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Généalogie d’une forme politique
Cet article propose de saisir la forme propre de Soy Cuba en convoquant à l’appui de son analyse les deux films précédents de Kalatozov (et Ouroussevski) : Quand passent les cigognes et La lettre inachevée. Cette forme est constituée par une caméra participante qui, bien sûr, associe les distorsions visuelles aux instabilités psychologiques mais qui surtout produit une multiplicité de sensations au-delà de la situation particulière des personnages. La forme emprunte ensuite le plan long qui enveloppe le subjectif comme somme d’individualités. Enfin, la forme de Soy Cuba fera spécifiquement entendre la voix de la Terre, une voix qui dessine une vision épique de l’Histoire. L’article s’achève sur une comparaison entre l’esthétique de Kalatozov et celle de Terrence Malick.
This article proposes to understand the specific form of Soy Cuba by drawing on Kalatozov’s (and Urusevsky’s) two previous films to support its analysis: The Cranes Are Flying and Letter Never Sent. This form consists of a participatory camera that, of course, associates visual distortions with psychological instabilities, but above all produces a multiplicity of sensations beyond the characters’ particular situations. The form then borrows the long shot, which envelops the subjective as a sum of individualities. Finally, the form of Soy Cuba specifically gives voice to the Earth, a voice that paints an epic vision of history. The article concludes with a comparison between Kalatozov’s aesthetic and that of Terrence Malick.
Je voudrais partir de ce qui a fait la réputation de Soy Cuba, en particulier lors de sa redécouverte aux USA dans les années 1990, à savoir son utilisation spectaculaire de mouvements de caméra, ce qu’il est convenu d’appeler sa « virtuosité technique ». Au-delà du contexte de tournage, des thèmes abordés et de leur valeur testimoniale, au-delà de ce que représente Soy Cuba dans l’histoire des figures révolutionnaires, c’est toujours à cette virtuosité que reviennent les commentaires, en bien comme en mal. Et cette virtuosité tombe en effet au bon moment, dans ces années 1990 qui voient le plein développement des effets de steadicam et autres figures dites « d’immersion ». Le film de Kalatozov trouvait alors chez les spectateurs et les critiques un terrain préparé, défriché, qui pouvait lui profiter ; outre le bouleversement évident du contexte idéologique qui relativisait toute portée politique, on peut dire que sur le plan formel, on reconnaissait enfin ce que l’on voyait, et si le film fut reçu comme une singularité, il se trouva aussi, je crois, en cette fin de siècle, dans un environnement d’acceptabilité privilégié non seulement en termes historiques, mais aussi esthétique.
Or, si cette virtuosité est réelle, elle ne se déploie en tant que telle, comme virtuosité manifeste, que dans le vertige artificiel de l’hôtel de luxe, dans la première histoire, où elle trouve sa raison dans l’artifice dénoncé d’un certain mode de vie, lors de ce fameux plan descendant les niveaux et passant par la piscine. Ici, le brio est revendiqué, les poses affichées, la superficialité énoncée/dénoncée.
Mais une fois ces réalités coloniales épinglées, les prouesses techniques du film donnent naissance dans Soy Cuba à une véritable forme, pleine, rayonnante. Et c’est à la maturation de ses effets spectaculaires, au progressif accomplissement de ses figures, dont on a soit félicité soit accusé le cinéaste, selon qu’on la reconnaissait comme esthétique ou la déconsidérait comme formaliste, c’est à la construction de cette forme que je voudrais m’attacher. Il va sans dire que j’y vois, moi, une esthétique à part entière, c’est-à-dire une façon de dire le monde dans sa complexité, mais aussi dans la singularité d’une vision personnelle.
Cette forme, pour en choisir les éléments les plus saillants, trouve, il me semble, son équilibre dans la combinaison de trois effets :
Des plans longs ponctués d’effets subjectifs.
Une ample vision qui, par la profondeur de champ aussi bien que par la position de la caméra, permet d’englober une totalité.
