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Émilie Ieven, Les territoires politiques de la littérature contemporaine française. Espace, ligne, mouvement, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2023
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Version PDF originale1 Le travail d’Émilie Ieven s’inscrit dans la lignée des interrogations actuelles sur les modes de présence du politique dans la littérature française, questionnant également le rôle aujourd’hui dévolu à la littérature dans la société. Citant Bruno Blanckeman, Dominique Viart et Jean-François Hamel, la chercheuse creuse un sillon critique ouvert il y a maintenant plus de dix ans en cherchant à son tour « la dimension éthique ou sociopolitique des textes littéraires […] [non] à travers la présentation d’une thèse à défendre, mais bien au sein du langage même » (p. 11).
2 C’est par le biais des configurations spatiales que l’autrice aborde cette fonction socio-politique de la littérature contemporaine. Convaincue que le spatial turn des sciences humaines a aussi marqué la production littéraire d’aujourd’hui, Émilie Ieven lit l’espace comme un enjeu fondamental dans des textes qui procèdent à une mise en forme critique du réel. Ainsi, la description des lieux, les usages de l’espace mis en récit, mais aussi la pratique cartographique et ses avatars dans le récit littéraire sont les éléments-clés sur lesquels cette étude se focalise, afin de faire émerger le regard critique porté sur le réel par la littérature.
3 Dans ce cadre général nouant espace et dimension socio-politique de la littérature, l’hypothèse de départ de l’autrice est particulièrement stimulante, et constitue la vraie réussite de son livre : proposer un travail conceptuel d’analyse littéraire autour de la ligne comme « outil opératoire pour analyser les effets de pouvoir des représentations spatiales, parmi lesquelles ceux de la littérature » (p. 19). C’est autant le geste cartographique de tracer une ligne que la plasticité métaphorique du terme qui intéressent l’autrice. Après les travaux de Bertrand Westphal1 et de Rachel Bouvet2 qui proposaient eux aussi d’utiliser cette notion de ligne, mais de manière assez générale, Émilie Ieven veut explorer toute la polysémie du terme afin de montrer les différents usages du concept pour l’analyse littéraire des configurations spatiales. Sa méthode est tout à fait convaincante : ces usages de la ligne en tant qu’élément diégétique repérable ou en tant qu’image modalisant une configuration narrative, ou bien un stylème d’auteur, sont variés mais précis, et toujours choisis en fonction des différents textes littéraires étudiés. Ces derniers guident ainsi une définition jamais flottante et toujours renouvelée de la ligne, au gré des chapitres et des écrivains dont il s’agit de parcourir les œuvres. L’architecture du livre trouve par là sa pleine justification : quatre parties qui étudient successivement l’œuvre d’un auteur ou d’une autrice, et ce afin de mettre en lumière la spécificité du geste de chacun d’entre eux, afin de comprendre la spatialité mise en œuvre dans les textes grâce à une analyse approfondie des lignes qu’il ou elle utilise, ainsi que la portée politique de ces écritures.
4 Le corpus d’étude est à ce titre pleinement pertinent. Les œuvres de Jean Echenoz, Maylis de Kerangal, Philippe Vasset et Marie Redonnet sont explorées de manière détaillée et souvent nouvelle, alors que la bibliographie sur les textes des trois premiers écrivains cités est déjà conséquente et qu’ils ont déjà été largement abordés par le prisme de la spatialité3.
5 On peut cependant regretter l’organisation interne des chapitres qui passent souvent en revue successivement trois des œuvres de chaque écrivain étudié. Certes, chaque nouveau texte vient bien préciser un propos général tenu sur l’œuvre de chaque auteur, mais cette architecture manque un peu de dynamisme quant à l’argumentation, et ne met peut-être pas autant en valeur les résultats de ces lectures analytiques qu’il aurait été possible de le faire. Ces résultats sont pourtant clairs et nombreux, apparaissant nettement dans le dernier niveau de titre. De même, les conclusions au sujet de la fonction politique de ces représentations spatiales sont souvent cantonnées aux fins des chapitres, comme un bilan général tiré des analyses. Si elles sont souvent passionnantes, ce choix de présentation amène parfois à penser qu’elles se juxtaposent aux analyses sur l’espace, plus qu’elles n’y sont fondamentalement liées.
