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Introduction
Le film Soy Cuba, réalisé par Mikhaïl Kalatozov en 1963 et sorti sur les écrans en 1964, occupe une étrange position dans l’histoire du cinéma. Il s’inscrit certainement aujourd’hui dans cette histoire de manière décisive, mais en étant en quelque sorte décalé dans son cours. On connait la formule célèbre de Martin Scorsese : « Si Soy Cuba avait pu être montré au public en 1964, le cinéma du monde entier aurait été différent ». Tout est là : ce film ne fut que très peu vu dans les temps qui suivirent immédiatement sa réalisation. À peine « sorti », il fut retiré des écrans, aussi bien dans une URSS qui l’avait voulu comme œuvre de propagande qu’à Cuba dont il voulait décrire l’émergence de sa révolution. Œuvre de propagande manquée, qui paraissait insuffisamment contribuer au sens surdéterminé d’une histoire univoque, œuvre qui ne cachait rien, non plus, des misères de la population cubaine. Mais lorsque Soy Cuba est redécouvert dans les années 90 et impressionne des réalisateurs américains aussi importants – et cinéphiles – que Martin Scorsese et Francis Ford Coppola, c’est la puissance de sa mise en scène et l’inventivité de sa forme qui l’imposent avec l’aura des découvertes ou redécouvertes tardives qui déchirent soudainement le silence et l’ignorance de trop longues années. Voici que Mikhaïl Kalatozov n’était plus seulement le réalisateur de Quand passent les cigognes, auréolé d’une palme d’or cannoise en 1957. Voici que son chef opérateur, Sergeï Ouroussevski, qui contribua aussi bien au succès de 1957 qu’à l’œuvre trop longtemps ignorée de 1964, imposait sa caméra en mouvement et ses plans séquences au regard de ces nouveaux spectateurs qui entendaient l’enthousiasme de Scorsese et Coppola.
Aujourd’hui, Soy Cuba est connu, reconnu – et notamment désormais disponible dans des DVD et Blu-ray de grande qualité édités par Potemkine, avec en bonus de précieuses analyses de François Albera et Eugénie Zvonkine. Pourtant, les publications universitaires tardaient, elles, à se hisser au niveau de cette nouvelle réputation. Les auteurs de ces lignes et directeurs scientifiques de ce volume de la revue Phantasia viennent de publier, en janvier 2025, aux Presses universitaires de Lyon, la première monographie en français consacrée entièrement à Soy Cuba1. Ils avaient déjà pris l’initiative d’organiser en mai 2023 une journée d’études, à l’Université de Namur et dans le cadre du Master de spécialisation en « Cultures et pensées cinématographiques »2, où sont intervenus plusieurs universitaires pour analyser Soy Cuba et débattre de sa virtuosité formelle. Le présent volume de la revue Phantasia est l’écho de cette journée. Il rassemble quatre contributions qui chacune à sa manière se consacre à Soy Cuba mais aussi, autour de ce film, à l’œuvre de Kalatozov avant 1964 ou encore aux comparaisons que l’on peut tisser entre Soy Cuba et les films d’autres réalisateurs, tels que Miklós Jancsó ou Alexeï Guerman, voire encore Terrence Malick.
