Phantasia

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Typhaine Morille

« "Donner du style" à son caractère »
Ce que l’on doit apprendre d’Emerson selon Nietzsche

(Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche)
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Résumé

De ses études à Leipzig à ses tout derniers écrits, Nietzsche semble entretenir des affinités électives et comme une correspondance continue et secrète avec Emerson, qu’il désigne comme son « frère dans l’âme ». Ne se dit-il pas d’ailleurs « chez lui et dans [sa] propre maison » chez Emerson, à tel point que toute son œuvre résonne des innombrables échos de cette voix gémellaire ? Mais ces reprises étonnantes impliquent-elles réellement une filiation intellectuelle entre les deux penseurs ? Emerson a-t-il été un éducateur pour celui qui le jugeait « mal éduqué », ou bien la troublante familiarité des textes ne relève-t-elle pas d’une de ces énigmes que Nietzsche se targue d’adresser au lecteur ? De quelle manière le pourfendeur du sujet a-t-il pu apprendre du défenseur du caractère ? Et dans quelle mesure le chantre américain de la nature participe-t-il de cette réforme de la culture européenne que Nietzsche s’assigne pour tâche ? Notre étude se donne pour objectif d’examiner le rôle d’Emerson dans la formation de la pensée nietzschéenne, et ce en un double sens : formation de la pensée de Nietzsche, et formation de la pensée par Nietzsche. Elle s’attachera à préciser le statut « d’homme préparatoire » qu’occupe Emerson pour Nietzsche et ce que ce dernier se propose d’apprendre de celui qu’il considère surtout comme un artiste.

Index de mots-clés : Nietzsche, Emerson, éducation, caractère, identité, soi, puissance, écriture, culture

Abstract

From his studies in Leipzig to his very last writings, Nietzsche seems to maintain elective affinities and a kind of continuous, secret correspondence with Emerson, whom he refers to as his « soulmate ». Indeed, he did assert that he felt at home with Emerson, to the extent that his entire work resonates with countless echoes of this twin voice. But do these striking repetitions really imply an intellectual kinship between the two thinkers? Was Emerson an educator for the man who considered him « ill-educated », or is the troubling familiarity of the texts one of those enigmas that Nietzsche prides himself on addressing to the reader? How does the American proponent of nature contribute to the reform of European culture, which Nietzsche sets himself the task of? And what did the critic of the subject learn from the defender of character? The aim of this paper is to examine Emerson’s role in the formation of Nietzschean thought, and this in a double sense: formation of Nietzsche's thought, and formation of thought by Nietzsche. It will seek to clarify Emerson's status as a « preparatory man » for Nietzsche and what Nietzsche proposes to learn from the one he considers above all as an artist.

Index by keyword : Nietzsche, Emerson, education, character, identity, self, power, writing, culture

1Typhaine Morille est agrégée de philosophie, professeure en classes préparatoires littéraires au lycée Joliot-Curie de Nanterre, et chargée de cours à l’université de Reims Champagne-Ardenne ainsi qu’à l’université Paul-Valéry Montpellier-3. Membre du Groupe International de Recherches sur Nietzsche (GIRN) et du Centre International de Recherche sur les Langues et la Pensée (CIRLEP – EA 4299), elle prépare un doctorat intitulé « Logiques du rêve. Nietzsche et la morphogenèse des apparences » sous la direction de Patrick Wotling, à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Elle est l’auteure d’une édition commentée du Gai Savoir (GF-Flammarion, 2020) et de plusieurs études sur la pensée nietzschéenne.

[À] certaines heures de paisible contemplation l’on considère la vie avec un mélange de joie et de tristesse ; ces heures ressemblent à ces belles journées d’été qui s’installent largement, à leur aise, sur les collines et que décrit si bien Emerson : alors, dit-il, la nature atteint à sa perfection et, pour notre part, nous échappons à l’envoûtement que jette sur nous une volonté toujours en éveil, nous ne sommes plus rien que pur regard, contemplatif et désintéressé. C’est dans cet état d’esprit, plus désirable qu’aucun autre, que je prends la plume pour répondre à ta lettre amicale et riche d’idées. Nos soucis communs ont fondu pour ne laisser qu’un petit reste ; derechef nous avons pu constater à quel point quelques traits de plume et, en fin de compte, peut-être aussi les caprices fortuits de quelques individus conditionnent la destinée d’un nombre infini de gens, et nous laissons volontiers le soin aux dévots de savoir remercier leur Dieu de ces caprices fortuits. Il se peut bien que cette réflexion nous fasse rire lorsque nous nous retrouverons à Leipzig1.

2Le jeune Nietzsche a vingt-et-un ans et poursuit ses études de philologie classique à Leipzig lorsqu’il adresse ces mots à son ami Carl von Gersdorff, le 7 avril 1866. Gersdorff, profondément marqué par la philosophie schopenhauérienne, l’exhorte à écrire sur le pessimisme de l’Antiquité2. Nietzsche lui répond alors assez curieusement par cette allusion au début de Nature3, comme pour contrebalancer le sombre pessimisme schopenhauérien par l’exaltation émersonienne, entremêlant dans ses lignes le lexique des deux auteurs. La « perfection » de l’harmonie esthétique avec la nature, que dépeint Emerson, semble venir conjurer l’angoisse métaphysique d’« une volonté toujours en éveil », décrite par Schopenhauer, autrement que par la négation de cette dernière4. De ce double « pur regard, contemplatif et désintéressé » émerge un « état d’esprit, plus désirable qu’aucun autre », qui, mêlant joie et tristesse, s’offre comme une réconciliation des deux auteurs5. Nietzsche a découvert Emerson quatre ans plus tôt, en 1862, à l’âge de dix-sept ans. Il reviendra souvent à ses écrits, tout particulièrement en 1873-1874 (période de rédaction des deuxième et troisième Considérations inactuelles), entre 1876 et 1879 (époque de rédaction des deux volumes d’Humain, trop humain), puis entre 1881 et 1883, à tel point qu’aucun livre de sa bibliothèque n’est plus annoté que ses Essais. Pourtant, le premier exemplaire en a disparu en 1874, victime d’un « ignoble et astucieux larron » amateur de « sac de voyage », ainsi que Nietzsche le relate au même Gersdorff :

Le précieux Emerson, que j’avais pris avec moi à Bergün, m’a été dérobé avec tout le contenu de mon sac de voyage, y compris le bel exemplaire de l’Anneau des Nibelungen (avec la dédicace de Wagner). Moralité : ne pas laisser son sac de voyage sans surveillance dans les gares, sinon il se présente aussitôt un ignoble et astucieux larron qui épie les sacs de voyage6.

3Cette piquante anecdote pourrait être moins gratuite à la réflexion qu’il n’y paraît, en ce qu’elle semble fort plaisamment illustrer le destin nietzschéen du texte d’Emerson. Nietzsche, qui se présente d’ailleurs comme auteur de « livres de voyage7 » a lui-même beaucoup pris, et comme à la dérobée (l’appropriation se passant le plus souvent de renvoi explicite), à celui qu’il considérait comme le prototype-même du « voyageur8 », si bien qu’on peut lire chez Charles Andler le jugement suivant :

Il y a eu dans la formation de la pensée nietzschéenne des influences prolongées durant sa croissance entière : telles les influences grecques. […] Quelques-unes, très vieilles et qui affleurent rarement à sa conscience, furent très durables, quoique très méconnues. Ralph Waldo Emerson fut un de ces auteurs aimés, dont Nietzsche a absorbé la pensée jusqu’à ne plus la distinguer de la sienne9

4La proximité des thèmes et des termes chez les deux auteurs paraît de fait, lorsque l’on s’y penche attentivement, assez saisissante10 : le noble et l’ignoble, la solitude et la grégarité, l’histoire et le destin, la formation de l’individu et la réforme de la culture, l’affirmation de soi et l’aversion pour l’hypocrisie morale, l’écriture de l’essai et la pensée comme tentative et expérience (Versuch), autant d’enjeux centraux chez Emerson comme chez Nietzsche. Cette proximité si prégnante, Nietzsche semble en un sens la proclamer, s’en faire un blason, se ralliant à la bannière des tonalités affectives émersoniennes dont il hisse le drapeau à l’avant-scène de son œuvre. La double épigraphe aux deux éditions du Gai Savoir est le meilleur témoignage de cette relation oscillant entre héritage et assimilation. En 1882, année de la mort d’Emerson, Nietzsche place en effet au fronton de la première édition du Gai Savoir une citation extraite de l’essai History :

« Pour le poète et pour le sage, toutes les choses sont amies

et sacrées, toutes les expériences utiles, tous

les jours saints, tous les hommes divins11 ».

Emerson12.

5Cette épigraphe, hommage plutôt qu’éloge, disparaît toutefois de l’édition de 1887, remplacée par la suivante :

J’habite ma propre maison,

N’ai jamais copié personne en rien

Et — me suis en outre moqué de tout maître

Qui ne s’est pas moqué de lui-même.

Au-dessus de ma porte13.

6Comment interpréter cette substitution ? Ces deux épigraphes se succèdent-elles simplement et sans rapport logique l’une avec l’autre, témoignant du fait que Nietzsche s’éloigne progressivement de son premier « maître » ? Rien n’est moins sûr, car la seconde est en fait encore une allusion à Emerson, tacite cette fois-ci, transformant la référence en énigme et en jeu de piste. Emerson déclarait en effet en 1841 dans son essai Self-Reliance14 vouloir inscrire « au-dessus de [sa] porte » son « Whim », autrement dit sa lubie, son caprice, emblème de son caractère propre, qui enclot son univers dans l’édifice de son écriture et l’isole même de ses proches :

Je fuis père et mère, femme et frère lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de la porte d’entrée : « Lubie » (whim). J’espère que c’est au bout du compte quelque chose de mieux qu’une lubie, mais nous ne pouvons passer la journée à l’expliquer15

7Nietzsche établit ici du même tenant, dans le même linteau pourrait-on dire, un lien implicite avec Emerson et un refus explicite de ce lien, puisque, imitant ce dernier sans plus le citer comme référence, il en use pour mieux affirmer n’avoir jamais copié personne en rien16 ! Il semble ainsi paradoxalement réaffirmer et démentir d’un même geste la filiation dont il s’est d’abord réclamé. Autocontradiction et légèreté nietzschéennes à l’inconséquence fantaisiste (caractéristiques du whim, notion cardinale du génie personnel chez Emerson) ? Une telle conclusion, certes commode, témoignerait d’une approche fort superficielle de la logique d’écriture de Nietzsche.

8Que nous dit donc Nietzsche lorsqu’il parodie Emerson pour mieux affirmer sa propre indépendance ? Sous cette manière d’humour et de provocation est posée au lecteur attentif l’énigme du « nouveau langage » de Nietzsche, ainsi que de l’hyper-intertextualité qui en est la trame. Car y a‑t‑il vraiment une « filiation » entre Emerson et Nietzsche ? La similitude apparente des termes et des thèmes autorise-t-elle à faire du premier une « source » du second ? Emerson a-t-il été pour Nietzsche un éducateur, ou bien la familiarité des textes, leur air de famille, ne relèvent-ils pas d’une de ces facéties mécomprises dont Nietzsche se targue de garder le secret ? Si Nietzsche, comme on l’a souvent relevé, dit bien à son ami Overbeck qu’Emerson est un « frère dans l’âme17 », n’est-ce pas ironice, ayant en tête la prescription susmentionnée qui commande de fuir « père et mère, femme et frère » lorsque notre génie nous appelle18 ?

9Notre enquête se donne pour objectif d’examiner le rôle de l’œuvre d’Emerson dans la formation de la pensée nietzschéenne, et ce en un double sens : formation de la pensée de Nietzsche, et formation de la pensée par Nietzsche. Quel usage Nietzsche fait-il du grand homme ? Il y a là littéralement un « cas d’école », aussi bien pour la compréhension de la constitution de la philosophie nietzschéenne (de la façon dont Nietzsche devient lui-même), de la manière dont elle entend éduquer le lecteur, et de son rapport à ce que la recherche génétique identifie traditionnellement comme « sources » et « influences ».

