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L’exploration sensorielle d’un monde débordant
Khroustaliov, ma voiture ! (Khroustaliov, machinou !, 1998) d’Alexeï Guerman est tourné au même moment où ressort sur les écrans Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov (1964), mal reçu à l’époque de sa sortie puis oublié avant d’être redécouvert. Malgré les décennies qui les séparent, l’estival Soy Cuba et l’hivernal Khroustaliov, ma voiture ! apparaissent comme une véritable continuité esthétique et formelle dans leur manière de donner à voir et à entendre un monde sonore, bruissant et odorant, moite, grouillant de choses et de corps. Un univers débordant les sens des spectateurs comme des personnages. L’étude comparée de ces deux œuvres que l’on pourrait qualifier de « phénoménologiques » permet de mettre au jour une lignée cinématographique qui s’étend du dégel jusqu’à la Russie postsoviétique.
Khrustalyov, My Car! (Khrustalyov, mashinu!, 1998) by Alexei German was filmed at the same time as Mikhail Kalatozov's Soy Cuba (1964) was re-released. Soy Cuba was poorly received when it first came out, then forgotten before being rediscovered. Despite the decades that separate them, the summery Soy Cuba and the wintry Khrustalyov, My Car! appear to share an authentic aesthetic and formal continuity in the way they show and convey a noisy, fragrant, humid world, teeming with things and bodies. It is a universe that overwhelms the senses of both the audience and the characters. A comparative study of these two films, which could be described as “phenomenological,” reveals a cinematic lineage that stretches from the Soviet Thaw to the post-Soviet Russia.
Ce texte se propose de faire le lien entre deux œuvres très éloignées dans le temps, mais plus en apparence qu’en réalité. Si Soy Cuba (Ia Kouba en russe) est tourné en 1963, le film connaîtra un destin difficile. Critiqué en URSS1, le film n’y sera plus visible pendant plusieurs décennies. Projetée trois décennies plus tard, en 1992, dans un premier festival en Occident (le Festival du film de Telluride) puis en 1993 au festival international du film de San Francisco, l’œuvre connaîtra une restauration et ressortie internationale grâce à l’intérêt que lui porte le cinéaste Martin Scorsese au milieu des années 1990. Or, Alexeï Guerman prépare et tourne Khroustaliov, ma voiture ! (Khroustaliov, machinou !) justement entre 1990 et 1998. Depuis 1987, Alexeï Guerman a visité de nombreux festivals aux Etats-Unis dont le festival de San Francisco après sa réhabilitation en 1987. Une partie éloignée de sa famille habite d’ailleurs aux États-Unis, il renoue avec elle au moment de ces visites. Aussi, il semble possible et tout à fait réaliste que Guerman ait vu ou revu le film de Kalatozov soit à l’occasion d’une projection soit suite à une discussion ou une lecture. Évidemment, nous ne cherchons pas ici à affirmer que Guerman a été directement inspiré par le film, mais plutôt qu’il y a bien une forme de synchronicité qui, comme nous le savons, nous apprend quelque chose de la manière dont évoluent et se réfractent les tendances cinématographiques à une même époque.
Il semble particulièrement intéressant que l’excès très spécifique de Soy Cuba – chaînon manquant jusque dans les années 1990 dans l’histoire du cinéma soviétique – réapparaisse au moment même où Guerman de son côté bascule dans une exploration excessive et sensorielle du monde avec Khroustaliov, ma voiture !
La chercheuse américaine Nancy Condee insiste ainsi sur le changement qui s’opère dans le cinéma de Guerman à cette période. Elle cite les critiques qui évoquent l’« ascétisme quotidien2 », le « réalisme scrupuleux3 » ou « l’hyper-documentalisme4 » de l’œuvre guermanienne de la période soviétique avant « l’excès et la bacchanale » et la « profanation de toute retenue5 » de l’ère postsoviétique.
Il est en réalité plus juste de dire que tout le cinéma d’Alexeï Guerman poursuit une veine inaugurée par Kalatozov et Ouroussevski dès Quand passent les cigognes (1957). En effet, dès le cinéma du dégel, des films vont apparaître qui cherchent à nouveau à explorer une relation sensorielle avec le spectateur et avec le monde, comme le cinéma soviétique des années 1920 et du début des années 1930 a cherché à le faire6.
Cela rencontre de fortes résistances auprès des rédacteurs qui travaillent dans les studios et au Goskino. Les rédacteurs suggèrent ou exigent régulièrement des modifications dans le scénario, puis le montage et demandent souvent de couper des séquences jugées trop naturalistes ou impudiques, mais également portant une plus forte représentation des perceptions subjectives. Cette résistance est également présente chez les critiques et dans la réception du public. Dans son ouvrage sur le cinéma du dégel, Lida Oukaderova rappelle ainsi qu’on caractérise La Lettre inachevée (Neotpravlennoe pis’mo, 1960) de Mikhaïl Kalatozov comme « un assemblage suprématiste de taches lumineuses et sombres7 » et qu’on décrit la caméra de Sergueï Ouroussevski dans Soy Cuba, comme donnant le vertige, « jusqu’à porter le public au bord de l’évanouissement8 ». Le travail du chef opérateur Sergueï Ouroussevski est ici particulièrement important : empruntant d’une part aux vertiges vertoviens, il doit également beaucoup à l’héritage d’Alexandre Rodtchenko, avec son désir de proposer des axes et cadrages révolutionnaires (dans tous les sens du terme) dans la photographie9.
Ouroussevski et Kalatozov privilégient des plans longs et en mouvement dans le film. Il s’agit souvent d’une caméra embarquée, mais le corps de l’opérateur est également régulièrement relayé par des mécanismes qui permettent à la caméra des envols et des descentes aériennes inaccessibles au corps humain. Cependant, la plupart du temps, la caméra se déplace à hauteur d’hommes et se faufile au milieu d’une multitude de corps qui viennent faire obstacle à son mouvement, modifier sa trajectoire. C’est le cas des plans qui louvoient dans le bidonville, de ceux qui emboitent le pas de la procession funéraire qui accompagne le cercueil d’Enrique, celle qui accompagne l’avancée des révolutionnaires à la fin du film.
Dans Khroustaliov, ma voiture !, le chef opérateur Vladimir Iline et Alexeï Guerman optent eux aussi pour des plans très longs. Ce sont presque toujours des plans en mouvement, que ce soit en steadycam ou en caméra portée. Cela rend, là encore, la présence de l’opérateur active et incarnée – comme les protagonistes, elle court et se démène dans un réel qui la dépasse. Là également, il y a des corps qui s’entassent dans des espaces plus souvent clos que chez Kalatozov, mais toujours aussi surpeuplés : l’hôpital avec ses nombreux patients et employés, les appartements riches ou modestes où chaque mètre carré semble habité.