6 Au-delà de cette remarque de détail concernant l’organisation du propos, il faut souligner la grande clarté de l’écriture et le souci constant de l’autrice d’éclairer son propre positionnement critique. Dense mais fluide, consciencieux mais vif, cet essai articule des analyses extrêmement fines et détaillées à une argumentation générale forte, sur des assises théoriques présentées avec rigueur.
7 Consacré à Jean Echenoz, le premier chapitre se centre notamment sur les mouvements des personnages, « lignes de fuite » qui « courent, fuient, errent et se poursuivent » (p. 29). Ce sont donc leurs « lignes de déplacement » (p. 30) qu’analyse Emilie Ieven, en s’appuyant notamment sur le travail de l’anthropologue Tim Ingold. Indications successives des déplacements des personnages par enchaînement toponymique et descriptions de l’environnement urbain sont notamment relevées. L’alternance d’un point de vue cartographique et d’une attention aux composantes minimes de l’espace est mise en avant ; l’autrice observe ainsi qu’« à la mobilité des personnages dont dépend la description cartographique de l’espace diégétique correspond une mobilité énonciative » (p. 45). Enfin, le motif de l’errance, marqueur de l’écriture de Jean Echenoz, fait l’objet d’une analyse originale, repoussant l’interprétation habituelle qui en fait l’indicateur d’une désubjectivation du personnage contemporain, ballotté au gré de mouvements absurdes qu’il subit, pour le comprendre comme une manière d’être à l’espace permettant au contraire la réappropriation de lieux.
8 C’est là une manière de percevoir la dimension politique des livres de Jean Echenoz, ceux-ci interrogeant, selon l’autrice, « la configuration urbaine et les logiques sous-jacentes à l’élaboration de cette dernière » (p. 56), mettant à mal le topos de l’efficacité et de la rationalité des infrastructures urbaines. L’autrice parle ainsi à juste titre d’un « envers de la ville » esquissé dans les romans, où la solitude des personnages viendrait questionner l’organisation spatiale de la communauté. De l’aveu même de l’autrice, cette subversion de l’organisation urbaine reste cependant « discrète » (p. 63) : à ce titre, la fin du chapitre, consacrée à une analyse détaillée de l’inventivité formelle et du romanesque des romans d’Echenoz apparaît un peu moins convaincante pour penser une portée politique de ces textes, malgré la finesse de cette lecture.
9 Intitulé « gestes singuliers et communauté nouvelle », le deuxième chapitre porte sur trois romans bien connus de Maylis de Kerangal. Alors que l’espace diégétique de Corniche Kennedy fait l’objet d’une analyse classique mais efficace, montrant comment le roman est sous-tendu par « la critique d’une logique de pouvoir contemporaine cherchant à contrôler places et mouvements des individus » (p. 87), Naissance d’un pont donne lieu à un nouvel usage de la notion de ligne. En s’appuyant sur un article de W. J. T Mitchell4, Émilie Ieven utilise la ligne pour matérialiser et analyser la structure temporelle et narrative du texte, et mettre en évidence la continuité linéaire du roman.
10 Mais la vraie force du chapitre réside surtout dans le repérage, grâce à l’approche par la ligne, de la prédominance de l’horizontalité dans les textes de Maylis de Kerangal – car c’est là où réside la dimension subversive de son écriture. « La ligne continue de la narration […] matérialise une horizontalité narrative qui place sur un même plan énonciatif de multiples événements » (p. 100) ; on retrouve également cette horizontalité dans le traitement des personnages, considérés de manière égale malgré leur nombre important. Selon la chercheuse, l’horizontalité semble même pouvoir se lire au niveau stylistique, où la récurrence de l’énumération met en évidence « l’effet d’équivalence, la mise à égalité des différentes situations décrites » (p. 103). Émilie Ieven arrive ainsi à des conclusions similaires à celles de Dominique Rabaté lorsqu’il analyse le traitement des personnages de Maylis de Kerangal dans un essai récent5. La conclusion d’Émilie Ieven montre très efficacement la dimension politique de l’écriture de Kerangal, qui « articule vivre-ensemble, égalité et spatialité » (p. 111). La montée en généralité qu’elle pratique dans sa conclusion, en faisant de la démarche de l’autrice un « plaidoyer littéraire pour une nouvelle historiographie » (p. 125), est cependant un peu rapide : certes, Maylis de Kerangal s’attache à rendre compte des gestes et des paroles d’existences marginales, et traite avec équité tous les personnages, mais la pensée de l’histoire n’est pas au centre de ses livres. On ne saurait cependant nier la fonction politique de la littérature mise au jour par Émilie Ieven dans cette œuvre.
