Visualisation(s) :
127 (1 ULiège)
Téléchargement(s) :
0 (0 ULiège)
Du Sel de Svanétie à Soy Cuba
On a pu disputer la paternité esthétique de ses films des années 1950-1960 à Mikhaïl Kalatozov en l’attribuant à son talentueux chef opérateur Serguéï Ouroussevski. Un examen des débuts du réalisateur géorgien et de sa carrière depuis la fin des années 1920 montre au contraire l’intensité de son investissement dans la composition de l’image et les mouvements d’appareil. Son article-manifeste de 1928 publié dans la revue géorgienne rattaché au LEF en atteste comme la suite de ses films avant Quand passent les cigognes.
The aesthetic authorship of his films from the 1950s and 1960s has been disputed to Mikhail Kalatozov, with some attributing it to his talented cinematographer Sergei Urusevsky rather than him. However, an examination of the Georgian director’s early career since the late 1920s shows the intensity of his investment in image composition and camera movement. His 1928 manifesto article published in the Georgian magazine affiliated with the LEF attests to this, as do his films prior to The Cranes Are Flying.
« Je vous le dis : il faut porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Quiconque visionne l’ensemble des films de Mikhaïl Kalatozov ne peut manquer d’être frappé par une constante (certes inégale selon les époques eu égard à la prégnance normative du « réalisme socialiste »), celle d’une préoccupation dans la composition de l’image et tout autant à la déstabilisation de cette composition rendue mobile, « métamorphique » voire explosive à la fois par les mouvements d’appareil (travelling, grue, caméra portée) et le montage. Cette importance accordée à l’élaboration esthétique du cadre et de l’enchaînement des cadres dans le film1 a le plus souvent passé pour une dilection pour des prouesses techniques et a pu être taxée de « formalisme », soit de complaisance pour la forme en elle-même plutôt que pour sa fonction expressive et constructive. Soy Cuba a relancé de manière ultime cette « tradition » d’hostilité critique à l’endroit de Kalatozov en redonnant vigueur à la querelle d’attribution de ces qualités plastiques entre le réalisateur et son opérateur – Sergueï Ouroussevski. Le festival de Cannes n’avait-il pas choisi d’attribuer à ce dernier le prix de la Commission supérieure technique tandis que le film recevait la Palme d’or ? Picasso, emballé par le film, n’avait-il pas adoubé son opérateur ?
On n’entrera pas dans cette querelle que l’on peut étayer de diverses manières et qui l’a beaucoup été du côté d’Ouroussevski avec de très bonnes raisons : la formation de celui-ci aux ateliers de l’Institut Vkhoutein (sur sa fin : il ferme en 1930), l’enseignement qu’il a reçu de la part d’Alexandre Rodtchenko en photographie, sa pratique de peintre (influencée par l’enseignement du graveur Vladimir Favorski) avant celle d’assistant puis d’opérateur à la Mejrabpom devenue Soyouzdetfilm, d’opérateur de guerre, puis aux studios Gorki et Mosfilm sur des films dus à Mark Donskoï, Iouli Raïzman, Vsevolod Poudovkine et opérateur de l’un des films-phares du « Dégel » Sorok pervii (Le Quarante-et-unième, 1956) de Grigori Tchoukhraï – après avoir déjà collaboré partiellement avec Kalatozov sur Pervii echelon (Le premier échelon) suite au décès de l’opérateur en titre Iouri Ekeltchik en plein tournage2.
Cependant cette « querelle » s’est nourrie pour une large part de la méconnaissance continuée dans laquelle on a tenu Kalatozov, cinéaste qu’on n’a pas arrêté de « redécouvrir » depuis 1958, année de son triomphe au festival de Cannes avec Letiat jouravli (Quand passent les cigognes). La critique ignorait alors tout de lui ayant oublié l’éloge vibrant qu’en avait fait Harry Allan Potamkin, au retour d’un voyage en URSS où il avait découvert Jim Chuante – qu’il contribua à renommer Sol’ Svanetti (Le Sel de Svanétie, 1930) – dans Close Up de mars 1931 (« The New Kino »). Cet impressionnant documentaire ethnographique mis en scène fut ensuite « redécouvert » et montré dans les cinémathèques et rétrospectives du cinéma soviétique dans les années 1970 avant de disparaître à nouveau avec la « déprise » générale à l’endroit de cette cinématographie et son éclatement nationaliste (Kalatozov désormais Kalatozichvili, cinéaste géorgien). Puis, en 1992, quand le festival de Telluride présenta une modeste rétrospective Kalatozov et révéla Soy Cuba/Ia Kuba (Je suis Cuba, 1964) dans une copie non sous-titrée – le film ayant été interdit aux États-Unis pendant la « guerre froide » et n’étant jamais sorti en Europe – et qu’il fut repris l’année suivante au Festival du Film de San Francisco où Francis Ford Coppola et Martin Scorcese le virent, on découvrit une nouvelle fois Kalatozov. Le film sortit en France et on se reposa les mêmes questions qu’en 1958 : qui est Kalatozov, est-il l’auteur de ses films, quels ont été ses autres films, pourquoi ces interruptions de plusieurs années dans sa carrière ?