En revanche, si dans Soy Cuba, la caméra semble souvent forcée d’emprunter une trajectoire quelque peu différente de celle des personnages, comme stoppée nette par des clôtures, grillages et autres éléments de décor, dans Khroustaliov, c’est le héros qui se cogne aux parois (pensons à la porte condamnée que Klenski ouvre avec une hache pour pénétrer dans le cœur caché de sa clinique), la caméra, quant à elle, le suit sans empêchement. Mais dans les deux cas, la caméra devient un personnage à part, une sorte de témoin des événements, ce qui est souligné par la démultiplication des regards-caméra dans les deux films.
Une autre caractéristique commune aux deux œuvres est le rythme de ces mouvements et de leur enchaînement. La plupart des plans des deux films sont donc remplis de corps parmi lesquels il faut se faire un chemin, ces plans étant tous (ou presque) en mouvement, ils s’enchaînent en ne laissant que peu de répit au spectateur qui accompagne le (dans le cas de Guerman) ou les (dans celui de Kalatozov) protagonistes dans leurs courses effrénées pour combattre, se venger ou bien sauver sa peau. Ainsi nous passons sans reprendre notre souffle de la course et danse joyeuse des enfants de Pedro, au parcours du vieil homme dans son champ alors qu’il y met le feu ; nous passons dans un simple raccord de la mort d’Enrique à son enterrement. De même, chez Guerman, tout semble s’enchaîner si vite, que nous n’avons pas toujours la pleine compréhension ou la capacité d’identifier les décors traversés par les personnages ou leurs actions. Les moments les plus significatifs en ce sens surgissent à l’occasion de la balade du journaliste suédois Lindeberg dans la ville qui traverse des espaces incohérents au gré de la fantaisie de ses accompagnateurs.
Lorsque nous lisons les lettres envoyées par Ouroussevski à son épouse pendant sa première expédition à Cuba, des évocations et descriptions presque impressionnistes y sont récurrentes :
La nuit, nous sommes allés dans un petit cabaret. (…) Il faisait complètement noir à nouveau. Il n’y avait que quelques orifices sur le plafond d’où jaillissait une lumière multicolore. Les acteurs étaient éclairés par deux ou trois spots. Rayons. Silhouettes10.
Ou encore :
Nous avons visité la vieille Havane. Le quartier situé derrière le Capitole. Le quartier marchand.
Les ruelles sont étroites. Des bandes publicitaires traversent les rues. Des voitures. Des gens11.
Certains passages quant à eux évoquent la chaleur, les sensations de moiteur et de chaos :
Sur la place j’ai photographié des groupes et fait des portraits.
Quand ils ont appris que j’étais russe, un cercle s’est immédiatement formé autour de moi.
Tout le monde a applaudi, ils ont ensuite commencé à chanter une chanson cubaine.
J’étais au milieu du cercle, comme un ours dans une fête foraine, je ne savais pas où me mettre. C’était difficile, mais j’ai réussi à filer, tout rouge et en sueur12.
Ou encore : « Nous avons essayé de filmer la rue. Mais nous n’avons réussi qu’à nous empêtrer dans la foule et le soleil, alors le tournage a été remis à plus tard13. »
Les protagonistes de Soy Cuba sont, tout comme l’équipe de tournage dans les propos d’Ouroussevski, assaillis par des sens qui ne leur obéissent plus, qui les débordent.
Dans l’analyse qui suit, nous nous inspirons de la méthode de Laura U. Marks, qu’elle propose d’appeler « analyse affective14 », et qui consiste en une réflexion sur la manière dont le film conditionne les réactions physiologiques du spectateur.
Le son est le premier sens qui semble déborder la perception des personnages dans Soy Cuba, créant un inconfort communicatif. Ainsi, la jeune fille qui se prostitue ne cesse de se boucher les oreilles et de se prendre la tête entre les mains, l’étudiant révolutionnaire qui s’apprête à tuer un homme sur le toit d’un immeuble se bouche à son tour les oreilles pour faire taire la mélodie entendue en bas de l’immeuble et qui résonne dans sa tête. Le son est d’ailleurs souvent très riche, la bande-son saturée (bruits, cris, musique, chants, sifflements), la musique souvent forte, qu’elle soit diégétique ou extradiégétique. Elle subit également des distorsions, comme lors de la chanson chantée par l’artiste dans le bar ou dans la tête d’Enrique lorsqu’il hésite à tuer le chef de la police. Ces partis pris sonores font partager au spectateur au moins en partie la posture des protagonistes, dont le monde semble saturé de son à l’excès.
La chaleur, la moiteur sont d’autres sensations communicatives. Qu’il s’agisse du dos de l’homme qui rame sur la barque au tout début du film, nous faisant pénétrer dans le territoire cinématographique de Cuba et sur lequel nous voyons perler la sueur, du visage d’Enrique qui attrape la lumière, faisant reluire son front trempé, ou encore des enfants de Pedro qui essuient leurs fronts pendant le travail au champ, ces sensations sont omniprésentes dans le film.
Les images en grand angle accentuent la surface des matières, la sueur sur la peau, et semblent épouser une perception plus subjective des événements. En effet, la prédilection d’Ouroussevski pour le grand angle transforme à de multiples reprises des parties du corps des protagonistes, voire de simples figurants, en véritables surfaces tactiles. Ainsi l’avant-bras d’une danseuse dans la séquence de la piscine dans l’ouverture du film se transforme-t-il en une forme plus imposante que la silhouette entière d’une baigneuse aperçue à ses côtés. De même, la jeune femme qui prévoit de se donner à l’Américain s’approche de la caméra qui vient alors capter non seulement l’expression de son désarroi, mais la surface irrégulière et moite de sa peau qui occupe presque entièrement le cadre. Ou encore, lors de l’arrestation des révolutionnaires qui se désignent tous comme « Fidel », alors que les faisceaux lumineux des lampes torches vacillent, ce sont les corps, les poitrines trempées qui captent notre regard en même temps que leurs visages.
Cette présence hypertrophiée des corps et des peaux, de la chaleur et du son se doublent d’une série de difficultés à la vision qui viennent épuiser les sens perceptifs du spectateur lui-même. C’est le cas des multiples éléments du décor qui bougent en avant-plan, s’interposant entre le spectateur et l’action qu’il souhaite observer. C’est le cas des bambous suspendus dans le bar où la jeune fille est abordée par l’Américain, c’est également le cas à plusieurs autres reprises dans le film. Tout peut devenir un cache temporaire : les plantes du champ de Pedro, les feuilles des palmiers qui viennent effleurer et dissimuler en partie le visage de Mariano ou encore la charrette sur laquelle monte la fille de Pedro. Un autre moment frappant en ce sens est celui où l’Américain fuit le bidonville au petit jour et où des éléments de décor oppressants, suspendus ou accrochés de-ci de-là, semblent surgir sans cesse, l’obligeant à dévier sa trajectoire, à baisser la tête. Ces éléments de décor s’interposent également dans notre progression embarquée avec le mouvement de caméra qui accompagne le personnage.