Le décentrage ou le décalage du point de vue par l’adjonction d’une voix off qui accompagne l’image en contre-point.
Prenons comme exemple la fin de l’histoire de Maria, lorsque le touriste américain quitte le bidonville, se perdant dans le labyrinthe des cabanes et des chantiers, confronté aux visages tantôt méfiants, tantôt hostiles, si parfaitement étranges des habitants du lieu. On pourrait décrire ce long plan, qui n’est ni le plus célèbre ni le plus spectaculaire du film mais qui en rassemble les éléments prépondérants, de la manière suivante : on a tout d’abord affaire à une subjectivité des effets, anamorphoses, surgissements, changements de direction qui sont ceux du personnage principal, et qui donc favorise l’empathie (ce sont les plans rapprochés sur les visages et les regards, les cadres débulés, les perspectives tordues), alors qu’une voix fredonne un chant local, accompagnée d’une seule guitare, faisant entendre une autre dimension du lieu, avant qu’un abandon du point de vue individuel ne se fasse plus explicite, au profit d’un panorama beaucoup plus vaste, lorsque la caméra s’élève en un mouvement de grue, enfin un basculement de ce point de vue, dans le même plan et avec la même source d’image – c’est important – lorsque la voix off, qui est celle de Cuba, fait intervenir une entité foncièrement différente, puisque c’est précisément le bidonville que nous voyons à l’écran qui en est le sujet, c’est l’île elle-même, et non plus évidemment la silhouette qui s’enfuit en courant : « Je suis Cuba. Pourquoi fuis-tu ?... ».
Pendant le générique, nous avons eu affaire à un mouvement symétrique, depuis la vision large des champs de palmes, accompagnée par les premières scansions « Soy Cuba », jusqu’au glissement de la barque dans un environnement plus étroit, où les mouvements de la vision sont littéralement les mêmes que ceux du personnage à l’écran, sinuant entre les rives, se baissant pour éviter les obstacles.
La question est de savoir comment Kalatozov et Ouroussevski sont arrivés à cette forme, qui est évidemment essentielle dans la démarche politique et cinématographique qui est la leur, et qui consiste à lier le sort d’un individu à celui d’un peuple, et mieux encore peut-être à chercher l’expression d’un peuple à partir de celle d’un individu.
Pour ce faire, pour accomplir ce que l’on pourrait appeler d’une manière un peu pédante une « déconstruction poïétique », il est intéressant de remonter aux deux films que le cinéaste et son chef opérateur ont tourné précédemment, Quand passent les cigognes et La lettre inachevée, qui datent respectivement de 1957 et de 1959.
Il faut aussi garder en tête la plus lointaine appartenance de Kalatozov au Front Gauche de l’Art, et plus généralement à cette génération des années 1920 qui a fait de l’expérimentation formelle un acte politique dans l’Union Soviétique pré-stalinienne, et dont il faut bien reconnaitre que le cinéaste, malgré la carrière très officielle qu’il a réalisée depuis, a gardé l’empreinte ; c’est un élément important, que François Albera développe dans ce volume et sur lequel je ne m’attarderai pas plus ici. Mais c’est sur ce fond que travaillent Kalatozov et ses collaborateurs, habitués à faire sens, et souvent rupture, par l’invention de formes nouvelles. Et c’est dans cette logique que sont tournées ces deux œuvres qui forment avec Soy Cuba un ensemble cohérent, trois films tournés avec Ouroussevski, trois films en noir et blanc, et portés manifestement par une même esthétique, c’est-à-dire non seulement par de mêmes expérimentations techniques, mais par une même volonté de produire du sens.
Je crois que pour aboutir aux plus beaux moments de Soy Cuba, aux plus riches, aux plus denses, il faut que l’expérimentation et la dramaturgie se soient déjà combinées au gré de ces deux précédents films.