À ces questions Jay Leyda avait déjà répondu en 1958 de manière assez complète (5 pages de Cinéma 58)3 et, dans son ouvrage paru peu après, Kino: A History of the Russian and Soviet Film, il accorda deux pages au Sel de Svanétie et à Gvozd’ v sapoge (Un clou dans la botte, 1932)4. Il n’empêche qu’André Martin (à Cannes) et Jacques Doniol-Valcroze (à la sortie des Cigognes en salles) s’exclamaient, l’un : « Comment deviner que Mikhaïl Kalatozov était capable de réaliser un film aussi beau ? »5 et l’autre : « Rien dans l’œuvre précédente de Kalatozov, solide artisan du cinéma soviétique, ne laissait prévoir cet éclatement flamboyant »6, tandis qu’Éric Rohmer prévoyait que « de patient exégètes parviendront sans doute à décider si la paternité de l’ouvrage doit être imputée au metteur en scène […] ou bien au chef opérateur »7. Ignoré le travail d’opérateur de Kalatozov sur une demi-douzaine de films durant les années 1920, oublié Sel de Svanétie et méconnu Un clou dans la botte et quelques autres titres sur lesquels nous reviendrons, qu’avait-on pu voir en France de ce cinéaste ? Le succès précédent de Kalatozov (en URSS d’abord puis à l’étranger où il fut distribué) était Verniie drouziia (Trois hommes sur un radeau/Les Amis fidèles, 1954), primé au festival de Karlovy-Vary et montré en France en janvier 1956 lors d’une Semaine du cinéma soviétique puis en salle, rare film comique de la période, dans la veine de Volga-Volga de Grigori Alexandrov8. Il semble que ce soit tout. Auparavant Kalatozov était apparu comme le personnage central de la délégation soviétique au festival de Cannes 19469 – où il ne présentait pas de film – et, à côté de Mikhaïl Tchiaoureli, Sergueï Guérassimov, Vsevolod Poudovkine et Sergueï Ioutkévitch, il signait un article sur les « Particularités du cinéma soviétique » dans la publication officielle Cinéma d'aujourd'hui et de demain diffusée à cette occasion10.
Quoi qu’il en soit de la paternité de Quand passent les cigognes, sa réussite ne bénéficia pas à Neotpravlennoïe pismo (La lettre inachevée, 1960), distribué largement à l’étranger quelques années plus tard (avec le même chef opérateur et la même actrice révélée par Quand passent les cigognes et unanimement louée, Tatiana Samoïlova) et qu’on redécouvre de nos jours dans un contexte où les préoccupations écologistes sont devenues prévalentes11. Quand apparut Soy Cuba en Occident en 1992-1993 les mêmes étonnements et les mêmes doutes s’exprimèrent12.
On n’en est plus là de nos jours où se sont ajoutés aux deux monographies soviétiques consacrées au réalisateur13 un certain nombre de documents, de rétrospectives et de rééditions DVD14 ; en 2003, à l’occasion du centenaire de la naissance du cinéaste, le Festival international de Tbilissi présenta plusieurs de ses films marquant le « retour » de Kalatozichvili en Géorgie et, en 2006, le même festival présenta un film de Mikhaïl, son petit-fils, sur son grand-père tandis que le Français Patrick Cazals tournait de son côté L’Ouragan Kalatozov en 2009 retraçant l’itinéraire du cinéaste avec des extraits de ses films, des interviews de témoins, de chercheurs (Kirill Razlogov, Sergueï Kaptérev en particulier) et produisant un certain nombre de documents tirés du fonds Kalatozov créé à Moscou par son petit-fils. Enfin une rétrospective lui fut consacrée à Pordenone en 2010 étoffant encore la connaissance de cet œuvre en apportant d’autres éléments – ses collaborations à d’autres films comme acteur ou opérateur (une douzaine), sa participation à une « mouvance » avant-gardiste géorgienne avec Lev Pouch, Noutsa Gogoberidze, Nikolaï Chenguélaïa notamment, proche des cercles futuristes de Tbilissi regroupés autour de journaux comme H2SO4 et Memartshkeneoba…
C’est précisément dans le n° 2 de cette dernière revue, en 1928, que Kalatozov publie un texte en forme de manifeste sous le titre : « Méthodes d’exposition du ciné-matériau »15. Il serait sans aucun doute abusif de vouloir faire « sortir » de ce manifeste « tout » le cinéma de Kalatozov (avec ou sans Ouroussevski), mais il est indéniable qu’il a, pour partie, une place matricielle dans le développement de son œuvre.
Memarctskheneoba, 2 (1928), p. 34. 1ère page du texte de Kalatozov « Méthodes d’exposition du ciné-matériau » (en géorgien)
C’est un texte qui s’inscrit dans la perspective du LEF, le Front gauche de l’art, dont cette revue est l’organe local. Il y est fait la promotion d’un art et d’une cinématographie révolutionnaires en radicale opposition avec les arts traditionnels, établis, qui sont jugés démodés et passéistes alors qu’ils prétendent s’imposer dans la construction sociale soviétique – avec, pour ce qui concerne le cinéma, la protection des responsables des studios16. À ces arts obsolètes (dont les modèles sont le théâtre classique et les beaux-arts), Kalatozov oppose le seul art rationnel, le cinéma. Rationnel non seulement par la mise en œuvre de la technologie qui lui est propre mais aussi en raison du fondement même de sa pratique artistique qui est de nature sociale.
De tels propos font fortement écho à d’autres manifestes et articles programmatiques du début des années 1920. En particulier Lev Kouléchov qui, notamment dans « L’art, la vie contemporaine et le cinématographe » publié dans une revue constructiviste17, écrit que l’art contemporain est « désespérément dans l’impasse » faute de liaison organique avec la vie actuelle, qu’il doit en conséquence disparaître ou se couler dans de nouvelles formes. Or quels sont les réquisits qui permettraient ce sauvetage ? La précision dans le temps et dans l’espace, le caractère réel du matériau, la précision dans l’organisation. Toutes choses, conclut-il, qui correspondent au cinéma. Les trois premiers critères ressortissent à son caractère technique, mais le quatrième est d’une autre nature, il concerne sa dimension sociale : son organisation, son caractère collectif. Ainsi dans la terminologie d’Alekséi Gan (directeur du Kino-fot et auteur de Le Constructivisme), convient-il de distinguer kinematografiia et kinematograf. Ce dernier est l’outil technique qui permet d’enregistrer la « photographie vivante » des choses tandis que la « cinématographie » désigne le « dispositif de travail objectif de technique sociale, un organe qui est une extension de la société prolétarienne »18.
Le centre de gravité du manifeste de Kalatozov est la question du « traitement du matériau », c’est-à-dire du passage du profilmique au filmographique – pour employer la terminologie de Souriau. Le ciné-matériau, ce sont d’abord les objets du monde physique dont l’appropriation procède de la compréhension préalable de ce qu’ils sont et de la manière dont ils fonctionnent. C’est là une des bases de la démarche constructiviste que la logique constructive de l’objet – sa structure et surtout son fonctionnement – détermine le « style » du filmage et donc la réalité filmographique et filmophanique. Vues à travers l’objectif, les caractéristiques plastiques du matériau déterminent le type de transfert qu’effectue la représentation à l’écran car la construction du sujet – sa dimension sémantique – en dépend. Le sujet, dans le lexique des théoriciens de l’Opoïaz (qu’on appelle les « Formalistes russes »), c’est l’agencement des objets et des péripéties dans le discours artistique (en opposition à la fable, la fabula, déroulement chronologique et descriptif des faits évoqués)19.
