Phantasia

0774-7136

 

depuis le 02 février 2015 :
Visualisation(s): 2853 (24 ULiège)
Téléchargement(s): 0 (0 ULiège)
print        
Odile Gilon

Melancholia imaginativa 

(Volume 1 - 2015)
Article
Open Access

Résumé

Cet article se propose d’étudier l’émergence de la mélancolie comme tonalité affective liée à la vie spéculative dans le monde médiéval. Catégorie d’origine médicale, la mélancolie est explicitement transposée dans la sphère intellectuelle par Henri de Gand (XIIIe siècle), qui la lie à l’impuissance spéculative de la virtus imaginativa – d’où le titre melancholia imaginativa –, impuissance qui serait propre aux mathématiciens. L’article présente les racines possibles de l’assimilation entre mélancolie et imagination chez les philosophes et les théologiens, qui, sans référer à la tradition littéraire, puisent cependant dans les traités médicaux, astrologiques et physiques. L’étude s’opère en trois temps : le lien entre imagination et impuissance spéculative dans les débats épistémologiques du XIIIe siècle, l’émergence d’une catégorie psychique accompagnant la vie intellectuelle dans la tradition médicale, et sa récupération par les penseurs du XIIIe siècle ; et enfin l’émergence de questionnements, chez les penseurs du XIIIe siècle, sur la tristesse qui peut accompagner la vie de la pensée.

Index de mots-clés : imagination, Mélancolie, moyen âge, tristesse, vie de la pensée

Abstract

This article proposes to study the emergence of melancholy as an affective tonality linked to the life of speculation in the Middle Ages. Originally a medical category, melancholy was explicitly transposed to the intellectual sphere by Henry of Ghent (XIIIth century) who linked it to the speculative impotence of the virtus imaginativa – hence the title melancholia imaginativa –,  an impotence that is peculiar to mathematicians. The article presents the possible roots of the assimilation between melancholy and imagination among philosophers and theologians who, without referring to the literary tradition, nevertheless delve into medical, astrological and physical treatises.  The study is threefold: the link between the imagination and speculative impotence in the epistemological debates of the XIIIth century, the emergence of a mental category accompanying intellectual life in the medical tradition, and its retrieval by thinkers of the XIIIth century; finally, the emergence of questionings, among thinkers of the XIIIth century, on the sadness that can accompany the life of thought.  

Index by keyword : imagination, life of thought, Melancholy, Middle Ages, sadness

Zusammenfassung

Gegenstand dieses Artikels ist die Erforschung der Herausbildung der Melancholie als emotionale Grundstimmung im Zusammenhang mit der spekulativen Denkweise des Mittelalters. Die Melancholie, ursprünglich ein Begriff aus dem Medizinischen, wurde von Heinrich von Gent (13. Jahrhundert) ausdrücklich in die Welt der Geisteswissenschaften übernommen; er bringt sie in Verbindung mit der spekulativen Unfähigkeit der virtus imaginativa - daher die Benennung 'Melancholia imaginativa' -, die angeblich den Mathematikern zuzuschreiben ist. In diesem Artikel werden die denkbaren Ursprünge der Gleichstellung von Melancholie und Vorstellungskraft bei Philosophen und Theologen dargestellt, die zwar nicht Bezug auf die literarische Tradition nehmen, aber dennoch aus den Texten der Medizin, Astrologie und Physik schöpfen. Die Untersuchung erfolgt in drei Stufen: der Zusammenhang zwischen Vorstellungskraft und spekulativer Inkompetenz in der erkenntnistheoretischen Diskussion des 13. Jahrhunderts, das Entstehen einer psychischen Kategorie als Begleiterscheinung des geistigen Lebens in der medizinischen Tradition sowie die Übernahme des Begriffs durch die Denker des 13. Jahrhunderts, und schließlich das Aufkommen von Fragestellungen über die Traurigkeit als mögliche Begleiterscheinung des geistigen Lebens der Denker des 13. Jahrhunderts.