11 Le chapitre suivant est consacré aux textes de Philippe Vasset, œuvre déjà largement traitée sous l’angle spatial par la critique tant les livres de cet auteur sont centrés sur l’exploration de lieux et de cartes. Se situant avec justesse dans un ample paysage géocritique, la chercheuse se place dans la lignée des travaux de Wolfram Nitsch6 et considère les zones blanches et autres lieux qui retiennent l’attention de Philippe Vasset comme des hétérotopies contemporaines, matérialisant « l’envers d’un espace urbain continuellement standardisé » (p. 140), qui échappe à la rationalisation du territoire. Cette lecture à l’aide de la notion foucaldienne permet d’insister avec pertinence sur la fonction critique des lieux représentés.
12 C’est lorsqu’elle réfléchit à la manière dont Philippe Vasset écrit avec et contre la carte que l’autrice apporte une contribution précieuse à l’analyse de ces textes. Jouant à la fois d’une écriture « cartographique », avec vue surplombante et lexique géométrique, et d’une écriture in situ, qui explore le terrain qu’il se donne, Philippe Vasset parvient, selon l’autrice, à rendre aux espaces décrits toute leur vitalité. À l’indétermination propre aux lieux représentés (terrains vagues, zones blanches) correspond une mobilité énonciative qui est surtout la clé d’une écriture critique de l’espace, consciente « que toute représentation complète et définitive de l’espace est vouée à l’échec » (p. 153). À nouveau, le chapitre propose une conclusion qui passe très rapidement d’une notion à l’autre, puisque c’est sur l’habiter que se termine l’analyse, dans une approche empruntée à Nos cabanes de Marielle Macé7, conclusion qui apparaît moins convaincante. L’étude stylistique de l’écriture de Philippe Vasset dans sa relation à la cartographie mérite néanmoins à elle seule la lecture tant elle est riche et bien menée.
13 Le dernier temps de l’essai, consacré à Marie Redonnet, offre un contrepoint bien pensé. D’abord, en revenant sur les textes d’une autrice bien moins connue, moins commentée et qui n’est pas souvent citée par la critique analysant les représentations spatiales, Émilie Ieven affirme la spécificité de son livre, et participe finalement à l’ouverture des corpus sur la question de l’espace en littérature. Ensuite, en se focalisant sur une œuvre qui met en scène des femmes presque toujours assignées à l’espace domestique et à la sphère privée, sa démarche intègre avec bonheur un autre type de représentations spatiales, et montre comment la littérature contemporaine se fait l’écho des préoccupations d’une géographie féministe interrogeant, depuis les années 1980, les rapports entre genre et espace8. De surcroît, elle propose une nouvelle fois une conception de la ligne originale et productive, où celle-ci est comprise comme dessinant les contours de cadres, périmètres spatiaux auxquels les femmes sont cantonnées : cadres de vie correspondant à une batterie de rôles, qualités et fonctions dévolues aux femmes, et cadres d’image, qui dirigent le regard. La dernière partie de l’analyse, en s’appuyant sur Rose Mélie Rose, montre néanmoins la manière dont l’œuvre de Marie Redonnet laisse exister la possibilité d’une émancipation : les différents cadres sont ébranlés, et la mise en mouvement de certains personnages souligne, selon la chercheuse, qu’inventer son propre récit est fondamental pour penser une libération des protagonistes féminines.