10Bien au-delà du seul relevé d’occurrences, la compréhension du rapport de Nietzsche aux auteurs qu’il mobilise exige, on le sait, une attention, une méfiance et une vigilance extrêmes au choix des signes et au réseau des renvois. On rappellera à ce titre la recommandation en forme de défi que Nietzsche adresse au lecteur sérieux, le seul auquel il s’adresse :

« Quand je cherche à me représenter un lecteur parfait, il en résulte toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé et de circonspect, un aventurier et un découvreur-né. Pour finir : je ne saurais mieux dire quels sont les seuls à qui je parle, au fond, qu’en reprenant les paroles de Zarathoustra : à qui seul veut-il conter son énigme19 ? »

1. Emerson, « homme préparatoire » pour Nietzsche ?

1.1. La constitution émersonienne et son interprétation nietzschéenne

11Dans une lettre du 24 décembre 1883, Nietzsche donne à son ami Overbeck des indications sur certaines de ses réserves vis-à-vis d’Emerson : « Dis à ta chère femme que je considère Emerson comme un frère dans l’âme (mais son esprit est mal éduqué [schlecht gebildet])20 ». Comment entendre aussi bien l’apparentement des « âmes » que Nietzsche reconnait entre Emerson et lui-même, et ce défaut d’éducation qu’il repère chez le transcendantaliste américain ? Si « schlecht gebildet » peut se traduire par « mal éduqué », l’expression signifie plus littéralement « mal constitué ». Or, c’est justement à partir du problème de la « constitution », notion centrale de la pensée d’Emerson, que Nietzsche diagnostique chez ce dernier une complexion pathologique, impliquant une volonté affaiblie et une emprise sur le monde amoindrie.

12Emerson, dès son premier et célèbre essai Nature, insiste sur le fait qu’un homme « absorbe le monde en proportion de l’énergie de sa pensée et de sa volonté », sa « constitution » de « créature rationnelle » lui permettant l’union à la nature dans la contemplation esthétique. La volonté de l’homme atteint dès lors son apogée dans l’expérience de la « haute et divine beauté », où elle se trouve « combinée21 » au monde. C’est ainsi en « amant de la beauté immortelle et sans limite22 » qu’Emerson prend la plume, dans cet essai rédigé peu après la mort de sa première épouse Ellen et la démission consécutive de sa charge pastorale en décembre 1832. Nietzsche, philologue-psychologue pour lequel toute philosophie est une confession involontaire de son auteur23, note à ce sujet dès 1876 qu’Emerson est pour lui « bien trop amoureux de la vie24 » – jugement qui peut de prime abord surprendre de la part du philosophe de l’attachement à la vie. Prolongeant dans le Crépuscule des idoles cette ligne métaphorique par une boutade grivoise (quoique érudite), Nietzsche diagnostique une forme d’impuissance philosophique chez Emerson, qui trahirait un certain défaut de volonté :

Emerson possède cette gaieté d’esprit obligeante et pétillante qui décourage tout sérieux ; il ne sait absolument pas à quel point il est déjà vieux et à quel point il restera jeune, — il pourrait s’appliquer un mot de Lope de Vega : « yo me sucedo a mi mismo » [je me succède à moi-même]. Son esprit trouve toujours des raisons d’être satisfait et même reconnaissant ; et il lui arrive de frôler la transcendance pleine de gaieté d’esprit de ce bon bougre qui s’en revenait d’un rendez-vous galant tamquam re bene gesta [comme si l’entreprise avait été couronnée de succès]. « Ut desint vires, disait-il avec reconnaissance, tamen est laudanda voluptas. » — 25

13Ce synthétique portrait psychologique d’Emerson s’achève sur la reprise parodique d’un vers d’Ovide26, dans laquelle Nietzsche substitue « voluptas » à « voluntas » : « Si les forces font défaut, il n’en faut pas moins louer la volupté ». Cette substitution, qu’il faut interpréter à partir de l’hypothèse de la volonté de puissance, est pleinement significative de l’interprétation nietzschéenne du « cas Emerson » : on ne saurait, selon Nietzsche, louer chez lui une pleine volonté, efficiente et créatrice, seule union réelle avec le monde, mais plus modestement, la volupté, la jouissance esthétique dans le rapport au monde.

14Pour rendre compte de ce jugement et éclairer l’interprétation que propose Nietzsche de la constitution émersonienne, il faut rassembler trois strates des analyses nietzschéennes : 1) l’analyse du « caractère » menée dans le cadre de l’étude du génie dans le premier tome d’Humain, trop humain, notamment dans la quatrième section : « Issu de l’âme des artistes et des écrivains » ; 2) la présentation, au quatrième livre du Gai Savoir, de la « poétisation de l’existence » comme dimension de la réforme artistique de la philosophie ; 3) l’examen de l’autocontradiction ou de la « contradiction physiologique » en tant que caractéristique de la modernité, tel qu’il est opéré dans la seconde moitié de la décennie 1880.

1.2. Emerson, ou la série des caractères 

15La constitution d’un homme dépend selon Emerson de deux facteurs : son organisation naturelle et immuable d’un côté, qui agit comme une fatalité, sa pensée et sa volonté conscientes de l’autre, qui luttent vainement pour s’affirmer face à la tyrannie écrasante de la nécessité naturelle. Le « caractère », qui cristallise la singularité de la personnalité, résulte de ce mixte unique et original de circonstance organiquement prédéterminée et d’expériences spontanées. Le terme de character intrique sur cette trame les plans éthique et esthétique, naturel et culturel, renvoyant aussi bien aux qualités morales et psychologiques de l’individu qu’aux signes typographiques ou aux personnages littéraires. Les « hommes représentatifs » (representative men) qui déclinent la série des caractères sont ainsi avant tout des « hommes de lettres27 », capables d’incarner leur époque et d’en écrire l’histoire grâce à leur force de caractère. Emerson décrit cette force comme un ordre interne et invariant assurant une autorité incontestable28 qu’aucune puissance extérieure n’est en mesure de renverser29.

Je suppose qu’aucun homme ne peut agir contre sa nature. […] Peu importe également la façon dont vous le jugez et l’éprouvez. Le caractère est comme un acrostiche ou une strophe alexandrine. Lisez-le à l’endroit, à l’envers ou en travers, il épellera toujours la même chose30.

16Dans le premier volume d’Humain, trop humain, qui présente une étude filée du « caractère », Nietzsche conteste cette idée d’un caractère fixe et immuable :

Le caractère immuable. — Que le caractère soit immuable, cela n’est pas vrai au sens strict ; ce principe en faveur signifie plutôt, simplement, que pendant la brève durée de la vie d’un homme, les motifs exerçant une influence ne peuvent habituellement pas tracer un sillon assez profond pour détruire l’écriture gravée par de nombreux millénaires. Mais si l’on imaginait un homme de quatre-vingt mille ans, on aurait même en lui un caractère absolument muable : de telle sorte qu’une abondance d’individus différents se développeraient à la file à partir de lui. La brièveté de la vie humaine incite à bien des affirmations erronées sur les qualités de l’homme31.

17Selon Nietzsche, le nombre restreint et la relative permanence des « motifs », c’est-à-dire des interactions (stimulations et contraintes) s’exerçant sur l’individu durant son existence, assurent une apparente stabilité du caractère : dispositions, qualités morales, émotions, sentiments et passions se développent en fonction des expériences vécues sur une base déterminée et identifiable. Toutefois, une très longue durée permettrait d’observer la labilité de la partition affective caractérisant chaque individu, la perpétuelle réorganisation produite par l’évolution des excitations exercées répétitivement sur l’homme. Sous une telle perspective temporelle, des « individus différents se développeraient à la file à partir [d’un même homme] » de sorte que celui-ci « se succéd[erait] à [lui]-même » en s’incarnant successivement dans des caractères différents.

18La quatrième section du même ouvrage, « Issu de l’âme des artistes et des écrivains », prolonge cette réflexion en jouant métaphoriquement sur la résonance littéraire du « caractère ». Le § 160, plus ambigu qu’il n’y paraît, met en garde contre les assignations simplistes : de même que le poète brosse une peinture des caractères en les épurant et en les schématisant, nous adoptons vis-à-vis de l’homme la vision du poète. Les caractères sont essentiellement fictifs et, même pour « un homme vraiment vivant », ils sont de l’ordre de l’illusion artistique.

En fait, nous comprenons bien peu de chose à un homme vraiment vivant, et nous généralisons de manière très superficielle quand nous lui assignons tel et tel caractère : c’est à notre position très imparfaite à l’égard de l’homme que correspond le poète, en faisant des hommes (et en ce sens en « créant ») à partir des esquisses tout aussi superficielles que notre connaissance des hommes est superficielle. Il y a bien du mirage dans ces caractères créés par l’artiste32

19Nietzsche, qui observe Emerson comme homme et comme poète, insiste de manière systématique sur sa « multiplicité » et sa « richesse » caractérisées33. Dans la succession des Essais et à travers la série de personnages dépeints par l’écrivain, ce dernier lui apparaît comme diffracté : qu’il s’agisse des grands écrivains de l’histoire ou des incarnations typiques de son temps (« The American Scholar », « The Conservative », « The Young American », etc.), les characters sont autant de types d’homme « représentatifs » d’Emerson, autant de sémiotiques pour lui-même, cette tendance protéiforme constituant en quelque sorte son type propre. 

20Comment expliquer qu’une telle diversité de configurations puisse se trouver synchroniquement en un même homme ? Selon Nietzsche, cette complexion polymorphe est symptomatique d’une spécificité de l’homme moderne, le « sens historique34 », induite par sa formation intellectuelle. L’accumulation et l’hybridation en lui de valeurs35 héritées de diverses lignées culturelles entraînent une importante variabilité de la structure pulsionnelle. Cette disposition offre alors une compréhension spontanée des axiologies présidant aux différentes formes de vie historiques, qu’Emerson capte et dépeint sous l’aspect particularisé de chaque caractère, « ordre moral perçu à travers le medium d’une nature individuelle36 ». Une telle prodigalité des vues permet de « soumettre le passé au jugement du présent aux mille regards37 », mais n’en constitue pas moins pour Nietzsche une maladie, celle de la « contradiction physiologique38 ». En effet, lorsqu’elle n’est pas unifiée et coordonnée par le commandement d’une valeur dominante, cette complexion multiple implique une juxtaposition et une contrariété des perspectives ; les besoins et tendances se neutralisent réciproquement. L’homme moderne y perd le sentiment de conviction, il devient sceptique39, s’empêche et se dément sans cesse, ce qui aboutit à une aboulie chronique, une asthénie de la volonté. À compter du milieu des années 1880, Nietzsche désigne le processus de perte d’autorité des valeurs dominantes qui accompagne la prolifération pulsionnelle du terme de « nihilisme », s’efforçant d’en retracer la généalogie et d’en éclairer les enjeux pour la culture. 

21Paradigme de cette constitution et vigie de son temps, Emerson en décrit l’incertitude et l’incroyance comme une indisposition (distemper) générationnelle, qui mène au dégoût de la vie :

Une nouvelle maladie s’est abattue sur la vie humaine. D’autres époques ont eu pour antagonisme la guerre, la famine, une barbarie en leur sein ou à leurs frontières. Nos ancêtres parcouraient le monde et allaient à la tombe tourmentés par l’angoisse du péché et la terreur du Jugement dernier. Ces terreurs ont perdu de leur force et notre tourment est l’incroyance, l’incertitude quant à ce que nous devons faire, et la défiance envers l’idée que la nécessité (car c’est en elle qu’à la fin nous croyons) soit juste et bienfaisante. […] Par amour du vrai, nous répudions le faux […]. Une grande perplexité plane comme un nuage sur le front de toutes les personnes cultivées. [...] Ce n’est pas que les hommes ne veuillent pas agir ; ils veulent être employés, mais ils sont paralysés par l’incertitude quant à ce qu’ils devraient faire [...]. Je crois que les hommes n’ont jamais moins aimé la vie40.