Aux fondements est cette caméra « participante », qui n’est pas loin de ce que l’on a appelé aussi dans les années 1920 une « caméra déchaînée », dont on connait par exemple l’usage par Karl Freund en particulier dans Le dernier des hommes, ou dans d’autres expérimentations de cinéastes européens. Il s’agit pour elle, pour la caméra, d’accompagner des personnages, et de rendre par des distorsions visuelles des instabilités psychologiques. Ce sont des distorsions visuelles qui parsèment le plan dont nous sommes partis et elles étaient déjà dans La lettre inachevée, en lien d’ailleurs avec des préoccupations constantes des scénaristes sur la psychologie des personnages et la manière de la faire comprendre. On lit dans les journaux de tournage :
- Ourbanski : Je m’inquiète que les spectateurs ne s’attachent jamais au guide Sergueï […]. Il faudrait plus de scènes pour créer l’image d’un homme aimable.
- Kalatozov : Il faut construire son caractère sur les extrêmes. Pour le moment nous cherchons encore les raisons de sa brutalité.
- Ourbanski : Je parle non de moments positifs, mais sincères.
- Kalatozov : Il faut renforcer la ligne de l’amitié entre Sergueï et Sabinine…1
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba
Mikhaïl Kalatozov, La Lettre inachevée
Après les années 1920, ces effets, pour peu classiques qu’ils soient, innervent le cinéma dominant ; ils n’ont rien de rare. On pourrait avancer que c’est le mode d’expressivité le plus « conventionnel » qu’utilise Kalatozov, même s’il préfigure une dynamique particulière, qui prendra par la suite des formes plus originales.
Car Kalatozov et Ouroussevski ne s’en tiennent pas là : au-delà des distorsions visuelles, précisément, c’est une sorte de vertige immersif qu’ils recherchent, en particulier grâce aux longs mouvements de caméra. La dramaturgie psychologique est remplacée par un foisonnement de sensations qui intègrent et dépassent la situation des personnages. Dès Quand passent les cigognes, les exemples en sont nombreux et variés. Citons, au début du film, la montée des escaliers par le jeune soupirant qui veut rejoindre son amie : mouvement en spirale, vitesse, musique. Le tempo est alerte, le rythme est grisant, les repères s’effacent. Dans le même escalier, un peu plus tard, la même jeune femme monte quatre à quatre, paniquée par le bombardement qui vient de toucher l’immeuble de ses parents ; la caméra, tout en la suivant, laisse voir des secouristes, quelques engins militaires, des parties ruinées de l’immeuble.
Enfin, scène magistrale, le fameux rendez-vous manqué lors du départ de Boris à la guerre. Arrivée en retard, alors que son fiancé est déjà parqué pour le départ, Veronika remonte l’attroupement de proches, d’épouses, d’enfants, d’amis qui s’étreignent ou se lancent quelques derniers mots. La caméra suit latéralement le parcours chaotique de la jeune femme, et saisit au passage telle conversation, tel baiser, tels pleurs.
Ces trois moments ne sont pas du même ordre : le premier, le vertige du désir, ne concerne qu’un individu ; le deuxième renvoie à la situation dans laquelle est plongé l’individu – avec une différence accusée par la similitude des lieux ; et le troisième manifeste des sentiments – la panique, l’urgence, la détermination – multipliés par une série d’occurrences qui le transforment en un vertige collectif ; le couple qui s’embrasse, la mère qui dit adieu à son fils, l’homme qui attend des provisions ne sont que les facettes différentes d’un même peuple, d’un même affolement, d’une même humanité.
Deux effets complémentaires sont déjà à l’œuvre dans ce dernier plan qui accompagne Veronika au milieu de la foule. L’un joue sur la compréhension des situations, et favorise l’empathie : c’est un effet dramaturgique classique, l’un des ressorts réguliers du film et sans doute celui qui a permis son succès un peu partout, en Occident aussi bien qu’en Russie. L’autre joue de la sensation, d’un partage sensible qui est l’effet immersif ; la caméra ballotée, les cris, les obstacles, et, c’est le moment de le souligner, cette longueur des plans mobiles qui met le spectateur lui-même en tension, entre ce qu’il voit, d’une part, et l’intuition, ou le sentiment qu’il le voit d’une manière inhabituelle.
