J. S. Mill’s inaugural address at Saint Andrews University in 1867, and F. Nietzsche’s lectures at the University of Basel Über die Zukunft unserer Bildungsanstalten, 1872. The aim of this comparison is to highlight enlightening analogies and differences, by addressing a series of common questions: firstly, how each of them defines the educational or cultural ideal, echoing the German idealist concept of Bildung; secondly, how they criticize changes in the university as major symptoms of the modern crisis of culture; finally, the characterization of the “scholar,” his destination and his self-formation, as an individual who is both dedicated to an existential demand for solitude, but also called upon to invent new forms of cultural and intellectual community, in response to the crisis of the university institution.
Table des matières
Introduction
1Dans ma contribution à l’étude comparée des philosophies de l’individualité et du devenir-soi chez Emerson, Mill et Nietzsche, j’ai choisi de confronter ces trois auteurs dans des textes qui se rejoignent autour d’une situation de parole commune, d’un enjeu politico-culturel partagé et d’une question philosophique analogue. En effet, les trois grands textes que je veux mettre ici en miroir – The American Scholar donné par Emerson à Harvard en 1837, le discours inaugural de Mill à l’Université Saint Andrews en 1867, et les conférences de Nietzsche à l’Université de Bâle Sur l’avenir de nos établissements de formation, de 1872 – sont tous les trois des discours publics adressés à des savants et étudiants, prononcés dans un contexte universitaire, qui partagent l’enjeu de la crise de l’université et de la culture et surtout qui posent la question de la vocation et de la formation de soi de cet individu particulier qu’est le savant. J’ai repris dans mon titre le terme générique « savant », qui traduit provisoirement l’anglais scholar et l’allemand Gelehrte, quoique cette traduction ne convienne sans doute pas aussi bien dans les trois textes, pour désigner l’individu qui consacre l’essentiel de son existence à la recherche intellectuelle et à la vie scientifique de son temps. C’est la caractérisation exacte qui est donnée par chacun de nos trois philosophes à ce scholar, à ce Gelehrte, qu’il va s’agir de mettre en lumière, en comparant les stratégies qu’ils développent pour assumer la tension que l’intellectuel ou le savant incarne entre la culture de soi du génie individuel, qui exige une forme de solitude ou en tout cas d’anticonformisme, et le contexte institutionnel d’une formation universitaire et des types de communautés ou de collectifs de recherche qu’elle engage.
2Il ne s’agit pas ici d’établir des filiations directes ou des influences entre ces trois textes, marqués d’ailleurs par des situations historiques et personnelles assez différentes, mais de mettre en évidence des analogies intéressantes et des différences éclairantes, en leur adressant une série de questions communes : celle, d’abord, de la définition, chez chacun d’eux, de l’idéal éducatif ou culturel, en écho au concept idéaliste allemand de Bildung ; celle ensuite de leur critique des mutations de l’université, comme symptômes majeurs de la crise moderne de la culture ; celle, enfin, de la caractérisation du « savant », de sa destination et de sa formation de soi, en tant qu’il est un individu à la fois voué à une exigence existentielle de solitude, mais aussi appelé à inventer de nouvelles formes de communautés culturelles et intellectuelles, en réponse à la crise de l’institution universitaire.
1. Emerson : le scholar comme concentration singulière des forces d’influence
3Dans son fameux discours prononcé en 1837 à la société « Phi Beta Kappa » de Harvard, Emerson commence par exprimer à la fois son enthousiasme pour le sujet choisi, « l’intellectuel américain » (the American scholar), et son scepticisme sur sa propre situation de parole et sur la coutume académique qui la détermine, laquelle ne semble plus être à la hauteur d’un tel sujet. Pourquoi, s’interroge-t-il d’emblée, sommes-nous une nouvelle fois rassemblés, entre anciens et nouveaux étudiants, en ce début d’année littéraire ? Voulons-nous ressembler aux Grecs anciens, avec leurs concours de tragédies et d’odes, aux troubadours médiévaux, aux savants européens modernes ? Ou l’amour des lettres qui nous réunit ici comme un instinct ne doit-il pas enfin donner lieu à « quelque chose d’autre » (something else) sur ce continent intellectuellement paresseux et trop longtemps dépendant du savoir des autres nations1 ? Par cette question inaugurale, Emerson semble indiquer l’enjeu premier de son intervention, à la fois politique et culturel : le défi de la souveraineté intellectuelle à conquérir pour une jeune nation qui doit pouvoir compter sur elle-même dans le domaine de la pensée. On verrait donc se dessiner l’horizon d’une communauté nationale pensée comme communauté spirituelle ou intellectuelle, dès les premières phrases d’un discours pourtant consacré à un type d’individu qui se caractérise par une individualité éminemment singulière : l’intellectuel, le scholar.
4Or, ce lien paradoxal entre un individu se posant dans sa singularité et une communauté appelée à s’émanciper, Emerson ne va cesser dans son texte de le troubler, de le problématiser, au point de le rendre sinon impossible, assez insaisissable et difficilement concevable. Tout se passe comme si la nation américaine, loin de s’offrir à l’intellectuel comme une communauté ultime, se présentait à lui avant tout comme une condition initiale, proprement philosophique : celle de l’obligation de commencer un nouveau rapport, un rapport direct à la nature et à l’esprit, à la transcendance en soi et hors de soi. Pour que la communauté s’émancipe, l’individu doit d’abord se libérer de tout ce qui en elle l’aliène et le rend dépendant. Et il doit commencer par regagner son intégrité et sa complétude, là où la société veut lui imposer une division du travail qui le fragmente en autant de fonctions utiles pour elle.