Kalatozov dans ce texte insiste sur deux points : éviter l’esthétisation et rechercher un impact émotionnel : « Toutes les méthodes stylistiques, dit-il, ont pour objet principal le traitement du matériau en vue d’un impact émotionnel ». Il est fidèle sur ce point à Tomachevski qui insiste sur la stimulation de l’attention du lecteur sur le plan émotionnel. Dans le cinéma, il croise par conséquent la théorie eisensteinienne de l’attraction, mais l’appréhende différemment20. Sa démarche consiste à sortir de « l’automatisation des sens » : « pour rendre expressif l’angle de vue d’un kadr’ on ne peut filmer sous un angle et à une hauteur que notre vie quotidienne a automatisés : c’est-à-dire au niveau des yeux. Il faut trouver un point de vue, un angle, un “raccourci”21 où les formes spatiales portent au maximum l’expression du matériau ».
Pour faire comprendre cette démarche, Kalatozov s’attache à deux aspects : la lumière et l’angle. La lumière tient en trois choses : 1) c’est un moyen pour obtenir un négatif de bonne qualité (niveau technologique) ; 2) c’est un moyen de réaliser une impression de relief (niveau de la représentation) ; 3) c’est un moyen de créer une impression d’ensemble, c’est-à-dire de servir le sujet (niveau de l’image globale, de l’obraz)22.
Ce sont là des principes appartenant au constructivisme et au productivisme tels qu’ils avaient évolué vers la fin des années 1920, en particulier avec le factualisme dont Sergueï Trétiakov comme Viktor Chklovski – avec qui Kalatozov fut en contact – étaient porteurs23. À n’en point douter le projet qui aboutira au Sel de Svanétie s’inscrit dans cette perspective. En même temps Kalatozov réactive les principes proprement constructifs tels qu’a pu les énoncer Alexandre Rodtchenko pour la photographie, en particulier sur la question de l’angle de vue, du point de vue, qui ne doit pas reconduire la vision empirique humaine (automatisme), obstacle majeur à la construction du sujet qui est le but du travail artistique. Ainsi donne-t-il l’exemple de la scène du jugement de Pavel dans Mat’ (La Mère, 1926) de Poudovkine. Après avoir posé que l’angle (« raccourci ») ne doit pas embellir, esthétiser mais exprimer ce qui est à la base du sujet, il s’attache à la représentation de l’autocratie dans cette scène du film de Poudovkine : quand la caméra est située à hauteur des yeux, remarque-t-il, l’image est sans effet sur le spectateur, mais quand le cadrage omet les têtes des juges et les réduit à leur costumes et signes distinctifs (décorations, galons, etc.), on s’émancipe de la saisie empirique de l’objet pour lui donner une forme spatiale claire et on obtient une image signifiante et qui a un impact sur le spectateur. On est bien là dans la problématique thématisée par Rodtchenko quant au point de vue. Ainsi dans le Novy Lef de 1928, celui-ci écrit : « En photographie, il y a d’anciens points de vue, ceux de l’homme debout qui regarde autour de lui. C’est la photographie depuis le nombril, l’appareil sur le ventre24. La ville moderne et ses immeubles élevés, son industrie, ses vitrines sur deux ou trois étages, ses tramways, voitures, sa publicité multicolore, ses paquebots, ses avions, tout cela produit un changement dans le psychisme de la perception visuelle. Les points de vue les plus intéressants pour l’époque actuelle sont ceux “de bas en haut” et “de haut en bas” »25. La photo « en raccourci », écrit encore Rodtchenko dans ses carnets, permet de « voir l’extraordinaire dans l’ordinaire »26 : c’est à proprement parler ce que Viktor Chklovski a appelé ostranenie, l’effet de défamiliarisation ou d’étrangeté27 appliqué au champ spécifique du visuel et du photographique.
On peut relever un certain décalage entre le moment où Kalatozov énonce ces principes en leur donnant un statut fondateur et polémique et le moment où ils furent élaborés et lancés en Russie. Néanmoins cette volonté de s’inscrire dans une « tradition » futuriste-constructiviste de la part de Kalatozov est à souligner, qui nécessiterait d’en savoir plus sur les conditions de son ralliement au mouvement du LEF, comme sur le développement plus généralement du LEF en Géorgie. Les travaux sur le sujet sont surtout centrés sur la poésie et la peinture, et s’attachent aux mouvements artistiques des années 1910-1920 à Tbilissi (Tiflis) notamment où, au moment de la guerre, nombre d’artistes acméistes et futuristes russes se sont repliés : Alexeï Kroutchenykh depuis 1915, Kamenski, les frères Zdanévitch, Evréïnov qui forment les groupes 41e et H2SO4 28qui refusent l’idée d’une autonomie de l’art et prônent l’adhésion à un projet social29.
S’agissant du cinéma, une recherche reste à mener pour savoir si c’est la venue en Géorgie de Trétiakov et de Kouléchov, l’engagement de Kalatozov comme opérateur sur le film Parovoz B-1000 (Locomotive B-1000) qui sont à l’origine de son ralliement au mouvement léfiste30 ou s’il procède de sa proximité avec Nikolaï et Demna Chenguélaïa31 qui sont déjà intégrés au mouvement à l’époque de la revue H2SO4 (formule de l’acide sulfurique). Chenguélaia y écrit sur le cirque comme lieu du rapport entre l’acteur et les masses et dans un article paru dans le même numéro que le manifeste de Kalatozov, il parle de son travail avec Trétiakov et du film L’aveugle (dont le scénario est de Trétiakov et qui est co-réalisé avec Kalatozov) visant à montrer « un usage constructif de la réalité au cinéma ».