Enfin, la fumée, l’eau (lors de la manifestation), la brume apparaissent comme autant de caches à la vision, attirant notre attention sur la matérialité des surfaces et des éléments. Lorsque Pedro, réfugié de la pluie torrentielle dans sa cabane, se souvient de sa femme décédée, les images nous apparaissent comme derrière un voile aqueux ou du verre dépoli, rendant le spectateur sensible à l’écran comme surface tactile.
Cette prépondérance des sensations et de l’hapticité nous renvoient à une pensée philosophique dont l’histoire en Union soviétique mérite qu’on s’y arrête, celle de la phénoménologie.
L’influence de la phénoménologie en Russie est importante tout au long du XXe siècle, comme le montre le travail de recherche mené par Maryse Dennes sur l’influence des théories husserlienne et heideggerienne en Russie15. Dennes note ainsi que dès les années 1900-1910, cette approche y devient largement connue et discutée. Gustav Chpet16, ancien élève d’Husserl, publie en 1914 un ouvrage intitulé Phénomène et sens (Iavlenie i smysl). Mais pour ce philosophe russe, l’essentiel de la relation cognitive au monde passe par le langage. Alors qu’Husserl choisit de s’appuyer fortement sur les sciences théoriques, pour Chpet, il s’agit plutôt « d’ouvrir aux sciences humaines un champ nouveau d’investigation17 ».
Cependant, après avoir été un véritable chef de file, Chpet connaîtra une fin tragique : condamné pour activités antisoviétiques, il est fusillé le 16 novembre 1937. Dès 1927, le courant phénoménologique est littéralement « étouffé18 » en URSS, quelques années avant la formulation du réalisme socialiste. Mais Maryse Dennes argue que le tournant spécifique de l’école phénoménologique russe permet à cette approche philosophique, au lieu de s’éteindre, de trouver des échos et des formes d’application, en particulier dans « le processus de la création artistique19 ».
Maryse Dennes prend ainsi l’exemple de l’œuvre poétique et littéraire de Boris Pasternak, étudiant en philosophie dans les années 1900 et 1910 (il suit notamment l’enseignement de Chpet), et qui montre dans ses œuvres artistiques que « le réel, par l’intermédiaire du langage et de l’usage qui en était fait, se trouvait constamment repris et visé dans la profusion de ce qui le constituait20 ».
Or, rappelons-nous que Heidegger soutient dans « L’origine de l’œuvre d’art21 » que celle-ci « dévoile le monde comme puisant à un fond chaotique22 ». Heidegger propose d’appeler ce chaos originel « la terre » et précise que, en « exhibant à nouveau la venue en présence des choses à partir de l’obscurité et l’opacité de la matière travaillée par des forces antagonistes, l’art nous restitue le déploiement originel de celles-ci à travers l’intensité des sensations23 ».
En revenant à Soy Cuba, et aux lettres d’Ouroussevski, il nous apparaît qu’une perception du monde comme chaos à déchiffrer et à ordonner est présente dans ses écrits : « l’abondance de matériel pèse sur le cerveau, la structure, le plan et la composition de l’opus. C’est un chaos complet24 ». La caméra sert ainsi d’outil de perception privilégié qu’Ouroussevski emploie en tant que tel. Alors qu’il est mécontent de la plupart de ses essais, celui qui lui plait le plus est le suivant : « Je marchais et filmais tout ce qui se présentait devant moi. Je ne connaissais même pas la route, ni ce qui pouvait arriver. Intéressant25 ». Ainsi, c’est lorsque le filmage épouse le chaos sensoriel qui se présente devant l’opérateur et que celui-ci le capte sans tenter de le résoudre, donnant libre cours à ses impressions, qu’il lui apparaît le plus adéquat.
Maryse Dennes note également que les premiers renvois à Husserl et Heidegger réapparaissent dans les publications russes dès les années 1960 (Chpet a été réhabilité post mortem en 1958). Cela semble donc révéler encore une synchronicité, cette fois entre un retour en grâce de la phénoménologie et l’écriture et la réalisation de Soy Cuba.
Alexeï Guerman s’exerce au plan long et en mouvement dès ses premiers longs-métrages : un plan déjà dans Le Septième compagnon (Sed’moï spoutnik, 1967), co-réalisé avec Grigori Aronov, sinuait entre les lits des prisonniers de droit commun et de prisonniers politiques dans la salle d’un palais transformée en caserne pendant la terreur rouge. Mais c’est vraiment dans les années 1990 que ces plans en mouvement vont basculer franchement du côté de la phénoménologie.
Entre la fin des années 1980 et la fin des années 1990 nombre de traductions et de publications consacrées à la phénoménologie vont paraître26. Maryse Denne avance d’ailleurs qu’« à la fin des années quatre-vingt, la référence à Heidegger était devenue si importante qu’elle avait supplanté celle de Marx, de Lénine et même de Hegel27 ».
Deux ouvrages majeurs d’Edmund Husserl sont ainsi publiés en russe en 199428, et plusieurs travaux d’Heidegger le sont entre 1989 et le milieu des années 1990 – dont Être et Temps en 1997. Durant cette décennie, les publications en russe de Maurice Merleau-Ponty29 et de textes philosophiques de Sartre30 se multiplient, ainsi que les travaux de philosophes russes, comme Viktor Moltchanov, sur la phénoménologie31. Une revue intitulée Logos, comme la revue germano-russe du début du XXe siècle, est fondée en 1991, et on assiste à une véritable « institutionnalisation du mouvement phénoménologique32 ». Un texte majeur sur le lien entre la phénoménologie et l’art est traduit et publié durant la première moitié des années 1990. Il s’agit de L’origine de l’œuvre d’art de Martin Heidegger33, traduit par Alexandre Mikhaïlov et publié en 1993 en Russie34. Deux ans auparavant, l’introduction de ce texte par Hans-Georg Gadamer avait déjà été traduite et publiée en russe dans un recueil de ses textes35. Au même moment, le célèbre texte de Merleau-Ponty sur le cinéma, écrit à partir d’une conférence donnée à l’IDHEC en 194536 et intitulé « Le cinéma et la nouvelle psychologie37 », est publié dans une des plus importantes revues de cinéma, fondée au moment de la pérestroïka en 1988, Kinovedtcheskie zapiski. Cette publication est accompagnée par un article de Mikhail Iampolski, qui a traduit le texte de Merleau-Ponty38. Iampolski publie d’ailleurs un petit ouvrage en 1993, « numéro spécial » de la revue intitulé Le monde visible, notes des débuts d’une ciné-phénoménologie39.