5Emerson s’empare ici d’un thème récurrent de la critique de la modernité, depuis Rousseau jusqu’à Nietzsche, en passant par Schiller ou Marx : à cause de la division fonctionnelle, on ne trouve plus dans la société que des « membres amputés » (« fermier, professeur, ingénieur »), comme si les individus fragmentés ne pouvaient plus être des hommes complets qu’au niveau du tout social. Or, si les humains procèdent bien d’une unité supérieure, c’est en chacun d’eux que cette unité est appelée à se réaliser, en tant qu’ils sont chacun « Un Homme », One Man. Si le scholar, veut échapper à cette amputation fonctionnelle qui fait de l’avocat un recueil de lois, du mécanicien une machine, il doit être autre chose qu’un « simple penseur », il doit être un « homme pensant » (Man thinking)2. C’est que la formation du scholar est l’assomption la plus éminente de l’exigence ultime de la formation de l’individu en général, ce qu’Emerson appelle « la domestication graduelle de l’idée de Culture », soit la « construction d’un homme » (upbuilding of a man), traduction américaine de l’idéal de Bildung des Menschen, puisque, dit-il, tout humain doit être et rester toujours un élève et que le monde est son école3.
6Aussi, pour comprendre qui est le scholar d’Emerson, nous sommes invités à l’observer « dans son école », sous l’effet combiné de trois grandes forces d’influence qui participent à sa formation de soi comme individu : la nature, l’esprit du passé et l’action. Si la nature opère sur l’individu une influence originaire et continue, l’esprit du passé, soit les institutions, l’art ou les livres, dédouble l’influence première de la nature, par les apports cumulés de la pensée des générations successives. Reprenant des intuitions introduites dans l’essai sur la nature qui l’a rendu célèbre un an auparavant, Emerson pose la loi des correspondances entre les deux composantes originaires de l’univers, la nature et l’esprit, en postulant des ordres analogiques entre les lois physiques et spirituelles4. Du fait de ces analogies, découvrir la nature et se connaître soi-même deviennent les deux faces d’un même impératif5. La troisième source d’influence, l’action, n’est quant à elle pas du même ordre que les deux premières : alors que celles-ci constituent des forces qui viennent à l’individu, l’action ou le travail se présente plutôt comme le milieu intermédiaire de la formation du scholar, comme le mode de conversion pratique des puissances de la nature environnante et des institutions sociales dans une individualité singulière.
7L’individu réalise en effet son individualité dans la mesure où il convertit ces influences environnantes en actions propres qui forment sa personnalité et renforcent en lui son caractère. Par son action, il recrée dans son génie singulier la force créatrice de la nature et de l’esprit du passé. Il est une force de forces, une force réflexive et synthétique. C’est dans la mesure où le scholar assume dans la forme de son existence et dans son attention soutenue6 cette condition réflexive, qu’il est un modèle d’individualité. C’est dans sa construction de soi (upbuilding) que le scholar peut réaliser l’unité sur laquelle une communauté culturelle future peut à son tour se construire. En tant que force synthétique, il doit rassembler en lui les échos des sagesses du passé et les appels des sciences futures ; il doit devenir, dit Emerson, « une université des savoirs » (university of knowledges)7.
8Or, s’il revient au scholar de réaliser dans son individualité l’idéal formatif et culturel de l’université, c’est que celle-ci, en tant qu’institution, y échoue. Emerson parsème en effet son discours de critiques adressées à l’université, présentée comme institution conformiste et fermée sur elle-même, comme une sclérose de l’esprit du passé, dont le mot d’ordre est « restons-en là »8, construite sur des autorités livresques, qui perdent de leur pouvoir d’inspiration à mesure qu’elles s’éloignent des forces de la nature comme de l’esprit, mais surtout de l’action, comme l’illustrent les figures caricaturales de l’universitaire couard et rétif à l’action, le « rat de bibliothèque », ou le savant collé à son microscope, incapables de répondre aux urgences du présent. Comme les livres qu’elle empile et compile, l’université peut être la pire des choses9, si elle isole son pouvoir d’inspiration du milieu où il peut s’épanouir : l’action sociale, le travail dans la nature, la construction de soi de l’individu.
9Tout au plus – mais c’est déjà quelque chose – l’université demeure-t-elle un lieu d’échanges et d’inspirations réciproques, pour autant qu’elle reste ouverte aux influences qui la nourrissent et pour autant que le scholar soit capable de donner en retour ce qu’il a reçu, selon l’image du flux et du reflux maritime10. C’est là le cœur des devoirs de l’intellectuel : observer, comprendre et faire comprendre les lois de la nature et de l’esprit, pour continuer le flux de l’influence ; et en faisant mieux comprendre, faire agir, inspirer, guider, exhorter d’autres individus à devenir eux aussi des individus, comme autant de synthèses singulières des forces naturelles et sociales.
10Dans la formation du scholar comme dans sa vocation, vit une tension, qu’on retrouve jusque dans les derniers écrits d’Emerson, entre solitude nécessaire mais intenable et communauté recherchée mais introuvable. Sans période de solitude, de recherche intérieure, les meilleures influences sont non seulement stériles, mais potentiellement néfastes, car « le génie qui influence trop est toujours un assez grand ennemi du génie »11. L’influence, pour être formatrice, doit se faire à distance, comme la lune attire les vagues12, ou à respectueuse proximité, comme le figuier inspire le figuier13. Pour éviter que le guide ne devienne tyran14, l’inspiration demande aussi de la respiration. Se laisser inspirer par les génies, certes, mais pas au point de leur sacrifier le sien propre ; c’est qu’il ne faut jamais se fier aux grands hommes plus qu’à soi-même. À cette condition, la solitude, qui trouve dans la contemplation de la nature son lieu de resourcement originaire15, peut s’épanouir et s’élargir en cercles concentriques, comme autant de communautés d’influences qui opèrent à distance et par rencontres temporaires.