22C’est précisément du fait de cette constitution multiple et pathologique qu’Emerson apparait à Nietzsche comme un « frère dans l’âme ». Nietzsche observe en lui-même cette même profusion axiologique conflictuelle, qu’il désigne parfois du nom de décadence, dans la mesure où la déchéance des valeurs auparavant vénérées implique un processus de décomposition et de remodelage de tout l’édifice pulsionnel41. Or, c’est précisément cette architecture affective qui redéfinit l’âme chez Nietzsche : « la voie est libre pour de nouvelles versions et des affinements de l’hypothèse de l’âme : et des concepts tels qu’"âme mortelle", "âme-multiplicité du sujet" et "âme-structure sociale des pulsions et des affects" veulent désormais avoir droit de cité dans la science42. »

23Malgré cette fraternité d’âme, Nietzsche se distingue d’Emerson en se disant foncièrement sain, car construisant dynamiquement à partir de l’amplitude de son spectre axiologique une grande santé : « Ma manière d’être malade et sain est une bonne part de mon caractère — et qui se justifie et me justifie moi‑même43 ». C’est précisément dans l’optique d’une telle santé qu’il entend rééduquer l’esprit désordonné d’Emerson.

1. 3. Un voyageur perdu dans le chaos et le labyrinthe de l’existence

24Trois points majeurs, tous relatifs à la formation de l’individu (Emerson) ou de « ce que l’on est » (Nietzsche), prévalent en général dans les rapprochements opérés entre Emerson et Nietzsche, la similitude des thématiques et du lexique plaidant à première vue pour une filiation44 : 1) l’affirmation du caractère comme marque de noblesse et de volonté forte ; 2) la défense de la solitude et du non-conformisme ; 3) la compréhension de la philosophie comme essai et expérimentation visant l’accès à une forme supérieure d’humanité.

25Nonobstant les similitudes frappantes, un examen plus approfondi de la notion de constitution a conduit à observer une opposition claire entre la compréhension émersonienne d’un caractère inaltérable mais clivé, et sa réinterprétation nietzschéenne en tant que complexe de puissance multiple et mobile, demandant à être unifié. Avant d’examiner l’usage que Nietzsche entend faire d’Emerson à cette fin, résumons les points de divergence capitaux qui interdisent que l’on puisse voir davantage que des ressemblances (certes nullement fortuites) entre leurs pensées.

261) Malgré sa définition de la volonté comme effet d’une « unité d’organisation45 » du corps et de l’esprit, Emerson reste théoriquement attaché, de Nature (1836) à La Conduite de la vie (1860), à un dualisme de la matière et de la pensée, de la nature et de l’âme : « L’histoire est l’action et la réaction de ces deux forces – la Nature et la Pensée –, deux enfants se poussant l’un l’autre sur le bord du trottoir. Tout est poussé ou poussant ; et la matière et l’esprit sont ainsi en équilibre et basculement perpétuels46 ». La nature désigne pour Emerson « le non-moi47 » du monde, et le corps lui-même est nature dans la mesure où sa constitution réfractaire impose un caractère auquel la volonté consciente s’oppose régulièrement : « l’organisme (organization) tyrannisant le caractère, […] les gens semblent engainés dans leur organisme résistant48 ».

27À ceci Nietzsche répond laconiquement dans ses annotations à Emerson de l’automne 1881 : « caractère = organisme49 ». Le caractère n’est pas l’autre du corps, ni son ennemi, pas davantage d’ailleurs qu’il n’est l’ennemi de la volonté (ainsi qu’Emerson, hésitant sur la catégorie dualiste à laquelle assigner le caractère, l’affirme parfois50). Le caractère n’est que la manifestation partiellement consciente de l’architecture psychophysiologique d’un complexe vivant historiquement déterminé, autrement dit d’un organisme. L’âme et le corps, le caractère et l’organisme, la psychologie et la physiologie, sont deux registres métaphoriques désignant une même réalité non-substantielle et fluide, jeu de forces rivales luttant et se coordonnant pour accroître leur puissance en des organisations diversement composées et hiérarchisées. Cette réalité dont Nietzsche dresse l’hypothèse est ce qu’il entend par « volonté de puissance », dont le corps est une particularisation.

28Aussi Nietzsche renaturalise-t-il l’homme bien autrement qu’Emerson ne le fait, lui rétorquant dans un posthume de 1883 : « "Pour les sages, la nature se transforme en une extraordinaire promesse" Emerson. Eh bien, tu es toi-même nature, et promets-toi avec elle l’extraordinaire51 […] ! ».

292) Emerson fait de l’autocontradiction une force d’affirmation de la volonté tenant au refus d’un conformisme sclérosant et dépersonnalisant, que celui-ci réside dans l’adoption des opinions du temps, des traditions et normes héritées du passé, ou bien encore dans le maintien de positions antérieurement soutenues :

Mais pourquoi devriez-vous garder la tête sur les épaules ? Pourquoi traîner le cadavre de votre mémoire de peur de contredire ce que vous avez affirmé dans tel ou tel lieu public ? Supposez que vous soyez amené à vous contredire ? Et alors ? […] Une grande âme n’a que faire de ce souci de cohérence52.

30Le whim, pointe saillante du caractère et expression de l’instinct ou de l’intuition, est pour Emerson le « caprice » qui signe par l’impulsion, apparemment fantasque et imprévue, la fidélité à soi d’un « esprit divisé et rebelle53 ». Si Emerson défend l’autocontradiction jusqu’à l’incohérence, c’est donc au nom d’une valeur morale supérieure, la véracité : « Quel que soit le temps passé à habiter le mensonge, il en va de votre intérêt, du mien et de celui de tous les hommes de vivre dans la vérité54 ».

31Nietzsche, qui abolit comme on sait l’idée de contradiction et lui substitue celle d’antagonisme, voit surtout dans cette versatilité une désorientation qui ruine la constance et l’unité directionnelle exigées par toute œuvre d’envergure. L’absence de fermeté, dans le cadre de sociétés dominées par l’instinct grégaire, lui paraît par ailleurs faire courir un risque préjudiciable de discrédit (et ce, même si la mutation est le corolaire nécessaire de toute entreprise de connaissance). Mais l’analyse qu’il effectue des sentiments moraux et des préjugés des philosophes voit surtout dans la revendication d’autocontradiction une forme de naïveté : nul ne peut par pur caprice se délester du passé en lui incorporé, ni faire tabula rasa des appréciations et tendances que des traditions culturelles longuement observées ont gravées en lui sous forme de caractère. Toute lubie, même inopinée et apparemment autocontradictoire, n’est que l’expression du combat d’une pulsion contre une autre, d’un article de foi incorporé contre un autre. La croyance en un ego substantiel est l’un de ces articles de foi devenus « chair et sang55 », le plus fondamental sans doute. La volonté de vérité en est un autre, le plus consensuellement partagé – sûrement le plus conformiste.

32Emerson, en défendant l’idée d’une vérité plus authentique car indexée au caractère personnel, tend certes vers un certain perspectivisme, mais sans renoncer aux universaux de l’idéalisme : « L’homme a conscience d’une âme universelle, intérieure à sa vie individuelle ou derrière elle, en laquelle les natures de la Justice, de la Vérité, de l’Amour et de la Liberté s’élèvent et scintillent comme des constellations. Cette âme universelle, il l’appelle Raison56 ». Ce point interdit d’emblée tout rapprochement plus poussé avec Nietzsche. La rupture de l’auteur d’Humain, trop humain avec toute la tradition qui le précède consiste en effet à affirmer non seulement l’inanité de l’idée de vérité (puisque la pensée des valeurs conduit par hypothèse à l’infinité des perspectives), mais plus encore son caractère dangereux pour l’humanité, qu’elle mène à un désamour de la vie.

333) Emerson lui-même déplore l’incapacité à se fier à ses pensées et décisions erratiques, plus velléitaires que volontaires, plus vagabondes que conquérantes : « Mes actions et acquisitions volontaires ne sont qu’errance57 ». Aussi n’est-ce pas sans dérision que Nietzsche le présente en modèle du « voyageur58 », n’ignorant pas que l’auteur des Essais rejette tout nomadisme avec la plus grande véhémence comme un exil et une expropriation :

L’âme n’est point voyageuse […]. Voyager est un paradis d’idiot. […] La rage de voyager est le symptôme d’un malaise profond qui affecte tout acte intellectuel. L’intellect est vagabond, et notre système d’enseignement favorise l’agitation. Nos esprits voyagent alors que nos corps sont forcés de rester à la maison. Nous imitons ; et qu’est-ce que l’imitation si ce n’est un voyage de l’esprit59 ?

34On voit ici clairement ce qui distingue la redéfinition nietzschéenne de la philosophie comme expérimentation de l’approche émersonienne de l’expérience. Selon Nietzsche, Emerson est sans cesse et nécessairement conduit à l’extérieur de lui-même par ses luttes internes. Qu’il s’agisse d’anticonformisme ou d’autocritique, chaque tentative est une manière pour l’une de ses pulsions de reconfigurer et d’absorber le monde selon sa perspective, ce qui la fait croître au détriment des autres. Cette conflictualité interne suscite ainsi des interactions incessantes avec les événements, la plasticité affective entraînant dès lors une mutation accélérée. « Absorbez à fond les situations de la vie, les chances de votre vie — et passez outre ! Il ne suffit pas d’être une individualité !60 »

35L’expérience est au contraire conçue par Emerson comme une occasion de projeter sur toutes choses un « soi » inaltérable afin de les annexer, mais sans qu’aucune interaction avec les éléments extérieurs ne vienne le modifier – ce que Nietzsche juge illusoire.

C’est seulement dans la mesure où l’homme repousse tout soutien étranger et se tient seul que je le vois être fort et dominer. Chaque recrue se ralliant à sa bannière ne peut que l’affaiblir. […] Ne demande rien aux hommes et, dans l’infinie mutation, c’est toi, seul pilier solide, qui apparaîtras dès lors comme soutien de tout ce qui t’entoure61.

36Il y a bien chez Emerson une intuition de la fluidité du réel, à laquelle il se refuse cependant à faire droit concernant l’individu, captif d’une ontologie fixiste du sujet : « L’homme des sens conforme ses pensées aux choses ; le poète conforme les choses à ses pensées. L’un estime que la nature est solide et fermement enracinée ; pour l’autre, elle est fluide et il y imprime la marque de son être62 ».

374) Éduqué par l’interprétation platonico-chrétienne qui a ancré en lui la volonté de vérité jusqu’à le rendre trop éclairé, trop savant et trop fin pour croire encore aux dogmes et cultes chrétiens, Emerson est rétif aux institutions religieuses « mortes ». L’adhésion à leurs mœurs lui est devenue impossible sans reniement : « Si vous entretenez une Église morte, donnez votre contribution à une société biblique morte, […] derrière tous ces écrans, il m’est difficile de cerner quel homme vous êtes, et bien sûr c’est autant d’énergie retirée de votre vie propre63 ». Incrédule ou effrayé, cependant, face au scepticisme qui le gagne envers toute interprétation mécaniste ou finaliste du cours de l’histoire, il proclame sa foi en une logique et une justice supérieures qui guideraient chaque destin personnel64 :

Nous sommes croyants par nature. Seule nous intéresse la Vérité ou la relation de cause à effet. Nous sommes persuadés qu’un fil court à travers toutes choses : tous les mondes y sont enfilés comme des perles ; et les hommes, les événements, la vie ne viennent à nous que par ce fil ; ils ne se manifestent qu’afin que nous puissions connaître la direction et la continuité de cette ligne. Un livre ou un propos qui tend à démontrer qu’il n’existe pas de telle ligne, mais seulement hasard et chaos, calamité surgissant du néant, prospérité dont on ne peut rendre compte, héros né d’un sot et sot d’un héros — tout cela nous décourage65.

38Le transcendantaliste hésite en fait essentiellement entre transcendance et immanence de la puissance divine. D’un côté, il défend avec ardeur l’innéité du « divin66 » ainsi que la correspondance entre l’ordre de la Providence et celui la volonté personnelle, dont il voit le signe éclatant dans l’harmonie entre l’homme et la nature qu’offre la beauté, « fin ultime67 » de la bonté divine. D’un autre côté, l’idéalisme auquel il adhère (nourri de platonisme et de post-kantisme) interdit de pénétrer le monde transcendant au-delà de la sphère phénoménale : « [L’idéalisme] laisse Dieu en dehors de moi. Il me laisse errer sans but dans le splendide labyrinthe de mes perceptions68 ».