Ce regain d’intérêt n’est probablement pas étranger au tournant radical pris par le cinéma guermanien. Si l’institutionnalisation de la pensée phénoménologique en Russie a très probablement une incidence sur la manière de penser des intellectuels et artistes – et, partant, des réalisateurs russes de cette période – les textes traduits et écrits par Iampolski durant la première moitié des années 1990 et consacrés spécifiquement à une approche phénoménologique du cinéma ont très probablement été lus par Alexeï Guerman.
Or, rappelons ce que Merleau-Ponty avance dans ce texte :
Il est vrai aussi que jamais dans le réel la forme perçue n’est parfaite, il y a toujours du bougé, des bavures et comme un excès de matière. Le drame cinématographique a, pour ainsi dire, un grain plus serré que les drames de la vie réelle, il se passe dans un monde plus exact que le monde réel. Mais enfin c’est par la perception que nous pouvons comprendre la signification du cinéma : le film ne se pense pas, il se perçoit40.
Merleau-Ponty propose ainsi de désigner le réel comme un excès de matière dans lequel nos sens vont prélever des éléments et des structures pour en faire émerger du sens. Il oppose en outre le monde proposé au sein d’un film, et sa précision, à l’imperfection du monde réel. Sous cet angle, il pourrait sembler paradoxal que Khroustaliov, que Guerman souhaitait initialement doter d’une trame narrative plus serrée41, soit un film aussi incompréhensible. Cela traduirait-il une volonté d’aller vers cette imperfection du monde réel, de recréer sa résistance à la cognition, ce bougé et cet excès de matière ?
Si nous n’avons pas la certitude que Guerman ait lu le texte de Merleau-Ponty à l’époque, la rencontre entre les formulations du philosophe français et les tentatives du réalisateur dans ce film vaut tout de même d’être étudiée, tant elle est frappante – même s’il peut pourtant sembler étonnant qu’un film aussi excessif puisse rencontrer un texte qui se réfère, quant à lui, à des films qui « relèvent tous (…) du "découpage classique"42 », comme le note à juste titre l’historien de cinéma François Albéra.
Khroutsaliov, ma voiture ! met le spectateur face à son échec à comprendre et percevoir le monde du film et, par extension, le monde tout court. Ce faisant, il remet au centre de l’expérience spectatorielle les processus perceptifs et cognitifs, la perception sensorielle, comme pour suivre le précepte selon lequel un film « ne se pense pas », mais « se perçoit ».
De nombreux auteurs ont décrit l’étonnante manière dont ce film met au centre de la diégèse l’amoncellement d’objets et le chaos de l’existence. Antoine de Baecque parle ainsi d’un « cinéma de l’outrepassement : comme s’il y avait toujours trop de choses à voir, à aimer, à redouter, à montrer44 ». Notre argument est qu’il s’agit d’une stratégie quasiment synesthésique, remettant au centre les sensations du spectateur en ne cessant de les agresser et de les déborder. Cela semble une fois de plus répondre aux réflexions déployées par Merleau-Ponty dans son texte, qui démontre la faculté synesthésique de notre perception, puisque nous pouvons percevoir « [des] couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, [des] sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, [des] bruits mous, [des] parfums pénétrants » ou encore voir « le velouté, la dureté, la mollesse, et même l’odeur des objets45 ». Rien d’anodin, donc, à ce que François Albéra, qui a annoté la publication de ce texte dans la revue 1895, renvoie à cet endroit à The Film Sense d’Eisenstein, texte de 1942 parlant justement de synesthésie. Pour rendre le spectateur conscient de ses sens, Guerman cherche à exacerber ses sensations, y compris celles qui ne sont pas habituellement considérées comme utiles au cinéma, comme le toucher et l’odorat.
Dans Khroustaliov, ma voiture !, tout le monde a la migraine : Sonia se prend les tempes dans sa chambrette, de même que la mère lors de la visite de la maîtresse d’école. Quant à Klenski, qui est en fin de zapoï46, il se frotte sans arrêt les yeux et le front, et vomit lorsqu’il repart d’une soirée.
Or, si aucun des personnages de Soy Cuba ne parle de migraine, leurs gestes sont bien les mêmes – se prendre la tête entre les mains, comme pour tenter de diminuer le flux sensoriel et perceptif qui les assaille.
Tout comme pour le film de Kalatozov, la méthode artistique de Guerman consiste à nous faire partager cette sensation de mal de tête et de nausée, en nous exposant à un univers chaotique, débordant nos sens : un film qui donne mal à la tête au spectateur autant qu’aux protagonistes. Voilà encore une manière intéressante de proposer au spectateur non pas d’assister à un récit réaliste, mais de partager la sensation des protagonistes par le biais d’une sensorialité exacerbée.
À la sortie du film, la plupart des retours critiques font état de cette sensation de mal-être partagée avec le spectateur : « Abasourdi. Presque détruit. Cela ressemble à une maladie. (…) Infecté par Khroustaliov47 », écrit Youri Klepikov.
Anton Doline a qualifié Guerman de « démiurge d’un univers bousculé48 ». Dans ce film, plus encore que dans les précédents, chaque plan est un entassement d’objets et de corps : les longs plans accentuent ces espaces surpeuplés, mais c’est également le choix des décors qui produit cette impression. Les espaces sont volontiers étroits (comme les très nombreux couloirs du film, de la clinique à l’hôtel où réside Stakoun), et s’ils ne le sont pas, ils sont surchargés d’objets, dont la matérialité nous est rappelée par leur disposition près de la caméra, qui font d’eux des caches, des obstacles à notre vision. Quand ce ne sont pas les objets, ce sont les corps qui bloquent notre vision. Ainsi, lors du deuxième accident de la route de Lindeberg, le plan étant filmé depuis le siège arrière de la voiture, la route et le paysage restent cachés aux quatre cinquièmes par le corps d’un homme assis à l’avant. L’accident survient avec d’autant plus de surprise que nous ne l’avons pas vu venir, et n’en apercevons qu’un petit bout à l’image.
