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De Soy Cuba (Kalatozov, 1964) à Rouges et Blancs (Jancso, 1967)
Le plan-séquence peut prendre des formes très variées et être mis au service de philosophies de l’histoire très différentes. C’est l’hypothèse qui guide cet article qui s’appuie sur l’analyse de deux films portant sur deux révolutions : Soy Cuba (Kalatozov, 1964) et Rouges et Blancs (Jancso, 1964). Dans le film de Kalatozov, l’idée d’un sens de l’histoire ainsi que la progression priment afin de mettre en évidence la nécessité du soulèvement révolutionnaire cubain. Une telle progression et ce nécessitarisme sont néanmoins contrariés par les incertitudes et contingences de l’histoire. Nous montrons quels procédés formels – parmi lesquels les plans-séquences – sont mobilisés au profit d’un tel projet. Dans Rouges et Blancs de longs plans-séquences, élaborés de façon différente, sont mobilisés cette fois au service d’une intention inverse. Ce qui prime ce sont les hasards, la contingence, voire les irrationalités de l’histoire – au contraire d’un sens identifiable.
The sequence shot can take on a wide variety of forms and be used to serve very different philosophies of history. This is the hypothesis guiding this article, which is based on the analysis of two films depicting two different revolutions: I Am Cuba (Kalatozov, 1964) and The Red and the White (Jancso, 1964). In Kalatozov’s film, the idea of the direction of history and progression takes precedence, in order to highlight the necessity of the Cuban revolutionary uprising. However, such progression and determinism are countered by the uncertainties and contingencies of history. We examine which formal techniques—including the long take—are employed in support of this vision. In The Red and the White, long takes, constructed in a very different manner, are used, this time to serve the opposite intention. What takes precedence here are the coincidences, contingencies, and even the irrationalities of history—as opposed to any identifiable historical meaning.
À une première appréhension, Soy Cuba peut paraître épouser, en dépit de sa structuration en quatre épisodes relativement indépendants, une logique narrative homogène. Le film, sous la forme d’une ligne droite, nous dévoile un récit progressiste, pourrait-on penser d’abord. De l’injustice subie sur un mode individuel (dans les deux premiers épisodes), nous passons progressivement à une prise de conscience collective (dans les épisodes trois et quatre) qui débouche sur la nécessité du soulèvement révolutionnaire (qui se concrétise dans le quatrième épisode). Le lien apparaît étroit entre l’histoire en tant que récit (story) et la « grande » Histoire (History) dont il s’agit de rendre compte, de dévoiler le sens et produire la rationalité. Dans une veine marxiste, la révolution apparait comme le résultat d’une causalité déterministe. Le modèle progressiste du récit marqué par une forme de nécessitarisme se répercute aussi sur le sens de l’Histoire. Dans ce dévoilement des causes qui ne peuvent que mener au soulèvement révolutionnaire, les deux premiers épisodes apparaissent d’abord comme déconnectés de l’Histoire. L’expérience temporelle de Maria/Betty et de Pedro est celle d’un présent séparé de tout avenir et de toute espérance – même si celle-ci est présente, mais de façon toujours éphémère et vouée à disparaître. C’est par exemple le personnage de René (le marchand de fruit) qui permet à Maria de se projeter dans leur éventuel mariage – ou, pour Pedro, le travail heureux avec ses enfants dans les champs de cannes à sucre dont la récolte s’annonce abondante. Ce n’est qu’avec le troisième épisode et ensuite le quatrième de façon encore plus explicite que l’Histoire entre en scène. Elle apparaît comme ce qui va connecter les individus entre eux, et donner sens également a posteriori aux deux premiers épisodes dont les expériences individuelles décrites apparaissent alors appartenir au mouvement de l’histoire et participer de la logique progressiste menant au soulèvement révolutionnaire. A cet égard, les paroles prononcées par le speaker de « Radio rebelle » dans la Sierra Maestra à la fin de ce quatrième épisode apparaissent réunir et lier ces injustices vécues d’abord sur le mode individuel : « Cubain, entre dans la lutte, toi qui fut victime des abus, des méfaits et des crimes. Toi qui souffre dans ta chair de l’injustice, de la misère, de la privation de tous tes droits, écoute cet appel vibrant : Révolution ! ». A partir de ce que l’on pourrait considérer comme des expériences séparées qui ne communiquent d’abord pas entre elles – les bars et la prostitution dans La Havane, l’exploitation paysanne, les étudiants et enfin la vie pauvre dans les montagnes de la Sierra Maestra – la force du film est de construire un temps commun à ces expériences différentes. Un temps commun qui doit permettre de rendre sensible le même type d’exploitation qui les concernent toutes, ainsi que la promesse de justice contenue dans le moment révolutionnaire.
Et pourtant, les choses apparaissent d’emblée un peu plus compliquées. Une telle logique narrative homogène est comme contaminée, affectée, détournée par une forme d’incertitude qui pèse sur l’histoire racontée affectant du même coup notre appréhension de l’Histoire – la révolution cubaine. La logique nécessitariste, progressiste, marxiste, est d’emblée affectée d’une ambiguïté fondamentale. Ce qui rend Soy Cuba si intéressant, mais qui a sans doute grandement compliqué sa réception, c’est qu’il y a bien quelque chose comme une progression à travers le film, mais une telle progression est comme toujours déjà contrariée ou – pour le dire autrement – prise dans une forme de réflexivité critique à l’égard d’elle-même. Une telle ambiguïté vient sans doute pour une part du choix particulier d’accoler ces quatre récits qui certes, s’ils peuvent apparaître liés comme nous venons d’abord d’y insister, ne vont pas sans fragmenter également une logique homogène. Mais une telle ambiguïté – et donc l’incertitude qui pèse sur l’histoire – surgit également et peut-être d’abord d’aspects proprement formels du film, et plus particulièrement de la tension quasi permanente – mais aussi de la réversibilité – qui s’installe, continuellement, entre des phases que l’on pourrait dire plus « immersives » – parfois d’ailleurs « subjectives » –, et par ailleurs des phases de dégagements ou de « surplombs » relatifs – phases que l’on pourrait dire objectives. En d’autres termes, il s’agit d’une tension entre des moments où la caméra s’approchent au plus près des personnages – au plus près de leurs visages, notamment – et tente également d’appréhender la matérialité des choses. Ce sont des moments qui cherchent à « incarner » la révolution, lui donner une « sensorialité », mais en même temps nous font sentir la contingence du processus révolutionnaire et donc aussi ses hésitations et ses contrariétés. Il y a par ailleurs des moments de dégagements relatifs qui, dans une logique explicative, cherchent à pointer quelque chose comme une nécessité du processus révolutionnaire. Une telle tension – qui peut prendre des formes très variées – était sans doute déjà présente dans les deux films précédents de Kalatozov et Ouroussevski (Quand passent les Cigognes et La lettre volée), mais elle est poussée beaucoup plus loin, nous semble-t-il, dans Soy Cuba pour y devenir un véritable principe d’organisation générale de l’ensemble du film. Si on a pu reprocher au film un certain formalisme, il nous semble au contraire que les choix esthétiques ont toujours des répercussions narratives très concrètes. Une telle tension, même si elle peut prendre des formes très variées, a toujours pour effet d’impliquer le spectateur à un niveau « charnel » en affectant la visibilité de l’image d’une sensorialité particulière, d’une réversibilité – sur laquelle nous allons revenir – qui produit une ambiguïté fondamentale à l’égard du sens de l’histoire. Nous ne pourrons pas être exhaustif, mais nous souhaiterions nous intéresser à quelques séquences qui permettent de l’illustrer, avant de revenir sur les deux plans-séquences les plus célèbres du film – le plan-séquence « de la piscine » que l’on trouve au début du film et celui « du cortège funèbre » que l’on trouve dans le troisième épisode. Bien loin de verser dans une forme d’esthétisme, il s’agira de montrer que ces deux plans-séquences et les mouvements d’appareil qui les constituent apparaissent pleinement justifiés et jouent un rôle essentiel dans la façon dont on appréhende le récit et le sens de l’Histoire. Enfin, nous terminerons notre analyse en abordant Rouges et Blancs (1967) de Miklos Jancso. Cette comparaison nous permettra d’indiquer que le plan-séquence peut être mis en œuvre au service d’une philosophie de l’histoire très différente. Chez Jancso, en effet, ce sont les hasards et la contingence de l’histoire qui priment. Les plans longs qui composent son film cherchent à mettre en évidence l’absence de sens de l’histoire, même si une continuité minimale – et donc une forme de progressisme latent – peut être identifiée.