Dans le Novy Lef n° 11-12 de 1928, Trétiakov avait publié un article-reportage sur la Svanétie et quelques photos de son cru. À cette époque cet écrivain est engagé dans la démarche factographique qui est celle des écrivains les plus radicaux du LEF (Chklovski, Brik en particulier) où est privilégié le reportage, la relation documentaire, l’adaptation de matériaux documentaires voire la « biographie de l’objet » par rapport à la fiction romanesque. L’intérêt que suscita pour Trétiakov la série sur les « métiers » de Pierre Hamp se comprend dans ce cadre32. Cette tendance va perdurer jusqu’au milieu des années 1930 avec des projets collectifs mobilisant tant l’écriture que la photographie et le cinéma (on peut citer les publications sur la construction du Canal de la Mer blanche en 1933-34, le métro en 1935 et les « Gens de l’empire du rail » en 1936). Au cinéma Esfir Choub est partie prenante de cette direction alors qu’Eisenstein est critiqué pour avoir reconstitué les événements d’Octobre 1917 et fait interpréter le personnage de Lénine à un acteur dans Octobre. La Ligne générale s’inscrira plus dans la factographie en s’intéressant à une situation contemporaine, celle des campagnes. Sel de Svanétie porte à son générique le nom de Trétiakov comme scénariste, même si Kalatozov, dans sa « dernière interview » dit qu’il ne lui doit rien et insiste en revanche sur le rôle joué par Viktor Chklovski dans le montage du film33.
Cette « filiation » factographique est importante à prendre en considération dans l’œuvre de Kalatozov car il a souvent pris soin de fonder ses films sur une documentation concernant une communauté de travailleurs (à deux reprises les aviateurs, les géologues) et pour Soy Cuba l’enquête sur place, le recours au poète Evguéni Evtouchenko qui avait été le correspondant de la Pravda à Cuba, attestent cette préoccupation.
Ainsi Kalatozov perpétue-t-il cette tradition constructiviste dans son œuvre, du Sel de Svanétie à Soy Cuba. On peut prendre un exemple patent de la cohérence de cette inspiration plastique et dynamique avec deux séquences de ces deux films distants, rappelons-le, de 34 ans, celle de la livraison de vivre et de pierres en haut des tours de défense à l’aide de paniers hissés par des palans et celle de la livraison de fruits dans le second en haut d’un immeuble. L’appareillage dont dispose le cinéaste et son opérateur diffère fortement d’un film à l’autre, il est ici son propre opérateur et là il s’agit d’Ouroussevski, mais la démarche est la même, plus violente et « explosive » même en 1930 qu’en 1964.
Mikhaïl Kalatozov, Sel de Svanétie (1930)
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964)
De même peut-on repérer, non seulement dans Gvozd v sapoge (Un clou dans la botte, 1930) mais dans un film de 1950 comme Zagovor obretchionniikh (Le complot des condamnés), des prises de vue qui offrent des analogies avec les photographies de Rodtchenko.
Ce n’est donc pas tant l’assimilation (« enfin ! ») du cinéma « moderne » – c’est-à-dire occidental selon Bazin et Rohmer34 – qui caractérisait la « flamboyance » esthétique de Quand passent les cigognes mais bien cette continuité des recherches et des convictions de l’avant-garde soviétique – interrompue ou atténuée pendant les années « staliniennes » du réalisme socialiste dogmatique. Certains critiques et historiens soviétiques ne s’y trompèrent d’ailleurs pas qui saluèrent ce « retour » aux années 1920 de la part d’un de ses protagonistes.
Pour ce qui est de la composition de l’image, revenons, pour le faire comprendre sans équivoque, aux principes de construction de celle-ci préconisés par Rodtchenko dans son enseignement et dans ses articles35 afin d’en retrouver la mise en œuvre chez Kalatozov mais distribuée sur plusieurs cadres (plans) successifs. Ces principes se fondent sur une série d’interactions au niveau de la structure de surface de l’écran : celles des « formants » du cadre sur le plan géométrique (en à-plat) – ainsi les verticales d’un tracé (voie ferrée dans Nepobediye [Les Invincibles, 1943]), chemin agricole dans Pervy echelon (Le premier échelon, 1956) ; ou entre les différents plans dans la profondeur de l’image par le moyen d’« indicateurs » (obliques et diagonales) : les rails de chemin de fer – dans Un clou dans la botte notamment – sont particulièrement probants à cet égard, comme la balustrade de l’escalier que gravit Enrique pour gagner le toit de l’immeuble où est caché un fusil à lunette dans Soy Cuba. Ils permettent également des variantes compositionnelles (combinatoire) que le cinéma démultiplie et conduit à des séries de reprises, répétitions et renversements grâce au montage. Eisenstein avait donné, dans son analyse d’une séquence du Cuirassé Potemkine (la séquence dite « des yoles ») un exemple particulièrement probant de ce travail de construction dynamique dont la caractéristique – outre ses composantes de surface et de profondeur – est de conduire à un saut qualitatif par renversement de cet ordre plastique – qu’il appela ex-statique dans les années 193036.
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964), balustrade
Dans Soy Cuba toute une série d’objets permet ainsi de développer un jeu de diagonales qui convergent ou divergent : rues et routes, lances à incendie lors de la répression de la manifestation étudiante, lampes des soldats traquant les guérilleros dans les scènes de la fin, fusils lors de l’exécution des prisonniers. Ces tracés structurant l’image à sa surface et dans sa profondeur sont affectés de mouvements de va-et-vient, pendulaires (c’est également le cas dans la coupe de la canne à sucre par le paysan exproprié) qui s’originent souvent dans la recherche d’un point de fuite, dans l’ajustement d’un « tir », réel ou métaphorique (les scènes en miroir de la tentative d’exécution du chef de la police par l’étudiant Enrique depuis le toit d’un immeuble et de l’exécution de ce dernier par la « cible » qu’il avait fini par renoncer à tuer). Dans un film antérieur, Valéri Tchkalov (1941) consacré à l’aviateur qui donne son titre au film, une courte séquence nous le montre retiré par dépit dans la communauté de pêcheurs de son village natal sur les bords de la Volga : dans la continuité d’une prise de vue, sont exemplifiés cette recherche de la diagonale et de l’ajustement (avec le filet d’un pêcheur) et son brusque renversement au moment où passe dans le ciel un avion qui rappelle cet as de l’aviation à sa vocation.