Dans son article, François Albera étend le point de vue sur Mikhaïl Kalatozov au-delà et en-deçà de Soy Cuba pour affronter un doute qui a souvent été exprimé à propos du réalisateur : est-il réellement l’auteur d’œuvres aussi audacieuses que Quand passent les cigognes et Soy Cuba, ou ne faut-il pas plutôt y reconnaître avant tout les mérites de son chef opérateur, Sergeï Ouroussevski ? Sans vouloir entrer dans le débat des mérites comparés des deux hommes, ni encore moins trancher ce débat, François Albera révèle l’ampleur de l’œuvre de Kalatozov, souvent protéiforme mais non moins constante dans son esthétique. Le réalisateur a porté une attention continue à la composition de l’image et en même temps à la déstabilisation de cette composition. Non seulement Kalatozov fut lui-même chef opérateur, mais il a encore écrit et théorisé ses options constructivistes en participant au LEF géorgien. Anticipant en quelque sorte les reproches de formalisme qui lui seront adressés ultérieurement, il affirmait ainsi vouloir éviter toute esthétisation en privilégiant l’impact émotionnel. Sensible à l’enseignement de Rodtchenko sur la photographie, il en réactive les principes constructifs notamment via une approche de la question du point de vue qui s’affranchit de la vision empirique humaine, « obstacle majeur à la construction du sujet qui est le but du travail artistique ». Kalatozov croise ainsi le principe d’étrangéisation (l’ostranenie) de Viktor Chklovski. En soulignant également l’importance de la filiation « factographique », François Albera montre comment, de Sel de Svanétie et Un clou dans la botte, par exemple, jusqu’à la trilogie réalisée avec Ouroussevski comme chef opérateur, les principes constructivistes sont mis en œuvre pour rendre en même temps possible la déstabilisation de la composition en y laissant entrer l’aléa. Kalatozov propose une vision matérialiste qui laisse voir le débordement de la conscience et rompt ainsi avec un conception de l’homme comme « maître et possesseur de la nature » qui fut pourtant largement promue en URSS.
Vincent Amiel propose une compréhension de la forme propre de Soy Cuba en convoquant à l’appui de son analyse les deux films précédents de Kalatozov (et Ouroussevski) : Quand passent les cigognes et La lettre inachevée. Cette forme est constituée par une caméra participante qui, bien sûr, associe les distorsions visuelles aux instabilités psychologiques mais qui surtout produit une multiplicité de sensations au-delà de la situation particulière des personnages. Ainsi, dans Quand passent les cigognes, l’individu est inclus mais aussi débordé dans un vertige collectif. La forme emprunte ensuite le plan long qui enveloppe le subjectif comme somme d’individualités. L’« embrassement » du monde dans la taïga de La lettre inachevée fait voir (sinon encore entendre) la voix de l’Histoire. Ainsi s’annonce la voix de Cuba dans le film suivant. Vincent Amiel note que, dans La lettre inachevée, participe encore de cette logique d’embrassement la transition visuelle de personnages identifiables vers des silhouettes découpées qui révèlent alors des universaux ou des types. La forme de Soy Cuba, enfin, fera spécifiquement entendre la voix de la Terre, une voix collective à partir d’éléments individualisés, « une voix hors du temps et de l’événement » qui dessine une vision épique de l’Histoire. Vincent Amiel conclut en esquissant une comparaison audacieuse et très suggestive entre l’esthétique de Kalatozov et celle de Terrence Malick.
Dans sa contribution, Sébastien Laoureux interroge la philosophie de l’histoire sous-jacente à Soy Cuba ainsi que les liens étroits qui se tissent entre le récit (Story) et la « grande » Histoire (History) – la révolution cubaine – dont il s’agit de dévoiler le sens et produire la rationalité. En première approche, la révolution apparait dans une veine marxiste, comme le résultat d’une causalité déterministe. Et pourtant, une telle logique narrative homogène et nécessitariste est comme d’emblée contaminée par une forme d’incertitude qui pèse du même coup sur notre appréhension de l’Histoire. Une telle incertitude surgit notamment d’aspects proprement formels du film, et plus particulièrement de la tension quasi permanente qui s’installe entre des phases « immersives » – parfois d’ailleurs « subjectives » –, et par ailleurs des phases de dégagements ou de « surplombs » relatifs. Sébastien Laoureux analyse notamment les deux plans-séquences les plus célèbres du film – le plan-séquence « de la piscine » et celui « du cortège funèbre ». La dernière partie de l’article est consacrée au film Rouges et Blancs (1967) de Miklos Jancso. La comparaison avec Soy Cuba permet d’indiquer que le plan-séquence peut être mis au service d’une philosophie de l’histoire très différente. Chez Jancso, en effet, ce sont les hasards et la contingence de l’histoire qui priment. Les plans longs qui composent son film cherchent à mettre en évidence l’absence de sens de l’histoire, même si une continuité minimale – et donc une forme de progressisme latent – peut être identifiée. En ce sens, Rouges et Blancs propose une image inversée de Soy Cuba. La forme du plan-séquence permet dans le film de Kalatozov de faire primer la progression et la nécessité du soulèvement révolutionnaire – même si celle-ci est toujours contrariée par l’appréhension de la contingence. Dans Rouges et Blancs, les longs plans-séquences cherchent à faire primer les hasards, la contingence, voir les irrationalités de l’histoire – même si un progressisme implicite, qui donne un sens minimal à l’Histoire, peut être décelé.