Cette séquence des adieux de Quand passent les cigognes combine donc la sensation collective d’affolement et la compréhension de chacune des situations qui génèrent cet affolement. Le fait qu’un seul plan intègre ces différentes situations leur donne une unité qui va bien au-delà de la seule accumulation ou du simple surplomb. Il ne s’agit pas du tout, dans ces mouvements de caméra, d’un quelconque second degré, et je ne souscris absolument pas à cette idée souvent énoncée que la caméra serait elle-même un personnage autonome. Mais il s’agit d’une manière de voir qui est aussi une manière d’éprouver.
Et puisque Soy Cuba cite presque explicitement Spartacus, le film de Kubrick (lors du dernier épisode, quand les soldats s’avancent tour à tour en déclarant « Je suis le Che »), on pourrait rapprocher ce plan long de ce que fait le même cinéaste dans Les sentiers de la gloire lorsque le travelling arrière dans les tranchées accompagne le général, et ce faisant englobe petit à petit les peurs, les réactions, l’asservissement de tous les soldats en attente de l’assaut ; on ne trahit pas grand-chose, je crois, en rapprochant ces deux plans, de Kubrick et de Kalatozov, comme enveloppant le collectif en tant que somme d’individualités, portées, formellement, par l’unité du plan. On en a encore un équivalent dans Soy Cuba, lorsque les étudiants complotent à l’université et que, précisément, ils expliquent à Enrique la différence entre l’individu et le système, l’acte occasionnel et l’acte politique. Successivement, chacun vient glisser au jeune étudiant une anecdote, un avis, un conseil, qui tous vont dans le sens d’une position politique dépassant la réaction affective individuelle. Là encore, ces différentes occurrences adviennent dans un plan unique. Un seul plan, plusieurs scènes, plusieurs intervenants ; ou plutôt la même scène répétée dans une même unité ; c’est ce groupe-là, et dans ces lieux-là, qui marchera comme un seul homme lors de la tragique manifestation finale.
On voit comment Quand passent les cigognes a préparé la figure d’un peuple naissant de la somme des individualités. D’une manière qui lui est propre, très différente par exemple de celle d’Eisenstein dans Octobre ou dans Le Cuirassé Potemkine, c’est-à-dire sans avoir recours aux métonymies, sans privilégier l’objet symbolique ou l’insigne qui désigne le groupe. Ici c’est le mouvement du regard et la sensibilité de ce mouvement qui font passer de l’individu à la totalité.
Mais il manque encore quelque chose, qui décale la source de la vision. Il manque un sujet (jusqu’à présent le peuple est objet du film, regardé par lui – et par nous) ; il manque un sujet et un sujet qui parle. Et Kalatozov et Ouroussevski vont trouver ce sujet dans La lettre inachevée, ainsi que le moyen de le faire parler. C’est la Sibérie, la taïga, la débâcle du fleuve qui vont leur en donner l’occasion : ils constituent le décor mais aussi le sujet de cette aventure tragique qui met quatre scientifiques aux prises avec la nature sauvage. Cette nature qui échappe constamment au cadrage, qui ne devient jamais paysage, parce qu’elle déborde et se transforme, devient à la fois la seule réalité dans laquelle se fondent les individualités, et en même temps celle qui leur permet de parler différemment. En effet, la fameuse lettre qui donne son titre au film est d’abord lue en voix off au fur et à mesure de son écriture, voix individuelle donc, mais qui creuse surtout dans le film un espace possible pour d’autres voix, et offre un passage pour une expression différente. À partir du moment où les voix que nous entendons ne sont pas seulement celles des dialogues, mais suggèrent la possibilité d’une instance différente, le rapport entre ces voix et les actions filmées devient infiniment plus complexe. Ainsi lorsque l’un des guides commence à se perdre à l’image dans une immensité rocheuse, une voix intérieure se fait entendre, qui pour la première fois ne correspond pas à une source objective. Alors que la nature, la terre, le monde prennent une place de plus en plus grande, déplaçant les priorités, relativisant les sujets, s’ouvre la possibilité d’une expression nouvelle, d’une voix différente. Celle-ci n’est plus celle d’un sujet hic et nunc, mais d’une entité flottante, non située dans l’espace et le temps.