Mikhaïl Kalatozov, Valéri Tchkalov (1941)
Les mouvements pendulaires et les renversements de perspective qu’on a notés dans Soy Cuba font florès dans Sel de Svanétie où la mobilité de l’appareil (suspendu au bout d’une corde, passant d’un objet à un autre par de brusques panoramiques) le dispute aux chocs obtenus par le montage contrastif. Dans la séquence où l’on se défend contre des attaquants depuis les tours par des jets de pierres, les mouvements du lanceur sont accompagnés et suivis par la caméra par de violents panoramiques de haut en bas. Dans d’autres séquences – telle celle de la tonte des moutons et de la coupe des cheveux ou du filage de la laine – un gros plan voire un très gros plan (ciseaux, flanc du mouton, crâne de l’homme ou bobine du rouet, fil de laine) précèdent un plan général mettant en relation les divers protagonistes et permettant d’identifier la scène à laquelle on assiste.
La structure de l’image est donc fondée sur une organisation géométrique (diagonales, verticales, horizontales, cercles, croix). La diagonale des arbres vus en contre-plongée se trouve aussi bien dans Sel de Svanétie que dans Soy Cuba, pour ne rien dire des bouleaux en contre plongée verticale de Quand passent les cigognes qui ont déjà donné lieu à des commentaires les rapprochant des photographies de pins par Rodtchenko37. C’est l’assimilation des arbres à des cheminées d’usine, couramment photographiées ou filmées de la sorte (par Dziga Vertov notamment) – qu’on trouve exemplairement dans Un clou dans la botte avec un renversement gauche-droite d’un plan à l’autre – qui déclencha une polémique dans la presse photographique de l’époque à l’encontre de Rodtchenko. On trouve encore la figure géométrique du cercle, comme dans la scène du battage du blé avec une vue à la verticale du mouvement circulaire du bœuf traînant une planche à clous où ont pris place une mère et son bébé dans Le Sel ou le tambour dans Un clou dans la botte. Dans Le Sel, le mouvement d’appareil, à nouveau, adoptant dans son fonctionnement même la structure de son objet, amplifie ce mouvement circulaire en donnant à voir à 180° le décor environnant depuis la planche en mouvement (de manière comparable à la fameuse scène de Cœur fidèle d’Epstein sur le manège). Dans la scène finale de l’ouverture de la route par les ouvriers terrassiers, le filmage de ces derniers oppose un corps en oblique levant sa pioche et l’abattement de celle-ci dans une structure en triangle (l’ouverture de compas des jambes) qui fait éclater la pierre frappée38. On retrouvera ce type de construction et d’« explosion » dans Un clou dans la botte quand le soldat doit franchir une série de barbelés et qu’il se déchaîne face à l’impossibilité où il se trouve de le faire en raison de son pied blessé.
Alexandre Rodtchenko, Pins (1927)
Mikhaïl Kalatozov, Quand passent les cigognes (1957)
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964)
Mikhaïl Kalatozov, Un clou dans la botte (1932)
La structure pyramidale (triangulaire) se retrouve dans une séquence de Nepobediyé (Les invincibles, 1943). Sur un toit la jointure des cheneaux de zinc forme un angle ouvrant sur une cour en contrebas où va apparaître un visiteur ; le personnage féminin qui est sur le toit entre alors dans le champ pour occuper la pointe du triangle renversé. Plus tard c’est encore une pyramide sur la pointe qui définit l’espace ouvert sur le ciel d’un abri où se sont réfugiés les deux protagonistes, espace qui va voir sa base renversée redoublée par une escadrille d’avions venus bombarder la ville de Leningrad.
On pourrait encore examiner le travail sur les lumières et les ombres comme éléments constructifs dans le cinéma de Kalatozov. Dans plusieurs des exemples déjà donnés il s’articule aux partis pris de composition. Dans certaines scènes de Moujestvo (Courage, 1939) l’utilisation des persiennes et la distribution alternée de lumière et d’ombre qu’elles permettent est soulignée tant dans le restaurant du terrain d’aviation où le pilote de l’Aéropostale soviétique prend son envol et atterrit au retour, guetté par ses amis, que dans l’habitation de l’opposant islamique au régime où on l’épie au contraire lors de son atterrissage forcé.
Tous ces paramètres figuraient sommairement dans le « manifeste » de 1928 et ils font écho aux principes de construction de l’image de Rodtchenko et de ses disciples. Il faut maintenant se demander quelle fonction leur accorde Kalatozov dans sa « dramaturgie » afin de n’en pas faire un maniérisme.
On a déjà souligné le fait que ces choix structuraux – qu’ils concernent la composition géométrique de l’image ou les contrastes entre ses plans dans la profondeur fictive qu’elle développe – ont la caractéristique d’être à la fois très prégnants plastiquement et de faire l’objet, par le montage ou par le mouvement de l’appareil, de remaniements radicaux allant dans certaines scènes clés jusqu’au chaos et à l’explosion. Il est alors fait accueil à l’aléa. À cet égard sont exemplaires les scènes de répression dans Soy Cuba : au rassemblement des manifestants étudiants, à la prise de parole d’Enrique, juché sur le socle d’une statue lui donnant une prééminence sur la foule, succède l’intervention de la police attaquant le rassemblement à coups de lances à incendie puis à coups de revolver qui démantèlent complètement l’organisation qui prévalait jusque-là. Comme dans les scènes analogues de Strachka (La Grève, 1925) qu’avait pertinemment commentées sous cet aspect Noël Burch dans Praxis du cinéma39, on assiste à un remaniement brutal d’un ordre construit, à son démantèlement et à l’irruption de l’aléatoire.