Schlagwortindex : geistiges Leben, Melancholie, Mittelalter, Traurigkeit, Vorstellungskraft

1Dans leur étude magistrale sur la mélancolie, Saturne et la mélancolie, R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl repèrent deux traditions coexistantes bien que contraires, au Moyen Âge : la promotion de la mélancolie comme tempérament propre au génie, dans la tradition liée aux Problemata attribués à Aristote (Problemata, XXX, 1), et la définition concurrente de la mélancolie comme défaut de l’esprit, dans la tradition médicale antique et médiévale, et chez certains penseurs qui la hissent parfois au rang d’une catégorie psychique1. La tradition liée aux Problemata considère la mélancolie comme un tempérament d’exception intellectuelle, le mélancolique étant disposé aux plus hautes sciences. Selon cette définition, la mélancolie est une disposition non forcément pathologique pouvant accompagner la vie intellectuelle dans son état supérieur. Il est tout d’abord remarquable que ce dédoublement d’une catégorie d’origine médicale (la pathologie atrabilaire) en une disposition de l’esprit soit propre à la mélancolie, et non à l’un des trois autres tempéraments reconnus par la médecine médiévale (phlegmatique, colérique et sanguin). Mais il est plus étonnant encore de noter que si l’idée d’une melancholia generosa propre au génie peut se soutenir d’un texte d’autorité (les Problemata), l’« autre » mélancolie, plus communément liée au désespoir stérile, référant à la deuxième tradition et originairement réduite à une complexion physiologique indisposant la pensée – l’obscurcissement de l’intelligence, selon la métaphore classique –, se constitue elle aussi progressivement comme une disposition psychique particulière, jusqu’à devenir une compagne de la vie intellectuelle. La transposition s’opérerait au Moyen Âge ; ce sont donc quelques-unes des strates médiévales de cette catégorie émergente que j’aimerais explorer ici.

2Les très nombreuses et remarquables études consacrées à la mélancolie se sont le plus souvent attachées aux traditions médicale, littéraire et iconographique, parfois même philosophique2, tandis qu’une frange nettement plus marginale s’est penchée sur son traitement philosophique chez les penseurs et théologiens médiévaux3. Étrangères à la tradition littéraire, les réflexions des penseurs du XIIIe siècle, habitées par des questionnements épistémologiques liés aux limites et aux possibilités de la connaissance humaine, soulèvent pourtant aussi des interrogations plus « anthropologiques », relatives à la vie de la pensée dans sa dimension subjective. Introduite par une porte auxiliaire, la mélancolie se laisse conduire des traités de médecine aux commentaires métaphysiques, jusqu’aux quodlibet théologiques (Henri de Gand). C’est là, sans doute, le signe qu’il faut considérer, en cet âge d’or de la définition de la métaphysique et de la théologie comme sciences, que la métaphysique demeure inséparable d’une certaine forme de vie, soulevant par la même occasion la question des tonalités qui affectent la vie de l’esprit dans sa quête spirituelle. La connaissance conduit-elle toujours au bonheur ? La vie intellectuelle ne connaît-elle pas la lassitude ? Celle-ci ne serait-elle pas l’expression subjective du chemin spirituel du penseur ? La fatigue intellectuelle n’est-elle pas la source de la mélancolie ? Trois opérations de l’âme structurent la vie de l’esprit : imagination, mémoire et raison. Parmi elles, l’imagination semble tenir un rôle privilégié, incarnant le lieu d’exil de la spéculation intellectuelle – d’où le titre audacieux de cet article, « melancholia imaginativa »4.

3D’un point de vue méthodologique, je tiens à préciser que le fil des pages qui suivent sera celui d’une ligne brisée, le sujet ne se prêtant guère à la systématisation : la mélancolie est semblable à un Janus se moquant des frontières épistémologiques – sa nature même commande qu’il y ait là une boîte noire dans laquelle s’opère l’alchimisation de l’être, qu’elle se résume à la gestation psychique de son dépassement, ou replie l’âme sur elle-même, dans une paralysie définitive. La multiplicité des disciplines qu’elle convie (médecine, philosophie naturelle, astrologie, psychologie des facultés de l’âme, métaphysique, théologie, iconographie) exige de progresser par genèses « croisées », formant un écheveau complexe, dont les divers éléments interagissent en coexistant – complexité propre, il est vrai, à toute catégorie en train de se constituer. En clair, je ne me livrerai pas dans cet article à une lecture systématique, mais plutôt à une enquête procédant par stratification de questions. L’étude s’opère en trois temps : le lien entre imagination et impuissance spéculative dans les débats épistémologiques du XIIIe siècle, l’émergence d’une catégorie psychique exprimant l’impuissance intellectuelle dans la tradition médicale, et la réception de ces théories médicales chez les penseurs du XIIIe siècle, sous forme d’interrogations relatives à la tristesse qui accompagne parfois la vie de la pensée.