* * *
La tension à l’œuvre dans Soy Cuba se produit notamment à partir d’un travail sur l’espace et le temps. Des effets à cet égard peuvent être trouvés à différents moments du film (descente des escaliers de l’université par les étudiants, avancée d’Enrique avant le coup de feu fatal,…). Mais l’une des « distorsions » spatiales les plus remarquables apparait dans l’histoire de Pedro qui constitue le second épisode de Soy Cuba. Pedro et ses enfants travaillent dans les champs de cannes à sucre – séquence qui donne lieu à de très beaux plans des trois personnages filmés au plus près de leur travail dans les cannes à sucre (dans une forme d’immersion), mais aussi à des mouvements de dégagement, qui cherchent à situer les personnages au cœur de l’englobant naturel. La venue du propriétaire des terres, le Señor Acosta, accompagné de deux autres cavaliers, interrompt cette belle harmonie. La venue des trois cavaliers est d’abord annoncée hors-champ, par le bruit du galop des chevaux. Seule la fille de Pedro semble d’abord les entendre, ce que confirme son regard hors-champ. C’est ensuite au tour du fils de Pedro de découvrir leur arrivée et puis enfin à Pedro lui-même.
Si nous insistons sur ces trois plans, c’est bien pour indiquer qu’en tant que spectateur, nous identifions le Señor Acosta et ses deux acolytes à cheval comme étant très proches de Pedro et ses enfants. C’est ce que nous confirme le plan suivant dans lequel la caméra suit Pedro effectuant quelques pas pour se rapprocher des cavaliers pour finalement cadrer ensemble les quatre personnages. On notera d’ailleurs à cet égard la façon dont le rapport de force entre Pedro et Acosta (et les deux autres cavaliers) est rendu dans l’image elle-même : Acosta se situe en hauteur, une hauteur accentuée par la contre-plongée et rendue étrange par l’usage du grand angle.
Le plan suivant concerne l’ensemble de la discussion entre Acosta et Pedro. Il commence par cadrer en contre-plongée Acosta sur son cheval. La caméra effectue ensuite un mouvement pour se positionner à la hauteur du visage d’Acosta, puis continue son mouvement (vers le haut et vers la droite), nous découvrant les deux autres cavaliers, mais surtout Pedro en profondeur de champ, comme écrasé conjointement par la plongée, la pente qui affecte le relief du terrain, et les trois cavaliers dominant la pente. Ses enfants, par contre, qui avaient été identifiés comme tout proches de la scène, ont disparu. Durant l’ensemble de ce plan, nous entendons l’annonce d’Acosta à Pedro que les terres sur lesquelles ce dernier a planté ses cannes ont été vendues à la « United Fruit », une compagnie américaine. Pedro est donc dépossédé de ce qu’il a planté sur des terres qui ne lui appartiennent pas, encore moins maintenant qu’Acosta les a vendues. Il en va de même pour sa maison. On notera le travail particulier qui est effectué sur le son. Alors que les paroles d’Acosta sont clairement audibles, celles de Pedro sont étrangement feutrées, comme si elles n’étaient pas prononcées à haute voix mais correspondaient plutôt à son « intériorité », comme si elles résonnaient en lui à la manière d’un verdict dramatique – et pourtant Acosta les entend et y répond. L’objectif semble bien de teinter l’image d’une sensorialité particulière, de nous faire appréhender la façon dont Pedro ressent les choses affectivement. Mais aussi de nous préparer au statut particulier des plans qui vont suivre. En effet, alors que le plan se termine et que nous découvrons Pedro en profondeur de champ il n’y a pas, comme nous le disions, de trace de ses enfants, alors que ceux-ci, selon la logique des plans qui ont précédés, devraient être à proximité. D’emblée, Pedro est esseulé, seul avec la nouvelle dramatique qu’il vient d’apprendre, et que ses enfants n’ont visiblement pas entendue. Et les plans suivants vont accentuer encore cet aspect. Après un plan de quelques secondes nous montrant les cavaliers quittant les lieux, nous avons à faire à un plan qui cadre cette fois le visage de Pedro en gros plan.
Le plan est fixe, le cadrage oblique. Pedro « accuse » le coup et répète les paroles d’Acosta : « Cette signature, on ne peut la falsifier ». Il est bien entendu très difficile d’identifier dans un tel plan où se situe Pedro, mais le plan suivant apparaît assez remarquable : Pedro semble avoir été « délocalisé ». Il s’agit d’un plan d’ensemble dans un endroit bien différent par rapport aux repères spatiaux qui nous ont été offerts initialement.
Le plan est fixe à nouveau, sans aucune tension au cadre et le restera durant l’ensemble du plan (trente-quatre secondes). Le seul mouvement est celui de Pedro qui s’enfonce dans la profondeur de champ tête baissée, déjà résigné. Cette absence de mouvement de la caméra, qui est par ailleurs pratiquement toujours mobile, dit beaucoup. Un peu comme si elle était elle-même résignée, elle n’accompagne plus les personnages comme elle le fait pourtant si souvent. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler ces paroles d’Ouroussevski à propos du tournage de Soy Cuba : « Avec une caméra sur trépied, je n’arrivais à rien. Tout était mort, monumentalement statique. Dès que je prenais la caméra portative […] tout devenait vivant »1. Par contraste, c’est un statisme morbide qui affecte le plan, comme le confirmera la fin tragique de l’épisode. Le mouvement entamé par Pedro dans ce plan doit le ramener vers ses enfants. Il lui fait parcourir un espace particulièrement long, par contraste avec l’espace très bref – quelques pas – parcouru initialement pour venir écouter Acosta, espace parcouru qui demeurait à ce moment-là purement anecdotique, sans encore une intensité dramatique marquée. Ces aspects sont encore accentués dans le plan qui suit. Pedro semble perdu dans un vaste espace – long et difficile à parcourir. L’espace s’est dilaté en fonction de l’intrigue mais une telle dilation est bien entendu également et peut-être d’abord temporelle. Il s’agit de rendre compte de l’expérience temporelle subjective de Pedro, celle d’un temps immobilisé, un présent qui ne passe plus, un temps pétrifié par la nouvelle dramatique qu’il vient d’apprendre. En d’autres termes, il s’agit de donner à éprouver au spectateur quelque chose de l’expérience intérieure de Pedro, mais en continuant à le filmer de l’extérieur, sans adopter, dès lors, un point de vue simplement subjectif. On peut rapprocher un tel procédé – comme d’autres dans le film – de l’analyse célèbre par Pier Paolo Pasolini de ce qu’il appelle l’« image subjective indirecte libre » (en référence au discours indirect libre) qui permet de faire valoir le point de vue d’un personnage par la mise en scène et qui caractérise le « cinéma de poésie » que Pasolini oppose au « cinéma de prose ». Comme l’écrivent à ce sujet Vincent Amiel et José Moure dans leur Histoire vagabonde du cinéma2 – dans des analyses qui nous semblent pouvoir s’appliquer particulièrement bien à Soy Cuba et à une séquence comme celle-ci –, il s’agit « dans le même mouvement » de donner à voir « le personnage et ce qu’il ressent ; donc à l’écran, de le montrer et de donner à sentir sa perception des évènements ou de l’environnement » – ici à partir d’un travail sur l’espace (qui n’a plus rien de réaliste). « Ainsi arrive au spectateur non pas une réalité neutre mais un monde déjà modifié par l’auteur, et par l’intermédiaire du personnage »3. A travers un tel procédé, l’enjeu de cette séquence est bien d’affecter les rapports entre le récit et l’Histoire en nous confrontant à une temporalité déconnectée de la grande Histoire, une temporalité bloquée sur un présent vécu sur un mode individuel et séparé de tout espoir – comme le confirmera le choix posé par Pedro de bruler sa récolte, sa propre maison, et d’en finir avec lui-même.
La volonté d’affecter la visibilité de l’image d’une sensorialité particulière se retrouve à bien d’autres moments du film, à partir d’autres procédés formels – parfois d’ailleurs à la faveur de passages, toujours furtifs et éphémères, par d’authentiques moments subjectifs. Un exemple marquant est celui de la mort d’Enrique. Au moment du premier coup de feu en direction d’Enrique, la caméra bascule comme si c’était elle qui était également atteinte4, nouvelle façon de faire ressentir par le spectateur la façon dont Enrique lui-même est affecté. Comme le dit Eugénie Zvonkine, il s’agit bien de « faire partager au spectateur », de façon sensorielle, ce qui est vécu par le personnage5. Le pas de plus qui est proposé dans cette séquence de la mort d’Enrique – par rapport à celle que nous venons d’analyser –, c’est qu’elle se termine sur un plan réellement subjectif. Alors qu’Enrique a reçu plusieurs autres coups de feu, juste avant qu’il ne chute, nous le voyons à partir d’une image altérée (des gouttes d’eau viennent troubler l’image) de la même façon que sa propre vision doit sans doute être altérée. Ensuite, nous basculons dans une vision subjective, la caméra nous montrant ce qu’Enrique est censé voir au moment de sa chute, de façon toujours troublée, jusqu’à ce que sa vision se fige dans la mort6.