Mikhaïl Iampolski postule que l’une des « caractéristiques » de l’univers guermanien « réside dans l’équivalence entre objets et êtres humains49 ». La promesse de ce chaos des corps est déjà présente dans le scénario, où le lever de la famille Klenski est décrit comme « le déluge dans un bordel pendant le Jugement dernier50 », et dans le choix des photographies d’archives utilisées pour l’inspiration de l’équipe lors du tournage, dont beaucoup montrent des entassements de corps dans des moments de liesse ou d’attente populaire. Cet amoncellement des corps est omniprésent dans le film. Guerman est de ce fait ce qu’Alain Bergala propose d’appeler un « cinéaste de l’aquarium », un cinéaste « de la situation compressée des corps, dans un espace clos. On accumule les corps et on les plie, on les tord, on les entasse et on les posture pour qu’ils entrent dans l’aquarium51. »
Notons que cette définition vaut non seulement pour le cinéma de Guerman, mais également pour certaines séquences de Soy Cuba. Dans certaines séquences, le film semble plutôt adopter le principe de l’élastique énoncé par Bergala, laissant les personnages s’éloigner de la caméra à l’extrême avant que le film ne les rattrape. Mais à d’autres moments, comme dans les séquences de la fête des riches qui ouvre le film, du bar où se trouvent les prostituées, du bidonville, des combats, où que se tourne la caméra, l’œil se heurte toujours à de nouveaux corps et de nouveaux visages, souvent inassignables, et ce grouillement de mimiques et de gestes, que l’esprit du spectateur est phénoménologiquement assigné à déchiffrer en priorité et au prix d’un processus particulièrement complexe52, le met en échec. Ainsi, dans le bar où se trouvent les Américains, la caméra se faufile entre les musiciens qui tournent sur eux-mêmes et se déplacent, les bambous et les danseuses masquées. La caméra tangue, penchant d’un côté ou de l’autre, rendant l’image plus difficile à lire, les visages sont dédoublés (les jeunes femmes remettent et enlèvent les masques, démultipliant le travail d’observation du spectateur), la bande-son est elle aussi saturée : exclamations agressives des Américains, tam-tam, instruments, applaudissements, brouhaha de la salle.
Il en va de même pour le traitement sonore dans le film de Guerman. Les situations de saturation sonore sont décrites dès le scénario : « maman crie, car grand-mère est sourde et entend la moitié de ce qu’on lui dit et encore, la moitié de ce qu’elle choisit d’entendre53 » ; ou encore : « un seau tintait de façon insupportable quelque part sous la citerne54 ». Cela s’accentue encore au découpage, qui souligne la simultanéité des bruits et des sons se chevauchant : « La radio et la télétransmission se déroulent en même temps que l’action55 ». Pour la séquence se déroulant dans l’appartement de la maîtresse d’école, une annotation en marge précise : « Dans l’appartement, il y a une symphonie de bruits. Le bruit quotidien est totalement irréel, inventé : le grincement des lattes de parquet, le crissement de la portière du poêle, l’indécence du bruit que fait le bâton en remuant le linge dans la casserole56. »
Cet amoncellement des sons et des choses mène à un autre sens essentiel pour Guerman, pourtant absent au cinéma, mais que le cinéaste met en avant dans ses textes préparatoires, puis dans sa mise en scène : l’odorat. Guerman pousse ainsi la logique sensorielle plus loin que Kalatozov.
Nombre d’odeurs (la plupart du temps désagréables) sont décrites dans le scénario. Lorsque l’agent Karamazov cherche à tuer Lindeberg, sa « gueule entrouverte aux dents métalliques exhale une puanteur insoutenable57 ». Au moment où Alexeï et sa mère, brutalement exilés de leur immense appartement, entrent dans l’appartement communautaire, ce dernier s’impose à eux par son odeur autant que par son aspect : « nous nous retrouvâmes non dans un appartement, mais dans un long couloir à la puanteur insoutenable. Les odeurs de chats, de toilettes, du linge sale et d’insecticide s’y étaient mélangées58. » Dans le film, la mère s’exclame : « Quelle odeur ! Comme si vingt années n’étaient pas passées. » L’odeur a donc une importance essentielle pour Guerman, dont nous savons combien la démarche est mémorielle : c’est la puanteur de l’appartement communautaire qui fonctionne ici comme une madeleine de Proust indésirable, mais efficace, effaçant d’un coup les années de vie luxueuse et protégée, et ramenant de force la mère à ses origines modestes.
L’odeur est ici presque toujours synonyme de dégoût : dans la fourgonnette qui emmène Klenski, « cela sent le vomi et le kérosène59 ». Le paroxysme est atteint dans la scène de la mort de Staline. L’acteur qui joue Béria multiplie les bruits et les gestes signalant son envie de vomir. Klenski, quant à lui, est tellement bouleversé de découvrir en ce corps puant le grand tyran, qu’il dépose des baisers sur le ventre visiblement humide d’excréments de Staline, et sur son visage.
Plus généralement, dans le film, tout le monde renifle ; soit l’air, soit quelque objet. À la clinique, Stakoun constate que le cigare qu’on lui a tendu « sent la merde ». Un des hommes qui accompagnent Lindeberg, joué par Nikolaï Chatokhine (le milicien amoureux dans le film éponyme de Mouratova), ne cesse de sentir sa propre haleine en mettant la main devant sa bouche et son nez.
Un autre sens normalement impossible au cinéma, mais que la sensorialité exacerbée du film semble convoquer chez le spectateur, est la sensation de chaleur étouffante et d’humidité. Cela peut sembler d’autant plus paradoxal que si Soy Cuba se passe dans un climat estival et tropical, Khroustaliov se déroule quant à lui en plein hiver.
Une fois de plus, Guerman tente d’exacerber certaines sensations (désagréables) pour les communiquer au spectateur. Le scénario et le découpage décrivent le protagoniste comme toujours suant : « le visage de père se couvrait de sueur à tout instant60 » ; « il s’assit, essoufflé, couvert de sueur collante61 » ; ou encore : « sa poitrine se serra et sa tête se couvrit de sueur sous le chapeau62 ». Cette réaction épidermique contamine son fils : le garçon se couvre de sueur en essayant de fumer63, et après son cauchemar, on découvre le « corps et visage du garçon couverts de sueur64. » Les personnages du film sont en permanence suants, comme saisis de fièvre, et lorsqu’ils ne le sont pas, leur visage et leur corps se couvrent de gouttelettes à cause de la buée et de la fumée omniprésentes. C’est le cas de la maîtresse d’école qui fait bouillir des rideaux dans une immense casserole, de Sonia Marmeladova qui vit dans une chambrette derrière un bain public, ou encore de la foule disparate qui se rassemble dans la grande cuisine d’un restaurant où fument les casseroles.
De même, l’eau, le feu, la fumée surgissent à tout bout de champ dans Soy Cuba et mettent à l’épreuve les corps et l’environnement, qu’il s’agisse des violents jets d’eaux utilisés par la police pour mâter la manifestation, du feu qui ravage le champ volé au modeste agriculteur Pedro ou encore de la fumée qui ne cesse de dissimuler/révéler Mariano qui avance avec son fusil dans les dernières minutes du film.
