Phantasia Phantasia -  Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche 

Les pratiques autobiographiques de Friedrich Nietzsche et de John Stuart Mill
Une lecture comparée

Nicolas Quérini

Docteur et agrégé de philosophie, Nicolas Quérini est actuellement professeur au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg et chargé de cours à l'université. Il a effectué auparavant un post-doctorat à l’UCLouvain à l'occasion duquel il travaillait sur les concepts de Bildung et de self-development chez Nietzsche et Mill, sous-la direction de Quentin Landenne. Sa thèse, réalisée sous la direction d’Anne Merker et de Paolo D’Iorio, portait sur Platon et Nietzsche et fut publiée en 2023 chez Classiques Garnier sous le titre De la connaissance de soi au devenir soi. Platon, Pindare et Nietzsche. Nicolas Quérini a également publié de nombreux articles, sur Nietzsche notamment.

Camille Dejardin

Camille Dejardin est agrégée de philosophie et docteur en sciences politiques de l’université Paris II. Spécialiste de John Stuart Mill à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, et plus largement de l’histoire des idées politiques du XIXe siècle, elle a notamment publié John Stuart Mill, libéral utopique (Gallimard, 2022), John Stuart Mill et les conditions de la liberté (Le Passager clandestin, 2023) et La Philosophie contemporaine (Ellipses, 2023). Se consacrant à l’étude et à la discussion contemporaine des théories dix-neuviémistes de la liberté, de l’individualité et de l’éducation, elle entreprend depuis 2023 une lecture croisée des visions millienne et nietzschéenne de la formation de soi dont témoignent un cycle de six conférences sur « Mill, Nietzsche et les “derniers hommes” » prononcées aux Mardis de la Philosophie (Paris, Centre Sèvres) au premier semestre 2023-2024 et l'article « Nietzsche, Mill et l’individualité comme clé de transformation morale et civilisationnelle », Labyrinth, 26/1 (octobre 2024). Par ailleurs professeur et conférencière, elle enseigne depuis 2014 en lycée général et intervient auprès de divers publics.

 

La rédaction de cette publication a été financée par l’Union européenne (BildungLearning, projet ERC n° 101043433). Les points de vue et opinions exprimés appartiennent à ses auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ni de la European Research Council Executive Agency. Ni l’Union européenne ni l’instance chargée de l’octroi des subventions ne peuvent en être tenues pour responsables.

Résumé

Nietzsche et Mill ont en commun d’avoir écrit une autobiographie dans laquelle ils retracent les jalons de l’émergence de leur philosophie mais aussi de leur personnalité. Toutefois, s’il s’agit, selon les termes de Nietzsche, de dévoiler « comment on devient ce qu’on est », on peut se demander quelle fin est poursuivie à travers cette démarche. En effet, influencés par le romantisme, les deux auteurs insistent sur l’absolue individualité des personnalités véritables, qui s’avèrent dès lors inimitables. Que peut donc tirer le public d’une telle lecture ? Notre propos consiste à inscrire la pratique autobiographique telle qu’elle se décline chez Nietzsche et Mill dans la tradition de ce que Pierre Hadot appelait « exercices spirituels » et Michel Foucault « techniques de soi ». Dans cette perspective, la (re)construction du soi par la pratique autobiographique peut malgré tout constituer une forme de discours édifiant, à même de conduire les lecteurs non pas à imiter le parcours de l’auteur mais à vouloir mener une existence à la hauteur de celle qui se donne à voir au fil des pages. En ce sens, si l’exemplarité nietzschéenne est exemplarité d’une déviance, d’une façon de se montrer singulier, elle est davantage dans le cas de Mill illustration d’une vertu qui cherche à se rendre désirable pour autrui.

Index de mots-clés : Autobiographie, exercices spirituels, Mill, Nietzsche.

Abstract

Nietzsche and J. S. Mill both wrote autobiographies in which they recount the salient elements enabling their readers to understand the emergence of their respective philosophy and personality. But if, as Nietzsche put it, the aim was to reveal “how we become what we are,” we might ask what purpose this practice was intended to serve. Indeed, insofar as they were influenced by Romanticism, both authors insisted on the absolute individuality of true personalities, which are therefore impossible to emulate. Thus, what benefit can the public get from such a reading? This paper aims to construe autobiographical practice as it manifests itself in Nietzsche’s and Mill’s work in the wake of what Pierre Hadot called “spiritual exercises” and Michel Foucault called “techniques of the self.” In this perspective, autobiography may overall constitute an edifying discourse to the extent that it may encourage readers not to imitate the author's path directly, but to lead their lives with the greatness that unveils itself through the pages. And if Nietzschean exemplarity is that of deviance, a way of appearing irreducibly singular, Mill’s is more likely the illustration of a virtue susceptible to look desirable to others.

Index by keyword : Autobiography, spiritual exercises, Mill, Nietzsche.

Introduction : deux mises en récit d’une construction de soi

1Conscient de l’originalité de son parcours intellectuel, personnel et politique, John Stuart Mill composa soigneusement à partir des années 1850 un manuscrit intitulé Autobiographie, en collaboration et pour ainsi dire sous la supervision de son épouse Harriet Taylor (à l’exception de la toute fin, relative aux années suivant la mort de cette dernière en 1858). Comme l’explique J. M. Robson, l’éditeur de ses Collected Works, l’écriture aurait commencé en 1853 et seule la dernière partie du dernier chapitre n’aurait pas fait l’objet d’une relecture-réécriture1. En tout état de cause, bien que le couple Taylor-Mill n’ait pas choisi de publier l’ouvrage de son vivant, tout était prêt pour une éventuelle publication posthume, publication qui eut effectivement lieu quelques mois après le décès du philosophe britannique en 1873, coordonnée par sa belle-fille Helen Taylor. En plus d’une reconnaissance de dette envers les personnes qui ont le plus influencé l’auteur, transparaît explicitement dans cette démarche une volonté de témoignage et de transmission centrée sur les notions d’éducation et de construction de soi, prétendant participer par l’exemple à une réflexion plus large sur les manières de former « l’opinion » pour réformer la société. Ainsi que l’annonce l’incipit du récit :

j’ai pensé qu’à une époque à laquelle l’éducation ainsi que les moyens de l’améliorer font l’objet d’études plus nombreuses et plus approfondies qu’en toute autre période de l’histoire d’Angleterre, il serait utile d’avoir le compte-rendu d’une éducation qui fut inhabituelle et remarquable [...]. Il m’est également apparu que, dans un âge de transition des opinions, il pourrait être à la fois intéressant et avantageux de consigner les étapes successives d’un esprit persévérant, également disposé à apprendre qu’à désapprendre aussi bien de ses propres réflexions que de celles des autres. Mais la raison qui, à mes yeux, pèse le plus dans la balance est le désir de reconnaître les dettes que mon développement intellectuel et moral a contractées auprès d’autres personnes [...]2.

2Dans le sillage de la Bildung, Mill cherche donc de son propre aveu, à partir d’une lecture voire d’une reconstruction rétrospective des « étapes successives » du développement de son caractère et de son « esprit », à fournir à son époque et à la postérité un matériau susceptible d’être édifiant pour l’étude des « moyens d’améliorer l’éducation » et d’orienter les opinions en un « âge de transition ». Reste à savoir de quelle manière ce récit singulier peut éclairer la réflexion collective, en passant de l’exposition d’une individualité singulière à des considérations valant pour l’individualité en général, quoique toujours incarnée de manière unique.

3De son côté, Friedrich Nietzsche s’est adonné très tôt à la pratique autobiographique : on sait aujourd’hui qu’il commença à composer des récits intitulés « Ma vie » dès l’adolescence. Cela étant, son récit autobiographique proprement dit demeure, comme dans le cas de Mill, un ouvrage publié, donc adressé à un public : Ecce homo, rédigé en 1888 et paru vingt ans plus tard. Dans ces différents textes, l’écriture de ou sur soi se révèle une « pratique » au double sens grec de praxis3 mais aussi de poïesis, puisqu’elle ne se contente pas de ressaisir un soi mais assume tout autant, par cet acte même, de le construire, fût-ce au titre d’illusion ou de fiction4. Ce faisant, Nietzsche se construit par l’écriture tout en montrant, in concreto, la manière dont il procède : aussi le sous-titre d’Ecce homo, « comment l’on devient ce que l’on est », dévoile-t-il également de la part du philosophe allemand une ambition édifiante, un exposé presque didactique, malgré le fait que l’entreprise soit singulière, temporaire, et toujours inimitable stricto sensu.

4Quand on sait l’influence qu’eut le courant de la Bildung également sur la pensée de Nietzsche, et l’intérêt qu’il porta dans un premier temps aux questions d’éducation5, on entrevoit que le problème posé par son entreprise est en partie le même que celui de Mill : comment et dans quelle mesure le récit de soi ou la construction du soi par le récit (celui-ci assumant toujours une dimension interprétative et donc fictive) peuvent-ils illustrer ou promouvoir autre chose qu’une singularité irréductible, impossible à copier – et qui, si elle pouvait l’être, ne devrait en aucun cas être transposée telle quelle chez autrui ? Pour le dire plus simplement, en quoi la pratique autobiographique, sous la plume d’un philosophe, peut-elle édifier (son auteur et autrui) ? Et comment cette « utilité » ou « fonction » peut-elle être investie par d’autres que le soi concerné ?

5Le présent article vise donc à élucider comment, sur la base d’une influence commune – la Bildung –, de présupposés communs – le caractère toujours unique d’une trajectoire individuelle (Mill assumant d’être le produit de circonstances et d’une éducation à nulles autres pareilles, l’idiosyncrasie nietzschéenne ne semblant tolérer aucune imitation) mais aussi la dimension à la fois symptomatique et transformatrice d’une individualité vis-à-vis de son époque et de sa civilisation (le soi reflétant son contexte autant qu’il est susceptible de le transformer6) –, et enfin d’une entreprise similaire – la publication d’une autobiographie majoritairement intellectuelle, en partie pour soi-même, en partie pour des lecteurs posthumes –, Mill et Nietzsche incarnent deux visions de l’exemplarité (quoiqu’elle s’adresse à un public restreint dans le cas de Nietzsche).

6Toutes deux fondées dans la conviction que l’individualité est sans cesse à (re)créer et que celle-ci est le principal sinon le seul levier d’action un tant soit peu au pouvoir de l’individu au sein de la société7, elles tracent deux voies par laquelle l’individu peut contribuer à la transformation de la collectivité dont il procède en commençant par se (trans)former lui-même. Dans le cas de Mill, c’est une exemplarité du perfectionnement, ontologiquement et moralement confiante dans une « singularité du commun » que la défense et illustration d’individualités libres devrait permettre de promouvoir chez tout un chacun à son propre bénéfice (la recherche du bonheur) mais aussi au bénéfice de tous, dans une visée éducative universaliste et progressiste. Dans le cas de Nietzsche, c’est une exemplarité de la déviance, qui s’appuie sur une « singularité de l’exception » survalorisant le caractère exceptionnel et subversif des individus proprement dits, à savoir ceux qui s’engagent dans une voie existentielle artiste, et dont peuvent être tirées des perspectives culturelles non « progressistes », et pas à proprement parler politiques, mais potentiellement transfigurantes pour qui s’en empare8. Dans les deux cas toutefois, le lecteur n’est pas tant exhorté à imiter le parcours de l’auteur qu’à vouloir atteindre une grandeur comparable à celle qui se donne à voir au fil des pages, en entamant semblable travail sur lui-même.