Il convient de relever que ce qui apparaît ici comme un point de vue subjectif est d’autant mieux incarné qu’il est précédé par la vue du personnage de l’extérieur. C’est ce que montre Anna Caterina Dalmasso dans un tout autre contexte. Une telle oscillation entre un point de vue objectif et un point de vue subjectif vient donner d’autant plus de « force » émotionnelle à la prise de vue subjective, qui sans cela (sans ces passages par des moments objectifs) pourrait paraître paradoxalement désincarnée. Dalmasso évoque notamment l’échec relatif que représente l’entreprise de films reposant sur une prise de vue depuis un point de vue subjectif en continu – par exemple La dame du lac, 1947, Robert Montgomery7. Dans Soy Cuba, par contre, la tension est toujours maintenue – parfois dans le même plan – entre moments plus objectifs ou plus subjectifs. C’est ce qui apparaît par exemple à nouveau dans un des plans du dernier épisode (qui relate l’histoire de Mariano et sa famille). Alors qu’Alberto vient de quitter la case de Mariano, Amélia et leurs enfants, des avions (que l’on entend mais que l’on ne verra pas) bombardent les lieux. Le plan qui nous intéresse commence par cadrer le visage d’Amélia scrutant le ciel.
Mais très vite, la caméra bascule et change de point de vue pour cadrer pendant un court moment le ciel dans une contre-plongée radicale, avec des mouvements quelque peu désordonnés, comme s’il s’agissait maintenant d’adopter la vue subjective d’Amélia qui scrute le ciel (caméra subjective) à la recherche des avions.
La caméra « panique », exactement comme Amélia. Ensuite, toujours dans le même plan, nous basculons à nouveau vers un point de vue plus objectif, lorsque l’on recadre Amélia, qui s’est déplacée, confirmant que le mouvement auquel on vient d’assister renvoyait bien à un point de vue subjectif.
On pourrait reprendre à Anna Caterina Dalmasso, dans un tel contexte, l’expression d’« image subjective réversible » – qu’elle forge d’ailleurs à partir d’une libre reprise du travail de Pasolini. Il y a « image subjective réversible » dans le plan que nous analysons, car la présence charnelle du moment subjectif est précisément gagnée par le biais des deux moments objectifs. Les mouvements incohérents de la caméra qui fixent le ciel nous font d’autant plus participer aux mouvements de panique d’Amelia qu’ils sont encadrés par des moments « objectifs » dans lesquels c’est Amelia que nous découvrons à l’écran et non pas sa vision subjective. A contrario, dans la séquence plus tardive dans laquelle Mariano s’empare d’un fusil, nous ne verrons jamais le soldat que la prise de vue subjective est censée incarner. Ce moment subjectif n’aurait-il pas eu plus de force si ce soldat auquel Mariano arrache son arme nous avait été montré, au préalable, de l’« extérieur » ? Peut-être, mais cela aurait contredit le choix effectué pour l’ensemble de cette séquence : ne montrer à aucun moment les militaires auxquels s’attaquent les rebelles. L’ennemi reste invisible tout au long de la séquence, empêchant son incarnation pour le spectateur. Rappelons d’ailleurs que les avions qui bombardent la colline où se trouve la case de Mariano et Amelia sont eux-mêmes inaperçus. Plus nous nous approchons du soulèvement révolutionnaire, plus l’« ennemi » tend à disparaître, comme s’il s’agissait d’universaliser le propos.
D’autres plans ou séquences de Soy Cuba, sans aller jusqu’à effectuer ce type de basculement explicite de l’objectif au subjectif et vice-versa, participent néanmoins d’une telle « réversibilité » pouvant produire une « visibilité ambiguë » 8. Il en va de la sorte selon nous de ces séquences qui jouent subtilement des regards caméra, le plus souvent furtifs, ambigus, mais qui sont aussi des façons d’incarner la caméra, de lui faire épouser, de façon toujours brève, quelque chose comme le point de vue subjectif d’un personnage qui participerait (éventuellement) à la scène, sans que le plus souvent un tel personnage ne soit clairement identifié (créant de la sorte une forme d’affectivité particulière). Ainsi en va-t-il dans la séquence du bidonville où le touriste américain (interprété par Jean Buise) a passé la nuit avec Betty. A la fin de cette séquence, dans un passage visuellement très puissant et quasi documentaire qui correspond à la déambulation du touriste américain qui cherche à « s’extraire » du bidonville, une série de personnages sont filmés en gros plan le plus souvent. Ceux-ci parfois fixent de façon éphémère la caméra – il s’agit le plus souvent d’ailleurs d’enfants, qui peut-être n’ont pu s’empêcher de fixer l’appareil qui passait à leur proximité.
De tels regards ont tendance à donner à la caméra un point de vue subjectif, celui d’un personnage (le touriste américain ?) qui déambulerait parmi ces habitants du bidonville. Mais mêlés à ces quelques regards caméra éphémères, d’autres personnages évitent de façon ostentatoire de fixer la caméra, orientant leur regard juste au-dessus ou à côté de l’objectif, créant à nouveau un trouble particulier, semblant nous faire quitter un point de vue simplement subjectif, mais continuant à nous faire sentir la présence de la caméra.
Selon nous, la force de ce plan-séquence vient de la tension et de l’oscillation qui est ainsi crée. Si nous avons l’impression d’épouser brièvement le point de vue subjectif du touriste américain, une telle impression nous quitte rapidement lorsque Jean Buise apparaît dans le cadre. Lorsqu’il disparaît à nouveau, nous ne retrouvons pas ce qui pourrait correspondre à son propre point de vue, même si la caméra nous semble néanmoins toujours « incarnée », avec un regard qui fait presque de nous – spectateurs – des intrus. Et c’est ce qui fait la réussite de ce plan, nous semble-t-il, lui donnant une intensité particulière : « voyeur » de la misère de la condition de ces habitants du bidonville, nous nous sentons parfois presque regardés, et ressentons quelque chose de l’indécence de la déambulation de ce touriste américain.
Bref, nous retrouvons, même si elle trouve d’autres chemins formels, l’idée d’un « usage réversible du plan subjectif ». Une telle réversibilité débouche sur une forme d’ « ambiguïté vécue par le spectateur à un niveau charnel » alors qu’« il fait l’expérience de la présence d’un regard », certes, mais sans savoir toujours exactement à qui ou à quoi l’attribuer : « à un personnage, à un objet, à un survenant humain ou inhumain, ou bien à la caméra, au corps du film lui-même »9 ? Nous retrouvons ainsi, par d’autres voies formelles, l’idée avancée par Anna Caterina Dalmasso d’un « usage réversible du plan subjectif ». Une telle réversibilité débouche sur une forme d’« ambiguïté vécue par le spectateur à un niveau charnel »10. Le spectateur fait l’expérience de la présence d’un regard, certes, mais sans savoir toujours exactement à qui ou à quoi l’attribuer : « à un personnage, à un objet, à un survenant humain ou inhumain, ou bien à la caméra, au corps du film lui-même »11 ? Les analyses de Dalmasso se réfèrent notamment à la scène inaugurale de Dark Passage (1947) de Delmer Daves dans laquelle, dans un même plan, « le personnage de Vincent Parry devient tout à la fois le voyant et le vu au sein du même cadrage et sans couture » (il s’agit du plan de la sortie du bidon dans lequel le personnage s’était caché).
On peut parler de plan « subjectif-objectif », « dans lequel un corps est émergé du point aveugle de son regard ». C’est depuis le point de vue de son regard que son propre corps apparaît. Il y a donc un basculement du subjectif à l’objectif, mais en fragilisant la limite qui les sépare. C’est à un effet analogue que nous assistons dans Soy Cuba – au-delà même de l’ambiguïté des regards caméra. Dans le même plan, le touriste américain disparaît d’abord du cadre. Il semble que nous épousons alors son point de vue subjectif – notamment à la vue d’enfants mendiants qui s’adressent directement à la caméra. Mais voici que, depuis ce point de vue qui paraissait être son regard subjectif, il entre à nouveau dans le cadre.
Jim devient tout à la fois le voyant et le vu au sein du même plan. Cette séquence « met en scène l’ambiguïté intrinsèque à la “vision voyante” du film, à savoir la réversibilité entre voyant et visible »12. « Le plan subjectif s’accomplit quand il cesse de correspondre avec une localité, quand il abandonne le mouvement d’adéquation aux actes intentionnels d’un – seul – point de vue, pour montrer plutôt un regard qui naît dans le visible »13.