11Ceci nous conduit à une autre tension, parcourant elle aussi la pensée emersonnienne : celle entre l’élitisme des grands génies et l’égalitarisme du génie de chacun. D’un côté, les masses croient pouvoir être exaltées par la gloire du héros qui exprime et élève au plus haut leur « nature commune » : « il vit pour nous, nous vivons en lui »16. De l’autre côté, Emerson nous fait comprendre ce qu’a de suspect une telle exaltation, car nul ne peut accepter de s’élever par procuration, en renonçant à sa destination individuelle et à l’appel de son génie intérieur. L’époque actuelle, qui est celle de la valeur insigne de la personne singulière et de l’expérience ordinaire, refuse que les grands justifient les petits. Le scholar d’Emerson n’est un homme représentatif, pour l’époque qui s’ouvre comme pour la jeune nation, que dans la mesure où il exprime d’une manière plus claire, plus lucide et plus éloquente ce qui se dit en chacun. Par le concept d’hommes représentatifs, développé quelques années plus tard mais déjà présent en germe dans le discours de 183717, Emerson propose un éclairage particulier sur le double sens de la représentation démocratique, où le représentant est à la fois censé incarner en sa personne le meilleur d’un peuple, en se distinguant de la masse, et exprime par là même ce qu’il y a en lui de plus ordinaire, de plus profondément commun en chaque esprit. Il ne s’agit pas de présenter le scholar comme une espèce d’intermédiaire entre le moyen et l’élite, mais de le voir comme cet individu qui est capable d’élever en lui ce qu’il y a de plus commun dans l’expérience humaine à la hauteur de ce que son génie peut donner de meilleur, pour lui-même d’abord, pour sa nation et pour le reste de l’humanité ensuite.
12Ces tensions qui traversent le texte séminal d’Emerson, entre solitude du penseur et socialité de l’acteur, entre exaltation héroïque des grands hommes et valorisation démocratique du génie ordinaire, sont les tensions qui font vivre et que fait vivre en lui le scholar, en tant que concentration individuelle de diverses forces d’influences. Ce n’est plus dans une institution conformiste et passéiste comme l’université que ces tensions peuvent stimuler une nation. C’est en lui, dans sa force réflexive et synthétique singulière, que se prépare une communauté culturelle qui peut enfin compter sur elle-même. La solitude du scholar est la condition d’une telle émancipation collective, de même que l’affirmation d’une nouvelle nation fut pour le jeune intellectuel une incitation à réaliser en lui-même le pouvoir de compter sur soi, la self-reliance.
2. Mill : perfectionnement de soi et décentrement réciproque dans un public éclairé
13C’est en tant que recteur honoraire de l’Université Saint Andrews que Mill prononça en 1867 un discours inaugural consacré à l’idée d’université, alors qu’il n’en fut jamais étudiant régulier, pas plus qu’à Cambridge ou Oxford, son éducation privée et non-conformiste l’en ayant pour ainsi dire dispensé. Mill entame son allocution en reconnaissant qu’il cède à une vénérable coutume académique en acceptant de prononcer un discours sur « l’éducation libérale » et sur ce qu’elle présente de plus excellent18. Parce que ce sujet offre « le plus grand nombre de facettes », il exige d’être considéré par « divers esprits, depuis divers points de vue » – conformément à ce que Humboldt identifiait comme l’une des conditions fondamentales de l’idéal de Bildung19, dans un texte plusieurs fois cité par Mill et repris en exergue de son On liberty20. Ce qu’il y a de toujours neuf dans l’éducation ne peut donc être saisi que par un « esprit neuf », soit un esprit capable de rencontrer en lui et hors de lui cette diversité de perspectives21.
14L’idéal d’éducation est ici défini comme tout ce que les humains peuvent faire par eux-mêmes pour se « rapprocher de la perfection de [leur] nature », et, plus précisément, comme « la culture que chaque génération donne délibérément à ceux qui en héritent dans le but de les rendre capables, pour le moins, de la préserver et, si possible, d’élever le niveau de progrès qu’elle a atteint »22. C’est cet idéal de perfectionnement de soi que doivent servir les institutions éducatives, et en particulier l’université, qui doit garder vivant et ouvert pour les générations qui se succèdent le « trésor accumulé des pensées de l’humanité »23. Pour Mill, l’université n’a donc pas pour fonction première de fournir aux hommes une éducation professionnelle spécialisée leur garantissant un gagne-pain ; elle n’a pas à former avant tout des médecins, des légistes et des ingénieurs, mais bien « des êtres humains capables et cultivés »24, car, dit-il, « les hommes sont des hommes avant d’être juristes, médecins, ou commerçants, ou fabricants »25.
15Comme l’école secondaire, l’université participe ainsi pleinement au « système général de l’éducation », qui a pour mission de former en chaque individu, non pas le savoir professionnel du métier auquel il se destine en particulier, mais « l’esprit, c’est-à-dire l’intelligence et la conscience », qui fait de lui un être sensé et compétent et qui sera capable de le guider dans sa profession et de « porter la lumière de la culture générale » sur les spécificités de celle-ci26. C’est la manière dont cet esprit sera formé qui va décider si l’individu fera du savoir acquis à l’université une branche de la recherche intellectuelle ou un simple produit d’échange marchand. Pour Mill, dès que l’éducation « cesse d’être générale » et qu’il s’agit d’entrer dans la particularité technique des professions, l’université arrive à sa limite et doit passer la main à un autre type de formation.