1. Une (trans)formation de soi par soi

7Le « récit de soi » tel que le pratiquent Mill et Nietzsche à la fin de leurs vies respectives n’est pas pure transparence, tant s’en faut. La sélection rétrospective d’événements et de traits saillants est minutieuse, dans le but de produire (au sens latin, neutre, de pro-ducere : faire paraître, mettre au jour) une cohérence qui ne préexistait peut-être pas ou qui était à tout le moins peu évidente, avec des visées soigneusement réfléchies. Leur écriture (la question pouvant être élargie, de savoir si c’est le cas de toute écriture autobiographique, et de tout temps) revêt donc un caractère fictionnel – ériger et fixer une représentation de soi – qui est aussi un caractère transformateur – informer le soi par la représentation que l’on s’en donne et que l’on (re)travaille a posteriori. En effet, l’auteur, se faisant concomitamment narrateur et personnage de ce qu’il entend présenter comme « [s]a vie », forge ce faisant un masque, une persona qui est celle qui lui survivra et parlera pour lui après sa mort. Autrement dit, l’auteur travaille sur soi, avec pour matériaux les événements de sa vie et la réflexion qu’il en tire rétrospectivement, pour créer un matériau nouveau, ouvragé par ses soins, que la postérité tendra à prendre pour lui-même. On le devine : se mêle dans cette entreprise une dimension stratégique, relative à la réception du récit par un public, et une dimension plus existentielle, voire « ontologique »9, relative à l’extériorisation et la fixation d’une forme du « soi », autrement labile, que l’auteur peut atteindre à travers son écriture.

8Le premier enjeu à prendre en compte, chez Mill comme chez Nietzsche, semble celui de la publication et, donc, celui de la publicité attendue à travers la parution d’une autobiographie, puisqu’il s’agit de rendre publics certains événements et aussi certaines interprétations devant être selon eux connus de lecteurs qui étaient déjà pour la plupart, à ce stade, lecteurs (approbateurs ou détracteurs) de leurs ouvrages précédents. C’est notamment ainsi que l’on peut comprendre que, chez l’un comme chez l’autre, une part importante du récit ne soit pas proprement consacrée à la vie ou au caractère de l’auteur mais aux œuvres qu’il a signées, en fournissant une contextualisation de leur élaboration, de leurs intentions et de leur réception. C’est le cas de la quatrième partie de l’ouvrage de Nietzsche, intitulée « Pourquoi j’écris de si bons livres », et, dans le récit de Mill, d’une partie importante des chapitres VI, concernant les écrits élaborés jusqu’à 1840, et surtout du chapitre VII, sur les principaux écrits de la maturité. Une première persona de l’autobiographe est donc, en l’occurrence, celle du philosophe rétrospectivement soucieux de la bonne compréhension de son œuvre parue jusqu’alors, ou plutôt d’une certaine compréhension désormais jugée meilleure en ce qui concerne Nietzsche, puisque son autobiographie est sélective et orientée.

1.1. Nietzsche et la production indéfinie de soi par soi

1.1.1. L’autobiographie comme « pratique de soi »

9En plus des récits de « [sa] vie », composés de l’adolescence à Ecce homo (1888), Nietzsche a également produit d’autres textes que l’on ne peut qualifier d’autobiographiques au sens strict mais qui n’en sont pas moins rédigés à la première personne et importants pour saisir le devenir-philosophe de leur auteur : ainsi des préfaces qu’il ajoute à ses œuvres publiées en 1886, qui sont censées permettre au lecteur de mieux comprendre celles-ci mais doivent aussi lui dévoiler la nécessité de son parcours (intellectuel ou plutôt physiologique), et donc la nécessité des évolutions conceptuelles ou lexicales que ses œuvres présentent, pouvant donner une impression de discontinuité. Chaque fois, ces préfaces réinterprètent des écrits antérieurs à l’aune d’une interprétation nouvelle, plus « mûre » pour ainsi dire. On notera ainsi les passages où, à propos de la Considération inactuelle sur Wagner par exemple, le Nietzsche plus âgé donne à son lecteur des conseils de relecture afin d’atteindre une meilleure lecture : là où il est écrit « Wagner », lire « Nietzsche », afin de déceler la continuité philosophique au-delà de la rupture personnelle et des changements théoriques apparents qui s’ensuivent. La nouveauté s’inscrit dans une continuité et, réciproquement, la cohérence ou la continuité n’exclut nullement la nouveauté, laquelle est le produit nécessaire de la vie. Comme l’écrit Avrile Poignant-Le Goff : « En tant qu’elles soulignent une évolution et s’attachent à signaler la nécessité inhérente à une tâche singulière, il semble permis de voir dans ces préfaces le récit d’un “devenir soi” »10.

10La façon dont Nietzsche pense sa vie en relation avec ce qu’elle produit, et avec le récit qui la produit, est placée sous le signe de l’évolution, évolution dont il s’agit de mettre activement au jour la cohérence au fur et à mesure. Cette tentative peut être rapprochée de la façon dont Michel Foucault pense l’écriture de soi à partir de la philosophie ancienne11, comme pratique appartenant aux « techniques de soi » ou « techniques de vie »12. Le rapprochement est d’autant moins arbitraire que Nietzsche insiste lui-même sur le caractère existentiel de la philosophie ancienne, qui représentait un mode de vie avant d’être une tentative de représentation théorique du réel13. Or, l’idée de Foucault a été critiquée par Pierre Hadot précisément au titre que, en tant qu’« exercice spirituel » à dimension transformatrice chez les auteurs antiques, l’écriture dite « de soi » éloignerait au contraire du soi en l’élevant à une dimension plus abstraite :

Cet exercice [i.e. l’écriture de soi], selon M. Foucault, se voudrait volontairement éclectique, et impliquerait donc un choix personnel, ce qui expliquerait ainsi la « constitution de soi ». [...]. Ce n’est donc pas, comme le pense Foucault […], en écrivant et en relisant des pensées disparates que l’individu se forge une identité spirituelle. […] il ne s’agit pas de se forger une identité spirituelle en écrivant, mais de se libérer de son individualité, pour s’élever à l’universalité. Il est donc inexact de parler d’« écriture de soi » ; non seulement on ne s’écrit pas soi-même, mais l’écriture ne constitue pas le soi : comme les autres exercices spirituels, elle fait changer le moi de niveau, elle l’universalise14.

11Il semble néanmoins que ce que Hadot reproche à Foucault, quelle qu’en soit la pertinence en ce qui concerne les auteurs de l’Antiquité, décrive admirablement ce qui a lieu, en contexte post-romantique, chez Nietzsche. En effet, d’abord, Nietzsche affiche clairement une construction de soi à partir d’éléments « éclectiques », chaque fois soigneusement sélectionnés et interprétés, ou réinterprétés, à dessein15. L’unité de la personnalité est (re)construite en choisissant des éléments particuliers pour les lier de façon cohérente par-delà leur caractère disparate, pratique d’autant plus nécessaire que Nietzsche a pour ainsi dire « déconstruit » le sujet16.

12Et la lecture foucaldienne paraît d’autant mieux valoir dans le contexte du romantisme – et de manière paroxystique chez Nietzsche – que celui-ci insiste sur l’individualité du « soi17 » et son imbrication, toujours idiosyncratique, entre des facteurs extérieurs (qui ne se reproduisent pas) et une individualité à la sensibilité unique. En ce sens, le soi ne peut pas se concevoir comme participant d’une universalité abstraite. Et c’est bien ce que montre l’écriture autobiographique de Nietzsche : ni un soi intangible, donné et qu’il n’y aurait qu’à « trouver » ou exhumer (comme si notre âme était une et de forme définitive dès la naissance), ni un soi susceptible de s’abstraire de ses particularismes (comme s’il pouvait être autre chose qu’un tissu, une interaction de particularismes). En d’autres termes, Nietzsche élabore dans ses textes une forme de soi idéal et non d’un soi que l’on serait d’emblée, sans que ce soi idéal ait quoi que ce soit à voir avec une prétention universelle, mais au contraire en assumant qu’il y ait une forme de réalisation idéale du singulier18. De ce fait, quoiqu’il y ait des choses à tirer pour chaque lecteur dans les récits que Nietzsche propose de son propre itinéraire, il ne s’agit pas tellement de trouver dans ses autobiographies des vérités « universelles » qu’une illustration de pratiques qui visent moins à donner à connaître le soi qu’à le construire, voire à le dépasser, le préparant à de nouvelles métamorphoses.

1.1.2. Le kairos de l’autobiographie

13Pour autant, la constitution (temporaire, donc) et le dépassement du soi par la rétrospection et l’écriture ne doivent pas être entrepris à n’importe quel moment, ni à tout âge, selon Nietzsche. Il existe pour ainsi dire un kairos de l’autobiographie, du nom de la petite divinité grecque du « moment opportun » qu’il fallait savoir saisir au passage par les cheveux19. Nietzsche a certes écrit pour lui-même des textes réflexifs alors qu’il était encore étudiant à Leipzig mais, dans ses conférences de 1872 et alors qu’il se prononce Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, le philosophe déconseille expressément cette pratique précoce :

La composition allemande est un appel à l’individu : et plus un élève est fortement conscient des qualités qui le distinguent, plus il donnera à sa composition allemande un tour personnel. Qui plus est, ce « tour personnel » est exigé dans la plupart des gymnases par le simple choix des sujets : la plus forte preuve en est toujours pour moi que déjà dans les plus petites classes on propose un sujet en soi antipédagogique qui invite l’élève à décrire sa propre vie, son propre développement20.

14Les essais autobiographiques que Nietzsche a produits sous l’appellation « ma vie » sont alors critiqués comme des exercices demandés trop tôt aux élèves du secondaire (gymnasium), jusqu’à être assimilés à un « péché originel contre l’esprit que commet la pédagogie »21. De fait, à l’occasion de ces « premières prestations originales », « travaux sur la personnalité que l’on a trop tôt exigés d’eux, de cet enfantement de pensées alors qu’ils ne sont pas mûrs22 », le maître attire l’attention de ses élèves sur

tout ce qui à cet âge est d’une manière générale caractéristique et individuel. C’est l’autonomie véritable, qui, à ces excitations prématurées, ne peut justement s’exprimer qu’en maladresses, en saillants et en traits grotesques, c’est donc l’individu pris exactement qui est réprimandé par le maître et rejeté au profit d’une moyenne décente, privée d’originalité. En revanche la médiocrité uniformisée reçoit des louanges dispensées à contrecœur : car c’est elle justement qui d’habitude ennuie fort le maître, et pour de bonnes raisons23.

15La temporalité saine d’un tel travail sur soi n’est pas respectée pour au moins deux raisons. D’abord, on en appelle de manière précoce à une individualité qui est encore fragile, réelle mais que l’on ne sera plus en mesure de retrouver ensuite parce qu’on en aura ainsi précipité le développement24. En effet, l’exercice porte les individus vers une forme d’uniformisation pour satisfaire aux attentes scolaires, de sorte que l’on perd l’individualité en voulant la produire. En outre, donner à croire aux élèves qu’ils ont une individualité qui mérite d’être mise en récit les conduit à penser qu’ils sont les égaux des auteurs classiques qu’ils commentent par ailleurs25. C’est entretenir l’illusion que toute individualité se vaut parce que chacun possèderait une originalité qu’il lui appartiendrait de manifester. Si une telle vision point dans le romantisme, tout individu est en réalité loin de réaliser son plein potentiel et de manifester ainsi ce qui le caractérise en propre selon Nietzsche, le soi étant le produit d’un travail et d’une ascèse bien plus que quelque chose qui se manifesterait naturellement – et ce, chez peu d’élus26.