Cette propension à la désintégration, l’éclatement des structures très définies mises en place auparavant qui atteignent leur acmé dans Soy Cuba où les contraintes du « canon » du réalisme n’opèrent plus (du moins au stade de la réalisation du film), se repèrent dans plus d’un film antérieur : ne revenons pas au Sel et à La Botte qui en sont prolixes, mais retenons les scènes d’aviation de Courage où le pilote se livre à des acrobaties pour combattre son passager qui le menace de son arme et veut détourner son appareil (paysages renversés, chaotiques, dénués de tout repère pour le spectateur) ; celles de Tchkalov ; les scènes d’incendie dans la taïga de La lettre inachevée où les explorateurs-géologues voient leurs certitudes scientifiques battues en brèche par le déchaînement des phénomènes naturels (au feu succédera le froid mortel), que le feu aux champs de blé à moissonner dans Le premier échelon avait précédé avec la noria de camions et de tracteurs tentant de l’éteindre. Cette rupture avec la conception de l’homme « maître et possesseur de la nature » qui a été beaucoup prêchée en URSS (La lettre inachevée est tout entier voué à la déconstruction de ce fantasme) donne aux humains une place rien moins que dominante. Certes, les défricheurs de terres vierges qui ont œuvré une année durant parviendront à combattre victorieusement l’incendie, mais le surgissement de l’événement, de l’aléatoire (une cigarette jetée négligemment) et l’ampleur de la catastrophe qui éclate vient remettre ces pionniers à leur modeste place. Quelle que soit l’issue de la lutte, c’est l’épisode du chaos qui semble immaîtrisable (et qui l’est dans La lettre) qui donne au film son centre de gravité. On peut voir là se manifester la visée matérialiste du cinéaste laissant advenir ce qui excède la conscience que peuvent avoir les êtres humains de la situation qu’ils vivent, du monde où ils sont jetés (la destruction par le feu, là encore, de sa plantation de canne à sucre par le paysan exproprié de Soy Cuba le manifeste avec éclat). Cette libération des forces suprahumaines ouvre à une « géo-poétique » (comme Deleuze a pu parler de « géo-philosophie » à propos de Nietzsche)40 qui, corrélativement à la scène représentée, congédie spectaculairement la maîtrise de la représentation en laissant advenir un réel – tant accidentel qu’historique – débordant la réalité édifiée. Cette reconnaissance de l’aléatoire – qui s’apparente au clinamen épicurien – n’aboutit pas cependant au scepticisme ou au nihilisme : elle laisse toute sa place à une praxis qui sache tenir compte des contingences et des écarts mais demeure convaincue de devoir y faire des choix et de s’y investir. Enrique a fait le choix de ne pas tuer à distance le chef de la police, non parce que son camarade l’a rationnellement convaincu de l’inanité d’une telle action mais parce que ce tortionnaire lui est apparu, dans le viseur télescopique de son fusil, comme un père aimant et aimé avec ses enfants. Un hasard de quelques secondes lui a fait changer d’avis. Il tombera victime de celui qu’il a épargné mais à la tête d’une insurrection et ses funérailles prendront une ampleur insoupçonnée eu égard à un certain isolement des révolutionnaires jusque-là dans une société « atomisée ». Or « l’existence même des atomes ne leur vient que de la déviation et de la rencontre » (Althusser)41. Le film offre moins des enchaînements conduisant à une fin qui serait contenue dans un projet initial que des situations et leurs bifurcations inattendues. C’est sans doute aussi ce qui a déplu à Cuba comme à Moscou.
1 J’emploie ici à dessein le terme de cadre dans les deux sens qu’il a en russe, celui qui correspond au français plan (et l’anglais shot) – unité de prise de vue – et celui de cadrage. Diaphore qui fait également saisir combien les caractères de l’un des sens (cadrage) retentit sur l’autre. Retour au texte
2 Une thèse de doctorat est en cours sur Ouroussevski – dont on valorise désormais également l’activité artistique en peinture – de la part d’Oleksandra Vorobiova (Université de Lausanne), à qui j’emprunte ces quelques données le concernant, et que je remercie pour son aide. En outre Ouroussevski a beaucoup écrit : ses textes sont réunis dans le recueil dirigé par Alexandre Lipkov et Inga Ouroussevskaia, Sergueï Ouroussevski. Avec une caméra et au chevalet, Moscou, Algoritm, 2002. Signalons notamment « À propos de la forme » (Iskousstvo kino, 2 [1966]) et « Quelques mots sur Rodtchenko » (Iskousstvo Kino, 12 [1967]) ; enfin sur Soy Cuba, voir sa correspondance avec son épouse pendant la préparation du film (publication partielle, traduction et présentation d’Alexei Konovalov dans 1895 revue d’histoire du cinéma, 77 [2015]). Retour au texte
3 Leyda (J.), « Qui est Kalatozov, le mystérieux réalisateur des “Cigognes” ? », Cinéma 58, 59 (juillet-août 1958), p. 56-60. Retour au texte
4 Leyda (J.), Kino: A History of the Russian and Soviet Cinema, Londres, Allen & Unwin, 1960 (traduction française : Kino. Une histoire du cinéma russe et soviétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1976). Retour au texte
5 « Festival de Cannes », Cahiers du cinéma, 84 (juin 1958), p. 25. Retour au texte
6 « Par la grâce du formalisme », Cahiers du cinéma, 85 (juillet 1958), p. 46-7. Bazin s’exprime dans des termes voisins dans les divers comptes rendus de Cannes qu’il publie (voir ses Écrits complets, t. 2, Paris, Macula, 2018). Relevons à la décharge de la critique française qu’un spécialiste du cinéma soviétique comme Naoum Kleiman a pu tenir des propos similaires 42 ans plus tard : voir ses dialogues avec Bernard Eisenschitz dans Lignes d’ombres. Une autre histoire du cinéma soviétique (1926-1968), sous la direction de Eisenschitz (B.), Milan, Mazzotta, 2000, p. 146. Retour au texte