16L’université est chargée de former les jeunes esprits à la science comme un tout, au système des connaissances scientifiques pour saisir comment se font les connexions organiques entre ces différentes parties, comment on s’élève d’une branche inférieure à une branche supérieure, comment un fait doit être à chaque fois compris dans un tout, et non isolé comme une abstraction. Pour cela, l’éducation universitaire doit inclure une « étude philosophique des méthodes des sciences » propre à saisir comment et par quelles épreuves l’on acquiert des connaissances scientifiques27. Cette philosophie de la connaissance scientifique constitue pour Mill le « couronnement de l’éducation libérale » – idée qui rejoint la première phrase du discours sur Sedgwick de 1835, où Mill définit comme la finalité la plus élevée de l’université la tâche de « garder la philosophie vivante »28. L’université pourrait d’ailleurs se consacrer tranquillement à cultiver cette étude philosophique des sciences, si les écoles secondaires préparaient adéquatement les futurs étudiants en leur donnant les bases suffisantes – ce qui, de facto, n’est pas le cas, ni en Écosse, ni a fortiori en Angleterre29.
17Or, l’université britannique au XIXe siècle souffre d’un mal typiquement moderne qui affecte fortement sa mission de formation intégrative, générale et organique : la séparation des domaines de la culture savante et, plus encore, la spécialisation croissante des disciplines. Mill déplore ainsi que les universités, dans la lignée des écoles secondaires, s’entêtent à séparer et à mettre en concurrence les études classiques ou littéraires et les études scientifiques. Il est pourtant vain à ses yeux de se demander lesquelles des deux doivent primer ou être choisies au détriment des autres, alors qu’on gagnerait à allier les deux et que manquer de culture classique ou de culture scientifique, c’est être un « pauvre fragment d’humanité amputé et bancal »30.
18Cette séparation, héritée de la querelle des Anciens et des Modernes, est dédoublée par d’autres oppositions, comme celle entre connaissances théoriques et pratiques, ou entre sciences inductives et déductives, mais elle est surtout aggravée par l’hyperspécialisation, qui est une conséquence inévitable de l’efficacité des sciences modernes. « Chaque domaine de la connaissance devient si chargé de détails que celui qui aspire à le connaître avec une précision minutieuse doit se restreindre à une portion de plus en plus petite de toute son extension »31. Mais si cette spécialisation est un gain pour la connaissance objective, elle est un risque qualitatif pour le sujet connaissant. « L’expérience montre qu’il n’y a pas d’étude ou de recherche qui, si elle est menée à l’exclusion de toute autre, ne rende l’esprit étroit et pervers en le nourrissant d’une série de préjugés propres à cette recherche en plus du préjugé général, commun à toutes les spécialités étroites, à l’encontre des vues larges, provenant d’une incapacité à adopter et à apprécier le fondement de celles-ci »32.
19La crise de l’université moderne vient donc de ce que la désarticulation des savoirs spécialisés rend les étudiants et les savants incapables de saisir la science comme un tout, ce qui l’expose à son instrumentalisation à des fins exogènes à une vraie culture savante.
20Comment retrouver le sens de la science comme totalité organique et évolutive si aucun système a priori n’est disponible pour en donner la clé ? Faut-il entreprendre une grande réforme des institutions éducatives, et en particulier de l’université ? Mill évoque certaines réformes scolaires initiées à son époque, mais il considère que les réformes dans le domaine de l’éducation sont encore plus lentes que dans l’État ou l’Église, car il y est préalablement requis de façonner l’instrument, c’est-à-dire « d’enseigner aux enseignants »33. En outre, le plus souvent, ces réformes ne sont pas nécessaires, car dans la plupart des domaines, surtout dans l’apprentissage des langues, l’école et l’université doivent seulement permettre aux élèves d’apprendre par eux-mêmes, comme Mill a pu en faire l’expérience dans son éducation privée si particulière34. Si réforme il doit y avoir, elle doit donc trouver son premier levier dans cet être qui condense en lui les forces et les vices de l’institution, dans l’individu qui se cultive et s’éduque en elle.
21Aussi, la réforme éducative que Mill appelle de ses vœux dans son discours n’est-elle une réforme institutionnelle que dans la mesure où elle est d’abord une réforme de la « culture de soi » (self-culture)35, à la fois intellectuelle et morale, de chaque individu en vue du développement de l’espèce. Les missions, l’organisation interne et les cursus de l’université ne seront efficacement réformés et améliorés que comme un effet de cette réforme individuelle de la culture de soi, et il revient d’abord aux institutions, comme l’État, l’école, l’université et l’Église, de ne pas empêcher cette réforme, et éventuellement de la favoriser activement, pour autant qu’elles le puissent. L’université doit ainsi s’offrir aux étudiants et aux savants comme un indispensable « lieu de libres spéculations »36. Elle ne peut certes assumer directement que la part intellectuelle de l’éducation de l’individu ; mais chacun de ses membres peut et doit contribuer à l’éducation morale de tous les autres et de la nation par l’exemple pratique qu’il donne, par le « ton habité » qu’il emprunte dans son discours, par la façon dont il incarne « le sens du devoir » qui doit résonner en chacun, mais aussi par la confrontation des doctrines et arguments les plus divers, une confrontation qui œuvre aussi bien pour l’éducation intellectuelle que pour la culture morale.
22Si l’on analyse l’économie du discours de Saint Andrews, Mill semble l’avoir construit comme un entonnoir : après avoir mis en avant la finalité de l’université comme institution destinée à la culture de l’espèce et au perfectionnement de soi, il expose une série d’oppositions entre pôles mis traditionnellement à distance l’un de l’autre, pour mieux relativiser le sens éducatif de celles-ci et réduire la distance qui les sépare. Partant de l’opposition entre cultures littéraire et scientifique, puis entre déduction et induction, entre sciences pures et empiriques, il en arrive à l’opposition la plus intime entre éducation intellectuelle et éducation morale, laquelle n’est reconduite à son unité que dans l’individu se perfectionnant, fine pointe de la culture. Celui-ci trouve alors dans la parfaite beauté de l’œuvre d’art son paradigme par excellence, son inspiration pour « rapprocher de l’idéal, autant que possible, chacun de [ses] travaux, et par-dessus-tout, [son] caractère et [sa] vie »37. L’université, nécessairement animée par la pluralité des disciplines, l’hétérogénéité des intérêts et la diversité des opinions, n’atteint ainsi son unité architectonique idéale, en tant que clé de voûte du système de l’éducation libérale, que dans l’œuvre d’art en devenir que le savant individuel s’efforce d’être en lui-même dans son travail de perfectionnement et de culture de soi.