1.1.3. Connaissance de soi et dépassement de soi : une nécessaire émancipation

16Ce qui se dessine, c’est l’idée que la pratique doit venir avant la réflexion, que le devenir soi doit précéder toute connaissance de soi27. Or, on retrouve précisément ce motif dans un passage de Ecce homo dans lequel l’auteur précise qu’il faut ainsi soupçonner le moins du monde qui on est pour pouvoir devenir ce que l’on est28. Dans leurs autobiographies respectives, Nietzsche comme Mill s’inspirent en réalité de la théorie de la non-conscience de soi de Carlyle. Mill le cite directement pour expliquer qu’il n’a jamais vacillé dans sa conception utilitariste de la vie selon laquelle le bonheur devait constituer la fin de celle-ci, mais une fin à rechercher de manière toujours indirecte29. Nietzsche ne se réfère pas explicitement à ce motif philosophique de Carlyle alors qu’il mentionne ce dernier dans l’ouvrage30, mais il semble bien qu’il reprend la conception d’une anti-conscience de soi lorsqu’il fait de l’absence de réflexion sur soi la condition du devenir soi. Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans l’inaction, mais de s’éprouver comme soi par la pratique plus que par la théorie au fil d’un processus de dépassement de soi31.

17Cela étant, si la réflexion ne doit pas entraver l’action et le devenir, il y a un moment où cette pratique est possible et souhaitable. Il convient d’avoir suffisamment vécu ou écrit pour que l’existence puisse prendre sens et être relatée. La réflexion sur soi doit venir après que nous avons agi parce que les événements doivent se lire rétrospectivement32, à la manière de ce que Schopenhauer lui-même recommandait de faire à la fin de sa vie pour mieux se comprendre :

Le voyageur, alors seulement qu’il arrive sur une éminence, embrasse d’un seul coup d’œil et reconnaît l’ensemble du chemin parcouru, avec ses détours et ses courbes ; de même aussi, ce n’est qu’au terme d’une période de notre existence, parfois de la vie entière, que nous reconnaissons la véritable connexion de nos actions, de nos œuvres et de nos productions, leur liaison précise, leur enchaînement et leur valeur33.

18C’est donc depuis la fin (ou depuis un stade suffisamment avancé dans le cas de Nietzsche) que le plan et l’unité d’une vie apparaissent le mieux, et nous découvrons la cohérence là où nous pouvions ne voir d’abord que des accidents de parcours. Notre vie se pare alors selon Schopenhauer d’un « caractère total », idée que Nietzsche reprend en des termes étonnamment similaires34. L’individu qui veut s’interpréter lui-même doit donc trouver une clé de lecture, mais la pratique autobiographique consiste dans la construction de cette clé bien plutôt qu’en sa découverte, en tout cas en ce qui concerne Nietzsche. Schopenhauer compare cela à un compas intérieur, boussole qui fournit la direction de notre vie quoiqu’il ne se révèle qu’après que nous avons suffisamment agi :

Tel est donc le compas intérieur, le trait secret qui mène chacun sur la seule et véritable voie qui lui soit appropriée, mais dont il n’aperçoit la direction adéquate que lorsqu’il l’a laissée derrière lui35.

19Cela suppose notamment de s’être émancipé de ses maîtres pour être capable d’assumer une singularité presque isolée ou marginale, ce en quoi tout le parcours que Nietzsche retrace est un parcours d’émancipation voire de déviance vis-à-vis de tutelles ou d’allégeances successives, mais définitivement dépassées. Mais quand sait-on que l’on est, enfin, librement et irréductiblement soi ? Le problème est redoublé en ce qui concerne Nietzsche puisque, s’il estime malgré tout avoir accompli sa promesse au moment de l’écriture d’Ecce homo36, il défend le plus souvent la thèse selon laquelle le soi ne serait jamais achevé, de sorte que le dépassement de soi constitutif de son devenir devrait ainsi être constamment réitéré37.

20Si Nietzsche avait vécu plus longtemps et accompli plus d’œuvres, aurait-il dû donc écrire un nouvel Ecce homo ? C’est tout à fait plausible si l’on rejoint l’interprétation d’Avrile Poignant-Le Goff, selon qui l’écriture de soi est aussi une pratique permettant de se séparer du soi que l’on a surmonté38 . L’autobiographie participerait ainsi du devenir soi en opérant un retour sur le soi dépassé, attestant une maturité semblable à celle du fruit s’apprêtant à tomber de l’arbre qui l’a vu pousser39. Elle signifierait alors davantage la ressaisie d’un soi passé que le kairos d’un moment à saisir. L’écriture nietzschéenne opère bel et bien en retour la recréation d’un soi qui est désormais en bonne part dépassé. Mais ce soi n’est pas nié, il est bien plutôt selon nous subsumé dans le soi à venir (sous la forme d’un soi idéal), celui que l’autobiographie cherche également à appréhender, à interpréter, ou encore à saisir dans ce processus de production d’un soi futur qui ne nie pas les « Nietzsche » passés et dépassés mais qui les assimile dans une version supérieure à laquelle Nietzsche aspire. Une version du Nietzsche futur auquel le Nietzsche écrivain d’Ecce homo aspirait était ainsi sans aucun doute le Nietzsche opérant ainsi activement le renversement des valeurs qu’il voulait accomplir.

1.2. Mill et la production de et par autrui

21En matière de visée et de stratégie de composition du récit, si Nietzsche semble donc prioritairement vouloir illustrer l’évolution40 d’une pensée et mettre en œuvre, sans théorisation paralysante pour l’action, une construction de soi par soi, John Stuart Mill fait passer à plusieurs reprises à l’arrière-plan cet aspect au profit de la mise en valeur du rôle d’autrui. Bien plus que la production d’un soi par soi-même, ou du moins par un faisceau de circonstances que seule une certaine propriété inhérente à soi aurait rendu apte à produire un tel résultat, sa démarche semble plusieurs fois aller jusqu’à effacer sinon la singularité, du moins le mérite personnel et l’activité consciente du soi qui pourrait justifier ce dernier.

22Mill illustre ainsi un autre versant du romantisme, l’influence de « l’esprit » extérieur (esprit du temps, esprit des lieux, rencontres déterminantes) sur le sujet et son affectivité, avec une dimension toujours relationnelle. Son récit prend même à plusieurs reprises la forme d’une reconnaissance de dette : envers son père, d’abord ; envers plusieurs interlocuteurs appelés à s’illustrer comme penseurs dans l’Angleterre victorienne, ensuite ; envers sa compagne intellectuelle puis épouse Harriet Taylor, enfin et surtout. L’art d’écrire et l’ethos du « je » de chaque auteur semble donc appeler un ethos également différent chez le lecteur. S’il semble toujours judicieux de garder un œil averti et volontiers comparatiste, philologue, lorsqu’on lit un propos de Nietzsche (ce dernier exigeant explicitement de ses lecteurs une « rumination » permettant d’atteindre au sens véritable d’une langue en grande partie reforgée ad hoc et subissant de nombreuses variations paradigmatiques41), il semble plausible, a contrario, de prendre plus « naïvement » pour argent comptant les motifs que Mill donne à l’écriture de son autobiographie dès l’introduction, et déjà évoqués au début de cet article, qui sont au nombre de trois42.

1.2.1. Une reconnaissance de dettes

23D’abord, il s’agit de rendre compte de – et rendre par là même hommage à – une formation hors du commun, et qui n’est présentée comme ayant été prolongée « par soi » qu’à partir du chapitre III, ce qui constitue une première reconnaissance de dette envers le travail de James Mill, qui aurait donné à son fils « près de vingt-cinq ans d’avance sur [ses] contemporains », bien que le mot de « dette » ne soit pas encore écrit et que ce soit l’aspect testimonial et quasiment documentaire qui soit dans un premier temps mis en relief43.

24Ensuite, témoigner d’un « esprit persévérant », « aussi disposé à apprendre qu’à désapprendre », à des fins d’édification publique en servant de repère, ou d’exemplum, dans un « âge de transition » : nous étudierons plus bas la dimension édifiante de ce récit et la conjonction assez spécifiquement millienne, dans cette perspective, entre dimension éthique (travail sur le caractère) et dimension politique (travailler au bien de la cité).

25Enfin, explicitement cette fois, traduire le « désir de reconnaître les dettes » que le développement exceptionnel de l’esprit de ce théoricien polymathe a contractées auprès d’autres que lui, dont certains sont des « éminences reconnues » – on reconnaîtra là James Mill, David Ricardo ou Samuel Bentham qui seront mentionnés par la suite – et d’autres des personnes que « le monde n’a pas eu la chance de [...] connaître » – où il faut reconnaître, sans l’ombre d’un doute, Harriet Taylor, dans la droite ligne de la dédicace déjà placée par Mill en ouverture d’On Liberty en 1859 :

À la mémoire chérie et regrettée de celle qui fut l’inspiratrice, et en partie l’auteur, du meilleur de ce que j’ai écrit – l’amie et l’épouse dont le sens élevé du vrai et du droit fut mon plus grand encouragement, et l’approbation ma suprême récompense –, je dédie cet ouvrage. Comme tout ce que j’écris depuis plusieurs années, il lui appartient autant qu’à moi. […] Si je pouvais être capable de transmettre au monde ne serait-ce que la moitié des pensées brillantes et des nobles sentiments qui sont ensevelis avec elle, je lui apporterais un bienfait autrement plus grand que ce qu’est susceptible de produire tout ce que je pourrai écrire sans l’aiguillon et l’assistance de sa sagesse inégalée44.

1.2.2. Une construction représentationnelle d’autrui

26À travers la construction d’une image de soi dont on peut penser qu’elle sera ultime, ou du moins la dernière image délibérée que l’auteur aura cherché à donner de lui-même, il y a donc aussi construction de l’autre, construction de l’image de l’autre qu’on érige ainsi à une forme d’immortalité en se servant de sa propre célébrité pour en gommer les aspérités.

27John Stuart fait ainsi de James Mill une figure aimante et bienfaisante, bien que « dure » et peu encline à la « tendresse », à qui son fils devra presque tout – alors même que ce « radical philosophique » (selon l’expression d’Élie Halévy), considéré comme quelque peu marginal voire illuminé bien que professionnellement et intellectuellement brillant, n’était certainement pas unanimement exemplaire aux yeux de ses contemporains. Et ce, notamment quant à l’expérience d’éducation qu’il entreprit sur son fils aîné et qui aurait pu passer, sans l’assentiment rétrospectif de ce dernier, pour une forme de sectarisme ou d’abus (et ce, même si de telles expériences étaient certainement moins sulfureuses à cette époque que de nos jours). D’ailleurs, il n’est pas anodin que Mill, entre la première et la dernière version de son manuscrit, ait édulcoré plusieurs passages où il dépeignait plus crûment certaines manières de son père, colérique et parfois moqueur envers son enfant, et supprimé les rares passages, purement négatifs, qui concernaient sa mère, dont il ne sera finalement plus du tout mention dans le texte définitif.