39Récapitulons : si l’on examine les lignes de démarcation entre les textes émersoniens et nietzschéens quant à la formation de la pensée, une différence tout aussi flagrante que le sont les échos textuels apparaît. La complète nouveauté de Nietzsche, la découverte qui suscite son intérêt pour Emerson et modifie radicalement le traitement qu’il opère des questions soulevées par l’auteur des Essais est la mise en évidence et la théorisation du conditionnement axiologique69. Emerson est, selon Nietzsche, intéressant pour lui-même, à titre symptomatologique ou généalogique, en tant qu’il incarne la modernité dans toute l’étendue de ses expressions et permet dès lors d’examiner l’enchevêtrement des luttes pulsionnelles qui y sont à l’œuvre. Ainsi fournit-il une matière exemplaire pour l’entreprise généalogique, autrement dit pour le développement de la pensée de l’élevage (Züchtung) qui vise à permettre à l’homme de trouver l’issue de ce labyrinthe corporel rendant l’existence chaotique70. D’un point de vue gnoséologique, Emerson reste cependant tributaire des valeurs idéalistes déclinantes (dualisme ontologique, dogme d’un sujet substantiel et d’une volonté libre et intentionnelle, croyance en une rationalité transcendante et foi en la valeur inconditionnelle, objective et universelle de la vérité), dont il maintient les thèses tout en laissant s’exprimer incessamment les intuitions inverses. Partant du constat de ces nettes divergences théoriques, quel rôle le penseur américain peut-il jouer dans la réforme de la culture européenne que Nietzsche entreprend ?

1. 4. L’homme du par-delà 

40Emerson se résume-t-il pour Nietzsche au prototype du nihiliste ? Ce serait lire et conclure trop rapidement. Ce qu’ont montré en effet les analyses précédentes, c’est qu’interprété au prisme de l’hypothèse de la volonté de puissance, le combat permanent dont le transcendantaliste est le théâtre est celui de l’autodépassement des valeurs de la morale idéaliste71.

41Le Gai Savoir ajoute aux analyses qui précèdent une ligne déterminante pour la compréhension du rôle d’Emerson dans la formation de la pensée nietzschéenne. L’ouvrage de 1882 croise le schème axiologique avec l’annonce au livre III de la mort de Dieu, formidable nouvelle « encore en voyage », que l’examen détaillé du nihilisme et de ses enjeux viendra prolonger dans un cinquième et dernier livre en 1887. Le livre IV, qui clôt la première édition, oppose à l’empoisonnement de la vie par la morale idéaliste une réforme de l’humanité, impliquant la redéfinition de la tâche du philosophe. La philosophie de l’affirmation qui y est présentée se donne pour optique d’élever des hommes supérieurs, « plus courageux, plus résistants, plus simples, plus gais72 ». La première édition place, on l’a vu, Emerson en tête de l’ouvrage et entretient une régulière et implicite intertextualité avec le philosophe américain, le plus souvent allusivement cité et évoqué par type métonymique sous les espèces du « poète », du « contemplatif », du « solitaire », du « voyageur », du « sceptique », du « génie », de « l’idéaliste ». Il faut alors croiser le § 283 et le § 380 du Gai Savoir pour saisir le statut que Nietzsche confère au penseur américain.

42Dans le premier de ces paragraphes, Nietzsche fait le portrait d’« hommes préparatoires […] qui en vertu d’un penchant intérieur recherchent en toute choses ce qu’il faut surmonter en elles ». Ces hommes « solitaires » et « persévérants » sont les précurseurs d’un âge « encore supérieur » et « plus viril » qui « mènera des guerres pour les pensées et leurs conséquences ». Et c’est effectivement en guerrier qu’Emerson présente ses combats contre toutes les séductions de dépendance et de lâcheté qui entravent l’affirmation de sa propre pensée : « résistons au moins à nos tentations ; entrons en guerre et réveillons Thor et Odin, courage et constance, dans nos cœurs de Saxons73. »

43Le § 380, « "Le voyageur" parle », qui achève presque le cinquième livre du Gai Savoir, utilise l’allégorie d’un homme quittant la ville74 pour mieux évaluer la hauteur de ses tours afin de préciser la figure du philosophe authentique :

L’homme d’un tel par-delà, qui veut apercevoir par lui-même les suprêmes mesures de valeur de son époque, a besoin avant tout pour cela de « dépasser » cette époque en lui-même — c’est l’épreuve de sa force — et par conséquent pas seulement son époque mais encore la répugnance et la contradiction qu’il a ressenties jusqu’alors à l’encontre de son époque75.

44Si le philosophe, confronté à l’autocontradiction des valeurs idéalistes modernes, doit juger de leur grandeur effective, il lui faut trouver un point de vue extérieur à l’Europe, celle-ci étant entendue comme « somme de jugements de valeur qui commandent et qui sont passés en nous pour devenir chair et sang76 ». Le transcendantaliste d’outre-Atlantique est ainsi évoqué à la fois comme préfiguration et comme préparation pour cet homme du « par-delà » dont Nietzsche présente le portrait psychologique détaillé sous le syntagme d’esprit libre dans Par-delà bien et mal. Si Emerson en lui-même n’est pas cet homme du par-delà, dont la pulsion dominante n’est plus la véracité mais la probité, quelque chose en lui permet d’en favoriser l’advenue : ce « penchant intérieur » poussant avec résolution et constance au dépassement, détermination fondamentale de la volonté de puissance.

2. La réforme de la philosophie et la poétisation de l’existence

2. 1. « "Donner du style" à son caractère » : la volonté de puissance comme art

45L’intertextualité avec l’œuvre d’Emerson se concentre particulièrement dans le quatrième livre du Gai Savoir, au sein duquel se trouve, succédant immédiatement à l’annonce des « hommes préparatoires », l’aphorisme 284, dont le titre se présente comme une traduction de « Self-Reliance » : « La foi en soi-même » (Der Glaube an sich).

La foi en soi-même. — Peu d’hommes possèdent de manière générale la foi en eux-mêmes : — et dans ce petit nombre, les uns la reçoivent en partage, comme un aveuglement utile ou une éclipse partielle de leur esprit — (que découvriraient-ils s’ils pouvaient se voir jusqu’au fond !), les autres doivent d’abord travailler à l’acquérir : tout ce qu’ils font de bien, de remarquable, de grand est avant tout un argument contre le sceptique qu’ils hébergent : il s’agit de convaincre ou de persuader celui-ci, et il faut presque du génie pour cela. Ce sont les grands difficiles envers soi-même77.

46La revendication de foi en soi-même, « Trust thyself 78 », est le véritable credo du transcendantalisme d’Emerson. Cet appel auquel le cœur de chacun vibre ne trouve cependant sa réalisation qu’en quelques « happy few » selon Nietzsche et, chez ceux même qui possèdent cette foi, elle se présente comme un sentiment partagé. Une telle partition dénote l’ambivalence de l’exhortation à l’assurance qu’exprime le célèbre mot d’ordre : Emerson clame d’autant plus « compter sur soi » qu’il héberge, on l’a vu, un sceptique. Toute profession de foi ou proclamation d’une foi forte, analyse Nietzsche, est caractéristique d’un manque de foi, d’un besoin d’autant plus forcené de croire qu’il s’accompagne d’une incapacité de croire79. La « foi en soi-même » ne jouit à cet égard d’aucun privilège sur les autres formes de « foi » (religieuse, métaphysique ou morale), et toutes les exhortations fougueuses à la « confiance en soi » trahissent l’angoisse d’une défiance envers soi, d’un manque de foi en soi-même – ou plutôt, du manque de foi envers un « soi80 ». Mais ne plus se fier au « Soi » (au « Self », au « Selbst »), ne plus pouvoir croire en un sujet stable et substantiel (ce à quoi Emerson est en passe de parvenir81), est-ce vraiment la même chose que de ne plus se fier à soi ni compter sur soi ?

47Un fragment posthume de novembre 1887 répond à cette question par un indice important. Nietzsche y compare Emerson, « éclairé, multiple, raffiné, heureux », avec Carlyle, autre synthèse, plus rageuse et moins heureuse, de valeurs chrétiennes et de science historique :

Emerson bien plus éclairé, multiple, raffiné, heureux, de ces gens qui instinctivement se nourrissent d’ambroisie et laissent l’indigeste dans les choses. […] Carlyle, homme aux mots forts et aux attitudes excentriques, rhéteur par nécessité que le désir d’une forte croyance ne cesse d’agacer ainsi que le sentiment d’incapacité de la trouver ( — de ce fait un romantique typique — ) Le désir d’une forte croyance n’est pas la preuve d’une forte croyance, plutôt le contraire : si on la possède, cela se trahit justement par le fait que l’on s’accorde le luxe du scepticisme et de l’incrédulité frivole, — l’on est assez riche pour cela82.

48Si Emerson « s’accorde le luxe du scepticisme et de l’incrédulité frivole », c’est en vertu d’une illusion partielle, lui conférant en pratique une assurance qui se passe de toute démonstration théorique de l’existence d’un soi stable et substantiel. D’où provient en ce cas une telle foi en lui-même ? De l’effective maîtrise de soi, répond Nietzsche : « On désire toujours la croyance de la manière la plus vive, on en a toujours besoin de la manière la plus pressante là où l’on manque de volonté : car la volonté est, en tant qu’affect du commandement, le signe le plus décisif de la maîtrise de soi et de la force83. » Or Emerson dispose bien, selon Nietzsche, d’une authentique maîtrise : il est l’un des plus « grands maîtres de la prose84 », affirme le § 92 du Gai Savoir. Son assurance provient donc de l’écriture, de l’efficace en termes de commandement de la pulsion artistique qui s’affide toutes les pulsions antagonistes et éclipse la volonté de vérité et les doutes qu’elle implique. La force authentique d’Emerson, celle qui séduit et subjugue, ne tient pas à ses thèses versatiles, mais à son art, facteur unifiant grâce auquel il parvient à « "donner du style" à son caractère85 », c’est-à-dire à coordonner, à singulariser, et finalement à unifier sa conflictuelle diversité interne. C’est là le propre du « génie » démystifié tel que le conçoit Nietzsche86, ou pour le dire dans son langage, le propre de la « volonté de puissance considérée comme un art. […] Maîtriser le chaos que l’on est : contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme87 ».

49Le § 290, « Une chose est nécessaire », présente une généalogie synthétique de cette partition d’Emerson entre force et faiblesse. La pulsion artistique qui le conduit comme une nécessité est l’une des formes de spiritualisation (ou de « raffinement ») de la volonté de puissance, socle granitique de la constitution du vivant qui sous-tend l’infinie complexité des interactions. La spiritualisation est en effet la manière par laquelle une pulsion se masque et se déguise pour trouver à se satisfaire lorsqu’elle est un temps soumise au joug de valeurs dominantes, qui la répriment. L’« aveuglement utile » qui en résulte libère chez Emerson la puissance littéraire : lui qui, en héritier de l’axiologie protestante, fustige la vanité des puissants, « que découvrir[ait]-il s’[il] pouvait se voir jusqu’au fond » et sans que l’aspiration à la puissance soit « éclipsée » par des idéaux plus « nobles » ? Sous la sublime contrainte du style, la nature « tyrannique » de l’écrivain dicte sa loi propre.

50Le scepticisme antagoniste, qu’Emerson estime être sa force, à savoir le rejet de tout conformisme, témoigne au contraire selon Nietzsche de sa faiblesse, de son incapacité à maîtriser la conduite de sa vie par haine de toute « sujétion » à un commandement unifiant. L’aversion pour la discipline s’y drape du faste verbal de la liberté ou de la véracité, pour mieux dissimuler la résurgence de cette révolte d’esclave88 envers l’autorité que Nietzsche voit chevillée à l’axiologie chrétienne.