Dans un style très différent, nous retrouvons ce jeu particulier de regards caméra furtifs dans le fameux plan-séquence de la piscine. Mais l’ambiguïté vécue par le spectateur se joue également dans ce plan-séquence à d’autres niveaux. Rappelons en effet qu’il s’agit pour Kalatozov d’y adopter un point de vue critique à l’égard du mode de vie des touristes américains sous le régime de Batista. Une telle dimension critique, il convient de le reconnaitre, n’apparaît pas d’abord flagrante. Et c’est sans doute aussi un des aspects qui a compliqué la réception du film, peut-être d’abord à Moscou. Il s’agit bien d’une atmosphère festive, au cœur de laquelle Kalatozov d’ailleurs s’est laissé filmé, ce qui ne va pas sans ajouter au trouble.
La dimension d’exploitation d’une partie de la population cubaine n’apparaît pas d’emblée et c’est en appréhendant et en situant ce plan-séquence au cœur de l’ensemble de ce premier épisode que la dimension critique se révèlera plus évidente. À cet égard, il y a certes d’abord le plan qui précède le plan-séquence que nous analysons. La pauvreté des habitants des maisons sur pilotis sur la rivière contraste avec le « luxe » transpirant du plan-séquence de la piscine. Mais il y a bien entendu, aussi, toute la suite de cet épisode qui nous fera découvrir de quelle façon ces plaisirs festifs sont rendus possibles par l’exploitation – notamment la prostitution – d’une partie de la population cubaine, la plus pauvre, comme on le découvre dans cette séquence particulièrement prenante du bidonville où nous suivons Maria jusqu’à son logement, accompagnée du touriste américain. L’épisode se termine d’ailleurs avec beaucoup de force par cette séquence que nous avons analysée, et in fine par la voix off – alors que la caméra s’élève pour suivre en profondeur de champ l’éloignement du touriste américain – qui fixe ultimement la signification de l’épisode – et par-là même également du plan-séquence de la piscine – en insistant sur le prix d’un tel amusement : « Pourquoi fuis-tu ? Tu es venu ici pour t’amuser. Amuse-toi ! Peut-être que le tableau n’est pas gai… Ne baisse pas les yeux, regarde. Je suis Cuba. Pour toi, je suis des casinos, des bars, des hôtels… Mais les mains de ces enfants, de ces vieillards, c’est moi aussi ».
En dépit de ces différents éléments, n’est-il pas également possible néanmoins de repérer des dimensions critiques immanentes au plan-séquence lui-même – même si celles-ci sont loin d’être univoques, comme nous venons de le signaler. De telles dimensions apparaissent d’autant mieux si on place ce plan-séquence en regard de l’autre plan-séquence célèbre du film, celui du cortège funèbre qui peut, à bien des égards, en apparaître comme l’antithèse. Là où le plan-séquence du cortège funèbre, en effet, est marqué par un mouvement d’ascension et un final en forme d’ouverture, celui de la piscine, au contraire, se caractérise par un mouvement descendant qui pourrait dans une certaine mesure être associé à celui d’une chute – voire d’une décadence. Après avoir parcouru la terrasse sur le toit de l’hôtel et s’être promené parmi les personnages, la caméra entame en effet une descente vertigineuse vers une autre terrasse, avant de continuer ce mouvement de descente jusque dans la piscine. Un tel mouvement descendant ne semble ouvrir sur aucune perspective temporelle d’avenir, puisque c’est bien au fond la piscine, entre ses quatre murs clos, dans l’élément liquide, qu’il se termine en forme d’impasse. Là où l’ouverture sur une forme d’espoir prime dans le plan du cortège funèbre – nous allons y revenir – le plan de la piscine n’ouvre sur aucune durée en tant que telle. Il nous enferme dans un présent, celui de la jouissance éphémère prise dans la répétition stérile, et qui n’ouvre sur aucune promesse. Le plan-séquence de la piscine, pourrait-on dire, reste bloqué au niveau du stade esthétique kierkegaardien et une temporalité de l’instant. En d’autres termes, on ne peut construire un avenir à partir d’une telle expérience. Il n’y a pas ici de philosophie de l’histoire possible – qu’il s’agisse d’Histoire/History ou d’histoire/story.
Le véritable espoir émancipateur apparaît plus tard dans le film, en particulier précisément dans le plan-séquence du cortège funèbre. On pourrait bien entendu montrer comment l’Histoire a déjà fait irruption précédemment, notamment lors de la séquence de la révolte des étudiants devant les escaliers de l’université. La caméra filme celle-ci par des mouvements de va-et-vient au plus près des étudiants, afin de nous faire participer à cette lutte, mais une caméra qui tout aussi vite s’écarte du tumulte, prend de la hauteur, se place comme « au-dessus de l’Histoire », pour mieux saisir et raconter ce moment historique14. Le plan-séquence emblématique des funérailles d’Enrique apparaît reprendre de façon exemplaire ces caractéristiques. Les premières images de celui-ci se centrent sur des personnages bien individualisés au cœur du film et que nous reconnaissons. La caméra cadre d’abord Gloria, au cœur de la foule15. Un mouvement d’appareil permet de suivre brièvement son avancée et nous fait découvrir rapidement Alberto qui vient se placer pour porter le cercueil d’Enrique, alors que Gloria elle-même quitte le champ.
Nous sommes bien au niveau de l’« histoire-péripétie » qui tend à secondariser la « réalité historique ». Mais d’emblée, la caméra laisse Alberto et Gloria dans le cortège où il porte le cercueil et où elle le suit. Dans un des mouvements d’appareil les plus virtuoses et célèbres du film, elle s’élève dans un traveling vertical qui longe la façade d’un immeuble et nous permet de découvrir progressivement la foule énorme qui s’est amassée pour rendre hommage à cet étudiant tué – Enrique – et qui pour un bref instant était devenu leader du mouvement naissant.
Nous découvrons non seulement ces gens massés dans les rues, mais également, d’autres qui sont à leurs balcons et lancent des fleurs blanches au passage du cortège funèbre. D’emblée, donc, comme nous le disions, l’« histoire-péripétie » est intégrée dans la « réalité historique ».
La façon dont Gloria et Alberto sont cadrés au début du plan nous permet de prendre conscience également que ce sont bien aussi des destins individuels, parfois tragiques, qui se jouent au cœur de cette « réalité historique » – ainsi en va-t-il de cette idylle naissante entre Gloria et Enrique, avortée dramatiquement. Et, comme par un effet de contamination, nous prenons conscience que cette « foule » n’est pas une masse indifférenciée, mais est bien composée de multiples destins singuliers. Nous prenons conscience que la caméra pourrait s’attarder sur d’autres personnages et leurs « historiettes », leurs histoires singulières à eux aussi comme c’était le cas dans la séquence des adieux ratés entre Boris et Veronika dans Quand passent les cigognes. Mais d’emblée, comme nous le disions, le mouvement de caméra vers le haut permet aussi de « s’élever » au niveau de l’Histoire de tout un peuple en train de se soulever. Et c’est bien là certainement le rôle de ce mouvement d’appareil qui semble ne pas devoir s’arrêter. Ce mouvement d’appareil virtuose qui continue et continue encore son ascension le long de l’immeuble pour nous permettre de découvrir progressivement de plus en plus la foule dans la rue ou amassée aux balcons, pour enfin atteindre le toit de l’immeuble où l’on trouve à nouveau des gens saluant le passage du cortège.
Mais nous le savons, le plan-séquence ne s’arrête pas là. La caméra a certes terminé son ascension, mais le mouvement se prolonge cette fois vers la droite, au-dessus de la rue où nous voyons toujours le cortège, pour atteindre de l’autre côté, une fabrique de cigares. Des ouvriers, assis à leurs tables, y travaillent, concentrés et appliqués. Le passage de la caméra parmi les établis apparait comme le signal qui va les mettre en mouvement et les ramener vers l’Histoire en train de se jouer et dont ils paraissaient d’abord en partie exclus. L’un d’eux se lève afin de donner un drapeau cubain à un autre ouvrier qui le déplie pour le donner à un troisième, qui, avec l’aide d’autres ouvriers encore, en pavoise une fenêtre en guise de soutien à l’important cortège que l’on aperçoit en contrebas.
La signification de ce passage par la fabrique de cigares est particulièrement forte. D’une façon très efficace, en quelques secondes seulement (ce qu’un montage classique aurait sans doute pris plus de temps à nous indiquer), il s’agit bien de nous signifier que le soutien au mouvement étudiant mais aussi la communion et le recueillement autour de la mort d’Enrique, vont bien au-delà des personnes présentes dans la rue ou à leur balcon. Même là où le travail ne s’est pas arrêté, même là où les tâches quotidiennes continuent, le soutien est présent. Même si ces ouvriers ne peuvent rejoindre la rue, le mouvement de la caméra est ce qui littéralement les met eux-mêmes en mouvement et leur permet de se joindre à la communauté qui s’est déjà formée. Tout se passe comme si la rue ne pouvait contenir tout le monde, l’ensemble de cette communauté en formation, mais la force du plan-séquence et du mouvement continu de la caméra est bien d’y attirer tout le monde. Comme l’écrit Eugénie Zvonkine, le refus de couper devient « un geste pour le collectif ». Face à la violence, la mort et la destruction, « le pays semble ici se reformer et se révéler sous nos yeux, réunifié par un même espace cinématographique » 16.