28Il fait également de Harriet Taylor, dont on sait que la plupart de ses propres amis ne l’admiraient pas voire la détestaient, une figure quasiment mythique, incarnation d’une intelligence parfaite en plus d’une compagne parée de toutes les vertus. Car il faut bien garder en mémoire que, si la tendance actuelle des études philosophiques et féministes est à revaloriser cette figure féminine jusqu’à l’ériger en philosophe de plein exercice, cette vision était inimaginable lorsque Mill composa son texte – ce qu’il fit, qui plus est, majoritairement du vivant de Harriet et sous le regard de celle-ci. Si le dernier chapitre de l’Autobiographie, au ton parfois proche du panégyrique, peut donc laisser penser à une dévotion post-mortem à l’aimée qu’assume explicitement l’auteur dans un esprit romantique45, on peut voir les chapitres précédents comme un gage d’amour offert au sein d’une relation bien vivante…

29Et pas seulement : c’est aussi une mise en scène où le couple s’immortalise selon ses propres conditions et intérêts, le chapitre sur la rencontre et l’« intimité » heureuse quoique non « sensuelle » ayant pour ainsi dire été écrit à quatre mains avec l’intention manifeste de se défendre contre les critiques. En témoigne la lettre que John Stuart Mill adresse à Harriet Taylor le 10 février 1854, alors qu’il a déjà presque finalisé la rédaction de son texte jusqu’au chapitre VI, où il presse son épouse de réfléchir avec lui aux enjeux de la mise en récit de leur relation. Le terme « ennemi », décliné par deux fois, est frappant :

Mais nous devons examiner, ce que nous ne pouvons faire qu’ensemble, dans quelle mesure notre histoire est bonne à raconter, afin de faire pièce aux représentations de nos ennemis quand nous ne serons plus là pour ajouter quoi que ce soit. Si ce ne devait pas être publié avant une centaine d’années, je serais pour tout dire, simplement et sans réserve. En l’occurrence, nous devons faire attention de ne pas tendre à l’ennemi le bâton pour nous battre46.

30Le texte apparaît donc stratégiquement composé, tant dans ce qu’il révèle que dans ce qu’il omet47. Il faut en sus imaginer que Harriet Taylor est le co-auteur des passages qui la concernent directement, sur lesquels Mill l’a particulièrement consultée à défaut manifestement d’avoir pu obtenir, comme il le lui avait suggéré, qu’elle écrive ces passages elle-même (leur correspondance suggérant qu’elle ne l’a pas fait). L’entremêlement de leurs deux sensibilités dans cet exercice d’écriture conjoint en complique donc encore la signification.

31Quoi qu’il en soit, on notera que, chez Mill, la défense (à visée posthume) de son propre travail est ainsi mise en retrait par rapport à la défense du travail des autres, qu’il semble à plusieurs reprises faire valoir davantage que lui-même par-delà les critiques ou le scepticisme dont leurs personnes ou leurs méthodes pouvaient faire l’objet, et qu’il lui revenait de prendre en compte dans le cadre stratégique d’un réseau de relations bien vivantes. Aussi bien sur le fond, en ce qui concerne James, que dans l’écriture elle-même, qui intègre Harriet, Mill construit donc dans son récit un soi particulier : un soi construit par autrui, qui doit l’essentiel de sa réussite à autrui, dont la singularité résiderait avant tout dans l’heureuse conjonction de sa naissance et de ses rencontres, et la principale vertu dans la docilité avec laquelle il s’est laissé façonner.

32Ce faisant, ce philosophe fils d’expérimentateur pédagogique, lui-même sans enfants, semble vouloir livrer au monde entier un témoignage à valeur d’exemple sur ce qu’est idéalement la relation éducative, entre des éducateurs très sûrs d’eux, riches de vertus positives (même quand ils ont des défauts comme en avait son père), et l’élève idéal, qui sait reconnaître la valeur même maintenue sous le boisseau, accorde sa confiance de manière judicieuse et se laisse former par « meilleur » que lui.

2. Exemplarité et imitation

33Si l’on peut donc distinguer une similitude dans l’aspect « légendaire » au sens étymologique (ce qui doit être lu, su, conservé) du récit que Nietzsche et Mill donnent de leurs vies respectives en construisant des persona à portée stratégique tant pour soi-même que pour la postérité, on constate donc une opposition quant à la fonction de cette légende pour le public : l’une vise à montrer la puissance d’une individualité exceptionnelle à même de se forger soi-même à travers et par-delà les ruptures, l’autre vise presque l’effacement du soi et l’illustration de la puissance de l’éducation sur un être se laissant forger. Pourtant, l’opposition de ces stratégies de publicité masque une similitude sous-jacente : une comparable quête d’exemplarité.

2.1. John Stuart Mill, un exemple d’éducation

34Si l’on a considéré jusqu’à présent les enjeux de publicité entourant la pratique autobiographique millienne, qui nous renseigne de façon privilégiée tant sur sa tournure d’esprit que sur la nature des relations qu’il entretenait avec les protagonistes intégrés à ce récit (de façon intra- et extra-diégétique comme on vient de l’expliquer), il n’en est pas moins vrai que, comme l’écrit justement Aurélie Knüfer, « loin de n’avoir qu’une valeur documentaire et biographique, ce texte doit se lire comme un ouvrage philosophique ayant pour objet la formation d’une individualité libre »48. Nous nous permettrons de citer longuement son commentaire afin d’en relever plusieurs points :

En substance, l’ouvrage poursuit le projet indissociablement théorique et pratique de Mill en ce qu’il a vocation à être « utile », c’est-à-dire à contribuer au progrès et au bonheur de l’humanité. Cela non pas au sens où son auteur prétendrait être un modèle intellectuel et moral, mais plutôt parce que sa vie y est présentée, dans ses réussites et dans ses échecs, comme la mise à l’épreuve, à l’échelle individuelle, des principes philosophiques qu’il a successivement faits siens. En particulier, c’est l’utilitarisme qui fait ici l’objet d’un « test ». L’application de ses principes dans l’éducation, puis leur adoption délibérée, ont-ils permis la constitution d’une individualité pleinement accomplie, c’est-à-dire à la fois libre et heureuse ? Quelles modifications a-t-il fallu et faudrait-il encore leur apporter pour les rendre viables et permettre la constitution d’un tel caractère ? Telles sont les questions qui traversent l’ouvrage49.

2.1.1. L’utilité reconsidérée au prisme des besoins de l’individualité

35Premièrement, Mill ne prétend certes pas être un exemple en tant qu’individu, comme le prouvent les reconnaissances de dette préalablement mentionnées comme les marques d’humilité qui ponctuent son texte (au rebours de ceux de Nietzsche !), mais il peut prétendre l’être en tant qu’individualité, autrement dit en tant que « substrat » dont le devenir illustre la réussite ou l’échec des principes qui l’ont mû et des épreuves qui l’ont affecté.

36Reste à savoir si ces principes relèvent bien, notamment en ce qui concerne l’éducation paternelle, de « l’application » de « l’utilitarisme », comme l’écrit Knüfer, en ajoutant que celle-ci se fonde « à la fois sur la théorie de Bentham et [sur] la psychologie associationniste ». Quoique l’associationnisme ne fasse aucun doute, non plus que les techniques tant de compréhension que de mémorisation mobilisées dans la prolongation d’une réflexion de longue date de Bentham et Mill père sur les méthodes pédagogiques, l’utilitarisme originel de Bentham semble pourtant assez éloigné du type d’enseignement que mit effectivement en place James Mill, puisque ce programme d’apprentissage intensif et presque ascétique ne correspond finalement pas tant aux motifs d’action et aux critères d’évaluation du bonheur établis par Bentham qu’à la subversion de l’utilitarisme comme requérant l’effort et la recherche constante de « noblesse de caractère »50 que John Stuart Mill établira lui-même, plus tard, en faisant la synthèse de ses influences passées. L’utilitarisme est également assez peu prégnant pour décrire la synthèse philosophique et éthique qu’il allait ensuite opérer, comme nous l’avons soutenu ailleurs51. On aurait donc plutôt tendance à penser que ces principes lui ont été inculqués, à travers la lecture et le commentaire d’œuvres diverses, plus qu’appliqués, de façon formatrice. De facto, une majeure partie des influences déterminantes pour son développement semblent bien davantage relever du romantisme et de l’expérience intimement vécue (notamment sa relation avec Harriet Taylor).

37En effet, l’évaluation de l’efficacité de l’enseignement rationnel et théorique découlant des choix paternels met en lumière sa lacune principale : la culture des sentiments, dont l’expression est décriée par James Mill comme une marque de déraison52. À l’issue de sa « crise » dépressive, John Stuart en déduit que la culture de soi doit nécessairement passer par celle de la sensibilité esthétique, laquelle fait pleinement partie des « facultés élevées » de l’être humain (qui comprennent le raisonnement abstrait mais aussi la contemplation du beau et la capacité à entretenir des sentiments complexes comme l’amour ou la quête de reconnaissance, comme il l’explique aussi dans L’Utilitarisme)53. Si le jeune Mill s’est vu enseigner le piano ainsi que la versification et la prosodie latines et anglaises, il a été initié à ces formes « artistiques » d’une façon paradoxalement décorrélée de l’art en son sens moderne, esthétique : l’ars ou technè étaient mis au service, ici de la discipline de l’esprit et de la dextérité (dans le cas du piano), là de la composition et de la mise en valeur rhétorique du fond (dans le cas des tropes et des effets littéraires), non en tant que source d’un certain type d’émotion, voire, disons-le, de plaisir, d’où seraient susceptibles de naître des sentiments et des réflexions profonds pour le caractère.

38L’empathie, la jouissance même de se sentir sentant, le partage affectif avec autrui, rien de tout cela n’était enseigné par le père comme parties intégrantes du « bonheur » que l’utilitarisme enjoignait pourtant de poursuivre, mais comme froidement. En 1826, par contraste, leur découverte bouleverse le jeune Mill lorsqu’ils se sent empathiquement ou sym-pathiquement lié à des esprits extérieurs (Wordsworth, Coleridge…) avec qui se tisse une communauté virtuelle d’affects donnant sens à sa poursuite du bonheur ou du « progrès » – pour tous, et donc aussi pour soi-même en tant que partie de ce tout :

En eux [les poèmes], j’avais l’impression de puiser à une source de joie intérieure, de plaisir empathique et imaginatif, qui pourrait être partagée par tous les êtres humains, qui ne dépendrait pas des luttes ou des imperfections du monde mais qui s’enrichirait de toute amélioration de la condition physique ou sociale de l’humanité. [...] J’avais besoin de sentir qu’il existait un bonheur réel et permanent dans la quiétude de la contemplation. Wordsworth m’apprit cela non seulement sans me faire renoncer, mais au contraire en me faisant trouver un intérêt grandement accru, à la communauté de sentiments et de destin des êtres humains54.

39Le sens de la trajectoire individuelle naît donc de l’amour et de la communion avec autrui (on y reviendra en ce qui concerne Nietzsche). C’est bel et bien ce « déclic » émotionnel, comme une deuxième naissance pour Mill, qui aboutit à sa pensée de la maturité alliant recherche théorique et culture des sentiments, désormais théoriquement indissociables comme potentiels spécifiques mais aussi comme besoins de l’être humain :

L’autre changement important que mes opinions subirent à ce moment fut que, pour la première fois, j’accordais sa place véritable, parmi les premières nécessités du bien-être de l’homme, à la culture interne de l’individu55.