Enfin, Eugénie Zvonkine propose de mettre en résonnance Soy Cuba avec un film qui lui est postérieur de plusieurs dizaines d’années, Khroustaliov, ma voiture ! (1998) d’Alexeï Guerman. S’il ne s’agit pas d’affirmer une influence directe de Soy Cuba sur Guerman, l’enjeu est bien de mettre en évidence une forme de « synchronicité » entre ces deux films, au moment même où Soy Cuba est redécouvert. Une telle synchronicité se traduit par l’usage dans les deux films d’une caméra sensorielle au service d’une esthétique de l’exploration des sens. La contribution d’Eugénie Zvonkine s’attache à montrer que cette prépondérance de la sensorialité peut être comprise à partir d’une autre synchronicité, cette fois avec un courant philosophique, la phénoménologie, qui a notamment mis au centre de sa réflexion une recherche sur la spécificité de la perception sensorielle. Le courant phénoménologique est marqué en Russie au cours du XXe siècle par des périodes successives d’occultation mais aussi de redécouvertes – notamment durant la période dite du dégel (précisément au moment de la réalisation de Soy Cuba), mais aussi, avec plus de vitalité encore, durant les années 90 (au moment de celle de Khroustaliov, ma voiture !). Ces années sont marquées par la traduction de nombreux textes, dont certains – comme « Le cinéma et la nouvelle psychologie » (1945) de Merleau-Ponty – ont pu jouer un rôle déterminant auprès des artistes et cinéastes. En dépit de la véritable continuité esthétique et formelle qu’elle détecte entre les deux films autour de cette appréhension de la sensorialité, Eugénie Zvonkine ne manque pas aussi de souligner les différences indéniables entre les deux films qui émergent notamment de contextes historiques différents. Les fameux mouvements de grue et les envolées de la caméra spécifiques à Soy Cuba permettent à Kalatozov de transcrire un sens collectif émergent de l’espoir révolutionnaire. C’est au contraire l’absence de sens qui prévaut dans le film de Guerman, traduisant le traumatisme historique qui laisse le personnage principal (l’ancien général Klenski) seul avec « son histoire brisée ».
1 Laoureux (S.), Van Eynde (L.), « Soy Cuba » de Mikhaïl Kalatozov, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2025. Retour au texte
2 Master de spécialisation co-organisé, sur le site de l’UNamur, par l’UNamur et l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles. Retour au texte
Sébastien Laoureux et Laurent Van Eynde, « Autour de Soy Cuba », Phantasia [En ligne], 15 | 2025, mis en ligne le 17 septembre 2025, consulté le 21 septembre 2025. URL : http://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1861
Sébastien Laoureux est professeur de philosophie à l’Université de Namur, où il est co-responsable du Centre Arcadie « Anthropocène, histoire, utopies ». Il a récemment fait paraître avec Laurent Van Eynde Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov (Presses universitaires de Lyon, 2025) et codirigé l’ouvrage collectif Jacques Rancière, aux bords de l’histoire (Kimé, 2021). Ses recherches actuelles portent sur des questions de philosophie de l’histoire et de philosophie du cinéma.
Laurent Van Eynde enseigne la philosophie de l’art et de la littérature, l’histoire de la philosophie moderne et la philosophie de l’histoire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, où il co-dirige également le Centre Prospéro. Langage, image et connaissance. Il a consacré plusieurs livres au cinéma : Vertige de l’image. Essai sur l’esthétique réflexive d’Alfred Hitchcock (PUF, 2011), Anthony Mann. Arpenter l’image (avec Natacha Pfeiffer, Presses du Septentrion, 2019), Déjà vu. Essai sur le retard de la création au cinéma (Vrin, 2022), Une île battue par les vents. Sur le cinéma de Roman Polanski (La Lettre Volée, 2024) et « Soy Cuba » de Mikhaïl Kalatozov (avec Sébastien Laoureux, Presses universitaires de Lyon, 2025).