7 Rohmer (É), « Néo-baroque. Quand passent les cigognes », Arts-spectacles (18 juin 1958), repris dans Le Sel du présent. Chroniques de cinéma, Bordeaux/Nantes, Capricci, 2020, p. 360. Retour au texte
8 Alexandrov distingue d’ailleurs ce film de Kalatozov dans son article sur « Le film comique », Iskousstvo kino, 1 (1955), où il déplore le peu de production de comédies et de films comiques en Union soviétique. Signalons que Jacques Doniol-Valcroze qualifiait ce film de « savoureuse comédie satirique pleine de verve et de mouvement » à l’occasion de cette présentation parisienne (Cahiers du cinéma, 55 [janvier 1956], p. 44) tandis qu’Éric Rohmer le jugeait sévèrement comme trop lent et trop bavard dans Arts-spectacles (5 septembre 1956). Il lui opposera d’ailleurs Quand passent les cigognes à la sortie de celui-ci. Retour au texte
9 Voir Gallinari (P.), « L’URSS au festival de Cannes 1946-1958 : un enjeu des relations franco-soviétiques à l’heure de la “guerre froide” », 1895 revue d’histoire du cinéma, 51 (2007) ; Pozner (V.), « Les “clefs de la propagande cinématographique en Europe” : les Soviétiques au premier festival de Cannes 1946 », 1895 revue d’histoire du cinéma, 83 (2017). Retour au texte
10 Cinéma d’aujourd’hui et de demain, Moscou, Sovexportfilm, 1946, p. 15-34. Retour au texte
11 Cf. Corentin Lê dans Critikat (www.critikat.com) qui voit dans La lettre inachevée « sans doute le plus beau film de son auteur » (à l’occasion de la réédition en DVD du film chez Potemkine Films, mars 2022). Retour au texte
12 Voir Rosenbaum (J.), « Visionary Agitprop », Chicago Reader (8 décembre 1995), repris dans Essential Cinema: On the Necessity of Film Canon, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 2004. Retour au texte
13 Kremlev (G.), Mikhaïl Kalatozov, Moscou, Iskousstvo, 1964 ; Bogomolov (I.), Mikhaïl Kalatozov. Pages d’une biographie créatrice, Moscou, Iskousstvo, 1989. Retour au texte
14 Une première réédition de Quand passent les cigognes puis un coffret chez Potemkine comportant Les Cigognes, La lettre inachevée et Soy Cuba, puis une réédition de ce dernier titre chez le même éditeur. Filmmuseum, en Allemagne, édita de son côté Sel de Svanétie et Un clou dans la botte (voir notre recension dans 1895 revue d’histoire du cinéma, 77 [2015] à laquelle on a repris quelques passages ci-dessus). Retour au texte
15 Kalatozichvili (M.), « Metodi pokasa kino-materiala » (traduction russe de l’original en géorgien), Memartshkeneoba, 2 (1928). Ce manifeste est publié dans le volume monographique paru à Tbilissi : Mikhaïl Kalatozov, sous la direction de Kalatozichvili (A.), Tbilissi, 2012 (bilingue russe et anglais), p. 23-24. Retour au texte
16 La contradiction entre les réalisateurs d’avant-garde et les responsables des studios (soucieux de rentabilité et de toute manière aux goûts plutôt académiques) est un motif récurrent de protestations des premiers auprès des instances politiques. Retour au texte
17 Kino-fot, 1 (1922). Retour au texte
18 Ibid. Retour au texte
19 Cf. la définition qu’en donne Boris Tomachevski dans Théorie de la littérature, sous la direction de Todorov (T.), Paris, Seuil, 1965. Contrairement à ce qui était de règle dans les années 1960-1970 où les théories des Formalistes firent l’objet de débats dans la théorie de la littérature et du cinéma, on traduit souvent de nos jours « sujet » par « intrigue » ce qui ne rend pas compte à notre avis de la signification qu’a ce mot, en particulier dans le lexique de ces théoriciens des années 1920. Retour au texte
20 Il critiquera Eisenstein sur l’inorganicité des attractions quand elles sont étrangères à la dramaturgie dans un des rares textes théoriques qu’on a de lui (cosigné avec Serguei Bartenev dans les années 1930 : « Image et dramaturgie dans l’œuvre artistique d’Eisenstein »). Retour au texte
21 Rakkours, provenant du français raccourci (scorcio) en peinture – où il désigne une application de la perspective donnant à des corps ou des objets une représentation exagérant l’effet de profondeur liée au maniérisme –, est couramment employé dans le lexique de l’époque. Retour au texte
22 L’obraz, image globale, est, chez Eisenstein, à la fois le thème du film et l’image non visible, mentale, totalisant l’ensemble des images représentatives, visibles (izobrajénié). Retour au texte
23 Voir les débats du LEF de 1927-1928 où Chklovski, Trétiakov, Pertsov, Choub, Arvatov notamment débattent des degrés de distorsions de la réalité que l’enregistrement filmique fait subir au matériau (Novy Lef, 11-12 [1927] et 3 [1928], traduction française dans « Le LEF et le cinéma », La Revue documentaire, 22-23 [2010]). Retour au texte
24 Avant les systèmes de visée où l’on porte l’appareil à hauteur de son œil, les appareils avaient une visée à hauteur de poitrine mais il s’agit bien du regard « à hauteur d’homme » pour reprendre une formule qui aura son heure de gloire dans les années 1950. Retour au texte
25 Rodtchenko (A.), « Grossière ignorance ou méchanceté mesquine ? », Novy Lef, 6 (1928), p. 42-44, repris dans Écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, Paris, Philippe Sers, 1988, p. 137-139. Dans cet article Rodtchenko répond aux critiques de la revue Sovietskoie Foto, 4 (1927) qui l’accusaient de plagiat de la photographie expérimentale occidentale (Moholy-Nagy en particulier) dans le choix des angles de vue. Retour au texte
26 Rodtchenko (A.), Conférence sur « La Composition », mai 1931 et « Des possibilités inouïes s’ouvrent… », in Écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, op. cit., p 150. Retour au texte
27 Chklovski (V.), « L’art comme procédé » (1917), in Théorie de la littérature, op. cit. Pour un réexamen contemporain de la notion, voir Ostrannenie. On « Strangeness » and the Moving Image: The History, Reception, and Relevance of a Concept, sous la direction de Van den Œven (A.), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010. Retour au texte