40En découle toute sa théorisation ultérieure d’un bonheur composite qui ne peut être atteint qu’à condition de fixer ses vues délibérées sur autre chose, et d’en recueillir ainsi, en cas de succès, une satisfaction non calculée : c’est l’idée d’un bonheur « en passant » sur le chemin de la vertu ou de quelque autre entreprise exaltante, mais encore tournée vers autrui, ce qui distingue fortement l’eudémonisme millien de tout centrement égoïste ou calculateur sur soi-même56.

2.1.2. L’exemplarité, de l’individuel à l’universel

41Deuxièmement et dans le même sens, Mill entend « consigner les étapes successives d’un esprit persévérant » dans une dynamique de progression ou de progrès (terme d’ailleurs proposé par certains traducteurs de ce passage). Comme le relève encore Knüfer, « ainsi, la valeur théorique de cette introspection est qu’elle donne corps au mot d’ordre du “progrès” », mot d’ordre tant personnel (ou éthique) que politique que John Stuart Mill a plusieurs fois critiqué sans jamais pourtant le renier57. Son expérience personnelle participe en effet pleinement à sa recherche générale des modalités selon lesquelles un esprit peut effectivement se développer et, réciproquement, des circonstances qui sont susceptibles de l’inhiber.

42La question sous-jacente au récit de l’apprentissage, en ce siècle féru de théories sur l’éducation selon lui, est donc de savoir dans quelle mesure la méthode qui lui a été imposée est universalisable à « n’importe quel garçon ou fille disposant de capacités moyennes et d’une constitution physique saine », comme il l’écrit plus loin58. Et, sur ce point, Mill semble parier sur une universalisation possible sinon du résultat effectivement atteint, du moins du résultat en tant que « progrès » ou « progression » par rapport à un état initial personnel et à un état habituellement constaté lors de l’application d’autres choix éducatifs (gagner en « avance » sur ce que permet d’atteindre l’éducation ordinaire, ou du moins de ne pas verser dans le gaspillage « déplorable »59 qu’elle représente pour le commun des jeunes esprits). C’est ce en quoi nous sommes fondés à parler de « singularité du commun » (ou d’une communauté de singularité), en cela que tout individu, selon Mill, est susceptible de progrès, seule l’absence de tout effort pouvant s’apparenter à de la pure médiocrité. Et encore faut-il, à ses yeux (ce en quoi il est considéré comme un libéral social ou progressiste), que les circonstances soient suffisamment favorables.

43Dans cette perspective, il y a un parallèle à tracer entre le récit circonstancié qu’il établit de son enfance puis de sa « crise » de 1826 et les propos qu’il tient dans L’Asservissement des femmes en soulignant combien les circonstances extérieures et l’ordonnancement le plus pratique, le plus concret de la vie influe sur le développement ou au contraire le maintien à l’état végétatif des facultés d’un individu. Dans cet intérêt partagé avec Nietzsche pour les rétroactions entre culture et entreprises individuelles, Mill distille donc des conseils sur ce qu’il convient de faire – en l’occurrence, la stimulation permanente des facultés et l’appel récurrent au raisonnement contre l’inculcation et le « gavage » –, et surtout, de ne pas faire : le resserrement des intérêts autour d’une seule sphère ou la sur-stimulation d’une seule partie de l’intelligence humaine aux dépens de l’autre – en l’occurrence, la sur-sollicitation de sa propre part rationnelle et théorique, ayant abouti à un jeune homme sentimentalement desséché, et celle de la part sensible et sentimentale des femmes, les maintenant artificiellement dans un état sous-instruit et peu rationnel. De la sorte, le compte-rendu de son parcours de vie se mue en traité de pédagogie à vocation universaliste et, surtout, mixte.

2.1.3. De la morale à la politique : inclusion et action dans la collectivité

44Troisièmement, au-delà de cette évaluation rétrospective des pratiques ouvrant à leur possible universalisation moyennant les réformes nécessaires, le principal intérêt de ces observations est de donner à voir, comme l’écrit enfin Aurélie Knüfer,

une progression non linéaire, mais comportant des contradictions, des conflits, des ruptures et même une « révolution » intérieure. […] le philosophe entend réfuter in concreto l’atomisme dans lequel se fourvoie un certain libéralisme en croyant que la liberté individuelle implique la séparation et l’indépendance totales. Le paradoxe qu’il met ce faisant en lumière est celui d’une liberté individuelle qui s’est construite et continue de se réaliser à partir de déterminations extérieures et grâce au soutien d’autres individualités60.

45Cette analyse est certainement la plus importante et confirme le bien-fondé des considérations sociales qui précèdent car il est crucial de remarquer que, pour Mill au rebours d’autres libéraux mais aussi d’autres romantiques, pour qui le principe individuel est le principal ingrédient de la synthèse qu’opère toute vie, le self ne se fait jamais seul, et ne puise d’ailleurs même pas nécessairement sa force unificatrice dans un principe qui serait sien comme originellement ou par nature. La « nature » d’un individu, même si Mill ne nie pas l’existence de dispositions ou de « tempéraments » divers, n’est jamais rien indépendamment de la façon dont elle a été cultivée. En ce sens, les reconnaissances de dettes formulées par Mill dans son Autobiographie ne relèvent pas de la simple politesse, affection ou posture d’humilité : elles sont, au-delà de leur valeur affective et personnelle, un point nodal de sa philosophie de l’individualité, laquelle se construit toujours selon lui avec, contre, malgré, grâce à ou pour autrui, au fil d’intégrations et de réinventions perpétuelles. L’environnement – et le travail d’amélioration de celui-ci à chaque génération – est donc fondamental.

46Finalement, ne peut-on déjà voir dans la perméabilité de Mill aux (bonnes) idées d’autrui, qu’il érige en sa qualité principale, la conséquence de l’érudition et de l’ouverture au dialogue que son père lui insuffla dès ses toutes premières années ? Du même coup, cela renforce encore l’importance des sentiments, qui font partie des premiers déterminants distinguant une simple rencontre d’une rencontre appelée à se révéler décisive, à même de former le soi61. D’où la nécessité de les prendre en compte et de les éduquer !

47Si l’individualité doit être préservée, protégée ou valorisée chez Mill, comme on le lit explicitement dans De la liberté et dans les passages de l’Autobiographie traitant des raisons pour lesquelles James Mill a relativement isolé son fils ou encore des prises de positions plus proprement politiques de Mill (c’est notamment ce qui peut restreindre son adhésion à certaines formes de socialisme), il n’en reste pas moins qu’elle doit être préalablement façonnée, construite – et que cette tâche, dont on mesure la portée à la fois existentielle (pour un individu), civilisationnelle (pour une entité culturelle prétendant durer) et ontologique (pour l’avenir de l’humanité tout entière), ne peut ni ne doit incomber à n’importe qui. Elle est l’objet même de la politique en tant que production continue de la relève de l’humanité à l’échelle d’une société donnée.

48L’éducation devient, en définitive, la mission suprême de l’humanité en tant qu’espèce rassemblant des êtres réflexifs, capables de délibérer et de se poser en « êtres de progrès ». Aussi de l’exemplarité d’un parcours individuel passe-t-on à l’exemplarité idéale que l’on est en droit d’attendre d’un « éducateur », ou d’instances éducatives, dont il ne faudrait certainement pas sous-estimer la responsabilité et qu’il faut bien au contraire œuvrer continuellement à produire ou à amender.

2.2. Mill, Nietzsche, Emerson et le danger de l’imitation

2.2.1. Imitation et envie chez Mill : un devoir social de travailler sur soi

49Si l’exemplarité en tant qu’exposition d’un exemple à vocation édifiante est décisive dans l’autobiographie de Mill, il ne s’agit certainement pas pour lui de se donner en modèle qu’il suffirait de suivre servilement pour devenir soi-même ou améliorer l’état « déplorable » de l’éducation. Comme le confirment ses propos dans De la liberté, le philosophe rejette l’imitation directe, au nom de l’individualité mais aussi en critiquant l’envie (en son sens classique), considérée comme l’une des pires formes de « vice » (anti)social62. Selon Mill, qui suit sur ce point la leçon aristotélicienne de l’Éthique à Nicomaque, les actes antisociaux provoquent naturellement une forme de réprobation morale, mais plus encore les dispositions qui y conduisent. Le mal, c’est ainsi l’habitude contractée, le fait que le caractère se forme d’une manière ignoble63. L’éducation doit au contraire viser à une forme de noblesse de caractère et s’attache pour cela à construire des habitudes vertueuses sur le terreau des qualités présentes chez l’individu :

Mais ce ne sont pas seulement ces actes, mais les dispositions qui y conduisent, qui sont proprement immoraux et dignes d’une réprobation pouvant aller jusqu’à l’horreur. La disposition à la cruauté, la méchanceté, l’envie [envy] – passion antisociale et odieuse entre toutes [that most anti-social and odious of all passions] – la dissimulation et l’hypocrisie, l’irascibilité gratuite, le ressentiment disproportionné, l’amour de la domination, le désir d’accaparer plus que sa part d’avantages (la pleonexia des Grecs), l’orgueil qui se nourrit de l’abaissement des autres, l’égoïsme qui favorise sa personne et ses intérêts avant tout et tranche toute question douteuse en sa faveur – autant de vices moraux qui témoignent d’une moralité défaillante et odieuse [...]. Ces vices peuvent être une marque de bêtise, de manque de dignité personnelle et de respect de soi, mais ils ne deviennent des sujets de réprobation morale que lorsqu’ils entraînent le mépris des devoirs envers les autres, pour le bien desquels l’individu se doit de veiller sur lui-même64.

50Tous les défauts cités sont de nature sociale parce qu’ils sont relatifs à autrui, et détestables en ce qu’ils contreviennent au progrès de la société et à la grandeur des individus, ce pourquoi ils tiennent autant de ce qui est négatif pour la société que du frein au développement de soi. L’envie est certainement l’un des plus pernicieux parce qu’elle conduit qui la ressent à vouloir ramener jalousement l’individu génial à la norme et contrecarrer ainsi la grandeur dont il fait preuve. L’envie, c’est ainsi la contrariété devant le devenir soi des autres65.

51Elle constitue aussi pour finir un défaut symétrique de l’imitation servile, de façon paradoxale mais reposant sur la même erreur de jugement ou la même faiblesse de la volonté : la non-reconnaissance de notre individualité propre, de laquelle découle un véritable devoir d’être soi-même, pour nous-même comme pour les autres66. Encore une fois, la « singularité du commun » que défend Mill enjoint à tout un chacun de tenter d’accomplir quelque chose qui ne vaille que pour soi, sans se reposer sur la facilité de l’imitation ni celle de l’immédiateté. L’accomplissement d’un soi supérieurement achevé demande toujours originalité et travail, ce qu’autrui et les circonstances extérieures peuvent favoriser ou inhiber, mais qu’il revient toujours à l’individu d’endosser.