51Les pulsions artistiques fournissent encore un très ironique aveuglement au « contemplatif » qui, dans Nature, prétend que l’art ne peut rivaliser avec la splendeur naturelle89. Car Emerson entend bien non seulement triompher de toute la majesté des cultures passées, mais aussi rivaliser avec la nature dans la création de cette beauté qui est pour lui divine perfection et bonté :

Combien la Nature ne fait-elle pas de nous des dieux, à partir de quelques pauvres et très simples éléments ! Donnez-moi un jour et la santé, et je tournerai en ridicule la pompe des empereurs. L’aurore est mon Assyrie ; le déclin du soleil et la lune montante ma Paphos, et d’inimaginables royaumes de féerie ; le plein midi sera mon Angleterre des sens et de l’entendement, la nuit sera mon Allemagne de rêves et de philosophie mystique90

52Ce n’est pas la nature, mais bien l’art de la décrire qui fait d’Emerson un Dieu. Cet art d’écrire le beau est ressenti comme « un pouvoir de produire ce ravissement [qui] ne réside pas dans la nature, mais dans l’homme, ou dans une harmonie des deux91 ». C’est ce même état que Nietzsche qualifie finement d’amoureux : bonheur divin d’embrasser la réalité même dans la fécondité créatrice, et force autorédemptrice de surmonter la contradiction idéaliste entre la vie et les circonstances, entre le moi et la nature, entre la permanence de l’idée et l’impermanence des êtres aimés.

2.2. « Ce que l’on doit apprendre des artistes » : la providence personnelle

53On comprend mieux ce pourquoi Nietzsche affirme plaisamment qu’au retour de ses rendez-vous galants avec la nature (i.e. avec la puissance de création), « il arrive [à Emerson] de frôler la transcendance pleine de gaieté d’esprit ». On peut cependant se demander pour quelles raisons, puisqu’il lui reconnaît en tant qu’artiste et écrivain, une authentique maîtrise, Nietzsche refuse au transcendantaliste la pleine puissance de la volonté.

54Les paragraphes 277 et 299 du Gai Savoir offrent à ce sujet des éléments déterminants. Le § 277 rappelle que le plus grand risque encouru par ceux qui atteignent « un certain sommet de la vie » est celui de l’asservissement à l’idée d’une « providence personnelle » et ce, même après avoir « refusé au beau chaos de l’existence toute raison et toute bonté prévenantes » (phrase rappelant le « chaos » décourageant d’une réalité sans ordre logique dépeint par Emerson dans Montaigne, or the Skeptic). L’atteinte d’une pleine maîtrise de soi s’exprime, selon Nietzsche, par un art de la transfiguration grâce auquel « toutes les choses qui nous concernent tournent constamment à notre plus grand avantage ». Emerson décrit lui aussi cet état de grâce qui est la leçon de puissance auréolant toute forte volonté92. Toutefois, il restreint son champ d’exercice à la seule poésie : « Cette transfiguration que la passion du poète fait subir à tous les objets matériels, ce pouvoir qu’il exerce à tout moment pour magnifier ce qui est petit et pour comprimer ce qui est grand, pourraient être illustrés par mille et un exemples tirés de[s] pièces [de Shakespeare]93 ». Pour le reste, Emerson rapporte l’assistance et la coopération du monde matériel, qu’il juge manifestes, à des « ressources de la Providence94 ».

55C’est sur ce point décisif qu’il faut d’après Nietzsche radicaliser Emerson, sans céder à la facilité de satisfaire par une intervention métaphysique le besoin téléologique que les valeurs religieuses ont implanté en nous : « nous laisserons les dieux en paix, et aussi les génies obligeants, et nous nous contenterons d’admettre que notre propre adresse pratique et théorique à interpréter et organiser les événements a désormais atteint son apogée95 ». Nietzsche consigne en effet dans ses notes de lecture une intuition fatidique extraite du troisième chapitre de Nature : « "L’œil de l’esprit qui harmonise"96 ». D’après Emerson, « l’œil est le meilleur des artistes, […] le meilleur compositeur97 », en ce qu’il crée toute perspective et ordonne par lui-même harmonieusement le cosmos. Il s’agit pour Nietzsche de réinterpréter plus fondamentalement cette pensée, c’est-à-dire de sortir de l’« illusion des contemplatifs » pour repenser à partir de cette aptitude plastique l’intégralité de la tâche du philosophe, celle de créateur de valeurs :

Le monde devient toujours plus plein pour celui qui croît jusqu’à atteindre la cime de l’humanité […]. Mais avec cela une illusion demeure son fidèle compagnon : il pense être en position de spectateur et d’auditeur face au grand spectacle visuel et sonore qu’est la vie : il qualifie sa nature de contemplative et laisse échapper en cela le fait qu’il est aussi par lui-même le véritable poète et prolongateur poétique de la vie, — que certes, il se distingue fortement de l’acteur de ce drame, le soi-disant homme d’action, mais plus encore d’un simple observateur et invité d’honneur installé face à la scène. Il possède certainement en propre, en tant que poète, la vis contemplativa et le regard rétrospectif sur son œuvre, mais en même temps et au premier chef, la vis creativa qui manque à l’homme d’action, en dépit de l’apparence et la croyance commune. C’est nous, les hommes qui sentent en pensant, qui ne cessons de construire réellement quelque chose qui n’existe pas encore : tout le monde éternellement en croissance des appréciations, des couleurs, des poids, des perspectives, des gradations, des acquiescements et des négations. […] C’est nous seuls qui avons d’abord créé le monde qui intéresse l’homme en quelque manière98 !

56La connaissance du conditionnement affectif permet de rendre compte d’une maestria pratique plus étonnante que celle du poète et ne nécessitant l’appui d’aucun miracle, c’est-à-dire d’un art inconscient d’organiser les apparences et de leur imposer une forme en fonction de notre commandement pulsionnel. C’est du reste la définition si mécomprise que Nietzsche propose du statut des « maîtres » dans les Éléments pour la généalogie de la morale :

Leur œuvre est une création de forme, une imposition de forme instinctive, ce sont les artistes les plus involontaires, les plus inconscients qui soient — là où ils se trouvent, il ne tarde pas à surgir quelque chose de nouveau, une configuration de domination qui vit, dans laquelle les parties et les fonctions sont délimitées et coordonnées, dans laquelle rien ne trouve place qui n’ait d’abord été investi d’un « sens » par rapport au tout99.

57L’affirmation d’une capacité instinctive de composer les apparences est l’une des positions nietzschéennes les plus radicales et les moins entendues, à tel point qu’elle reste souvent inaperçue. Les apparences que nous percevons résultent des interactions entre complexes de puissance s’évaluant, s’attirant, se repoussant et s’imposant mutuellement leurs interprétations en fonction des conditions vitales qui sont les leurs, des valeurs qui les structurent. Mieux l’édifice axiologique est coordonné, plus il a d’assurance dans son rapport au monde et mieux les apparences le servent. L’apparence est ainsi toujours « pro-videntielle », et tout aussi nécessairement personnelle, même si rares sont ceux aptes à exercer une authentique vis creativa, une force créatrice de valeurs prédéterminant les conduites culturelles. Cet art de la transfiguration est très exactement la manière dont Nietzsche redéfinit la philosophie de l’avenir100 : une activité plastique d’imposition de formes, de production d’interprétations au service de la puissance.

58Ainsi, « ce que l’on doit apprendre des artistes101 » en général, selon Nietzsche, et d’Emerson en particulier, en qui cette intuition s’est partiellement éveillée, est la composition pratique du tableau de notre vie, la poétisation de l’existence, en étendant cependant cet art à toute la sphère de l’expérience, de sorte que nous puissions vivre le poème que nous composons : « c’est tout cela que nous devons apprendre des artistes, en étant pour le reste plus sages qu’eux. Car chez eux, cette force subtile qui leur est propre s’arrête d’ordinaire là où s’arrête l’art et où commence la vie ; mais nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d’abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes102 ».

59La référence à Emerson prépare donc plus précisément chez Nietzsche le philosophe-artiste à venir, capable d’une artisticité communicative, expression d’une puissance antagoniste à la volonté de vérité et permettant de surmonter la crise nihiliste. L’analyse nietzschéenne du cas Emerson conclut cependant à l’inaboutissement chez lui de cette puissance, car s’il est parvenu à composer avec son caractère, et même à composer rétrospectivement son caractère (dans cet édifice de mots qu’est son œuvre), le poète n’a pas transposé cet art en praxis proprement philosophique.

2.3. Emerson, philosophe à venir ?

60À l’issue de ces analyses, une question persiste : puisque Nietzsche ne partage pas les thèses d’Emerson et l’utilise essentiellement à titre d’exemple pour la démarche généalogique qui est la sienne, pourquoi donc employer cette écriture rémanente, connivente, surchargée d’allusions, et qui conduit presque immanquablement à la confusion ? Pour répondre à cette dernière question, deux remarques préalables s’imposent.

61La première consiste à rappeler le peu de cas que Nietzsche fait de son rapport théorique aux philosophes : « En quoi me regardent les erreurs des philosophes103 ! » s’exclame-t-il dans les annotations à Emerson des Fragments posthumes de 1881. Cette mise en garde, souvent réitérée (mais hélas trop vite oubliée des commentateurs) est cruciale pour comprendre la relation qu’entretient le texte nietzschéen avec les auteurs auxquels il fait référence104.

62Notons ensuite que Nietzsche lui-même tempère l’éloge adressé au style d’Emerson : « Carlyle a été perdu par Jean Paul et en est devenu le plus mauvais écrivain d’Angleterre : et Emerson, l’Américain le plus riche, s’est à son tour laissé fourvoyer par Carlyle à cette inepte prodigalité qui jette idées et images par la fenêtre, à pleines poignées105. » Il semble donc à tout le moins qu’il ne s’agisse pas pour Nietzsche d’imiter une écriture qu’il juge excessivement dispendieuse, lui qui défend le style sec et économe d’un Salluste106.

63Un indice est fourni par un autre posthume de l’automne 1881 : « Lieux du bonheur à collectionner, par exemple Em<erson>107 ». Ce que Nietzsche collecte dans les textes qu’il utilise, ce sont des affects, non des thèses. Il compose ainsi par le biais d’un jeu de rythme et d’images une partition affective propre à susciter et à modifier les réactions typiques du lecteur. Les termes, sélectionnés de manière ciblée, agissent en tant que signes culturellement contextualisés, dotés de bagages sémantiques et passionnels denses et concaténés. Ils sont réinvestis selon une logique linguistiquement oppositionnelle, tenant en outre compte du tempo affectif108, c’est-à-dire des périodicités propres à l’assimilation et à la réaction des lecteurs, une telle écriture conduisant nécessairement à une réception différenciée.

64L’idiome nietzschéen109 s’élabore ainsi suivant une praxis stratégique de recomposition affective. Ceci permet de comprendre une note étonnante de l’automne 1883 : « § rendre riche le pauvre Emerson p. 383110 ». Pourquoi Nietzsche voudrait-il rendre riche un auteur qu’il juge déjà trop riche, d’une prodigalité risquant par l’excès d’user ses effets ? L’enrichissement désigne en fait une opération de renversement axiologique, ainsi que l’expose ce posthume de 1888 :

Renverser les valeurs, faire beaucoup à partir de peu, et de l’or à partir de choses sans valeur : la seule espèce de bienfaiteurs qu’ait connu l’Humanité

ce sont les seuls enrichisseurs

les autres ne sont que des changeurs111.

65Nietzsche applique aux emprunts émersoniens une alchimie rétrospective : en inscrivant ces motifs dans des contextes autres, il peut faire usage de leur charge affective initiale (le « bonheur » et les sentiments d’exaltation typiquement émersoniens) pour « enrichir » progressivement, par le jeu des interactions induites par le texte, les logiques appréciatives du lecteur. Pour le dire en langage nietzschéen, il s’agit d’une opération de transvaluation. Reprenons sur cette base l’extrait de la lettre à Gersdorff par lequel nous avons ouvert cette étude. Dosant les ingrédients philosophiques d’un « mélange de joie et de tristesse », Nietzsche répond aux affects ascétiques d’abnégation et d’éradication du désir que suscite l’expérience contemplative schopenhauérienne par l’état « désirable » d’exultation amoureuse propre à la communion émersonienne avec la nature. Mais dans le même temps, avec une indépendance et une fermeté toutes schopenhauériennes, il congédie « les dévots remerciant leur Dieu [des] caprices fortuits » conduisant la destinée, et répudie ainsi la recherche émersonienne d’interventions providentielles. Dans cette confrontation affective, les affects antagonistes luttent, s’enrichissent et se purifient mutuellement, se spiritualisent.