Le mouvement qui caractérise le plan-séquence de la piscine est bien différent. La descente effectuée par la caméra ne possède nullement l’unanimisme spécifique à l’ascension du plan des funérailles. Lors de son passage sur les deux terrasses – celle du toit de l’hôtel et celle de la piscine – lors de sa déambulation parmi les personnages, la caméra hésite, rencontre des obstacles17, avance dans un sens, puis rebrousse chemin ou change de direction. Bien loin de pouvoir déceler un mouvement homogène, nous avons plutôt à faire à des mouvements erratiques, nous mettant au prise avec des personnages qui sont pris dans leurs mouvements propres. Pourrait-on aller jusqu’à dire que nous sommes confrontés à une forme d’individualisme consumériste ? Les choses ne sont sans doute pas aussi claires, auquel cas le plan-séquence n’aurait pas souffert des équivocités que nous avons évoquées. Néanmoins, plutôt que de dire que la caméra emporte avec elle les personnages dans l’unanimisme de son mouvement, on dira plutôt qu’elle hésite, tâtonne, et les laissent à la solitude de leur plaisir éphémère.
Par contre, dans le plan-séquence du cortège funèbre, de façon très homogène, donc, de façon en apparence unanime (même si, il convient de le noter, tous les ouvriers de la fabrique ne se mobilisent pas au passage de la caméra), la communauté qui s’est réunie autour d’Enrique semble prendre conscience également de sa puissance collective. Ce plan-séquence – mais de façon plus générale le film dans son ensemble, nous allons y revenir – se centre sur ce moment où l’énergie révolutionnaire émerge, ce moment où l’énergie nécessaire au soulèvement prend conscience d’elle-même. C’est précisément ce que la fin du plan-séquence, à la faveur d’un mouvement d’appareil à nouveau particulièrement virtuose, peut avoir comme signification. Le drapeau a été disposé à la fenêtre par les ouvriers de la fabrique de cigares, et deux d’entre eux le maintiennent au-dessus du vide. La caméra n’interrompt pas son mouvement et continue son avancée. Elle passe au-dessus du drapeau cubain, semble s’affranchir des contraintes physiques, bascule au-delà de la fenêtre, et se met littéralement à voler, survolant le cortège funèbre pendant plusieurs dizaine de mètres. Cette dernière partie du plan-séquence ne manque pas d’affecter de surprise mais aussi, pour une très large part, d’enthousiasmer le spectateur. Il s’agit certes, comme nous le disions, d’emmener les personnages réduits à l’immobilité, dans un lieu de travail, au cœur du mouvement collectif. Mais en s’émancipant de la fabrique de cigares, en se retrouvant dans les airs avec la foule en contrebas, le mouvement d’appareil – qui vient comme gonfler le cortège de tous ces individus supplémentaires que la caméra a emportés avec elle lors de son mouvement continu – nous offre également une autre signification. Il s’agit aussi d’indiquer maintenant qu’une mobilisation collective s’est concrétisée. La révolution est en marche. Certes, de façon encore timide. Nous assistons à des funérailles et c’est bien le recueillement qui prime. Néanmoins, le rôle de cette dernière partie du plan-séquence est de nous transmettre l’idée qu’une prise de conscience est en train d’émerger à travers ce rassemblement. La force de ce mouvement d’appareil vient déjà donner une forme d’enthousiasme à cette prise de conscience collective, qui est pourtant encore marquée par l’expérience « négative » du deuil. La révolution, timidement, est en marche, comme nous le signifient les ultimes moments de ce plan-séquence, avec une caméra qui pointe à travers son mouvement vers un horizon indéfini et une ouverture à l’avenir. Nous ne savons pas où nous allons, nous ne savons pas où cette énergie qui se découvre collective mènera. Nous ne savons pas sur quelle positivité l’espérance débouchera, mais l’Histoire est en marche.
Il est à noter que la fin du quatrième épisode – en ce compris le dernier plan du film – peut valoir comme une reprise du mouvement du plan-séquence funèbre. L’ensemble de ce dernier épisode – tout en conservant son autonomie d’épisode – apparaît comme le prolongement du troisième. La présence d’Alberto dans les deux épisodes produit une continuité temporelle et narrative – même si le personnage a évolué : alors qu’il avait retenu d’abord la fougue d’Enrique, selon lui trop enclin à la violence, il incite cette fois le paysan Mariano à prendre les armes et à rejoindre sans tarder les troupes des combattants révolutionnaires. Nous nous rapprochons donc du soulèvement révolutionnaire. Dans ce quatrième épisode, la révolution apparaît plus concrète, notamment dans les séquences où Mariano rejoint les rebelles réfugiés dans la Sierra Maestra. C’est aussi dans cet épisode que sont brièvement évoquées – pour la seule fois dans l’ensemble du film – les « positivités » qui pourraient résulter du mouvement révolutionnaire. La seule fois, dès lors, que se concrétise l’« objet » de l’espérance. La seule fois qu’est évoqué l’« après » de la révolution et ce que celle-ci pourra apporter à l’éducation, aux conditions matérielles d’existence et aux soins de santé. Alberto s’adresse en ces termes à Mariano : « Tu n’aimerais pas que dans la Sierra, il y ait des écoles ? Que tes enfants aient des chaussures ? Qu’ils se fassent soigner quand ils sont malades ? ».
Mais concentrons notre attention sur le dernier plan de cet épisode, et donc du film. L’avancée collective des rebelles y prend le relais du plan-séquence du cortège funèbre. Relevons d’abord que, comme dans le plan-séquence du cortège funèbre qui cadrait Gloria puis Alberto, cet ultime plan commence en cadrant un personnage bien individualisé dans le film : Mariano.
Les plans précédents nous l’avaient montré luttant pour obtenir un fusil, d’abord, puis avançant avec celui-ci pour renverser, avec les autres rebelles, ce que l’on imagine (puisqu’on ne la voit pas) être l’armée régulière de Batista. Après un mur de fumée qui sert d’ellipse, nous le retrouvons au cœur d’une foule de rebelles enthousiastes, brandissant des drapeaux ou leurs fusils, marquant visiblement une première victoire et avançant vers d’autres et le succès de la révolution. Comme dans le plan-séquence funèbre, même si la caméra n’effectue pas de mouvement ascendant pour s’élever au-dessus de la foule, nous perdons Mariano, pour nous centrer sur d’autres personnages, d’autres visages anonymes, qui composent cette communauté.