La principale différence entre les deux films reste cependant la vision du monde qui les sous-tend. Oleg Aronson insiste ainsi sur le refus du film de Guerman d’offrir un confort cognitif au spectateur : « Devant nous, un de ces films "irregardables", autrement dit, où il n’y a presque pas de place où le spectateur puisse trouver un certain confort, trouver dans ce spectacle quoi que ce soit qui le ramène à un spectacle cinématographique habituel65. »
Si Khroustaliov, ma voiture ! nous propose un réel illisible, provoquant « la déroute d’un spectateur » qui correspond à celle « d’un peuple tout entier66 » selon les mots d’Antoine de Baecque, Soy Cuba multiplie les voix et les subjectivités, entrecroise les trajectoires individuelles, mais celles-ci se rejoignent et font sens dans une expérience collective.
La « voix » de Cuba en est une émanation puisqu’elle s’adresse au spectateur de façon directe, comme rassemblant une expérience collective en un propos cohérent. De même, lorsque les révolutionnaires arrêtés se désignent chacun comme « Fidel » ou encore lorsque le commandant révolutionnaire intime dans les dernières minutes du film : « Toi, paysan, toi, ouvrier, toi, étudiant, prends ta place dans le combat. C’est ta révolution », cela signale que les multiples subjectivités peuvent et doivent se résoudre en un geste commun, solidaire. D’ailleurs dans le final, la voix de Cuba est remplacée par un chœur de voix, rendant ainsi audible ce mouvement du singulier vers le collectif, peu avant que Mariano ne se fonde dans la foule victorieuse avançant vers des lendemains qui chantent. Nous observions un mouvement similaire dans le final de Quand passent les cigognes où Veronika, quoique toujours identifiable dans la foule en liesse qui fête la victoire, s’éloigne de la caméra qui cadre en plongée, comme acceptant de céder sa place de personnage principal et sa tragédie personnelle au profit de ce moment de joie collective.
À l’opposé de ces deux fins, la fin de Khroustaliov, ma voiture ! insiste au contraire sur la solitude irréductible de l’ancien général Klenski. Sur la plateforme ouverte d’un train qui roule quelque part au fin fond de l’URSS, Klenski n’est pourtant pas seul. Il est entouré de camarades de malheur et de voyage – des sans-domicile, des ivrognes, des voleurs et des petits malfrats. Son passé glorieux ne se devine plus dans son apparence : il porte un manteau directement sur son maillot de corps. Pourtant, comme dans d’autres séquences du film, il se distrait (et amuse la galerie) en montrant un numéro de cirque improvisé – il porte un poids dans chaque main tout en maintenant en équilibre précaire un verre rempli à ras bords de bière sur son crâne chauve. Une fois de plus la silhouette s’éloigne de la caméra (cette dernière laisse le train s’éloigner), mais il est évident qu’aucun mouvement collectif ne vient faire relais à la silhouette solitaire de Klenski, seule debout au milieu de la plateforme. Le traumatisme historique laisse le personnage à jamais seul avec lui-même et avec son histoire brisée.
Cette différence vient très probablement de la distance temporelle qui sépare les deux films. Alors qu’au début des années 1960, certains croient encore en l’idée d’un communisme « à visage humain », la stagnation, la pérestroïka et la violence de la première décennie postsoviétique auront métamorphosé la vision que les artistes portent sur le monde et sur l’histoire de leur pays. D’ailleurs, Guerman va, tout de suite après la finalisation de Khroustaliov, s’atteler à réécrire un scénario pour Il est difficile d’être un dieu (Troudno byt’ bogom)67, projet d’adaptation littéraire des frères Strougatski qu’il avait porté dans les années 1960 et qu’il avait dû abandonner suite à une interdiction du Goskino68. Or, au moment de la pérestroïka, il avait été proposé au cinéaste de reprendre ce projet, mais il l’avait alors refusé, ce qu’il expliquera ensuite par son optimisme de l’époque et son impression que l’histoire de la Russie pouvait désormais aller de l’avant, ce qui rendait le projet de film inutile. Il y revient à la fin des années 1990 justement parce qu’il retrouve un sentiment de désespoir qui l’avait animé pendant la stagnation.
Pourtant, il est frappant de constater à quel point les deux films, l’estival Soy Cuba et l’hivernal Khroustaliov, ma voiture ! apparaissent comme une véritable continuité esthétique et formelle dans leur manière de proposer un monde sonore, bruissant et odorant, moite, grouillant de choses et de corps. Un univers débordant les sens des spectateurs comme des personnages.
Notons que les procédés tels que la caméra embarquée en mouvement constant, la rapidité du rythme et des enchaînements, mais également les regards-caméra configurent un espace cinématographique propice à ce que le spectateur se sente plongé au cœur de l’action et apte à se laisser « contaminer » par la sensorialité exacerbée du film. L’épuisement sensoriel et perceptif à travers la surcharge des images et des sons avec beaucoup – trop ? – à percevoir et à retenir, voire à comprendre, met le spectateur dans une situation d’échec ou de quasi-échec qui le recentre sur ses sensations.
Cette manière de faire appel au sensoriel chez le spectateur, encore et toujours, nous ramène à l’hypothèse deleuzienne sur la capacité du cinéma à faire partager au spectateur une sensation physiologique :
Déjà l’image, visuelle ou sonore, a des harmoniques qui accompagnent la dominante sensible, et entrent pour leur compte dans des rapports supra-sensoriels (…) : c’est cela, l’onde de choc ou la vibration nerveuse, telle qu’on ne peut plus dire « je vois, j’entends », mais JE SENS, « sensation totalement physiologique69 ».
Or, quand Deleuze parle de cette sensation « totalement physiologique », il le fait à propos de la procession religieuse écrasée de chaleur dans La ligne générale (General’naïa linia, 1929) de Sergueï Eisenstein. Une véritable lignée cinématographique se dessine là, d’Eisenstein jusqu’à Guerman, en passant par Kalatozov.
La question qui reste entière est alors celle du choix des sensations. Pourquoi privilégier le débordement sensoriel, la saturation cognitive induite par un trop-plein ? Est-ce pour mieux faire éprouver l’excès et le bougé du monde réel ? Mais surtout pourquoi sont-ce les sensations de moiteur, de chaleur, le grouillement sonore et physique qui attirent les opérateurs et cinéastes artisans de ces œuvres? Est-ce parce que ces sensations seraient plus faciles à faire partager par le biais de l’art cinématographique ? Une véritable étude « affective » des sensations haptiques provoquées par les films mériterait à l’avenir d’interroger cela.