2.2.2. Imitation et uniformisation chez Nietzsche : quel statut pour le « modèle » ?

52Le problème de la nature de l’exemplarité et du statut du modèle est d’autant plus accusé chez Nietzsche que celui-ci fait sienne la critique radicale de l’imitation menée par Emerson, qui fait de l’imitation une forme de suicide puisqu’elle conduit à renoncer à qui l’on est en propre :

Mettez l’accent sur ce que vous êtes ; n’imitez jamais. À chaque instant vous pouvez présenter votre talent avec la force accumulée par la culture de toute une vie ; mais le talent emprunté à un autre, vous ne le possédez jamais qu’à demi et de manière improvisée. Ce que chacun peut faire de mieux, nul sinon son créateur ne peut le lui enseigner. Nul ne sait ce dont il s’agit, ni ne peut le savoir, tant qu’il ne l’a pas montré. […] Tout grand homme est unique. Le scipionisme de Scipion est précisément ce qu’il n’aurait pu emprunter à un autre. Ce n’est pas l’étude de Shakespeare qui peut recréer Shakespeare. Faites ce qui vous est assigné, et vous ne pourrez espérer trop ou oser trop67.

53En ce sens, Nietzsche donne à voir son exemple comme celui d’une trajectoire ayant mené un individu à devenir ce qu’il est mais il ne s’agit évidemment pas de le suivre dans ce parcours, qui n’aurait aucun sens pour qui n’est pas Nietzsche. Et pourtant, paradoxe dans le paradoxe, Emerson a toujours constitué une forme de modèle pour Nietzsche, en tout cas l’un des rares auteurs qu’il n’ait jamais désavoués. Il y a donc bien des modèles pour le philosophe allemand. Comment faut-il donc les considérer ?

54Dans la quatrième des Considérations inactuelles, on lit une formule qui trouvera un écho lointain dans le sous-titre d’Ecce homo, puisque le philosophe nous dit qu’il pense voir, grâce à l’art de celui-ci, « comment s’est fait l’homme Wagner » :

Méditer ce qu’est l’artiste Wagner, et embrasser du regard tout le spectacle offert par un pouvoir et une licence véritablement affranchis, voilà qui s’avèrera nécessaire au salut et au rétablissement de quiconque a pensé et enduré comment s’est fait l’homme Wagner. Si l’art n’est autre chose que la capacité de communiquer à d’autres ce que l’on a soi-même vécu, chaque œuvre d’art se contredit elle-même lorsqu’elle ne parvient pas à se faire comprendre : aussi la grandeur de l’artiste Wagner doit-elle consister en ce don démonique de communication de sa nature qui se raconte pour ainsi dire en toutes les langues et donne à voir avec une suprême clarté l’expérience intime la plus propre qu’il ait vécue68.

55Si l’on en croit ces lignes, l’homme génial a ainsi la capacité de se communiquer à ses disciples. C’est en quoi il y a « singularité de l’exception », car Nietzsche assume que cette capacité soit inhérente à certaines natures (très rares) et non à d’autres, tout comme la capacité d’intérioriser, ou métaboliser, le modèle en question, et telles sont les seules singularités susceptibles d’avoir un effet transformateur sur la culture. Il semble en effet que l’artiste réalise, pour qui sait le méditer en retour – ce qui opère donc une double sélection ou sélection au carré – ce que Nietzsche déclarera plus tard impossible, à savoir transmettre une connaissance à qui n’a pas enduré l’épreuve qui aurait dû l’amener à celle-ci69. On entrevoit dès lors pourquoi, de manière assez surprenante au premier abord, Nietzsche nous dit dans la troisième des Considérations inactuelles que c’est par l’amour que nous pouvons nous hisser vers les grands hommes et communiquer avec eux70.

2.2.3. Imitation, amour et « insatisfaction de soi » : les ressorts de l’émulation

56Aussi la connaissance de soi, toujours inchoative et passant également par la confrontation aux grands hommes (ou hommes de génies ou encore artistes), doit-elle nous conduire à nous mépriser nous-même et nous faire reconnaitre la grandeur ailleurs71. Selon Nietzsche, la culture est ainsi

l’enfant de la connaissance de soi, et de l’insatisfaction de soi, de tout individu. Celui qui se réclame d’elle exprime ce faisant : « Je vois au-dessus de moi quelque chose de plus haut et de plus humain que moi-même ; aidez-moi tous à y accéder comme j’aiderai quiconque reconnaît la même chose et souffre d’elle, pour qu’enfin renaisse l’homme qui se sentira complet et infini dans la connaissance et dans l’amour, dans la contemplation et le pouvoir, et qui de toute sa plénitude s’attachera à la nature et s’inscrira en elle comme juge et mesure de la valeur des choses ». Il est difficile d’amener quelqu’un à cet état de connaissance impavide de soi parce qu’il est impossible d’enseigner l’amour ; car c’est dans l’amour que l’âme acquiert, non seulement une vue claire, analytique et méprisante de soi, mais aussi ce désir de regarder au-dessus d’elle et de chercher de toutes ses forces un moi supérieur caché je ne sais où72.

57Il semble néanmoins impératif d’entendre cet amour en un sens grec et plus particulièrement platonicien. La première étape consiste à comprendre que le soi, tel qu’il est immédiatement, n’est rien de beau ou de véritablement intéressant, à la suite de quoi se fait la prise de conscience qu’un soi supérieur, qu’un niveau surhumain (au sens de supérieur à la moyenne de l’humain) doit orienter notre activité. Cette prise de conscience se fait ici dans l’amour ; elle se faisait par l’ἔρως chez Platon, par le biais d’Éros qui nous pousse à désirer au-delà de nous-même et peut devenir le moteur de l’imitation du divin73.

58La connaissance de soi donne lieu ici, sous la plume de Nietzsche, à « l’insatisfaction de soi », et nous pousse donc vers l’oubli de soi pour nous mettre au service de quelque chose de plus grand, ce à partir de quoi se produit la culture. On trouve pareille idée chez Mill, qui place le rôle exemplaire des œuvres « parfaites » du passé non dans ce qu’elles peuvent nous inspirer directement (en matière d’imitation), non plus que dans le poids écrasant qu’elles peuvent revêtir à nos yeux (ce qui serait alors inhibant pour l’action et la production d’œuvres nouvelles), mais dans l’illustration du beau et par conséquent le sentiment d’insatisfaction vis-à-vis du banal et de l’immédiat qu’elles peuvent nous insuffler. Insatisfaction de soi et insatisfaction de l’état plus général du monde ou de la culture sont intimement liées, avec une semblable réminiscence platonicienne :

L’Art, lorsqu’il est réellement cultivé et pas seulement pratiqué empiriquement, entretient ce dont il a d’abord donné l’idée, à savoir un idéal de Beauté qu’il s’agit de poursuivre éternellement bien qu’il surpasse tout ce qui peut être effectivement réalisé. Et, par cette idée, il nous habitue à ne jamais nous contenter des imperfections de ce que nous faisons et de ce que nous sommes ; il nous invite à rapprocher de l’idéal, autant que possible, chacun de nos travaux et, par-dessus tout, nos propres caractères et nos propres vies74.

59Ce type de mépris de soi nous pousse alors vers un soi supérieur ou idéal, nous invitant à nous dépasser nous-même. C’est ce que Mill appelle « émulation », forme la plus constructive de concurrence ou de rivalité puisqu’elle passe par la reconnaissance de la valeur de l’autre pour engager au dépassement de soi. Pour revenir à Nietzsche, la vue de soi « claire » et « analytique » est nécessairement aussi « méprisante », parce qu’elle se cantonne à ce que l’on est immédiatement. Il faut la remplacer par une vue synthétique qui intègre celui que l’on peut devenir, lequel ne peut être qu’interprété, et nous pouvons alors éprouver de la joie à la pensée de notre idéal. Il ne s’agit donc pas de se perdre soi-même dans la culture mais d’abandonner son soi immédiat pour quelque chose de plus grand et d’atteindre, à cette occasion, son soi idéal, ce qui constitue un schéma tout à fait platonicien.

60Mais il faut aussi comprendre à partir de là que, si Schopenhauer et Wagner ont pu servir de modèles à Nietzsche en tant qu’ils constituent de tels individus exceptionnels, on ne saurait en rester à une simple imitation puisque celle-ci doit déboucher sur une véritable assimilation de ces modèles en soi. Autrement dit, pour Nietzsche comme pour Mill, on ne saurait devenir véritablement soi-même qu’à la condition de dépasser son modèle (pas nécessairement de le surpasser, si tant est que ce soit possible, mais de le surmonter de façon dialectique). En effet, si l’on est proprement un individu, il s’agira ensuite de tuer le maître – au moins en l’assimilant et en le faisant sien, de manière idiosyncratique. Nietzsche écrira dans une lettre adressée le 15 juillet 1878 à Mathilde Maier : « Puisse chacun (ou chacune) n’être que son propre disciple »75. Le modèle nous sert donc à nous hisser momentanément vers notre soi idéal mais il faut savoir écarter l’échelle.

61Chez Nietzsche, si le soi est digne de devenir à son tour un modèle, c’est du fait de son indépendance radicale et d’un dépassement des modèles qu’ont pu constituer ceux qu’il a considérés à un moment comme ses maîtres. Si l’on revient à présent à l’intérêt de cette « pratique » nietzschéenne de l’autobiographie comme construction de soi plutôt que comme simple récit de soi, on conçoit désormais que le lecteur est invité à imiter le geste de l’auteur plutôt que son parcours propre, ce qui donne d’une certaine manière à son « exemple » une portée bien plus large. Sans doute s’agit-il de montrer l’itinéraire d’un soi devenu ce qu’il est, tout inimitable qu’il soit, pour inciter d’autres individus exceptionnels à faire de même – et les distinguer par là même.

62De même, on peut penser que Mill accorde une place aussi prépondérante à la « crise dans [ses] idées » de 1826 dans son Autobiographie pour illustrer le surpassement d’une influence trop univoque et pas assez intériorisée, celle de l’utilitarisme de son père, qui se traduisait jusque-là par un « fanatisme juvénile » avant d’être suivi d’une dépression. Son propos rend dès lors manifeste que l’éducation au sens d’élévation ne peut consister en « gavage », en inculcation ou dans ce que nous appellerions aujourd’hui « formatage », mais requiert nécessairement intériorisation et appropriation, fût-ce au prix d’une « crise », terme intéressant puisqu’il désigne en grec ce qui ne peut conduire qu’à la mort ou à la guérison. D’une certaine manière, le récit millien anticipe là l’idée nietzschéenne selon laquelle ce qui ne nous tue pas mais dont on parvient à triompher en soi nous rend plus fort : « Ce qui ne nous tue pas – c’est nous qui le tuons, cela nous rend plus forts »76.

63Dans les deux cas, l’autobiographe rappelle à son lecteur la grandeur et l’indépendance dont doit être capable un grand homme (en l’occurrence un philosophe), afin de lui conférer le courage d’être lui-même et de lui interdire toute paresse vis-à-vis du devenir soi qu’il doit accomplir pour lui-même77.