A nouveau, cette séquence finale témoigne d’un mouvement indéfectible. La révolution est en marche. Nous retrouvons l’énergie collective qui était présente dans le plan-séquence du cortège funèbre. Elle est répétée, et même portée plus loin. L’énergie qui était encore teintée de recueillement à la fin du troisième épisode est maintenant passée à l’action. La communauté qui s’est formée fête maintenant une première victoire. L’enthousiasme, qui était palpable dans le cortège funèbre à la faveur du mouvement de la caméra (et en dépit de la négativité de ce moment de deuil), est cette fois visible sur les visages et les corps. Des visages joyeux et souriants que nous découvrons grâce à un choix formel différent du plan-séquence funèbre. Il s’agit maintenant de filmer à hauteur d’homme, en légère contre-plongée et en cadrage le plus souvent oblique. Mais précisément, alors que ce contenu offre toutes les raisons formelles de proposer à nouveau un mouvement d’appareil virtuose qui pourrait lui-même emporter l’enthousiasme, c’est à ce niveau la retenue qui interpelle. Cet ultime plan de Soy Cuba nous montre l’euphorie des révolutionnaires, la victoire en marche (renforcée par la musique), mais il est aussi pourtant marqué d’une forme d’incertitude et de tension. Des obstacles – masses de fumées se dissipant lentement, feuilles exubérantes – opacifient l’espace et contrarient quelque peu cette marche triomphale18. Par ailleurs, il n’est plus question cette fois pour la caméra de s’extraire d’un tel espace et de survoler le cortège victorieux pour pointer un horizon et un avenir ouvert. Il n’y a pas de contre-champ à ces visages joyeux. Nous sommes pris dans le moment révolutionnaire, sans que rien ne nous soit dit sur l’après. Comme le dit très justement Martin Scorsese à propos de ce dernier plan de Soy Cuba : « Personne ne sait où se dirigent ces gens. C’est la clé. Cela force l’interrogation. Après avoir vu le film, on se dit : "Et après ?" Les cubains et les autres spectateurs à travers le monde devraient se lever et les rejoindre. Le film leur passe le flambeau à la fin. C’est aux spectateurs de passer à l’action. C’est là que c’est remarquable. C’est peut-être ce qui a fait peur au gouvernement soviétique »19. Et après ? La force du film, selon nous, mais ce qui a peut-être également déconcerté ses premiers destinataires et compliqué grandement sa réception, c’est précisément cette forme d’incertitude sur le sens de l’histoire. Soy Cuba s’installe dans le moment révolutionnaire (les troisième et quatrième épisodes). Il insiste aussi sur ce qui le précède immédiatement et qui va le justifier (les deux premiers épisodes). Mais il ne nous dit rien de l’après. Le choix n’a pas été fait de se porter sur les « réussites » du régime castriste dans les domaines, par exemple, de la justice sociale, de l’alphabétisation ou de la santé. Le film s’installe dans le moment de rupture révolutionnaire et ne se soucie pas de savoir comment ce moment va lui-même se réinscrire dans une forme de continuité institutionnelle. Le film s’installe dans ce moment de l’entre-deux20 : le pouvoir de Batista vacille, mais il n’a pas encore été remplacé. Sans nul doute, Kalatozov et Ourousevski ont été enthousiasmés par la fraicheur de cette toute récente révolution cubaine. Elle pouvait leur rappeler leur propre révolution alors devenue un lointain souvenir. Peut-être aussi, bien que nous n’en sachions rien, le choix de ne pas mettre l’accent sur l’« après-révolution » était-il lié à leur propre expérience de la réalité institutionnelle soviétique en place alors depuis une quarantaine d’année et dont ils connaissaient aussi les travers et les excès21. Dans un tel choix il y a dès lors peut-être en creux, non pas d’abord quelque chose comme une réserve ou une prudence à l’égard du jeune régime castriste, mais le rappel que l’institutionnalisation qui suit le moment de rupture et d’enthousiasme révolutionnaire a toujours et nécessairement une dimension déceptive.
* * *
Pour conclure notre analyse, nous aborderons un autre film, Rouges et Blancs (1967), du cinéaste hongrois Miklos Jancso. Un tel film, en effet, utilise, aussi massivement que Soy Cuba, les plans-séquences. Ceux-ci sont néanmoins mobilisés au profit d’une conception de l’histoire bien différente de celle de Soy Cuba. Son évocation nous permettra dès lors de révéler une dernière fois, par contraste, toute la spécificité des choix formels de Kalatozov. Rappelons d’abord quelques éléments conjoncturels. Rouges et Blancs porte, comme Soy Cuba, sur une révolution. Le film est tourné à l’occasion du cinquantenaire de la révolution russe. Il s’agit d’une coproduction entre la Hongrie et l’URSS (Mafilm et Mosfilm). Et comme Soy Cuba, il s’agit clairement d’un film de « commande » censé encenser la révolution. Le propos doit donc être en faveur de la cause portée par les bolchéviques. Il est à noter que plusieurs versions successives du scénario sont proposées aux autorités culturelles soviétiques. Ces dernières formulent différentes demandes de modification afin que le message sur la révolution soit moins ambigu. Jancso s’exécute, l’objectif étant d’obtenir le visa pour le tournage, sur lequel il s’agira de reprendre plus liberté. Le tournage dure peu de temps – par contraste avec Soy Cuba –, et lorsque des personnalités de Mosfilm se rendent sur place celui-ci est pratiquement terminé22. Le film une fois monté, les autorités culturelles soviétiques de Moscou sont surprises par l’image que Jancso y donne de la guerre civile. On est très loin d’une fresque exaltant le combat des Rouges. L’objectif de Jancso est de ressaisir l’une des spécificités des guerres civiles où ce sont parfois des amis, des frères, des compatriotes qui se dressent les uns contre les autres et se déchirent. Cette version finalisée par Jancso ne sera pas diffusée en URSS. C’est une version modifiée (que Jancso lui-même apparemment n’a pas vue23) qui y sera proposée. La nudité des personnages féminins n’y est pas montrée. Mais surtout, les séquences trop ambiguës sont modifiées à la faveur d’un message plus clair. Il en va de la sorte de la dernière séquence du film. Des soldats hongrois, au chant de la Marseillaise, s’avancent dans la plaine vers une mort certaine tant le nombre de soldats blancs apparait supérieur. La version soviétique interrompt les images juste avant que les soldats hongrois se fassent tirer dessus.
Selon Jancso, la plupart des films soviétiques montrent les Rouges comme « des héros sans peur et sans reproche ». Son ambition est au contraire « de retrouver une certaine vérité de l’époque, beaucoup moins limpide » en évitant par-là « de recommencer ce qui a déjà été fait par les autres ». Il en ressort un film, nous allons y revenir, qui, de l’aveu même de Jancso, comporte « une multitude de petites histoires et d’anecdotes, ce qui fait qu’il n’y a pas de personnages, de héros de premier plan au sens où l’on entend généralement ce terme »24. On notera également que le film de Jancso donne très peu d’informations contextuelles sur les coordonnées spatiotemporelles de l’action. Grâce à une séquence située au début du film – des soldats blancs circulent en voiture et font une annonce sur l’état du conflit –, nous apprenons que le contexte s’inscrit dans la suite de la révolution bolchévique de 1917.
L’action se situe dans la phase dite de communisme de guerre. Spatialement, l’action est située près de la Volga – le fleuve omniprésent dans le film, structurant la plupart des images – au centre de la Russie, comme nous l’indique une carte, première image du film.
Ces coordonnées constituent le cadre au sein duquel s’affrontent deux camps : les tsaristes (les Blancs) et les communistes (les Rouges), ces derniers étant aidés par des sympathisants hongrois.
Les contrastes par rapport à Soy Cuba apparaissent d’emblée concernant la progression du récit (story) et ses rapports à la grande Histoire (History). A une première vision, il est difficile en effet de déceler une logique narrative homogène et univoque. Le récit semble dépourvu d’une progression structurée autour d’un début, un milieu et une fin. L’impression se dégage qu’il pourrait continuer de la sorte indéfiniment. Bien entendu, nous y reviendrons, une chronologie minimale se décèle autour de la chasse à l’homme organisée par les Blancs et dont différents « épisodes » nous sont proposés. Néanmoins, à mesure que le film se déploie, nous assistons essentiellement à un continuel chassé-croisé entre les deux camps, en épousant successivement le point de vue de l’un puis de l’autre, parfois dans le même plan – sans plus très bien savoir d’ailleurs à certains moments dans lequel nous nous trouvons. A cet égard, on peut considérer la séquence d’ouverture – qui commence juste après le plan donnant le titre du film – comme exemplaire. Elle présente une première fois une structure qui se répètera – avec des variantes bien entendu – tout au long du film. Un plan d’ensemble d’une dizaine de secondes nous montre des cavaliers blancs sur la ligne d’horizon qui sont pris sous le feu des Rouges. L’un d’eux se fait abattre.
Suit un plan de quelques secondes qui montre à nouveau – dans un raccord ambigu, puisque les cavaliers traversent cette fois le cadre de gauche à droite, dans un espace qui n’est plus le même que dans le plan précédent – un autre cavalier blanc atteint par une balle et qui chute de son cheval.
Le plan suivant, un plan long d’un peu plus de trois minutes qui couvre le reste de la séquence, nous propose d’abord ce qui semble être le contre-champ des deux plans précédents. Il filme en effet un soldat rouge (Lazslo) une arme à la main, tirant sur une cible hors-champ.
Nous découvrons visiblement l’un des responsables des tirs sur les cavaliers blancs. C’est à tout le moins ce que le montage cherche à induire. Mais très rapidement nous apercevons au lointain, à la faveur d’une profondeur de champ remarquable, des cavaliers Blancs qui se dirigent vers l’avant-plan.
C’est sur eux, dans la suite du plan, que se concentre la caméra nous permettant d’assister à la façon dont l’un des tireurs rouges est exécuté dans la rivière.
Toujours dans le même plan, nous suivons ensuite les cavaliers blancs poursuivrent leur route et qui sortent du cadre. Enfin, nous retrouvons le soldat rouge (Lazslo) du début du plan qui sort des buissons dans lesquels il s’était caché. La fin du plan nous propose sa fuite dans le cours d’eau.
Comme cela se répétera à d’autres reprises – à la faveur de longs plans-séquences marqués par de nombreux mouvements d’appareil – nous assistons aux attaques (ainsi qu’aux arrestations et exécutions sommaires), puis aux contre-attaques et à la façon dont un camp prend le dessus sur l’autre avant d’assister au renversement du rapport de force.