23La solution millienne à la crise de la culture savante est-elle pour autant individualiste, voire solipsiste ? Certes, on perçoit dans le discours des éléments de critique du conformisme de la démocratie de masse que Mill développe dans d’autres textes. L’université doit bien assumer pour lui son caractère élitaire et aristocratique. « Un système d’éducation, dit-il, n’est pas pensé en fonction de la seule majorité ; il doit éveiller les aspirations et soutenir les efforts de ceux qui sont destinés à s’élever en tant que penseurs au-dessus de la multitude »38. Parmi ces penseurs, les métaphysiciens, par exemple, « sont les seuls à saisir dans leur entièreté » la portée et le sens de certains mots prononcés depuis l’enfance39. Pourtant, si le discours de Saint Andrews insiste sur l’importance de l’anticonformisme, il ne reproduit pas le pathos de la solitude du penseur qu’on peut trouver chez Emerson ou, plus tard, chez Nietzsche, mais il développe au contraire plus explicitement les vertus de la collaboration dialogique pour favoriser pleinement le rôle social et éducatif des élites culturelles, tout en dépassant les limites épistémiques des individus.
24En effet, du fait de l’hyperspécialisation, la limite ultime que peut atteindre une intelligence humaine particulière ne consiste pas à connaître à fond une seule chose, mais à combiner des connaissances pointues spécifiques avec une connaissance générale de nombreuses choses – la connaissance générale d’un domaine se distinguant d’une connaissance vague et superficielle par la maîtrise des « vérités directrices » (leading truths) de ce domaine. C’est cette combinaison épistémique qui produit ce que Mill appelle un « public éclairé » (enlightened public) : soit un « corps d’intellects cultivés, chacun ayant appris par ses réalisations dans son propre domaine ce qu’est une connaissance réelle et en connaissant assez des autres sujets pour pouvoir reconnaître qui sont ceux qui les connaissent le mieux ». Ainsi, « des esprits se forment à pouvoir guider et améliorer l’opinion publique sur les préoccupations majeures de la vie pratique »40. Le scholar millien, qu’il soit étudiant, chercheur ou professeur, a donc pour destination de devenir un guide pour le public le plus large, en se faisant d’abord le formateur de cette communauté de recherche et de discussion qu’est le public éclairé.
25C’est dans une telle communauté qu’on peut s’exercer à tracer la ligne entre ce que nous savons avec exactitude et ce que nous ne savons pas avec autant de précision. Car si le signe de la vraie compétence est la connaissance des limites de la compétence, ces limites ne sont jamais mieux éprouvées que par la confrontation réciproque des compétences dans un public éclairé. Cette confrontation publique joue non seulement entre compétences spécialisées, mais aussi dans la comparaison entre les cultures et les langues, sans laquelle chacun tend à prendre ses habitudes culturelles pour des traits de la nature humaine. Pour ce faire, il faudrait même chercher les plus grandes différences possible, comme celle qui nous sépare des auteurs grecs et latins et du monde linguistique dans lequel ils nous transportent, qui permet de libérer au mieux l’esprit moderne de ses habitudes culturelles et grammaticales41.
26Une éducation est ainsi libérale pour Mill dans la mesure où elle rend possible une réforme de la culture de soi, d’une part, en libérant l’individu de toute subordination à une fonction sociale ou une finalité professionnelle (c’est le sens ancien de l’éducation libérale comme culture de soi dans le temps libre, l’otium) et d’autre part, en favorisant un renforcement réciproque des points de vue et une tolérance active face à la diversité des conceptions individuelles et collectives (c’est le sens moderne de l’éducation libérale comme développement de soi à l’épreuve du pluralisme). Le scholar de Mill se forme ainsi dans et par un public éclairé, une communauté dialogique qui est le point d’intersection entre l’université comme vivier de la diversité des perspectives épistémiques et l’individualité de l’étudiant et du savant qui se perfectionne comme une œuvre d’art en cultivant continument, à travers cette diversité, un « esprit neuf », l’esprit de l’enquête et de la discussion.
3. Nietzsche : se mettre au service de la Bildung, par la solitude et la discipline
27Ce qui est à l’avant-plan des conférences prononcées par Nietzsche à l’Université de Bâle en 1872 Sur l’avenir de nos établissements de formation (Bildungsanstalten), ce n’est pas seulement l’université comme institution, ni simplement le savant isolé, mais c’est la crise profonde qu’ils traversent tous les deux, à la fois en eux-mêmes et dans leurs relations, crise intime sur le sens et les transformations de l’idéal de Bildung, qui conduira bientôt Nietzsche à un point de rupture avec l’université. C’est cette crise intime qui s’exprime dans le ton et le dispositif rhétorique choisis par Nietzsche dans ses conférences, où il cherche, dès les premières phrases, à s’échapper de la situation de parole inconfortable où il se trouve, face à son auditoire, par un triple décalage qui va le conduire ailleurs, loin de ce public.