1 « Novye fil’my: Ja Kuba », Iskusstvo kino n°3, 1965, p. 24-37. Retour au texte
2 Buttafava (G.), « Aleksei German, or the Form of Courage », in Lawton (A.) (dir.) The Red Screen: Politics, Society, Art in Soviet Cinema. New York, Routledge, 1992, p. 279. Retour au texte
3 Pozdnjakov (A.), « Karknul voron: Nevermore »" Èkran i scena, 42 (510), Octobre-Novembre 1999, p. 4. Retour au texte
4 Gladil'ščikov (J.), « Tak kto zdes' Hrustalëv? », Itogi, 26.05.1998, p. 75. Retour au texte
5 Condee (N.), The Imperial Trace: Recent Russian Cinema, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 389. Même si je montre dans d’autres travaux que le cinéma de Guerman avait déjà des aspects excessifs avant la chute de l’URSS, c’est là que ce trait devient vraiment saillant. Retour au texte
6 Cf. Widdis (E.), Socialist Senses, Film, Feeling and the Soviet Subject, 1917-1940, Bloomington, Indiana University Press, 2017. Retour au texte
7 Delo fil’ma « Neotpravlennoe pis’mo », RGALI, f. 2453, op.1, d. 664, f. 7 cité d’après Oukaderova (L.), The Cinema of the Soviet Thaw, Space, Materiality, Movement, Bloomington, Indiana University Press, 2017, p. 50. Retour au texte
8 « Novye fil’my : Ja Kuba », op.cit., p. 30. Retour au texte
9 Rodtchenko avait, en effet, enseigné à l’école où Ouroussevski a étudié : le Vkhouteïn (Institut des arts plastiques). Cf. Konovalov (A.), « Sur le tournage de Soy Cuba. Lettres de Sergueï Ouroussevski à son épouse Bella Friedman (1961-1962) », 1895, n°77, 2015, p. 107-111. Retour au texte
10 Ouroussevski (S.), 24.10.1961, in Alexeï Konovalov, « Sur le tournage de Soy Cuba. Lettres de Sergueï Ouroussevski à son épouse Bella Friedman (1961-1962) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n°77, 2015, p. 117. Retour au texte
11 Ouroussevski (S.), 27.11.1961, op.cit., p. 118. Retour au texte
12 Idem, 22.12.1961, p. 144. Retour au texte
13 Ibidem, 27.12.1961, p. 145. Retour au texte
14 Marks (L.U.), The Skin of the Film: Intercultural Cinema, Embodiment and the Senses, Durham, Duke University Press, 2000. Marks parle également de « vision olfactive » dans son analyse de Institute Benjamenta (1995) des frères Quay. Marks (L.U.), Touch: Sensuous Theory and Multisensory Media. Minneapolis / Londres, University Minnesota Press, 2002, p. 127-140. Retour au texte
15 Dennes (M.), Husserl-Heidegger, influence de leur œuvre en Russie, Paris, L’Harmattan, 1998. Retour au texte
16 Nous optons ici pour la transcription choisie par Maryse Dennes et non la graphie usuelle : Speth. Retour au texte
17 Dennes (M.), op.cit., p. 103. Retour au texte
18 Idem, p. 169. Retour au texte
19 Ibidem, p. 172. Retour au texte
20 Dennes (M.), op.cit., p. 180. Retour au texte
21 Il existe plusieurs versions de ce texte. La première, intitulée « De l’origine de l’œuvre d’art » et traduite par Rialland (N.) (édition bilingue numérique, 2002), date de 1931-1932 ; la deuxième date de 1935, porte le titre « L’origine de l’œuvre d’art » et a été traduite par Martineau (E.) (Paris, Authentica, 1987). La troisième date de 1949 : Heidegger (M.), Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier (W.), Paris, Gallimard, 1986 (1ère parution en français : 1962). Retour au texte
22 Balazut (J.), « La thèse de Heidegger sur l'art », Nouvelle revue d’esthétique, 2010/1 (n° 5), p. 141-152, p. 144. Retour au texte
23 Idem, p. 148. Retour au texte
24 Ouroussevski (S.), 25.11.1961, op.cit., p. 131. Retour au texte
25 Idem, 19.12.1961, p. 144. Retour au texte
26 Balazut (J.), op.cit., p. 233-234. Retour au texte
27 Idem, p. 246. Retour au texte
28 Gusserl (È.), Filosofija kak strogaja nauka, Novočerkassk Saguna, 1994 contenant des chapitres de la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale ; Gusserl (È.), Fenomenologija vnutrennego soznanija vremeni, trad. Molčanov (V.), Moscou, Gnozis, Logos, 1994. Retour au texte
29 Bergson (A.), Mun’je (È.), Merlo-Ponti (M.), Francuzskaja filosofija i èstetika XX veka : Sbornik, Moscou, Iskusstvo, 1995 ; Merlo-Ponti (M.), V zaščitu filosofii, Moscou, Izdatel’stvo gumanitarnoj literatury, 1996. Retour au texte
30 Sur les traductions et publications de Jean-Paul Sartre en russe, cf. Bolaert (C.), Sovetskaja sud’ba francuzskih èkzistencialistov : analiz vosprijatija perevodov proizvedenij Žan Polja Sartra i Al’bera Kamju, 2014, https://libstore.ugent.be/fulltxt/RUG01/002/162/250/RUG01-002162250_2014_0001_AC.pdf, le 25.03.2021. Retour au texte
31 Nous pourrions citer plusieurs publications, parmi lesquels Molčanov (V.), « Gusserl’ i Hajdegger : fenomen, ontologija, vremja », in Motrošilova (N.), Podoroga (V.) (dir.), Problemy soznanija v sovremmenoj zapadnoj filosofii, Moscou, Nauka, 1989, p. 110-136 ; « Problema soznanija i problema kul’tury » in Fenomenologija v sovremmenom mire, Riga, Zinatne, 1991, p. 156-199 ; « Paradigmy soznanija i struktury opyta », Logos, n°3, 1992, p. 7-36 ; « Cogito, sintez, sub’’ektivizm », Voprosy filosofii, n°10, 1996, p. 133-143. Retour au texte
32 Dennes (M.), op.cit., p. 257. Retour au texte
33 La version traduite est celle de 1949, que l’on peut consulter en français dans Heidegger (M.), Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier (W.), Paris, Gallimard, 1986 (1e parution en français : 1962). Retour au texte
34 Hajdegger (M.), Istok hudožestvennogo tvorenija, trad. Mihajlov (A.), Moscou, Akademičeskij proekt, 1993. Retour au texte
35 Gadamer (G.-G.), « Vvedenie k rabote M. Hajdeggera, Istok hudožestvennogo tvorenija, in Aktual’nost’ prekrasnogo, Moscou, Iskusstvo, 1991, p. 100-115. Retour au texte