66Une telle logique d’écriture implique ipso facto une sélection et une formation du lecteur opérées par le texte lui-même. Si la méthode nietzschéenne sort en effet les mots et expressions d’Emerson des sentiers battus par ce dernier, elle ne peut ressusciter ces échos affectifs que chez le lecteur ayant en lui l’expérience de leurs tonalités propres : 

Digression. — Voici des espérances ; mais qu’en verrez-vous et qu’en entendrez-vous si vous n’avez pas dans vos propres âmes vécu l’expérience de la splendeur, de la ferveur et des aurores ? Je ne peux que rappeler le souvenir — je ne peux davantage112 !

67La capacité à rendre un même texte polyvalent, à augmenter et à multiplier sa puissance d’action par la mobilité inhérente aux signes employés relève ainsi d’un double mouvement. En un sens, ce mouvement est appropriation et assimilation de l’ancien, intégré au patrimoine affectif de celui qui se présente apparemment en héritier. Dans un autre sens, l’opération a pour effet de renouveler progressivement et rétroactivement les significations attachées à l’ancien, soudain mis en lumière sous un jour inédit et transformé par cette intégration à un corpus étranger. Ce processus de captation, d’assimilation et de subordination est la logique même de l’affirmation philosophique de la vie, qui n’est autre que la logique de la volonté de puissance.

La faculté qu’a l’esprit de s’approprier ce qui est étranger se révèle dans un penchant vigoureux à rendre le nouveau semblable à l’ancien, à simplifier le multiple, à ignorer ou évincer l’absolument contradictoire : de même qu’arbitrairement, il souligne avec plus d’insistance, met en relief, falsifie à sa convenance certains traits et lignes de ce qui est étranger, de tout segment de « monde extérieur ». En cela, son intention vise l’incorporation d’« expériences » nouvelles, l’insertion de choses nouvelles dans des agencements anciens, — la croissance, donc ; plus précisément encore, le sentiment de croissance, le sentiment de force accrue113

68L’ironie de cette « falsification » du texte émersonien tient à ce qu’elle est annoncée et détaillée par provision dans Nature. Emerson y décrit en effet un univers de contrefaçon et de fraude linguistique, au sein duquel des larrons et mystificateurs cherchent à abuser de notre confiance pour mieux nous détrousser de notre pensée. Le « faux-monnayage » ayant court dans le domaine des relations sociales, la recherche des éloges, des honneurs, des richesses, du pouvoir, conduisent à échanger des signes linguistiques convenus et sans rapport avec les affections, l’absence d’amour de la vérité venant alors briser « la souveraineté des idées114 ». Combien de lecteurs cultivés lisent en ne cherchant dans le texte que la confirmation de leurs présupposés et l’adoubement de leur érudition ? Dans ce contexte, « l’autorité » d’un auteur, sa « souveraineté », dépend, selon Emerson, de sa capacité d’user d’authentiques symboles et, pour ce faire, de renouveler intégralement les signes convenus tout en tirant profit de leur familiarité et de leur valorisation conformiste. C’est du reste ce qu’il a lui-même tenté avec la notion de « caractère », puisque c’est dans le cadre de sa dénonciation de la « rhétorique du caractère » utilisée lors de l’élection d’Andrew Jackson à la présidence115 qu’il s’est attaché à en inverser la signification, la tournant non plus vers l’attachement à la tradition mais vers la singularité et l’innovation.

69Nietzsche fait de même usage du grand poète américain en tant que fonction116 et pour assoir sa propre autorité117, mais en « enrichisseur », non en « changeur », détournant l’œuvre de ce dernier (paradigme de l’écrivain moderne et, en cela, représentatif de ses lecteurs prédestinés) au profit de son projet de réforme de la culture. On ne saurait, sous cet éclairage, souscrire au jugement de Charles Andler : « Ainsi, Nietzsche se replongeant dans cet azur liquide de la pensée émersonienne, y perd jusqu’au sentiment de sa mission propre118 ». C’est tout au contraire au service de sa tâche propre, l’élevage d’un type supérieur d’humanité, que Nietzsche subvertit les textes qu’il subtilise, les soumet à ses vues propres, leur conférant rétroactivement une tout autre teneur philosophique. C’est là le mode d’existence du voyageur axiologique, « imposteur en bonne conscience, […] tentateur qui vit du sang d’âmes étrangères119 » :

S’appuyer intellectuellement sur ses adversaires à l’occasion, tenter de vivre dans leur atmosphère

Voyager, dans tous les sens du terme « instable et fugitif » — pour un temps120.

70L’alchimie scripturale ainsi tentée fait mentir malgré lui Emerson quant au destin qu’il s’assignait :

Seule la vie sert, pas le fait d’avoir vécu. Le pouvoir cesse à l’instant même du repos ; il réside dans l’instant du passage d’un état ancien à un état nouveau, dans le franchissement du gouffre, dans l’élan vers le but. Le monde déteste ce fait, que l’âme devient ; car cela dégrade à jamais le passé, transforme toutes les richesses en pauvreté, toute célébrité en disgrâce121 […].

71« Le fait que l’âme devient […] dégrade à jamais le passé », dit le poète « amant de l’immortelle beauté » qui, on le devine à la ferveur avec laquelle il a défendu contre lui-même l’idée d’un caractère immuable, tenait fermement à garder inaltérable son passé. Mais le fait que « l’âme » d’Emerson (la complexion affective logée dans son œuvre) soit, par le biais de l’auteur d’Aurore, encore en devenir, est justement ce qui la ressuscite et promet, peut-être, son retour en grâce : « [Emerson] ne sait absolument pas à quel point il est déjà vieux et à quel point il restera jeune122 ».

72Qu’est-ce qu’Emerson, pour Nietzsche, et chez Nietzsche ? Certainement pas son maître, même s’il est un maître, pas encore un « éducateur » en ce qu’il témoigne par ses contradictions et ses revirements de la désorientation moderne. Il revient en ce sens à Nietzsche d’éduquer l’esprit d’Emerson, c’est-à-dire d’affiner et de sublimer en son sein les pulsions aptes à s’opposer aux idéaux négateurs. C’est en ce sens que Nietzsche affirme à son ami Overbeck qu’Emerson est encore un philosophe à venir : 

Je me fais traduire en allemand par écrit un assez long essai d’Emerson qui jette un peu de clarté sur sa propre évolution ; si tu le souhaites, il est à ta disposition et à celle de ta chère épouse. Je ne sais ce que je donnerais pour pouvoir faire en sorte ultérieurement qu’une si grande et splendide nature, riche d’âme et d’esprit, reçoive une éducation rigoureuse, une culture véritablement scientifique. Dans l’état actuel des choses, nous avons perdu un philosophe avec Emerson123 !

73Ce qu’il faut entendre ici, c’est bien que Nietzsche lui-même se donne pour tâche de « traduire en allemand » et dans son œuvre la généalogie clarifiant l’évolution d’Emerson. Car si dans « l’état actuel des choses », Emerson a été perdu pour la philosophie telle que Nietzsche la redéfinit, à savoir comme création de valeurs portant l’homme vers une plus forte expression de la vie, il pourrait bien « ultérieurement » recevoir une éducation plus rigoureuse, « une culture véritablement scientifique ». Il s’agit donc pour la philosophie de l’avenir, dont Nietzsche écrit le prélude, d’implanter et de faire croître dans l’humanité l’esprit reconstitué et la gamme mieux harmonisée des états d’âme élevés de l’éternel amant d’une vie expansive et immortelle.

74***

75Dans le premier volume d’Humain, trop humain, Nietzsche donne une clé de lecture pour saisir son amour d’Emerson :

Irreligiosité des artistes. — Homère est tellement chez lui parmi ses dieux et, comme poète, en tire un tel contentement qu’il a dû à n’en pas douter être profondément irréligieux ; à l’égard de ce que la croyance populaire lui apportait — une superstition pitoyable, grossière, pour une part abominable — il entretint une relation aussi libre que le sculpteur à l’égard de son argile, donc fit preuve de la même absence de prévention qui était celle d’Eschyle et d’Aristophane, et par laquelle se distinguèrent également, à l’époque moderne, les grands artistes de la Renaissance, de même que Shakespeare et Goethe124.

76« Shakespeare et Goethe », noms sous lesquels Emerson l’artiste renaît autre dans ses Essais, sont à l’égard du poète américain ce que les dieux du panthéon grec furent pour le poète épique ƒ: ses créatures et son Olympe, l’expression divine de sa puissance. Aussi Homère l’irréligieux est-il chez lui parmi ses dieux, comme Nietzsche l’anti-idéaliste est chez lui et dans sa propre maison chez Emerson. S’il reprend à son compte toute la matière des topoï du penseur américain, il n’en conserve nullement les thèses, mais s’attache à déchiffrer dans la prolifération des tentatives de l’écrivain d’un nouveau monde le palimpseste pulsionnel de la modernité. C’est ce rigoureux travail généalogique de mise en évidence des interactions pulsionnelles aboutissant à la crise nihiliste qui intéresse Nietzsche pour la tâche qui est la sienne. Ce travail typologique125 préalable au versant véritablement formateur de la généalogie est dans le même temps réinvesti dans la stratégie d’écriture nietzschéenne, qui orchestre la métamorphose affective du lecteur attentif en « cultivant » patiemment et scientifiquement en lui les pulsions propices, par leur joute et leur combinaison, à une augmentation de la puissance. Avec ses splendides harmonies du crépuscule et ses lumières éblouissantes de lucidité ponctuelle, avec l’éclectique unité de son style et son regard transfigurateur, Emerson intervient dans la formation de la pensée nietzschéenne comme une palette de valeurs, pour parler le langage des peintres. Plutôt qu’un maître pour Nietzsche, il est une esquisse, une œuvre préparatoire. Lorsqu’il aura fini son voyage, lorsque la mort de Dieu nous sera pleinement parvenue, sans doute reviendra-t-il à nous, lecteurs de Nietzsche, « avec une certaine majesté dépaysée126 ».

Notes

1 Nietzsche (F.), Lettre à Carl von Gersdorff du 7 avril 1866, in Correspondance I, Paris, Gallimard, 1986, p. 422-426.

2 Dans une lettre datée du 31 mars 1866, cf. Correspondance I, Paris, Gallimard, 1986, Annotations à la lettre 500, p. 750.

3 Cf. Emerson (R. W.) « Nature », in Emerson (R. W.) Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume I: Nature, Addresses and Lectures, edited by Ferguson (A. R.) and Spiller (R. E.), Cambridge (Massachusetts), Belknap Press of Harvard University Press, 1971, « Nature », p. 10 : « Traversant, au crépuscule, un pré communal, pataugeant dans les flaques de neige fondue, sous un ciel chargé de nuages, et n’ayant à l’esprit aucune marque particulière de bonne fortune, j’ai éprouvé un sentiment d’exaltation totale. […]  Là, je sens que rien dans la vie ne peut m’échoir, – aucune disgrâce, aucune calamité, que la nature ne puisse réparer (pourvu qu’il me reste la vue). Dressé sur le sol nu – ma tête baignant dans l’air léger, et soulevé vers l’espace infini – tout égoïsme mesquin s’évanouit. Je deviens globe oculaire transparent. Je ne suis rien. Je vois tout. Les courants de l’Être Universel circulent à travers moi ; je suis une particule de Dieu ». Toutes les traductions des Essais d’Emerson présentées dans cette étude sont les nôtres, établies à partir de l’édition Belknap Press of Harvard University Press des œuvres d’Emerson, à laquelle nous renvoyons en notes.

4 Cf. Schopenhauer (A.), Le Monde comme volonté et représentation, trad. Sommer (C.), Stanek (V.), Dautrey (M.), Paris, Gallimard, Folio, 2009, III, § 38, p. 402 : « Nous avons trouvé dans le mode de considération esthétique […] la conscience de soi du connaissant, non comme individu, mais comme sujet pur, sans volonté, de la connaissance. » Selon Schopenhauer, le sujet se soustrait dans la contemplation esthétique à la servitude à l’égard de la volonté pour devenir « œil lucide » du monde et « clair miroir » de son essence (ibid, III, § 36, p. 386-387).