14 C’est aussi par comparaison avec les personnages précédemment mis en scène, et avec d’autres techniques narratives ou espaces diégétiques analysés auparavant, que ce chapitre prend tout son sens : « pour les femmes, ni marcher dans une ville, ni occuper un lieu, ni s’établir dans un échange ne sont des actions neutres. Elles impliquent nécessairement de négocier avec des logiques de domination, de hiérarchisation ou encore d’exclusion » (p. 212). Mettant en perspective l’ensemble des textes précédemment étudiés, cette partie de l’étude démontre une nouvelle fois la progression concertée de l’écriture d’Émilie Ieven : si son essai sépare les œuvres des différents auteurs dans un geste critique qui est aujourd’hui parfois réinterrogé, force est de constater qu’ici l’architecture fonctionne, et n’empêche pas un propos d’ensemble approfondi et cohérent.
15 En proposant, en guise d’ouverture, l’hypothèse d’un potentiel utopique des espaces littéraires représentés dans la littérature contemporaine, il s’agit enfin pour l’autrice de suggérer que, loin du genre de l’utopie proprement dit, les textes analysés ont pour fonction de repenser l’espace autant que de le dire, rappelant avec force que d’autres configurations spatiales sont possibles. La lecture de cet essai convainc absolument par le travail définitionnel majeur de la notion de ligne et par ses usages pour l’analyse littéraire. Le terme de « territoires », central dans le beau titre de l’ouvrage, est peut-être moins exploré, de même que l’analyse de la fonction politique des œuvres, qui apparaît parfois un peu restreinte et générale. Cependant, parce que ses analyses de l’espace diégétique se doublent systématiquement de commentaires stylistiques ou énonciatifs, et parce qu’il se distingue par sa grande connaissance des travaux déjà existants sur l’espace, qu’ils soient issus des études littéraires ou des sciences sociales, cet essai est précieux pour qui veut comprendre le potentiel critique du traitement de l’espace dans la littérature contemporaine française.
Notes
1 Westphal (B.), Atlas des égarements. Études géocritiques, Paris, Les éditions de Minuit, « Paradoxe », 2019.
2 Bouvet (R.), Vers une approche géopoétique. Lectures de Kenneth White, Victor Segalen et J.-M. G Le Clézio, Québec, Presses universitaires du Québec, 2015.
3 Voir par exemple Dambre (M.), « E comme Echenoz et comme espace », Dix-neuf / vingt, revue de littérature moderne, n° 2, 1996 ; Jérusalem (C.), Jean Echenoz. Géographies du vide, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, « Lire au présent », 2005 ; Fontana-Viala (M.), « Formes et enjeux de l’écriture de l’espace dans l’œuvre de Maylis de Kerangal », in Bonazzi (M.), Narjoux (C.) et Serça (I.) (dir.), La langue de Maylis de Kerangal. « Étirer l’espace, allonger le temps », Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Langage », 2017 ; Huppe (J.) et Claisse (F.), « Zones blanches et lieux communs : Bruce Bégout, Eric Chauvier et Philippe Vasset, explorateurs péri-urbains », Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 16, 2018, en ligne. Martin-Achard (F.), « Des promenades dans cette épaisseur de choses reconstruites. Introduction au récit périurbain (Bon, Rolin, Vasset) », Compar(a)ison, n° 1, 2008, Berne, Peter Lang.
4 Mitchell (W.J.T.), « Spatial form in literature: toward a general theory », Critical Inquiry, vol. VI, n° 3, 1980.
5 Rabaté (D.), « “Créer un peuple de héros”. Maylis de Kerangal et le personnage », in Petite physique du roman, Paris, José Corti, 2019.
6 Nitsch (W.), « Terrain vague : poétique des espaces urbains intermédiaires dans la littérature française contemporaine », Viatica, n° 2, en ligne.
7 Macé (M.), Nos cabanes, Paris, Verdier, 2019.
8 Massey (D.), Space, Place and Gender, Cambridge, Polity Press, 1994 ; Duncan (N.), BodySpace. Destabilizing Geographies of Gender and Sexuality, Londres/New York, Routledge, 1996 ; Rose (G.), Feminism and Geography. The Limits of Geographic Knowledge, Minnesota, University of Minnesota Press, 1993 ; McDowell (L.), Gender, Identity and Place. Understanding Feminist Geographies, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.