28Par un premier décalage, Nietzsche admet que les critiques qu’il s’apprête à développer à l’encontre de « nos » institutions d’éducation ne concernent pas les établissements de Bâle, dont il se considère encore « trop étranger » pour porter sur elles un jugement avisé, mais plutôt les institutions allemandes en général. Tout se passe comme si l’orateur ne s’adressait pas directement au bon auditoire, comme si le public visé était absent. Un deuxième décalage est opéré ensuite par le dispositif narratif élaboré de la première à la cinquième conférence, qui consiste à rapporter un entretien passé, mi-historique, mi-imaginaire, à la manière dont de nombreux dialogues platoniciens s’ouvrent par un enchâssement de propos relatés. L’auditeur réel est ainsi reporté à un autre temps que le temps présent, un temps suspendu entre le passé d’un récit et l’avenir d’une prophétie ; il en est pour ainsi dire conduit à se faire lecteur de ce qu’il entend, un lecteur lent et patient. Par un troisième décalage, Nietzsche invite son auditeur-lecteur à se projeter dans l’état d’esprit non d’un enseignant, mais d’un tout « jeune étudiant », le jeune Nietzsche lui-même, campant le personnage principal d’un dialogue avec un vieux philosophe – un étudiant dont l’insouciance « étrangère au temps »42 contraste avec la gravité inquiétante de la question urgente : celle de l’avenir de la culture.
29Comme nous avons cherché à le montrer dans une recherche récente43, ce triple décalage opéré par Nietzsche initie un travail de mise à distance avec l’état actuel des institutions de formation de langue allemande (du primaire à l’université), et la mise en abîme d’une prise de position inactuelle (unzeitgemäss) pour renouer avec l’esprit de la Bildung, trahi par ces institutions. J’aimerais me concentrer ici sur ce que cette mise à distance exprime de la tension entre le thème de la solitude du penseur, qui traverse l’œuvre de Nietzsche, et l’aspiration plusieurs fois redite par lui d’une nouvelle forme de communauté de recherche, voire d’un projet de recherche collective, comme y a justement insisté Emmanuel Salanskis dans son travail sur la Généalogie de la morale, où le philosophe en appelle ses « compagnons savants » à « rechercher la bonne société, la nôtre »44.
30Le récit des conférences bâloises développe en effet amplement le topos de la solitude du philosophe, incarné dans le dialogue par le vieux maître aigri et misanthrope, dont la solitude est obligée par la noblesse de son esprit, par l’aristocratie de son génie : « Essaie seulement d’être un solitaire de la culture », lance le vieillard – « il faut une richesse débordante pour vivre soi-même à la place de tous »45. Mais ce topos de la solitude du génie est constamment mis en tension dans le texte avec l’attente « d’un lointain ami » du philosophe46, avec la recherche d’un compagnonnage intellectuel, dont le groupe des jeunes étudiants symbolise l’espoir illusoire, et avec le devoir impossible d’une préservation institutionnelle de la Bildung, illustré par les tiraillements et la crise de vocation du disciple du vieux philosophe. Or, à cette tension entre solitude du génie et communauté de chercheurs s’ajoute une complexification de l’idéal du génie par un nouvel impératif formatif : celui de la discipline et de l’obéissance.
31Si Nietzsche reprend bien explicitement à Schopenhauer, qui fut sans doute un des inspirateurs du personnage du vieux philosophe, le thème de l’aristocratie du génie, il prend ses distances vis-à-vis de la métaphysique schopenhaurienne du génie47. Ce n’est pas tant la figure du génie en elle-même qui est mise en question, ni l’importance de sa signification morale et culturelle, c’est la naturalisation romantique du génie comme pure spontanéité et expression immédiate de la singularité individuelle. Pas plus que l’individu ne peut exprimer sa singularité avant de l’avoir patiemment cultivée et façonnée, pas plus le génie n’est-il une apparition magique ou l’effet d’une inspiration mystique ; il est le résultat laborieux d’un long processus de formation de soi. Contre la métaphysique naturalisante du génie, Nietzsche promeut ici une éthique de la discipline et de l’autodiscipline passant par le dressage48 et l’obéissance. À rebours du mythe de l’inspiration personnelle, illustrée par la prédilection des jeunes élèves pour les dissertations précoces, alors qu’ils n’ont encore rien à dire de vraiment singulier49, il faut commencer par former ceux-ci à se discipliner par la langue et par la grammaire – et d’abord par la maîtrise des langues anciennes, la lecture serrée et la traduction des œuvres classiques.
32Pour se former, il faut donc être capable d’endurer la discipline et, faute d’être en mesure de commander, il faut pouvoir obéir. Mais à qui, à quel maître faut-il obéir ? Et à qui faut-il tout d’abord ne plus obéir, si l’on veut servir la vraie culture ? Nietzsche cible dans son texte deux causes principales, apparemment opposées, mais en fait profondément complémentaires, de la dissolution institutionnelle de la Bildung : d’un côté, l’État autoritaire prussien et de l’autre, la liberté académique, mal comprise comme liberté de dire et écouter ce qu’on veut50. Si le cycle de conférences s’ouvre par une critique ouverte du premier – l’État affaiblit la culture en la réduisant à sa mesure, il se clôt par une attaque en règle contre la seconde – la liberté académique, mince fil tendu entre quelques bouches et une multitude d’oreilles, est l’indice de l’élargissement de la culture aux dimensions de la masse51. Nietzsche saisit ici avec lucidité le lien intime entre les deux extrêmes : c’est la vision naïve et inculte que se font les étudiants –mais aussi les enseignants – d’une liberté individuelle indisciplinée, une liberté spontanée qui ferait l’économie du laborieux travail de formation de l’autonomie52, qui, en dispersant les forces de la culture, l’expose à la mainmise d’un État bureaucratique qui veut la diviser toujours davantage en compartiments utilitaires. Car l’État moderne est le grand diviseur ; il veut partout des fonctionnaires, c’est-à-dire des individus assignés à des fonctions utiles, d’autant plus efficaces qu’elles sont segmentées. Or, paradoxalement, les individus incités à revendiquer leur singularité avant d’avoir pu la dresser et la discipliner sont particulièrement vulnérables à cette segmentation, car ils n’ont ni cultivé le sens du tout, de la totalité organique propre aux langues anciennes, aux grandes œuvres, comme aux sciences bien comprises, ni a fortiori formé le « noyau » intégratif de leur caractère53. C’est pourquoi, s’exclame Nietzsche par la voix du vieux philosophe, « je le répète mes amis ! – toute culture commence avec le contraire de tout ce que l’on porte aujourd’hui aux nues sous le nom de liberté académique, avec l’obéissance, avec la soumission, avec le dressage (Zucht), avec le sens du service. Et comme les grands guides ont besoin d’hommes à conduire, ceux qui doivent être conduits ont besoin de guides »54.