On peut mettre en exergue un autre exemple d’un plan long situé dans la seconde partie du film. L’action se situe aux abords d’un hôpital de campagne. Les soldats blancs ont pris possession des lieux et cherchent à identifier les soldats rouges parmi les blessés. La confusion entre les uns et les autres est à son comble dans cet hôpital où il devient particulièrement difficile d’identifier à quel camp appartiennent les blessés. « Il n’y a ici que des malades » répond d’ailleurs une infirmière à un soldat blanc qui l’interroge sur la présence de Rouges parmi les blessés. Il s’agit là pour Jancso d’affirmer – comme il le fait tout au long du film plus implicitement – la commune humanité des différents protagonistes – au-delà de leurs différends idéologiques. Dans le plan qui nous intéresse, d’une longueur de quatre minutes, les soldats blancs parviennent enfin à convaincre une infirmière d’identifier les Rouges. Ceux-ci sont progressivement alignés au sol afin d’être exécutés.
Lorsqu’ils commencent à l’être, des hennissements de chevaux et des bruits de galop se font entendre hors-champ Ceux-ci amènent le lieutenant blanc à interrompre l’exécution. Les Rouges ont lancé une « contre-attaque ». Le lieutenant, dont on a suivi dans la première partie de ce plan les allées et venues et son attitude particulièrement réflexive – comme s’il hésitait constamment sur les ordres à promulguer et les suites à donner à la situation (une façon, nous allons y revenir, de ressaisir la contingence de l’histoire et la possibilité qu’elle puisse prendre d’autres directions) – est tué. La caméra reste sur son corps gisant sur le sol pendant plusieurs secondes, et seuls des bruits de coups de feu parviennent au spectateur.
Ce moment signale une transition dans la continuité du même plan. Lorsque la caméra dézoome, les Rouges ont repris l’ascendant. Le conflit a basculé à leur faveur. La caméra a changé de camp. Ce long plan, comme de nombreux autres, reprend la structure de la séquence qui ouvre le film et que nous venons d’analyser. Une telle construction tend à faire primer la répétition sur la progression de la narration. Comme nous l’écrivions, le film donne en ce sens l’impression qu’il pourrait continuer indéfiniment. Nous n’assistons d’ailleurs pas à l’émergence de personnages principaux. A une seule exception, sur laquelle nous reviendrons, nous suivons brièvement seulement certains personnages, qui réapparaissent éventuellement à d’autres moments, avant de disparaitre ou se faire tuer. Un tel dispositif rend difficile de s’identifier à tel ou tel personnage. Les comportements des uns et des autres paraissent équivalents, au premier regard à tout le moins. Jancso parvient de la sorte à compliquer un partage net entre actions justes et injustes, bien et mal. Il y a de la cruauté comme des actes bons dans chacun des camps : « Les gardes blancs ne sont pas d’une seule pièce … ; les Rouges de leur côté, ne sont pas tous des héros, ils connaissent la peur, ce sont des hommes simples, parfois violents comme peuvent l’être les hommes au cours d’une guerre civile ou d’une révolution » 25.
Ce qui frappe à la vision du film, c’est le hasard, l’absurdité et l’absence de sens du récit comme de l’Histoire (la guerre civile qui nous est décrite). Le récit et l’Histoire dont il rend compte apparaissent en perpétuelle transformation. Une incertitude fondamentale affecte l’évolution du conflit. Les ordres dans l’un comme l’autre camp semblent souvent arbitraires, tout comme les exécutions ou le choix de laisser la vie sauve. Les choix formels posés par Jancso renforcent ces différents aspects. Le film est composé essentiellement de plans longs ou de plans-séquences, marqués généralement par une très grande profondeur de champ et filmés en plans larges le plus souvent – même si d’autres échelles sont mobilisées dans la plupart de ces plans (plans d’ensemble, plans tailles, plans poitrine et beaucoup plus rarement gros plans). S’ils sont présents par moments, les jeux entre phases immersives et phases de dégagement de la caméra sont beaucoup moins marqués que dans Soy Cuba. A aucun moment, en effet, on ne retrouve cette « sensorialité » de la caméra qui fait la spécificité du film de Kalatozov. Dans Rouges et Blancs les phases immersives ne sont jamais réellement subjectives – à une exception lors d’une séquence filmée depuis un avion.
Nous n’assistons pas non plus à ces travellings vers le haut (ces mouvements opérés à la grue), tellement spécifiques au style de Kalatozov et Ouroussevski. Tous les mouvements d’appareil dans Rouges et Blancs s’effectuent sur rail avec l’usage du zoom. Mais l’une des différences essentielles concerne sans nul doute les phases de recul. Dans Rouges et Blancs, au contraire de Soy Cuba, il ne s’agit nullement de nous proposer un point de vue explicatif, une « rationalisation » qui permettrait de ressaisir le sens de l’Histoire et par là même quelque chose de sa nécessité. Il ne s’agit pas non plus d’emporter le spectateur vers un avenir et un horizon collectif de sens comme dans le plan-séquence du cortège funèbre. La philosophie de l’histoire sous-jacente à Rouges et Blancs apparait très différente de celle de Soy Cuba. Dans le film de Jancso, les moments de recul qui sont les plus récurrents, nous montrent précisément en plan large, avec une grande profondeur de champ le plus souvent, l’absence de sens. Le conflit auquel le spectateur assiste – et donc l’Histoire dont il s’agit de rendre compte – semble pris dans la contingence et le hasard. Notre attention est systématiquement attirée sur ce qu’il peut y avoir d’erratique dans les mouvements de tel ou tel groupe armé. Prendre du recul dans le cas de Rouges et Blancs n’est nullement une façon de nous dévoiler quel camp serait du côté de la marche et du sens de l’histoire. Au contraire du mouvement d’ensemble de Soy Cuba où il s’agit depuis une injustice vécue sur un mode individuel (dans les 1er et 2nd épisodes), de nous faire prendre conscience progressivement d’un mouvement collectif et de la nécessité d’un soulèvement révolutionnaire (3ème et 4ème épisodes), dans Rouges et Blancs la caméra nous fait basculer – sans rupture, souvent dans le même plan – d’un camp à l’autre, à la faveur de la reprise de l’avantage par l’un puis l’autre camp. Prendre du recul apparait être le contraire d’une vision explicative, claire et cohérente de l’Histoire. Au contraire, c’est une façon de faire apparaitre le caractère désordonné de l’Histoire. Prendre du recul, c’est gagner en opacité. Le plan-séquence du cortège funèbre dans Soy Cuba permettait de rendre compte d’un peuple prenant conscience de lui-même et s’apprêtant à faire l’histoire. Dans Rouges et Blancs, les êtres humains ne sont pas considérés comme de véritables « acteurs » de l’Histoire. Ils sont représentés comme disposés sur un vaste échiquier, en proie au hasard des rencontres. Aucune figure héroïque n’émerge – même si, nous le verrons, un personnage traverse l’ensemble de la fiction. Si nous découvrons une multitude de soldats, ceux-ci ne constituent jamais une armée unifiée (les Rouges) qui seraient sur le chemin de la victoire face aux Blancs. Aucun sentiment d’homogénéité autour d’une cause commune capable d’unifier le corps collectif n’apparait. Aucune promesse, aucun espoir. Pas de projection dans le futur, pas d’horizon ouvert. Nous sommes pris dans le présent de l’action, dans l’immanence du champ de bataille, sans dimension d’ouverture.
À cet égard, il convient d’insister sur la façon dont les espaces sont structurés. Certes, ceux-ci apparaissent toujours vastes. Pourtant ils enferment les personnages plutôt que de leur offrir des horizons ouverts. Leurs fuites ne sont jamais qu’illusoires au sein d’un espace qui apparait clos malgré son ampleur. La liberté d’action des personnages semble illusoire, tant ils sont systématiquement repris par la caméra – ce qui est une façon de les enfermer. L’espace apparait le plus souvent barré, obstrué. Et l’horizon n’est jamais synonyme d’ouverture – comme dans le plan-séquence du cortège funèbre de Soy Cuba. Comme l’écrit Barthélemy Amengual, l’espace est « refermé, privé d’horizons décisifs, de manière à se constituer en prison »26. L’horizon est en effet toujours précaire, contaminé par des collines, des fourrés, des murs, des bois et bien entendu la rivière. On peut notamment se référer au plan, déjà évoqué, à la fin du film dans lequel les Rouges s’avancent vers une mort certaine. L’espace et l’horizon sont obstrués par plusieurs rangées de soldats et enfin par l’eau constituant de la sorte une clôture indéfectible. Les obstacles dissimulent des menaces et obstruent l’horizon et ne constituent que des abris éphémères pour les personnages qui ne parviennent jamais à basculer complètement hors-champ. La rivière en particulier, omniprésente, apparait comme une frontière ou une barrière remarquable. Elle se présente aussi comme le lieu de la réversibilité27 (sa surface reflète et dédouble les images) où l’ambiguïté entre les Rouges et les Blancs joue à nouveau, en particulier lorsque les personnages sont dépouillés de leurs uniformes.