36 Pour une histoire des publications de ce texte, cf. Albéra (F.), « Maurice Merleau-Ponty et le cinéma », 1895, n°70, 2013, p. 121-129. Retour au texte
37 La version traduite par Iampolski correspond à la version D parmi celles publiées dans 1895, n°70, 2013, p. 131-153, autrement dit la version publiée sous le même titre dans Merleau-Ponty (M.), Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 85-106 (5e édition, 1966). Réédition Gallimard, 1996, p. 61-75. Retour au texte
38 Merlo-Ponti (M.), « Kino i novaja psihologija », Kinovedčeskie zapiski, n°16, 1992-1993, p. 13-22 ; Jampol’skij (M.), « Merlo-Ponti i kinoteorija », Kinovedčeskie zapiski, n°16, 1992-1993, p. 23-29. Retour au texte
39 Jampol’skij (M.), Vidimyj mir, očerki rannej kinofenomenologii, priloženie k žurnalu Kinovedčeskie zapiski, Moscou, Naučno-issledovatel’skij institut kinoiskusstva, Central’nyj muzej kino, Meždunarodnaja kinoškola, 1993. Retour au texte
40 Merleau-Ponty (M.), « Le cinéma et la nouvelle psychologie », 1895, op.cit., p. 150. Retour au texte
41 German (A.), entretien avec Ismailova (N.), « Iz ada ne vozvraščajutsja », Izvestija, 20.06.1992. Retour au texte
42 Albéra (F.), « Maurice Merleau-Ponty et le cinéma », op.cit., p. 126. Retour au texte
43 Nous reprenons ici en la détournant la célèbre citation de Merleau-Ponty qui dit que « la psychologie et la philosophie contemporaine » ont en commun de nous présenter « la conscience jetée dans le monde, soumise au regard des autres et apprenant d’eux ce qu’elle est ». Merleau-Ponty (M.), « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op.cit., p. 151. Retour au texte
44 De Baecque (A.), « L’exorcisme », Cahiers du cinéma n° 531, p. 48. Retour au texte
45 Merleau-Ponty (M.), « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op.cit., p. 140. Retour au texte
46 Terme russe sans équivalent en français qui désigne la période, circonscrite dans le temps, pendant laquelle un alcoolique se met à boire sans arrêt, avant de revenir à un fonctionnement normal, socialement accepté. Retour au texte
47 Klepikov (J.), « Oproverženie opyta », Iskusstvo kino, n°2, 2000, http://old.kinoart.ru/archive/2000/02/n2-article10, consulté le 10.05.2020. Retour au texte
48 Dolin (A), German. Interv’ju. Èsse. Scenarij, Moscou, NLO, 2011, p. 61. Retour au texte
49 Jampol’skij (M.), « Isčeznovenie kak forma suščestvovanija », in Jampol’skij (M.), Jazyk-telo-slučaj, kinematograf i poiski smysla, Moscou, NLO, 2004, p. 277-285, p.280-281. Retour au texte
50 German (A.), Karmalita (S.), Hrustalëv, mašinu !, Lenfil’m, Kinostudija Golos, 1e partie, 1990. Archives personnelles de Joël Chapron, p. 9. Retour au texte
51 Bergala (A.), « L’intervalle », in Aumont (J.) (dir.), La mise en scène, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2000, p. 28. Retour au texte
52 Il a été démontré que la perception du visage implique chez une personne saine l’activation de sept codes de déchiffrement. Cf. Bruce (V.), Young (A.), « Understanding face recognition », British Journal of Psychology (1986), n°77, p. 305-327. Retour au texte
53 German (A.), Karmalita (S.), Hrustalëv, mašinu !, op.cit., p. 10. Retour au texte
54 Idem, p. 32. Retour au texte
55 German (A.), Režissërskij scenarij « Hrustalëv, mašinu ! », Lenfil’m, archives personnelles de Joël Chapron, 20.09.1991, 254 f., f. 43. Retour au texte
56 Idem, f. 137. Retour au texte
57 German (A.), Karmalita (S.), Hrustalëv, mašinu !, op.cit., p. 43. Retour au texte
58 Idem, p. 77. Retour au texte
59 Ibidem, f. 194. Retour au texte
60 German (A.), Karmalita (S.), Hrustalëv, mašinu !, op.cit., p. 38. Retour au texte
61 Idem, p. 67 Retour au texte
62 Ibidem, p. 75. Retour au texte
63 Ibidem, p. 64 Retour au texte
64 German (A.), Režissërskij scenarij « Hrustalëv, mašinu ! », op.cit., f. 10. Retour au texte
65 Aronson (O.), « Vozmožnoe nekino », Iskusstvo kino n°2, 2000, http://old.kinoart.ru/archive/2000/02/n2-article15, consulté le 03.05.2020. Retour au texte
66 De Baecque (A.), « L’ultime défi, voir et revoir Khroustaliov, ma voiture ! », Cahiers du cinéma, n°529 (supplément), p. 8. Retour au texte
67 Le film sera terminé de façon posthume en 2013. Retour au texte
68 Cf. Zvonkine (E.), Il est difficile d’être un dieu d'Arkadi et Boris Strougatski et Alexeï Guerman, Le scénario interdit, Paris, L’Harmattan, 2019. Retour au texte
69 Deleuze (G.), Cinéma 2, L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 206. Retour au texte
Eugénie Zvonkine, « De Soy Cuba à Khroustaliov, ma voiture ! », Phantasia [En ligne], 15 | 2025, mis en ligne le 07 octobre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : http://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1957
Eugénie Zvonkine est professeure d'études cinématographiques à l’Université Paris 8 et membre de l’Institut universitaire de France. Elle a publié nombre d'ouvrages sur le cinéma soviétique et postsoviétique, dont Kira Mouratova, un cinéma de la dissonance (L’Âge d’Homme, 2012), Regardez attentivement les rêves de Kira Mouratova et Vladimir Zouev, Un scénario sans film (L’Harmattan, 2019) et Il est difficile d’être un dieu d’Arkadi et Boris Strougatski et Alexeï Guerman, Le scénario interdit, (L’Harmattan, 2019) et a dirigé ou co-dirigé des ouvrages tels que Le cinéma d’Andreï Zviaguintsev, traversées d’un monde en crise (Mimesis, 2025), Sexuality, Nudity and the Body in Soviet Cinema (Routledge, 2025), Sergueï Loznitsa, un cinéma à l’épreuve du monde (Septentrion, 2022), Ruptures and Continuities in Soviet and Russian Cinema (Routledge, 2018), Le cinéma russe contemporain, (r)évolutions, (Septentrion, 2017). Elle est également réalisatrice et critique de cinéma.