33Ainsi, pour conclure ses conférences, Nietzche oppose et substitue au modèle de l’État prussien qui enrégimente à ses fins propres l’école, l’université et tout l’appareil de la Bildung d’une nation55, et à la fausse conception que les étudiants se font d’une « liberté académique » trop mal préparée pour être vraiment vécue, une énigmatique allégorie (Gleichnis) : celle du chef d’orchestre – achevant ainsi son pastiche platonicien par un hommage à peine voilé à Wagner. Sans chef pour les diriger, les membres d’un orchestre paraissent une masse informe, indisciplinée et cacophonique, ridicule et mécaniquement assemblée ; mais placez, dit-il, « au milieu de cette masse un génie, un vrai génie », et vous verrez ce génie, comme par une rapide métempsychose (Seelenwanderung), entrer dans tous ces corps, animer leurs muscles, et vous éprouverez « l’harmonie préétablie entre le guide et ceux qu’il conduit »56.
34C’est par cette allégorie finale que Nietzsche veut nous « faire deviner » ce qu’il entend par la « véritable institution de Bildung » qu’il appelle de ses vœux. En mettant en scène l’accord musical entre la force directrice du génie et l’art de se laisser diriger par lui, cette métaphore exprime en effet la double exigence que porte en lui tout individu qui veut se mettre au service de l’idéal de Bildung pour Nietzsche : forger, d’un côté, le génie créateur par une autodiscipline de ses forces individuelles et trouver, de l’autre côté, une communauté sélective de recherche et de formation, capable à la fois de préserver la distance et la solitude nécessaires au travail sur soi du génie exceptionnel et de mobiliser autour de lui les individus plus communs qui aspirent à être élevés à son contact.
Conclusion
35La mise en miroir des trois discours académiques prononcés par Emerson, Mill et Nietzsche a fait apparaître d’abord des thèmes communs : la division accélérée du travail scientifique, qui est responsable de la crise de la culture savante ; la dégradation de l’université en institution soit passéiste et conformiste, soit inféodée aux intérêts de l’État et fractionnée par des besoins fonctionnels ; la dilution du caractère de l’individu dans une éducation de masse. Pourtant, tenus dans des contextes personnels différents – avant, pendant ou après la crise de vocation que les auteurs ont tous les trois vécus – les discours proposent des stratégies contrastées pour assumer la tension entre singularité du génie et discipline collective du savant. La réponse donnée à la question : « quelle communauté de recherche est-elle compatible avec la solitude du philosophe ? » varie ainsi entre la communauté d’inspiration géniale et d’influences à distance esquissée par Emerson, la communauté de discussion d’un public éclairé promue par Mill, et la communauté de discipline dirigée par un génie exceptionnel défendue par Nietzsche. Sont apparues aussi des lignes d’opposition. Si Emerson et Nietzsche se rejoignent dans une méfiance forte, voire un rejet de l’institution universitaire comme lieu de culture authentique, Mill semble continuer à croire dans la vertu formatrice possible d’une université bien pensée et réformée. Alors que Mill et Emerson s’efforcent d’articuler élitisme culturel et exigences démocratiques dans une société libérale, les positions franchement anti-démocratiques de Nietzsche sont explicitement irréconciliables avec toute forme d’égalitarisme et de libéralisme. Enfin, la confiance d’Emerson dans le caractère spontané et naturel du génie de tout individu contraste avec l’importance accordée par Mill et Nietzsche à la discipline procurée par le travail sur les langues anciennes et les textes classiques. Mais au-delà de ces divergences remarquables, l’idée force qui persévère de l’un à l’autre, c’est peut-être que l’individualité du savant ou du penseur ne peut se construire et s’affermir qu’en vivant des tensions culturelles qui le traversent et en les concentrant en soi, pour pouvoir féconder et éclairer ensuite de nouvelles formes de collectifs de recherche et de communautés intellectuelles.
Notes
1 Emerson (R. W.), « The American Scholar », in The Complete Works of Ralph Waldo Emerson, Boston, The Riverside Press Cambridge, 1903, vol. 1, p. 81, 82 ; « L’intellectuel américain », traduit par Chaput (S.), Horizons philosophiques, 10/2 (2000), p. 25-52 ; p. 27.
2 Ibid., p. 83, 84 ; traduction p. 28, 29.
3 Ibid., p. 87 ; traduction p. 30.
4 Ibid., p. 84 et suivantes ; traduction p. 29 et suivantes.
5 « in fine, the Ancient precept, “Know thyself”, and the Modern precept, “Study nature”, become at last one maxim », Ibid., p. 107 ; traduction p. 44.
6 « L’intellectuel est, de tous les hommes, celui que ce spectacle retient le plus » (whom this spectacle most engages), Ibid., p. 85 ; traduction p. 29.