5 La troisième Considération inactuelle reprend, huit ans plus tard, cette même écriture que nous qualifierions de « contrepoint affectif » : la reviviscence des échos émersoniens tacites y vient de nouveau moduler la relation explicite à Schopenhauer. Martine Béland dans sa présentation à la troisième Considération inactuelle aborde également la question de la dualité des figures dans Schopenhauer éducateur, interrogeant le rôle de la présence discrète d’Emerson aux côtés du modèle attitré. Cf. Béland (M.) « Nietzsche éducateur : une réflexion sur l’éducation individuelle, entre Emerson et Schopenhauer », in Nietzsche (F.), Considérations inactuelles, Paris, Flammarion, à paraître. Nous remercions vivement Martine Béland et Patrick Wotling d’avoir mis ce travail à notre disposition avant sa parution.

6 Lettre à Carl von Gersdorff du 24 septembre 1874, in Nietzsche (F.), Correspondance II, 3, Paris, Gallimard, 1986, p. 524-526.

7 Nietzsche (F.), Humain, trop humain II, trad. Blondel (E.), Hansen-Løve (O.) et Leydenbach (T.), Paris, Flammarion, 2019, Préface, § 6.

8 Nietzsche (F.), FP HTH II, 32 [15]. Nous citons les Fragments posthumes dans l’édition Gallimard : Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-1997. Ils sont désignés par l’abréviation FP suivie de l’abréviation de l’œuvre à laquelle ils sont rattachés ou du numéro de tomaison.

9 Andler (C.), Nietzsche, sa vie et sa pensée, Paris, Bossard, 1920, « Emerson », p. 340.

10 Parmi les travaux parus sur la question, citons Campioni (G.), « Nachweis aus Ralph Waldo Emerson, "Die Führung des Lebens" (1862) », Nietzsche-Studien, Bd. 37, 2008, p. 290 ; Campioni (G.), « "Wohin man reisen muß". Über Nietzsches Aphorismus VM 223 », Nietzsche-Studien, Bd. 16, 1987 ; Conant (J.) « Das Exemplarische bei Emerson und Nietzsche », in Ohnmacht des Subjekts – Macht der Persönlichkeit, sous la direction de Benne (C.) et Müller (E.), Naumburg/Basel, Schwabe Verlag, 2014 ; Gilman (S. L.), « Nietzsches Emerson-Lektüre : eine unbekannte Quelle », Nietzsche-Studien, Bd. 9, 1980 ; Stack (G. J.), Nietzsche and Emerson: An Elective Affinity, Athens, Ohio University Press, 1992 ; Zavatta (B.), La sfida del carattere. Nietzsche lettore di Emerson, Rome, Riuniti, 2006.

11 Emerson (R. W.), « History », in Emerson (R. W.), Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume II: Essays, first series, Edited by Carr (J. F.) and Ferguson (A. R.), Cambridge (Massachusetts), Belknap Press of Harvard University Press, 1971, p. 8, cité dans Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, trad. Wotling (P.), Paris, Flammarion, 1997, rééd. 2020.

12 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., épigraphe à l’édition de 1882.

13 Ibid., épigraphe à l’édition de 1887.

14 Traduit en français par Compter sur soi ou par La confiance en soi. Nous conserverons dans cette étude les titres originaux des textes d’Emerson.

15 Emerson (R. W.), « Self-Reliance », in Emerson (R. W.), Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume II, p. 30.

16 L’épigraphe renvoie également à ce mot d’ordre d’Emerson : « Insist on yourself; never imitate [Mettez l’accent sur ce que vous êtes ; n’imitez jamais] » (« Self-Reliance », op. cit., p. 47).

17 Nietzsche (F.), Lettre à Overbeck du 24 décembre 1883, in Nietzsche (F.), Correspondance IV, Paris, Gallimard, 2015, p. 454 : « Dis à ta chère femme que je considère Emerson comme un frère dans l’âme (mais son esprit est mal éduqué) ».

18 Un tel hommage narquois rappelle en outre que Nietzsche a très tôt formulé des réserves envers Emerson, bien avant la première édition du Gai Savoir. Cf. Lettre à Carl von Gersdorff du 26 mai 1876, in Nietzsche (F.), Correspondance III, Paris, Gallimard, 2008, p. 155-157.

19 Nietzsche (F.), Ecce Homo, trad. Blondel (E.), Paris, Flammarion, 2023, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 3.

20 Nietzsche (F.), Lettre à Overbeck du 24 décembre1883, in Nietzsche (F.), Correspondance IV, Paris, Gallimard, 2015, p. 454. 

21 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 15.

22 Ibid., p. 10. La nature est constamment personnifiée et féminisée dans les « images matérielles » et « spontanées » par lesquelles Emerson transpose ses perceptions et pensées : il évoque son charme, ses tenues de fête, ses parfums et scintillements dignes des ébats des nymphes, etc.

23 Cf. Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, trad. Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2000, § 6.

24 Lettre à Carl von Gersdorff du 26 mai 1876, in Nietzsche (F.), Correspondance III, op. cit., p. 155-157.

25 Nietzsche (F.), Crépuscule des idoles, in Le Cas Wagner / Crépuscule des Idoles, trad. Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2005, « Incursions d’un inactuel », § 13.

26 Cf. Ovide, Les Pontiques, III, 4, 79.

27 Cinq des six chapitres des Representative Men sont consacrés à des écrivains ou à des philosophes dont Emerson vante le style (Platon, Swedenborg, Montaigne, Shakespeare, Goethe).

28 Thomas Constantinesco, dans son très éclairant ouvrage Ralph Waldo Emerson. L’Amérique à l’essai, décrit ainsi la notion de « character » en insistant sur l’importance du schème psychopolitique qui sous-tend la notion : « La force de caractère est conçue comme un principe d’organisation sociale qui permet au représentant de dicter sa loi dans la communauté où règne d’ordinaire la confusion et de plier le peuple indocile à son autorité. Elle est littéralement, et dans tous les sens, une force de l’ordre. » Constantinesco (T.), Ralph Waldo Emerson, L’Amérique à l’essai, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2012, p. 229.

29 « Character is centrality, the impossibility of being displaced or overset [Le caractère, c’est la centralité, l’impossibilité d’être déplacé ou renversé]. », Emerson (R. W.), « Character », in Emerson (R. W.), Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume III: Essays, first series, edited by Carr (J. F.), Ferguson (A. R.) and Slater (J.), Cambridge, (Massachusetts), Belknap Press of Harvard University Press, 1984, p. 58.

30 Emerson (R. W.), « Self-Reliance », op. cit, p. 34.

31 Nietzsche (F.), Humain, trop humain I, trad. Wotling (P.), Paris, Flammarion, 2019, § 41.

32 Ibid., § 160.

33 Cf. Nietzsche (F.), FP HTH II, 41 [30] ; FP XIII, 11 [45] ; Lettre à Carl von Gersdorff du 26 mai 1876, in Nietzsche (F.), Correspondance III, op. cit., p. 157 ; Lettre à Overbeck du 22 décembre 1884, in Correspondance IV, op. cit., p. 556.

34 Cf. Nietzsche (F.), FP CIn I-II, 29 [57] et Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit., § 224.

35 Les valeurs (Werthe) désignent techniquement chez Nietzsche des appréciations vitales incorporées, préférences ou aversions fondamentales et infra-conscientes agissant comme des préjugés corporels relatifs aux conditions d’existence d’un vivant. Ces estimations et évaluations constituent une grille perceptive et interprétative, qui détermine aussi bien les modalités sensorielles que les normes morales et les opérations intellectuelles d’un homme ou d’une culture. Pour une analyse approfondie de la notion de « valeur », dont la compréhension est indispensable à la pénétration de la pensée nietzschéenne, voir l’article « Valeur / Wert » in Denat (C.) et Wotling (P.), Dictionnaire Nietzsche, Paris, Ellipses, 2013, p. 262-271.

36 Emerson (R. W.), « Character », op. cit., p. 56.

37 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 33.

38 Cf. Le Cas Wagner, trad. Blondel (E.), Paris, Flammarion, 2023, « Épilogue » : « l’homme moderne incarne une contradiction des valeurs ». Sur ce sujet, nous renvoyons à l’excellent article de Patrick Wotling, « La modernité comme contradiction physiologique et ses conséquences pour le philosophe », in Wotling (P.) « Oui, l’homme fut un essai ». La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, PUF, 2022, p. 269-289.

39 Rappelons l’analyse du scepticisme proposée par le § 208 de Par-dela bien et mal : « Le scepticisme est l’expression la plus spirituelle d’une certaine constitution physiologique multiple que l’on appelle dans la langue courante neurasthénie et disposition maladive ; elle apparaît chaque fois que se produit un croisement décisif et brusque de races ou de classes longtemps séparées. Dans la nouvelle génération qui hérite en quelque sorte dans son sang de mesures et de valeurs différentes, tout est inquiétude, dérangement, doute, tentative [Versuch] » (Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, § 208).

40 Emerson (R. W.), « Lectures on the Times. Introductory Lecture », in Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume I, op. cit., p. 179-180.

41 On relira l’anamnèse par laquelle Nietzsche se présente dans la première section d’Ecce Homo en prêtant attention aux réminiscences émersonniennes, notamment à la détermination du caractère indiquée plus haut : « Le bonheur de mon existence, voire ce qu’elle a d’unique, tient à sa destinée : pour l’exprimer sous forme d’énigme, je suis déjà mort en la personne de mon père ; dans celle de ma mère, je vis encore et je vieillis. Cette double origine, en quelque sorte au premier et au dernier barreau de l’échelle de la vie, à la fois décadent et commencement, voilà qui, mieux que tout, explique cette neutralité, cette absence de parti pris à l’égard du problème de la vie dans son ensemble qui me caractérise peut-être. […] Ai-je besoin de dire, après tout cela, qu’en matière de décadence, je parle d’expérience ? Je l’ai épelée dans tous les sens, à l’endroit et à l’envers. » Ecce Homo, Nietzsche (F.), Ecce Homo, traduction d’É. Blondel, Paris, GF-Flammarion, 2023, « Pourquoi je suis si sage », § 1.

42 Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit, § 12.

43 Nietzsche (F.), FP GS, 13 [10]. Toute cette série 13 des posthumes de l’époque du Gai Savoir est constituée des annotations à Emerson de l’automne 1881.Voir également Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 2 : « Car, mis à part le fait que je suis un décadent, j’en suis aussi le contraire ».

44 Cette concentration des thématiques et motifs partagés par Emerson et par Nietzsche autour de la question de la formation d’une forme supérieure d’humanité contribue à éclairer le fait que, dans le sillage du transcendantalisme et du pragmatisme, la réception de Nietzsche aux États-Unis se soit principalement intégrée au courant du perfectionnisme moral. Sur ce sujet, nous renvoyons à l’étude de Martine Béland déjà citée, qui expose avec finesse et précision les discussions soulevées dans la philosophie américaine par la question de l’articulation de l’aristocratisme de la formation culturelle nietzschéenne (dont l’élitisme est diversement interprété) avec les valeurs de l’égalitarisme démocratique. Cf. Béland (M.), « Nietzsche éducateur : une réflexion sur l’éducation individuelle, entre Emerson et Schopenhauer », in Considérations inactuelles, Paris, Flammarion, à paraître.

45 « […] quand une volonté forte apparaît, elle résulte généralement d’une certaine unité d’organisation, comme si toute l’énergie du corps et de l’esprit coulait entière en une même direction. » (Emerson (R.W.), « Fate » in Emerson (R. W.), Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume VI: The Conduct of Life, Edited by Packer (B. L.), Slater (J). and Wilson (D. E.), Cambridge (Massachusetts), Belknap Press of Harvard University Press, 2003, p. 15).

46 Emerson (R.W.), « Fate », op. cit., p. 23.

47 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 8.