Conclusion

64Nous nous sommes sentis fondés à comparer les autobiographies de Mill et de Nietzsche, et notamment leurs deux œuvres publiées après leur mort, du fait de nombreux points de convergence souvent méconnus entre leurs démarches : conception de l’individualité comme processus indéfini tendu vers un accomplissement idiosyncratique, intrication de la dimension affective, morale et politique de l’existence humaine à travers la notion de culture (dont participe la culture de soi), exigences envers la tâche d’éducation, mission transformatrice assignée à l’individualité en tant qu’idéal à accomplir par chaque individu ou quelques individus distingués des autres et pouvant impulser un processus d’entraînement... Les autobiographies des deux philosophes témoignent ainsi de visées en partie similaires : exhiber l’évolution et la cohérence d’une individualité par-delà ses métamorphoses et en présenter une mise en scène à portée édifiante et exemplaire afin de promouvoir un devenir soi que chaque lecteur, s’il le peut, devra ensuite prendre en charge pour lui-même.

65Certes, les deux personae qui se font jour à travers ces textes sont quasiment opposées : dans le cas de Mill, le soi, que l’auteur-narrateur constitue comme constitué au premier chef par autrui et n’est exemplaire qu’en tant qu’il illustre plus universellement les possibles et les conditions d’une éducation réussie, conforme aux fins suprêmes que le philosophe assigne à l’être humain (être de bonheur, de progrès, mais devant pour y atteindre viser autre chose) ; dans le cas de Nietzsche, c’est sans doute d’abord pour lui-même qu’il écrit cette autobiographie, dans le but de ressaisir l’unité de direction qui constitue son soi malgré les étapes et ruptures qui l’ont conduit à devenir ce qu’il est, tout en offrant à son public une clé de lecture de son œuvre et une certaine idée de la grandeur et de l’indépendance dont un individu proprement dit doit être capable par-delà les épreuves.

66Chez l’un comme chez l’autre, l’auteur-narrateur-personnage ne se pose pas en modèle direct, ce que serait un modèle d’imitation, mais en illustration (ou exemple au sens argumentatif du terme) d’un processus de formation de soi où interviennent à la fois l’amour, la révérence ou l’admiration pour des êtres jugés supérieurs et la nécessaire entreprise de s’en distinguer et de se distinguer, par dépassements successifs, en tant qu’individu singulier. Malgré leurs divergences, les deux auteurs témoignent donc de la nécessaire constitution du soi, par soi-même ou à travers (ou encore malgré) autrui, dans la mesure où celui-ci de va jamais « de soi », constitution de soi qui constitue toujours une épreuve, au double sens du terme : un défi à relever en même temps qu’un test de l’individualité.

67De nature poétique ou poïétique même quand elle ne fait pas l’objet d’une pratique d’écriture, celle-ci demeure à construire plus encore qu’à trouver ou à conquérir, et constitue probablement la fin de « l’art de la vie » (Mill) ou de la vie comme art (Nietzsche) que l’un et l’autre théorisent78. De ce point de vue, il pourrait être intéressant de rapprocher la perspective nietzschéenne de l’esthétique foucaldienne de l’existence, seule perspective existentielle restante, selon Foucault, une fois que l’on a dépassé la morale critiquée par Nietzsche.

Notes

1 Robson (J. M.), « Editor’s note » in Mill (J. S.) The Collected Works of John Stuart Mill, Toronto, University of Toronto Press, 1963-1991, vol. I : Autobiography and Literary Essays (plus tard abrégé en CW:I), p. 2-4. Les œuvres complètes présentent d’ailleurs le brouillon original de ce texte (Early draft), ainsi qu’un deuxième manuscrit, dit Columbia MS, entrepris après 1858 et source de la version finale, qui présente de nombreuses variantes avec la première version (2600 altérations de mots, phrases ou paragraphes, selon l’éditeur, soit l’équivalent d’une dizaine par page). Ce deuxième manuscrit allait être ensuite dactylographié, moyennant quelques altérations ou coquilles, par Helen Taylor et plusieurs associées, aboutissant au Rylands transcript utilisé par les premiers éditeurs mais corrigé par les suivants, à partir du manuscrit Columbia, dans les années 1960.

2 Mill (J. S.), « Autobiographie » dans le présent numéro, p. 211-212.

3 Voir Quérini (N.), « La pratique nietzschéenne de l’autobiographie », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 53 (2023), p. 97-116.

4 Une pratique qui a donc sa fin en elle-même, ce qui ressortit aux « techniques de soi » identifiées par Michel Foucault qui pointent vers « cette idée, dont nous sommes maintenant un peu éloignés, que l’œuvre que nous avons à faire n’est pas seulement, n’est pas principalement une chose (un objet, un texte, une fortune, une invention, une institution) que nous laisserions derrière nous, mais tout simplement notre vie et nous-même » (Foucault (M.), Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2017, vol. II, p. 1434).

5 Voir notamment Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », in Œuvres complètes, textes et variantes établis par Colli (G.), Montinari (M.), Paris, Gallimard, 1968-2023, vol. I : Écrits posthumes 1870-1873 ; et « Schopenhauer éducateur », in vol. II, 2.

6 Voir à ce propos Dejardin (C.), « L’individualisme contre l’individualité ? Mill et Nietzsche face au tournant anthropologique de l’ère démocratique », dans le présent volume ; et Landenne (Q.), Quérini (N.), « Critique et crise de la Bildung. La politique inactuelle de la culture chez le jeune Nietzsche », Klēsis, 58 (2024, à paraître).

7 Voir Dejardin (C.), « Sortir du nihilisme : Nietzsche, Mill et l’individualité comme clé de transformation morale et civilisationnelle », Labyrinth: An International Journal for Philosophy, Value Theory and Sociocultural Hermeneutics, 26/1 (2024), p. 99-120.

8 Nous remercions Quentin Landenne pour ces deux formulations entre guillemets.

9 En ce qui concerne Nietzsche, le « soi » ainsi constitué n’a pour autant jamais de consistance ou d’être. Il s’agit d’une production illusoire, qui a néanmoins ses vertus, contrairement à l’illusion d’un soi réifié et insécable (voir Quérini (N.), « La dissolution paradoxale du sujet dans la période nietzschéenne de la “maturité” », Labyrinth: An International Journal for Philosophy, Value Theory and Sociocultural Hermeneutics, 26/1 (2024), p. 80-98).

10 Poignant-Le Goff (A.), « L’écriture comme outil de formation du philosophe dans les préfaces de 1886 », in Nouvelles pistes nietzschéennes. Tendances actuelles de la jeune recherche, sous la direction de Denat (C.), Wotling (P.), Reims, Épure, 2024, p. 240.

11 Foucault (M.), « L’écriture de soi », Dits et écrits, op. cit., vol. II, p. 1234-1249.

12 Foucault (M.), Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1984, vol. III : Le souci de soi, p. 60-61. C’est Foucault qui donne ses lettres de noblesse à l’expression « techniques de soi », en désignant ce que Pierre Hadot nomme pour sa part des « exercices spirituels ». Foucault ajoute même l’équivalent grec technè tou biou, expression qui n’apparaît dans aucun texte ancien conservé.

13 « Personne n’ose réaliser par lui-même la loi de la philosophie, personne ne vit en philosophe, avec cette simple fidélité virile qui forçait un homme de l’antiquité, où qu’il fût, quoi qu’il fît, à se comporter en stoïcien, dès qu’il avait une fois juré fidélité à la Stoa » (Nietzsche (F.), Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, traduit par Albert (H.), Paris, Flammarion, 1988, p. 116).

14 Hadot (P.), Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2022, p. 329. Au passage, remarquons que le modèle dont parle Hadot semble surtout celui du néoplatonisme et du stoïcisme impérial. C’est chez Plotin notamment que la sculpture de soi devra comme supprimer notre individualité pour nous permettre d’atteindre le vrai soi, à savoir ce niveau de réalité qu’est l’Intellect (voir traité I, 9 et le traité 49 notamment).

15 Voir à nouveau Quérini (N.), « La pratique nietzschéenne de l’autobiographie », art.cit.

16 Voir à ce propos Quérini (N.), « La dissolution paradoxale du sujet dans la période nietzschéenne de la “maturité” », art.cit.

17 Ibid.

18 À propos de ce soi idéal, nous renvoyons le lecteur à l’article de Quérini (N.), « “Everyone is Furthest from Himself”: An Interpretation of Nietzsche’s Recovery and Inversion of Terence’s Formula “I Am the Closest to Myself” », Nietzsche-Studien, 53/1 (2024), p. 358-372.

19 Dans un autre contexte, Nietzsche évoque ce concept au § 274 de Par-delà bien et mal.

20 Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 103.

21 Ibid., p. 104.

22 Ibid., p. 103.

23 Ibid., p. 104.

24 Nous remercions à nouveau Quentin Landenne avec qui nous avons élaboré cette interprétation lors d’un séminaire consacré aux conférences Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement.

25 Nietzsche (F.), « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 104.

26 On se référera ici encore à la troisième des Considérations inactuelles dans laquelle Nietzsche avoue son mépris pour tout homme qui s’écarte de son génie et ne réalise pas par paresse (Nietzsche (F.), « Schopenhauer éducateur », op. cit., p. 18), ce qu’il redira dans Par-delà bien et mal : « Il y a peu de douleurs aussi vives que d’avoir une fois vu, deviné, senti intimement comment un homme extraordinaire s’est égaré hors de son chemin et a dégénéré […]. Qui a médité cette possibilité jusqu’à son terme connaît un dégoût de plus que le reste des hommes » (Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, traduit par Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2000, § 203, p. 162-163).

27 Dès La Naissance de la tragédie, Nietzsche écrit que « la connaissance tue l’action, il faut pour agir être entouré du voile de l’illusion » (Nietzsche (F.), La Naissance de la tragédie, traduit par Denat (C.), Paris, Flammarion, 2015, § 7, p. 134). Dans Par-là bien et mal la connaissance de soi est tenue pour susceptible de nous désintéresser de nous-même : « Une chose qui s’élucide cesse de nous intéresser. – Que voulait dire ce dieu qui recommandait : “connais-toi toi-même” ! Cela signifiait-il par hasard : “cesse de t’intéresser à toi-même ! fais-toi objectif !” – Et Socrate ? – Et le “scientifique” ? – » (Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit., § 80, p. 120). On trouve un propos similaire dans un fragment posthume : « Une chose qui s’explique cesse de nous intéresser. Fais donc attention à toi afin que tu ne sois pas trop explicite à tes propres yeux ! » (Nietzsche (F.), Œuvres complètes, op. cit., vol. IX : Fragments posthumes (Été 1882 - printemps 1884), 3 [45], plus tard abrégé en FP). Voir aussi le chapitre sur le « danger de la connaissance de soi » dans Quérini (N.), De la connaissance de soi au devenir soi. Platon, Pindare et Nietzsche, Paris, Classiques Garnier, 2023.

28 Nietzsche (F.), Ecce homo, traduit par Hémery (J. C.), Paris, Gallimard, 1974, p. 271.

29 Voir Mill (J. S.), « Autobiographie », op. cit., p. 215.

30 Nietzsche (F.), « Pourquoi j’écris de si bons livres », in Ecce homo, traduit par Blondel (É.), Paris, Flammarion, 1992, § 1, p. 93.

31 Nietzsche (F.), Antéchrist, traduit par Blondel (É.), Paris, Flammarion, 1996, § 2, p. 46.

32 Ce qui constitue une forme de reprise, via l’entreprise d’Ecce homo, de la devise complète de Pindare : « Deviens tel que tu as appris à te connaître ». Voir Quérini (N.), De la connaissance de soi au devenir soi, op. cit.