7 Ibid., p. 113 ; traduction p 48.
8 Ibid., p. 90 ; traduction p. 32 (modifiée).
9 Ibid., p. 89 ; traduction p. 32.
10 Ibid., p. 98 ; traduction p. 38.
11 Ibid., p. 91 ; traduction p. 33.
12 Ibid., p. 106 ; traduction p. 43.
13 Ibid., p. 91 ; traduction p. 33.
14 Ibid., p. 89 ; traduction p. 31.
15 Emerson (R. W.), « Nature », in The Complete Works of Ralph Waldo Emerson, op. cit., p. 7.
16 Emerson (R. W.), « The American Scholar », op. cit., p. 107 ; traduction p. 43.
17 Cf. le concept de « délégué », qui désigne le philosophe ou le poète, lequel me représente en ce qu’il « n’a fait pour moi […] que ce que je peux faire un jour moi-même », Ibid., p. 108 ; traduction p. 44.
18 Mill (J. S.), « Inaugural Address delivered to the University of Saint Andrews », in Collected Works, Toronto, University of Toronto Press, 1984, vol. XXI, p. 217. Les traductions françaises utilisées dans cet article sont en partie issues de la traduction collective inédite de deux grands extraits du discours que nous avons réalisée avec Camille Dejardin, Anne-Sophie De Clercq et Nicolas Quérini, publiée dans le présent numéro.
19 von Humboldt (W.), « Ideen zum einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmen », in Werke I, Darmstadt, WBG, 2010, p. 64 et suivantes.
20 Mill (J. S.), « On Liberty », in Collected Works, Toronto, University of Toronto Press, 1977, vol. XVIII, p. 215.
21 La méthode des variations de points de vue est d’ailleurs particulièrement importante dans l’étude des doctrines politiques, cf. Mill (J. S.), « Inaugural Address », op. cit. p. 244.
22 Ibid.., p. 218.
23 Ibid., p. 248.
24 Ibid., p. 218.
25 Ibid., p. 218.
26 Ibid., p. 218.
27 Ces méthodes sont particulièrement développées dans son Système de logique déductive et inductive, cf. Collected Works, Toronto, University of Toronto Press, 1977, vol. VII.
28 Mill (J. S.), « Sedgwick’s Discourse », in Collected Works, Toronto, University of Toronto Press, 1963, vol. X, p. 33.
29 C’est pourquoi, pour Mill, les universités modernes, en Écosse comme en Angleterre, ne peuvent pas se contenter d’être des universités, mais doivent en outre faire office d’écoles secondaires pour pallier ce manque de préparation, Mill (J. S.), .), « Inaugural Address », op. cit, p. 219.
30 Ibid., p. 221.
31 Ibid., p. 223.
32 Ibid., p. 223.
33 Ibid., p. 222.
34 Ibid., p. 224.
35 Ibid., p. 255.
36 Ibid., p. 250.
37 Ibid., p. 256.
38 Ibid., p. 243.
39 Ibid., p. 243.
40 Ibid., p. 224.
41 Ibid., p. 226, 227.
42 Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », in La philosophie à l’époque tragique des Grecs, traduit par Backès (J.-L.), Paris, Gallimard, 1975, p. 86.
43 Landenne (Q.), Quérini (N.), « Critique et crise de la Bildung. La politique inactuelle de la culture chez le jeune Nietzsche », Klēsis, 58 (2024, à paraître).
44 Nietzsche (F.), Généalogie de la morale, traduit par Blondel (E.) et al., Paris, Flammarion, 2002, III, § 14, p. 142. Salanskis (E.), « Introduction », in Les métamorphoses de la « généalogie » après Nietzsche, édité par Quentin Landenne, Emmanuel Salanskis, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2022, p. 5-24.
45 Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 97.
46 Ibid., p. 153.
47 « Maître, dit ici le compagnon, vous me plongez dans l’étonnement avec cette métaphysique du génie », ibid., p. 125.
48 Pour la traduction de Zucht par discipline, mais aussi élevage et dressage, cf. Salanskis (E.), « Pour une discipline de la langue. Actualité des conférences de Nietzsche Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », in Claudel (M.), Frémont (M.), Landenne (Q.), Quérini (N.) (dir.), Bildung. L’actualité intempestive d’une idée moderne, Bruxelles, Presses universitaires de Saint Louis, 2024 (à paraître).
49 Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », p. 108.
50 Ibid., p. 156.
51 Les deux tendances à l’élargissement et à l’affaiblissement de la culture sont identifiées d’emblée comme les causes de la crise de la Bildung (p. 97-98). L’État prussien et la liberté académique sont les traductions institutionnelles de ces deux tendances.
52 Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », p. 155 et suivantes.
53 Ibid., p. 105. Pour le parcours qui mène l’étudiant pris par le désespoir et le mépris de soi d’une liberté mal préparée à la soumission à l’utilité, cf. p. 160-161.
54 Ibid., p. 165.
55 Ibid., p. 99.
56 Ibid., p. 166.
Pour citer cet article
A propos de : Quentin Landenne
Quentin Landenne est docteur en philosophie et diplômé en sciences politiques. Il est chercheur qualifié au F.R.S.-FNRS, professeur à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et chercheur au Centre Prospéro et au Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques. Ses recherches actuelles, menées dans le cadre d’un projet ERC-Consolidator (BildungLearning) ont pour objectif de reconstruire la fonction systématique de l’idéal de Bildung (formation, éducation, culture) dans l’idéalisme allemand, et de le confronter avec le modèle contemporain de la Learning society (société apprenante), en particulier dans le contexte des mutations de l’idée d’université et de la liberté académique. Il est l’auteur de nombreuses publications, articles, collectifs et traductions. Parmi ses monographies, on peut citer Le perspectivisme transcendantal de Fichte, chez Olms en 2013, Karl-Otto Apel. Du point de vue moral, chez Michalon en 2015 et Reconstructing a Learning Society, chez Logos en 2021.
La rédaction de cette publication a été financée par l’Union européenne (BildungLearning, projet ERC n° 101043433). Les points de vue et opinions exprimés appartiennent à son auteur et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union européenne ni de la European Research Council Executive Agency. Ni l'Union européenne ni l’instance chargée de l'octroi des subventions ne peuvent en être tenues pour responsables.