48 Emerson (R.W.), « Fate », op. cit., p. 5.

49 Nietzsche (F.), FP GS, 13 [18].

50 « Nous passons pour ce que nous sommes. Le caractère nous en apprend davantage que la volonté. Les hommes s’imaginent qu’ils communiquent leurs vertus ou leurs vices uniquement par leurs actions manifestes et ne voient pas qu’à tout moment telle vertu ou tel vice exhale son propre souffle. » (Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 34).

51 Nietzsche (F.), FP IX, 7 [159]. Voir aussi Nietzsche (F.), FP IX, 7 [144] : « Tout le respect que nous avons jusque‑là placé dans la nature, il nous faut aussi apprendre à le ressentir en considérant le corps […] (Emerson) ». 

52 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 33. Le terme de « consistency », ici restitué par « cohérence » pourrait également se traduire par « fermeté ». On croisera avec intérêt ce passage de « Self-Reliance » avec le § 296 du Gai Savoir, « La réputation de fermeté ».

53 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 28.

54 Ibid., p. 42.

55 Cf. Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, § 380 ou encore Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit, § 24.

56 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 18. Nietzsche reprend régulièrement la métaphore astrale pour désigner une axiologie morale, un système déterminé de valeurs vénérées et considérées comme supraterrestres.

57 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 37.

58 Nietzsche (F.), FP HTH II, 32 [15] : « Emerson pense que "la valeur de la vie réside dans ses aptitudes insondables : dans le fait que je ne sais jamais, quand je m’adresse à un nouvel individu, ce qui peut m’arriver". C’est l’état d’âme du voyageur ».

59 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 46-47.

60 FP GS, 13 [3]. Voir aussi Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, § 307 : « Quelque chose que tu as aimé autrefois comme une vérité ou une vraisemblance t’apparaît aujourd’hui comme une erreur : tu le repousses loin de toi et t’imagines que ta raison a remporté en cela une victoire. Mais peut-être cette erreur te fut-elle alors, quand tu étais encore un autre — tu es toujours un autre — aussi nécessaire que tes "vérités" d’à présent […] ».

61 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 50.

62 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 31.

63 Ibid., p. 32.

64 Ibid., p. 28. Ainsi que le remarque avec acuité Thomas Constantinesco : « oscillant entre la vision désenchantée d’un monde sans Dieu et un besoin compulsif, voire atavique, de croire, Emerson tient constamment un double langage, "now sceptical […] and now religious" ». Constantinesco, (T.) « Emerson et William James, ou les vertus de la croyance », Revue française d’études américaines, vol. 141, n°4, 2014, p. 58.

65 Emerson (R.W.), « Montaigne, or the Skeptic », in Emerson (R. W.), Collected Works of Ralph Waldo Emerson, Volume IV: Representative Men, Edited by Williams (W. E.) and Wilson (D. E.), Cambridge (Massachusetts), Belknap Press of Harvard University Press, 1971, p. 96.

66 Cf. Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 10 : « Je suis une partie ou une particule du divin. »

67 « Ainsi le monde existe pour que l’âme puisse satisfaire son désir de beauté. Pousse cet élément à son extrémité et nous pourrons l’appeler une fin ultime. […] Dieu est toute bonté. » (ibid., p. 17).

68 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 37. Nietzsche reprend dans deux aphorismes du Gai Savoir cette dernière image du « labyrinthe », au § 33 de « Plaisanterie, ruse et vengeance » (« Le solitaire ») puis au § 322 (« Image »), les deux contenant des références tacites à Emerson.

69 Ou la substitution de la problématique des valeurs à celle de la vérité. On doit cet apport majeur au commentarisme nietzschéen à Patrick Wotling, qui établit ce point d’entrée dans la logique nietzschéenne dès son premier ouvrage : Wotling (P.), Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, rééd. 1999, 2009, 2012. Sur cette question déterminante, on consultera tout particulièrement Wotling (P.) « La culture comme problème. La redétermination nietzschéenne du questionnement philosophique », in Wotling (P.) « Oui, l’homme fut un essai ». La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, op. cit., p. 19-98.

70 Sur ce sujet, nous renvoyons à notre étude : Morille (T.) « L’hybride européen au carnaval de grand style. L’interculturation comme problème chez Nietzsche », in Nietzsche et l'Europe, sous la direction de Bertot (C.), De Corte (P.), Leclercq (J.), et Wotling (P.), Louvain, Presses de l’université de Louvain, 2023, p. 269-298.

71 Cf. Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit., § 32.

72 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 338.

73 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 41.

74 Dans Nature, Emerson expose « la supériorité que possède, pour un esprit puissant, la vie à la campagne sur la vie artificielle et confinée des villes. » Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 21.

75 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 380.

76 Ibid., § 380.

77 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 284.

78 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 28.

79 Cf. Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 347. Voir également Nietzsche (F.), Éléments pour la généalogie de la morale, trad. Wotling (P.), Paris, Librairie générale française, 2000, III, § 24.

80 Citons à ce propos le très clairvoyant travail de Thomas Constantinesco : « si l’individualisme émersonien repose sur une foi inconditionnelle en la divinité du moi, ce « moi » se révèle toutefois instable et divisé et prend la forme d’un complexe de pensées et d’humeurs contradictoires auxquelles le sujet, qui en est l’effet, ne peut finalement pas se fier. » Constantinesco, (T.) « Emerson et William James, ou les vertus de la croyance », op. cit., p. 57.

81 Comme l’atteste par exemple la formulation suivante : « Parler de confiance est une piètre façon de s’exprimer. Parlez plutôt de ce qui a confiance, car c’est cela qui œuvre et existe » (Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 40).

82 Nietzsche (F.), FP XIII, 11 [45]. Voir également Nietzsche (F.), Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », § 13, dont le posthume précédemment cité est une version préalable.

83 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 347.

84 Ibid., § 92.

85 Ibid., § 290.

86 Cf. Nietzsche (F.), Humain, trop humain I, op. cit.,§ 162.

87 Nietzsche (F.), FP XIV, 14 [61].

88 Le thème de l’esclavage est au cœur de débats quant aux positions politiques d’Emerson, parfois difficilement assignables. Ainsi dans son article « Constitution, Philosophie, politique. Les amendements d’Emerson à la constitution des Etats-Unis » Stanley Cavell déclare-t-il : « Mon hypothèse implicite est que dans Destin, toute affirmation métaphysique sur la liberté et sa privation doit être aussi lue dans un registre social, comme s’appliquant aussi à l’institution de l’esclavage » in Cavell (S.), Qu’est-ce que la philosophie américaine ? Paris, Gallimard, 2009, p. 464. Nous pensons bien plutôt qu’au prisme philologique nietzschéen, toute affirmation émersonienne sur la liberté et sa privation, qu’elle soit sociale, politique ou métaphysique, doit être relue dans un registre psychologique, celui de la volonté de puissance, les structures sociales comme les croyances métaphysiques n’étant que des manifestations dérivées des logiques pulsionnelles. C’est ainsi de l’esclavage pulsionnel que traite, relativement à Emerson, le § 290 que nous citons.

89 Cf. Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 14 : « L’art ne peut rivaliser avec cette splendeur de pourpre et d’or ».

90 Ibid., p. 13.

91 Ibid., p. 10.

92 « Un homme verra son caractère s’exprimer dans les événements qui semblent venir à sa rencontre, mais qui émanent de lui et l’accompagnent. » Emerson (R.W.), « Fate », op. cit., p. 23.

93 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 32-33.

94 Ibid., p. 27.

95 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 277.

96 Nietzsche (F.), FP HTH II, 30 [94].

97 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 12.

98 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 301.

99 Nietzsche (F.), Éléments pour la généalogie de la morale, op. cit., II, § 17.

100 Cf. Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., Préface, § 3 : « cet art de la transfiguration, c’est justement cela, la philosophie ».

101 Titre du § 299 du Gai Savoir, dont le contenu renvoie au célèbre passage du troisième chapitre de Nature présentant l’œil en artiste « cosmique ». Cf. note 3.

102 Nietzsche (F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 299.

103 Nietzsche (F.), FP GS, 13 [17] (automne 1881).

104 Patrick Wotling établit ce point délicat et de tout premier ordre avec la plus grande clarté dans son étude « Les philosophes sont-ils plus intéressants que leur philosophie ? » in Wotling (P.), La Philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion, p. 173-192. Patrick Wotling y montre que le rejet des doctrines des philosophes, la réflexion critique, n’est jamais pour Nietzsche qu’un point accessoire de l’activité philosophique authentique. L’intérêt parfois très marqué porté par Nietzsche à certains philosophes tient bien plutôt à ce qu’ils incarnent une forme de vie déterminée, et cultivent par-là même l’autorité de certaines pulsions prédominantes.

105 Nietzsche (F.), FP HTH II, 41 [30].

106 Nietzsche (F.), Crépuscule des idoles, op. cit, « Ce que je dois aux Anciens », § 1.

107 Nietzsche (F.), FP GS, 12 [227].

108 Cf. Nietzsche (F.) Ecce Homo, op. cit, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 4.

109 Sur la question complexe et fondamentale du « nouveau langage » de Nietzsche, on recommandera la rigoureuse et lumineuse préface du Dictionnaire Nietzsche de Céline Denat et Patrick Wotling : « Un langage à moi pour ces choses à moi » in Denat (C.) et Wotling (P.), Dictionnaire Nietzsche, op. cit., p. 7-21.

110 Nietzsche (F.), FP IX, 17 [39].

111 Nietzsche (F.), FP XIV, 16 [43], trad. légèrement modifiée.

112 Nietzsche F.), Le Gai Savoir, op. cit., § 286.

113 Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit., § 230.

114 Emerson (R.W.), « Nature », op. cit., p. 20.

115 Cf. Meyers (M.), The Jacksonian Persuasion: Politics and Belief, Stanford, Stanford University Press, 1957, p. 16-56.

116 Cf. Nietzsche (F.), FP GS, 13 [5] : « Veux‑tu devenir un regard universel et juste ? Il te le faut alors en tant que celui qui a passé par plusieurs individualités et dont la dernière utilise toutes les précédentes en tant que fonctions ».

117 Cf. Nietzsche (F.), FP GS, 17 [4] : « Je veux revivre l’histoire tout entière dans ma propre personne et m’approprier toute puissance et toute autorité […] ».

118 Andler (C.), Nietzsche, sa vie et sa pensée, op. cit , « Emerson », p. 370.

119 Nietzsche (F.), FP GS, 13 [21].

120 Ibid., 13 [20].

121 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 40.

122 Nietzsche (F.), Crépuscule des idoles, op. cit., « Incursions d’un inactuel », § 13.

123 Nietzsche (F.), Lettre à Overbeck du 22 décembre 1884, in Correspondance IV, Paris, Gallimard, 2015, p. 556.

124 Nietzsche (F.), Humain, trop humain I, op. cit., § 125.

125 Cf. Nietzsche (F.), Par-delà bien et mal, op. cit., § 186.

126 Emerson (R.W.), « Self-Reliance », op. cit., p. 27 (cité par Nietzsche dans Nietzsche (F.), FP GS, 17 [21]) : « Dans toute œuvre de génie nous reconnaissons nos propres pensées répudiées : elles reviennent à nous avec une certaine majesté dépaysée ».

Pour citer cet article

Typhaine Morille, «« "Donner du style" à son caractère »», Phantasia [En ligne], Volume 14 - 2024 : Devenir soi, former son caractère : Emerson, Mill, Nietzsche, p. 41-70 URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1709.

A propos de : Typhaine Morille

Typhaine Morille est agrégée de philosophie, professeure en classes préparatoires littéraires au lycée Joliot-Curie de Nanterre, et chargée de cours à l’université de Reims Champagne-Ardenne ainsi qu’à l’université Paul-Valéry Montpellier-3. Membre du Groupe International de Recherches sur Nietzsche (GIRN) et du Centre International de Recherche sur les Langues et la Pensée (CIRLEP – EA 4299), elle prépare un doctorat intitulé « Logiques du rêve. Nietzsche et la morphogenèse des apparences » sous la direction de Patrick Wotling, à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Elle est l’auteure d’une édition commentée du Gai Savoir (GF-Flammarion, 2020) et de plusieurs études sur la pensée nietzschéenne.