Dans La lettre inachevée, s’élèvent ainsi des voix de personnages, de militants bolchéviques, mais elles appartiennent déjà à un autre ordre, elles ne sont plus seulement ni celles d’une individualité psychologique, ni celles d’une histoire racontée ; ce sont déjà les voix de l’Histoire. Le sujet s’est décentré, le temps n’est plus celui de l’individu. De la parole prononcée à la lettre lue in petto, puis à la voix intérieure dont le temps est indistinct, c’est la voix de Soy Cuba qui se fraie une possible place.
J’ouvre une parenthèse à ce propos : il y a une forme dans La lettre inachevée et que l’on retrouve dans Soy Cuba, qui va dans le même sens, c’est la transformation des corps de chair et d’os en silhouettes découpées, transformation réaliste, dans le mouvement de l’action, qui prend prétexte de contre-jours, mais qui soustrait surtout les personnages à leur relativité, à leur contingence, pour en faire des sortes d’universaux. Ainsi lorsque les trois survivants de La lettre inachevée cheminent dans le paysage brûlé à la tombée de la nuit, comme dans le dernier épisode de Soy Cuba lorsque la famille du paysan se détache sur l’horizon à flanc de colline. Des personnages individualisés se transforment en types. Là aussi on voit un procédé repris dans une signification très voisine d’un film à l’autre, et dans le même sens d’une désindividualisation de la narration.
Mikhaïl Kalatozov, La Lettre inachevée
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba
Mikhaïl Kalatozov, La Lettre inachevée
Je reviens vers ces voix, si importantes parce qu’elles préparent la voix de Cuba, dans une ambivalence, ou une complémentarité, entre le monde comme nature – la terre – et comme humanité – le peuple. Là où il n’y avait qu’un groupe social dans Quand passe les cigognes, il y a ici une terre, qui s’exprime, visuellement, en tant que telle. Dans l’extrait de La lettre inachevée cité plus haut, si la voix est celle de l’homme, elle est déjà une voix intérieure, dont on pourrait dire qu’elle est détemporalisée, elle déplace l’instance narrative ; on voit bien le personnage se fondre littéralement dans cet espace minéral, et la nature prendre toute la place dans le plan.
Si dans La lettre inachevée on n’entend pas, physiquement, la voix de la terre, on assiste en revanche à un « embrassement » du monde, permis entre autres par les amples mouvements de caméra. C’est comme si Kalatozov avait trouvé en Sibérie, à partir des éléments d’immersion mais au-delà même de ceux-ci, le moyen, trois ans après, de faire parler Cuba. Les personnages se perdent dans un environnement qui non seulement les contient, mais les subsume et les raconte. Car c’est bien à ce troisième stade que nous assistons dans Soy Cuba : un embrassement qui dépasse tout à la fois l’immersion et, bien entendu, la simple empathie du cinéma de découpage classique. De l’empathie dégagée par Quand passent les cigognes à l’immersion qui commencent à y poindre et se développe dans La lettre inachevée, puis à l’embrassement dont ce dernier film prépare l’épanouissement dans Soy Cuba, la progression des formes est manifeste.
Au bout du compte, si Soy Cuba accomplit son ambition politique, son dessein révolutionnaire, c’est bien d’avoir su produire une voix collective, détachée de l’anecdote, à partir d’éléments ponctuels, datés, contextualisés, qui sont dans le même mouvement les images de sujets identifiables et immergés, et les figures d’un embrassement beaucoup plus général.