Et pourtant, même si la caméra passe continuellement d’un camp à l’autre, il y a bien une prise de parti plutôt marquée pour les bolchéviques. La violence, par exemple, bien que présente dans les deux camps, n’apparait pas complètement équivalente. Ce sont les Rouges qui apparaissent plus spécifiquement en position d’opprimés. La cruauté, le sadisme et l’humiliation semblent plus l’apanage des Blancs que des Rouges – même si on peut aussi trouver chez les Blancs des actes contraires. Un soldat blanc par exemple refuse de tuer dans le dos un Rouge. Un lieutenant blanc interrompt le viol d’une paysanne par des soldats blancs. En outre, même si, comme nous l’évoquions, aucune figure héroïque, aucun personnage principal n’émergent, un personnage au moins traverse l’ensemble de la fiction. On le retrouve à plusieurs moments du film, de façon épisodique, mais surtout c’est sur lui que le film s’ouvre et se conclut.
Ce personnage incarne une forme d’espoir. Il est celui qui a survécu et sa présence à la fin du film ouvre sur une promesse, même minimale : le combat pour les valeurs incarnées par la révolution continue. Des valeurs qui, quoi que discrètement, ont bien été affirmées à quelques rares moments du film. Lorsqu’un soldat rouge réfugié dans l’hôpital de campagne doit entamer sous les ordres d’un Blanc un chant, il en choisit un qui affirme notamment « C’est pour les Soviets qu’on se bat ». Par ailleurs, à la toute fin du film, nous l’avons déjà évoqué, les derniers hongrois survivants se rassemblent, forment un cortège et entament, en chantant la Marseillaise, une marche vers une mort certaine au regard des nombreux soldats blancs alignés. C’est bien à la formation d’un corps collectif que nous assistons. Ces différents éléments permettent d’affirmer qu’une chronologie et une continuité minimales, discrètes, travaillent le film, appuyées sur une sous-jacente ligne d’espoir.
En ce sens, pour terminer notre analyse, nous pourrions défendre la thèse selon laquelle Rouges et Blancs propose une image inversée de Soy Cuba. Dans le film de Kalatozov, la progression prime afin de mettre en évidence la nécessité du soulèvement révolutionnaire. Une telle progression et ce nécessitarisme sont néanmoins contrariés par les incertitudes et contingences de l’histoire. Nous avons pu montrer quels procédés formels – parmi lesquels les plans-séquences – sont mobilisés au profit d’un tel projet. Dans Rouges et Blancs, de longs plans-séquences sont mobilisés cette fois au service d’un projet inverse. Ce qui prime c’est tout le contraire d’un sens de l’histoire. Ce sont les hasards, la contingence, voir les irrationalités de l’histoire. Néanmoins, il y a un progressisme minimal qui peut être décelé et qui vient comme soutenir et donner un sens minimal au récit qui affecte par là-même le sens de l’Histoire.
1 Konovalov (A.), « Sur le tournage de Soy Cuba. Lettres de Sergueï Ouroussevski à son épouse Bella Friedman (1961-1962) », dans 1895, 2015 (77), p. 110. Retour au texte
2 Amiel (V.) et Moure (J.), Histoire vagabonde du cinéma, Paris, Vendémiaire, 2020, p. 245. Retour au texte
3 Ibid., p. 246. Retour au texte
4 Une telle façon de procéder est déjà présente dans La lettre inachevée lorsque Sergueï Stepanovitch assène des coups au visage d’Andreï. Retour au texte
5 Cf. l’analyse de séquence proposée par Zvonkine (E.) dans l’édition du DVD de Soy Cuba, Potemkine Films, 2020. Retour au texte
6 Kalatozov avait déjà usé d’une image subjective similaire dans Quand passent les cigognes, lors de la mort de Boris sous les balles de l’ennemi – sans pousser néanmoins l’effet jusqu’à ce que nous avons appelé avec Pasolini une « image subjective indirecte libre ». Dans La lettre inachevée, lors de la mort de Tania, Kalatozov nous proposait une brève anticipation, bien que beaucoup moins démonstrative, de ce qui est en jeu ici. Nous voyons le visage de Tania, gisant à même le sol, se figer dans la mort. L’image s’altère brièvement – de la même façon que l’image « objective » d’Enrique se trouble –, puis nous basculons dans une vue subjective, la caméra nous montrant ce que Tania est censée voir, toujours de façon altérée. Enfin, cette image elle-même se fige dans la mort. Retour au texte
7 Dalmasso (A.C.), Le corps, c’est l’écran. La philosophie du visuel de Merleau-Ponty, Sesto San Giovanni, Mimesis, 2018, p. 279 et svtes. Retour au texte
8 Ibid., p. 288. Retour au texte
9 Ibid., p. 289. Retour au texte
10 Ibidem. Retour au texte
11 Ibidem. Retour au texte
12 Ibidem. Retour au texte
13 Ibid., p. 288. Retour au texte
14 Cf. Zvonkine (E.), dans les bonus de l’édition du DVD de Soy Cuba, Potemkine Films, 2020. Retour au texte
15 Nous avons d’emblée une idée de l’ampleur du rassemblement au cœur duquel se trouve Gloria, puisque le plan précédant filmait cette même foule depuis la hauteur d’un cloché. Retour au texte
16 Zvonkine (E.), « Le peuple, sans coupe », dans Positif, 2020 (717), p. 106. Retour au texte
17 Sur cette question de l’opacité de l’espace, cf. Laoureux (S.) et Van Eynde (L.), Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2025, Chapitre 2 : « Opacité et mouvement ». Retour au texte
18 Cf à nouveau Laoureux (S.) et Van Eynde (L.), Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov , op. cit., Chapitre 2 : « Opacité et mouvement ». Retour au texte
19 Scorsese (M.) dans les bonus de l’édition du DVD de Soy Cuba, Potemkine Films, 2020. Retour au texte
20 Cf. Didi-Huberman (G.), Désirer désobéir. Ce qui nous soulève 1, Paris, Minuit, 2019, p. 297. Retour au texte
21 On pourrait aussi faire valoir la très grande proximité avec les soulèvements révolutionnaires et une ère castriste encore trop courte pour la prendre comme objet du film. Cependant, d’autres films avaient déjà fait ce choix de décrire la nouvelle réalité institutionnelle. Cf. par exemple Escuela rural (Néstor Almendros, 1960), Una escuela en el campo (Manuel Octavio Gómez, 1961), Médicos de la sierra (Alberto Roldán, 1961). Des films qui insistent sur les réussites du régime castriste en mettant en scène de nouveaux héros : l’alphabétiseur, le maître d’école, le médecin rural, le paysan, le soldat. À ce sujet, cf. Vincenot (E.), « Cinéma et propagande à Cuba : de la ferveur nationaliste à l’engagement révolutionnaire », in Bertin-Maght (J.-P.) (dir.), Une histoire mondiale des cinémas de propagande, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015, pp. 681-699, en particulier p. 690. Retour au texte
22 Sur ces différents éléments, cf. « Une coproduction hungaro-soviétique » dans les bonus de l’édition du DVD de Rouges et Blancs, Clavis Films, 2015. Retour au texte
23 Cf. l’entretien de Jancso (M.) dans « Une coproduction hungaro-soviétique » dans les bonus de l’édition du DVD de Rouges et Blancs, Clavis Films, 2015. Retour au texte
24 Pour ces différentes citations, cf. Jancso (M.), « Jancso par lui-même (et par ses amis) », Livret du coffret DVD « Miklos Jancso Collection », Clavis Films, 2015, pp. 22-23. Retour au texte
25 Jancso (M.), « Jancso par lui-même (et par ses amis) », op. cit., p. 23. Retour au texte
26 Amengual (B.), « Les périls de l’abstraction », in Études cinématographiques, 1969 (73-77 : « Le nouveau cinéma hongrois »), p. 163. Retour au texte
27 Ibidem. Retour au texte
Sébastien Laoureux, « Plan-séquence et écriture de l’histoire », Phantasia [En ligne], 15 | 2025, mis en ligne le 06 octobre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : http://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1998
Sébastien Laoureux est professeur de philosophie à l’Université de Namur, où il est co-responsable du Centre Arcadie « Anthropocène, histoire, utopies ». Il a récemment fait paraître avec Laurent Van Eynde Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov (Presses universitaires de Lyon, 2025) et codirigé l’ouvrage collectif Jacques Rancière, aux bords de l’histoire (Kimé, 2021). Ses recherches actuelles portent sur des questions de philosophie de l’histoire et de philosophie du cinéma.