33 Schopenhauer (A.), Aphorismes sur la sagesse dans la vie, traduit par Cantacuzène (J. A.), Paris, PUF, 2012, p. 124-125.

34 Voir par exemple Nietzsche (F.), « Les Inactuelles », in Ecce Homo, op. cit., p. 111-112.

35 Schopenhauer (A.), « Spéculation transcendante sur l’apparente préméditation qui règne dans la destinée de chacun », in Esthétique et métaphysique, traduit par Dietrich (A.), revue et corrigée par Kremer-Marietti (A.), Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 49.

36 Nietzsche (F.), « Les Inactuelles », in Ecce Homo, op. cit., p. 111-112.

37 Zavatta (B.), Individuality and Beyond. Nietzsche Reads Emerson, traduit par Reynolds (A.), Oxford, Oxford University Press, 2019, p. 37 ; Nietzsche (F.), « De la victoire sur soi », in Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Bianquis (G.), Paris, Flammarion, 2006, p. 160.

38 « […] l’écriture philosophique se décompose en deux pratiques, deux temps et deux fonctions différentes, bien qu’elle soit prise dans un seul et même processus : il s’agit d’abord d’endurer une expérience et d’avancer vers son dépassement, puis de s’en détacher définitivement en en signalant la victoire. Si les œuvres de Nietzsche doivent être antidatées, ce n’est donc pas parce que l’écriture n’interviendrait qu’une fois l’expérience vécue. L’écriture est au contraire présente dès le début, comme outil pour surmonter l’épreuve rencontrée, jusqu’à ce que la victoire finale conduise l’auteur à désirer s’en expliquer pour autrui et reprenne le travail d’écriture dans une optique de séparation : saisie dans une forme définitive et adressée au lecteur, l’expérience racontée se détache définitivement de l’auteur l’ayant vécue » (Poignant-Le Goff (A.), « L’écriture comme outil de formation du philosophe dans les préfaces de 1886 », op. cit., p. 253).

39 Selon la métaphore suggérée par Quentin Landenne lors de notre présentation de ce texte à Bruxelles à l’occasion du séminaire consacré à la Bildung du 3 juin 2024.

40 Un sens biologique se mêlant ici au sens biographique, l’évolution de Nietzsche ayant avant tout lieu dans son corps qui a sa dynamique propre.

41 « Il est vrai que pour pratiquer ainsi la lecture comme art, il faut avant tout une chose que de nos jours on a précisément désapprise du mieux qu’on a pu – et c’est pourquoi la “lisibilité” de mes écrits n’est pas pour demain –, une chose pour laquelle il faut presque être vache et en tout cas pas “homme moderne” : la rumination… » (Nietzsche (N.), La Généalogie de la morale, traduit par Wotling (P.), Paris, le Livre de Poche, 2000, p. 61).

42 Voir Mill (J. S.), « Autobiographie », op. cit., p. 211-212.

43 Ibid.

44 « On Liberty », in CW:XXVIII, p. 216, traduit par Dejardin (C.), John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire, Paris, Gallimard, 2022, p. 40. La même reconnaissance s’exprime enfin dans l’épitaphe composée par Mill pour la tombe de Harriet à Avignon.

45 Voir Mill (J. S.), « Autobiographie », op. cit., p. 224.

46 CW:XIX, p. 154 (« But we have to consider, which we can only do together, how much of our story it is advisable to tell, in order to make head against the representations of enemies when we shall not be alive to add anything to it. If it was not to be published for 100 years I should say, tell all, simply & without reserve. As it is there must be care taken not to put arms into the hands of the enemy. »). Voir également la lettre du 23 janvier 1854, dans laquelle le terme « ennemis » était déjà présent (ibid., p. 138-139).

47 Comme le rappelle à nouveau Robson, Harriet a annoté l’ensemble du Early draft, la plupart du temps pour de simples points d’expression mais « elle est aussi à l’origine de changements majeurs dans la facture et le ton de l’ouvrage. À la suite de ses remarques, Mill a supprimé des détails personnels et familiaux qui, s’ils avaient été retenus, auraient fait de l’Autobiographie un document plus chaleureux mais souvent aussi plus critique, et elle a exercé une influence décisive sur les différentes versions des passages dans lesquels il essayait de décrire ses faiblesses dans le domaine pratique et sur le compte qu’il rend de leurs relations dans la partie II d’origine » (CW:I, p. XXIV-XXV : « she was also the originator of some major changes in the texture and tone of the work. In response to her markings Mill suppressed personal and family details that, had they been retained, would have made the Autobiography a warmer, if often more critical document, and she exerted extensive influence on the several versions in which he attempted to describe his practical deficiencies and on the account he wrote of their relations in the original Part II »).

48 Knüfer (A.), La Philosophie de John Stuart Mill, Paris, Vrin, 2021, p. 182-184.

49 Ibid.

50 Dejardin (C.), « L’individualisme contre l’individualité ? », op. cit.

51 Dejardin (C.), John Stuart Mill, libéral utopique, op. cit., p. 49-53.

52 Voir Mill (J. S.), « Autobiographie », op. cit., p. 215-217.

53 Voir aussi Quérini (N.), « Un devoir d’être soi-même. Emerson, Mill et Nietzsche », publié dans le présent numéro.

54 Voir Mill (J. S.), « Autobiographie », op. cit., p. 217.

55 Ibid., p. 216.

56 On peut penser que celui-ci, tout comme l’amour-propre inconditionnel que la société patriarcale accorde aux petits garçons et que Mill appelle self-worship dans L’Asservissement des femmes, est néanmoins l’un des défauts dont l’éducation paternelle a déjà efficacement préservé le petit John Stuart, comme il l’écrit dans son autobiographie (Ibid., p. 214).

57 Voir Dejardin (C.), John Stuart Mill, libéral utopique, op. cit, chap. 4, p. 166-191 (en particulier p. 184).

58 Voir Mill (J. S.), « Autobiographie », op. cit., p. 213.

59 Ibid.

60 Knüfer (A.), La Philosophie de John Stuart Mill, op. cit., p. 184.

61 C’est un point important de la philosophie de Mill, qui empêche de réduire sa vision de l’individualité ni à un solipsisme ou constructivisme de self-made man d’un côté, ni à l’agrégation de conséquences de circonstances aléatoires de l’autre : on ne se laisse former que par ce qu’on aime ou a appris à aimer. L’amour, dans la lignée de l’eros platonicien, est donc la principale condition aussi bien du succès d’un enseignement que d’une bifurcation existentielle. Voir ci-dessous ce qui concerne le rôle dynamique de l’amour chez Nietzsche comme chez Platon.

62 Envie qui par ailleurs constitue une « passion triste » au sens de Spinoza, donc dommageable pour l’individu qui y est en proie.

63 « La vertu morale […] est le produit de l’habitude » (Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par Tricot (J.), Paris, Vrin, 2017, II, 1, p. 93).

64 Mill (J. S.), De la liberté, traduit par Lenglet (L.) à partir de la traduction de Dupont-White (C.), Paris, Gallimard, 1990, p. 182.

65 Un certain nombre d’expressions, comme celle-ci, sont issues d’un séminaire sur On Liberty mené avec Quentin Landenne que nous remercions par la même occasion.

66 Voir la dernière phrase de la citation précédente, ainsi que Quérini (N.), « Un devoir d’être soi-même », op. cit.

67 Emerson (R. W.), La Confiance en soi et autres essais, traduit par Bégot (M.), Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 121. Nietzsche écrira à son tour : « Imitateurs. – A : “Comment ? Tu ne veux pas d’imitateurs ?” – B : “Je ne veux pas que l’on me copie en quoi que ce soit, je veux que chacun s’invente quelque chose pour lui-même : exactement comme je le fais moi” » (Nietzsche (F.), Le gai savoir, traduit par Wotling (P.), Paris, Flammarion § 225). On se reportera avantageusement sur le sujet aux pages que B. Zavatta a consacrées à la reprise nietzschéenne de ce thème emersonnien (Zavatta (B.), Individuality and Beyond, op. cit., voir en particulier les p. 76 et suivantes).

68 Nietzsche (F.), « Richard Wagner à Bayreuth », in Œuvres complètes, op. cit., vol. II, 2, p. 146.

69 Nietzsche (F.), Humain, trop humain, traduit par Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2019, vol. II, préface, § 1.

70 Nietzsche (F.), Œuvres complètes, op. cit., vol. II, 2, § 6, p. 59-60.

71 C’est même ainsi que Schopenhauer aura appris lui-même ce qu’est la véritable grandeur dans sa fréquentation de Goethe (Ibid., § 7).

72 Nietzsche (F.), Ibid., p. 59.

73 Voir Quérini (N.), De la connaissance de soi au devenir soi, op. cit.

74 Mill (J. S.), « Discours inaugural prononcé à l’Université de St Andrews » dans le présent numéro, p. 244 (CW:XXI, p. 253-257).

75 Nietzsche (F.), FP, XIV, 15 [118]).

76 Nietzsche (F.), FP, XIV, 15 [118]. On peut encore citer un texte de 1878 : « Il y a en lui (i.e. Wagner) de puissantes impulsions – il vous pousse à le dépasser » (Nietzsche (F.), FP, Humain, trop humain, II, 29 [48]). Nietzsche écrit également en 1880 : « J’ai scruté les m<odèles> et je n’ai pas trouvé mon idéal parmi eux » (Nietzsche (N.), FP, Aurore, 7 [72]). Enfin, Nietzsche dira par la bouche de Zarathoustra que l’« on récompense mal un maître en ne restant à jamais que son disciple. » (Nietzsche (F.), « De la vertu qui prodigue », in Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., I, § 3.

77 Au sujet de Nietzsche, Avrile Poignant-Le Goff écrit en ce sens que « la vertu didactique des livres de Nietzsche, relayée et explicitée par le travail des préfaces, repose dès lors non seulement sur la “monstration”, par le philosophe, de sa propre expérience mais encore sur la reprise, par son lecteur, de l’effort consistant à devenir soi. La performativité du texte nietzschéen apparaît donc comme suspendue à l’exemplarité du récit de soi : c’est la mise en scène de l’effort du philosophe pour devenir lui-même qui doit déclencher chez le lecteur la volonté de prendre en charge sa propre éducation d’après son modèle » (Poignant-Le Goff (A.), « L’écriture comme outil de formation du philosophe dans les préfaces de 1886 », op. cit., p. 244).

78 Chez Mill, l’expression Art of Life est un titre de section dans son Système de logique. Voir aussi « Discours inaugural prononcé à l’Université de St Andrews », op. cit., p. 244 (CW:XXI, p. 256). Nietzsche prend lui aussi régulièrement le modèle de la création artistique pour penser le devenir soi, par exemple au § 299 du Gai savoir dans lequel il écrit que « nous, nous voulons êtres les poètes de notre vie » (op. cit., p. 244). Voir encore à ce propos le § 301 et le § 290, selon lequel il faut « donner du style à son caractère » ; sur ce dernier point voir également l’article de Typhaine Morille publié dans le présent numéro. On se référera enfin à ce propos au livre de Nehamas (A.), Nietzsche. Life as literature, Cambridge, Harvard University Press, 1985, en particulier p. 194-195.

Pour citer cet article

Nicolas Quérini & Camille Dejardin, «Les pratiques autobiographiques de Friedrich Nietzsche et de John Stuart Mill», Phantasia [En ligne], Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche, p. 162-188 URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1740.