Et voilà comment, je crois, Kalatozov et Ouroussevski mettent au point, dans la logique même de leurs thématiques et de leurs projets successifs (c’est ce qui rend cette petite enquête passionnante), une forme qui n’est plus celle de l’identification à des visages, à des états psychologiques, qui n’est plus celle de l’accompagnement, mais qui fait se lever (soyons aussi lyrique que le film…) une dimension nouvelle. Le découpage est encore le temps de l’individu, il est le ressort dramatique de Quand passent les cigognes ; la nature comme forme d’un certain sublime, d’une totalité débordante et pérenne subsume les destins individuels de La lettre inachevée ; la vision épique de l’Histoire fait intervenir une voix hors du temps et de l’événement, et voici Soy Cuba.
Et s’il y avait besoin de confirmer la puissance et le caractère opératoire de cette forme, il suffirait de regarder combien, dans les années 1990, après la redécouverte de Soy Cuba aux Etats-Unis, un cinéaste américain s’empare de cette forme pour faire parler à nouveau la terre, dans une tout autre perspective, évidemment, mais dans un agencement d’effets singulièrement proche. Terrence Malick, puisqu’il s’agit de lui, trouve en effet, à partir de La ligne rouge, un mode de récit qui entrelace les récits, mais surtout les voix, et inclue une puissance expressive nouvelle, qui est celle du monde, de la création, de la terre. Il n’est que de voir la manière dont il filme systématiquement les arbres, à la suite de Ouroussevski et de Rodtchenko, pour comprendre la filiation qui s’élabore là2. Plus tard, dans Le Nouveau Monde, Tree of Life, À la merveille entre autres, les voix se multiplieront qui n’auront plus rien à voir avec des sujets psychologiques, avec des individus particuliers, mais seront hors du temps, hors des intrigues.
Mikhaïl Kalatozov, Quand passent les cigognes
Terrence Malick, Le Nouveau Monde
Terrence Malick, Tree of Life
Une caméra flottante, l’omniprésence des éléments aquatiques et végétaux ; les humains n’apparaissent que derrière des herbes hautes, des taillis épais, entre les arbres. Les voix s’entremêlent, ne sont plus sourcées, et l’une d’elle, venue d’on ne sait où, parle d’Amour, de l’Un, embrasse la terre. Le montage fait se superposer les temps, efface l’événement : l’iconographie de Terrence Malick rayonne depuis plus de trente ans dans le cinéma mondial, et il pourrait être intéressant d’étudier, dans une autre lecture à rebours, peut-être un peu provocatrice, comment il éclaire le projet de Kalatozov. Chez le catholique mystique et le soviétique militant, la triade individu/nature/unité prend des formes étrangement similaires…
1 Piesis (G.), compte-rendu de stage sur La Lettre inachevée, bonus du DVD publié chez Potemkine. Retour au texte
2 Voir, sur une filiation restreinte, l’article de Stiegler (B.), « Quand une vue d’arbre est presque un crime. Rodtchenko, Vertov, Kalatozov », Études photographiques, 23 (mai 2009). Retour au texte
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba
Mikhaïl Kalatozov, La Lettre inachevée
Mikhaïl Kalatozov, La Lettre inachevée
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba
Mikhaïl Kalatozov, La Lettre inachevée
Mikhaïl Kalatozov, Quand passent les cigognes
Terrence Malick, Le Nouveau Monde
Terrence Malick, Tree of Life
Vincent Amiel, « Suspension du temps et de l’intrigue », Phantasia [En ligne], 15 | 2025, mis en ligne le 17 septembre 2025, consulté le 27 septembre 2025. URL : http://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1885
Vincent Amiel est professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur le cinéma, dont Le corps au cinéma (PUF), Esthétique du montage (Armand Colin, 5ème édition, traduit en plusieurs langues), Histoire vagabonde du cinéma (Vendémiaire, avec José Moure) et plus récemment deux monographies sur Andréï Roublev et Stalker (avec Jacques Aumont), de Tarkovski, chez 202 éditions.