28 Gayraud (R.), « L’Avant-garde aux marches de la Russie : Tiflis une cité futuriste (1917-1920) », Modernités russes, 3 (2001). Retour au texte
29 Varsimachvili-Raphaël (M.), L’itinéraire géorgien de l’Avant-garde, Paris, L’Harmattan, 2019. Retour au texte
30 Trétiakov était scénariste de Parovoz B-1000 (Locomotive B-1000), un film géorgien réalisé par Kouléchov auquel Kalatozov collaborait aux côtés d’Aleksandr Rodtchenko et de Roman Karmen et qui fut interrompu pour des raisons non élucidées à ce jour (voir Kouléchov et les siens, sous la direction de Albera (F.), Khokhlova (E.), Posener (V.), Locarno, Festival international du film, 1990). Une photo de ce film est publiée dans Novy Lef, 11-12 (1928), p. 16. Retour au texte
31 Nikolaï Chenguélaïa (1903-1943), connu pour son film Dvadtsat’ Chest Komissarov (Les 26 commissaires, 1933), poète, écrivain, homme de théâtre qui travailla dans le cinéma à partir de 1924 (assistant de Koté Mardjanichvili, directeur du Théâtre national Roustavéli – dont on connaît surtout Trubka Kommunara [La Pipe du Communard, 1929] –, de Jeliaboujky sur Dina-Dza-Dzou en 1926, sur Qarishkhlis tsin [Avant le coup de vent], puis co-réalisateur avec Lev Pouch de Guioulli en 1927 et réalisateur d’Elisso en 1928). Il avait suivi les cours que donna Kouléchov lors de son séjour en Géorgie. Demna Chenguélaïa (1896-1980), de formation scientifique, publie des nouvelles et des romans depuis les années 1915. Retour au texte
32 Pierre Hamp (1876-1962), aujourd’hui oublié, est l’auteur d’une œuvre importante consacrée aux cheminots (Le Rail), aux mineurs (Gueules noires), aux travailleurs du textiles (Le Lin), des vignes, etc. en une série au titre général de « La Peine des hommes ». Il était publié en URSS. Retour au texte
33 S’il est exact que Chklovski aida au montage final du film, l’éviction de Trétiakov est plus discutable en raison même de son reportage et des photographies qu’il publie sur la région dans Novy Lef (op. cit., p. 33 et 43). Chklovski avait été le scénariste de Turksib de Viktor Tourine (1929), film très comparable au Sel, consacré à la construction d’une ligne de chemin de fer reliant le Turkestan à la Sibérie. Retour au texte
34 « Nous trouvons tout ici : la profondeur de champ et les plafonds d’Orson Welles, les travellings acrobatiques d’Ophuls, le goût viscontien de l’ornement, le style de jeu de l’Actors Studio » (Rohmer [É], « Néo-baroque », Arts-spectacles [18 juin 1958], repris dans Le Sel du présent, op. cit., p. 359). Au reste, il est un certain nombre de « stylèmes » wellesiens ou ophulsiens célébrés dans les années 1940-1950 par la critique française notamment que l’on trouve à l’œuvre à la fin des années 1930 en URSS, par exemple dans Velikiy grazhdanin (Un grand Citoyen de Friedrich Ermler, 1937). Retour au texte
35 Rodtchenko (A.), Carnets pour le Lef, 6 (1927), repris dans Écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, op. cit. Retour au texte
36 Voir « Quelques mots sur la composition audio-visuelle », in Cinématisme, Dijon, Les Presses du Réel, 2009, chap. V. On peut en repérer d’autres comme la séquence de l’attente de l’escadre amiral (avec le jeu sur le gyroscope mobile) ou, dans La Grève, celle de l’affrontement de grévistes-grutiers avec un contremaître-mouchard (voir notre Eisenstein et le constructivisme russe, Milan, Mimésis, 2019, p. 283-288 et 290-294). Retour au texte
37 Voir Stiegler (B.), « Quand une vue d’arbre est presque un crime », Études photographiques, 23 (mai 2009). Rodtchenko filmait des arbres comme des cheminées d’usine, tel était son audace qui donna lieu à des controverses dans les revues de cinéma. Retour au texte
38 On retrouve en mineur cette dynamique des casseurs de cailloux dans Pervii echelon (Le premier échelon, 1956). Retour au texte
39 Burch (N.), Praxis du cinéma, Paris, Gallimard, 1969, p. 160-161. On peut souligner le contraste qu’offre à cet égard ces scènes de La Grève avec celles des combats dans Alexandre Nevski (1938), toutes composées jusqu’à la fixité de « tableaux vivants ». Retour au texte
40 Deleuze (G.), Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1962. Retour au texte
41 Cf. la conception althussérienne du « matérialisme aléatoire » dans Écrits philosophiques et politiques, t. 1, Paris, Stock-IMEC, 1994. Voir à ce sujet Tosel (A.), Les aléas du matérialisme aléatoire dans la dernière philosophie de Louis Althusser, Cahiers philosophiques, 84 (2000), p. 7-39, en ligne, https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/CP82_Les-aleas-du-materialisme-aleatoire_TOSEL.pdf. Retour au texte
Memarctskheneoba, 2 (1928), p. 34. 1ère page du texte de Kalatozov « Méthodes d’exposition du ciné-matériau » (en géorgien)
Mikhaïl Kalatozov, Sel de Svanétie (1930)
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964)
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964), balustrade
Mikhaïl Kalatozov, Valéri Tchkalov (1941)
Alexandre Rodtchenko, Pins (1927)
Mikhaïl Kalatozov, Quand passent les cigognes (1957)
Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964)
Mikhaïl Kalatozov, Un clou dans la botte (1932)
François Albera, « Mikhaïl Kalatozov », Phantasia [En ligne], 15 | 2025, mis en ligne le 17 septembre 2025, consulté le 17 novembre 2025. URL : http://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1863
François Albera, professeur d’histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne ; rédacteur en chef de 1895 revue d’histoire du cinéma ; auteur notamment d’Eisenstein et le constructivisme russe (1990, rééd. augm. 2019), Fernand Léger et le cinéma (2021), co-auteur de El dispositivo no existe. Una epistemologia de los medios (2025), éditeur et co-éditeur notamment de Serguei Eisenstein (Cinématisme, 1980, rééd. 2024), Lev Kouléchov (L’Art du cinéma et autres écrits, 1995), Johan van der Keuken (Aventures d’un regard,1998), Dziga Vertov (Le Ciné-Œil de la Révolution, 2018).