I – Mélancolie, imagination, mathématique. Le Quodlibet de Henri de Gand

4Le théologien Henri de Gand pose un lien explicite entre imagination, mélancolie et mathématique dans la quaestio 9 de son Quodlibet II5. La quaestio porte sur l’angélologie (« Utrum angelus secundum substantiam suam sine operatione est in loco ») qui est en cette deuxième moitié du XIIIe siècle le théâtre de débats épistémologiques, mais aussi d’interrogations sur la quantité et l’infini, c’est-à-dire sur des questions mathématiques. Le passage qui nous intéresse porte sur la capacité à concevoir, pour l’homme, la nature des anges. La nature des anges est simple, tant en ce qui regarde leur substance que leur essence. Mais l’on aurait tort, dit Henri, de concevoir cette simplicité comme celle d’un point mathématique, car la nature angélique est tout à fait abstraite de la nature de la grandeur ou magnitude, de sorte qu’il n’y a aucune grandeur en elle. Ce n’est donc pas sur le mode de la grandeur, celle d’un point (ad modum puncti), qu’il faut concevoir la nature des anges, mais sur le mode de l’unité (ad modum unitatis)6. Or ceux qui ne le peuvent, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent concevoir cette nature angélique sans faire appel à la raison de point (ratio puncti), sont aussi et généralement incapables de concevoir quelque chose en dehors du monde et de la nature ; aussi sont-ils incapables de concevoir les êtres incorporels, car ils ont toujours besoin de se représenter le « combien » d’une chose, sa grandeur ou sa position. Ces hommes-là sont des mélancoliques, et font les meilleurs mathématiciens, mais les pires métaphysiciens, car leur intelligence ne peut excéder le lieu et la grandeur, alors que la spéculation métaphysique, qui lui est pour cette raison supérieure, exige d’en faire abstraction7.

5La thèse est la suivante : les hommes dont la vertu imaginative domine la vertu cogitative sont peu portés à la spéculation métaphysique, mais sont de bons mathématiciens. En effet, la puissance de leur imagination ne les dispose pas à concevoir sans images, c’est-à-dire sans mesurer ou quantifier ; or cette incapacité les expose à la mélancolie. Cette thèse peut sembler banale, mais ne laisse pas d’étonner, car la mélancolie est originairement une catégorie médicale, touchant certains individus qui présentent des troubles physiologiques particuliers, et non une catégorie psychique propre à une discipline particulière – les mathématiques. Si la thèse selon laquelle la mélancolie grève les facultés intellectuelles est courante – la thèse inverse, selon laquelle elle les favorise, étant au contraire beaucoup plus rare au Moyen Âge (Problemata) –, il est par contre plus étonnant de la voir quitter le contexte pathologique pour désigner l’impuissance spéculative. Soulignons donc la fine pointe du texte pour en tirer l’inférence suivante : si tel homme possède une vertu imaginative dominante, il est davantage porté aux mathématiques et à la mélancolie – et non celle-ci : les hommes souffrant constitutivement d’un tempérament mélancolique sont davantage disposés (s’ils le choisissent) aux mathématiques, qui s’appuient sur l’imagination. Selon la première thèse, qui est celle d’Henri, la mélancolie suit un certain type de spéculation ; selon la deuxième thèse, qui est celle de Raymond Lull, certains hommes, à savoir ceux qui ont un tempérament mélancolique, sont prédisposés à la mathématique, qui exige une bonne puissance imaginative8. La mélancolie du Quodlibet de Henri n’est donc pas un état pathologique, ni un tempérament, mais plutôt une manière de désigner l’impuissance à penser sans images. Le nœud de l’argumentation se trouve dans la fracture entre une pensée pure, et une pensée qui doit se soutenir d’images.

6D’où provient ce lien entre mélancolie, imagination et mathématique ? Référons-nous dans un premier temps aux autorités explicitement citées par Henri pour venir à l’appui de la thèse de la faiblesse de l’imagination. Ainsi, l’évocation littérale d’un passage du Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote d’Averroès9 rappelle que chez certains hommes, la vertu imaginative (virtus imaginativa) domine la cogitative (virtus cogitativa), si bien qu’ils ne peuvent comprendre les démonstrations que s’ils y impliquent leur imagination. Cependant, Averroès ne parle pas ici des mathématiciens ni d’ailleurs des mélancoliques, mais des poètes – en tout cas de ceux qui demandent l’attestation du « Versificateur ». S’il est fait mention de la tristesse de ces poètes, c’est parce qu’ils ne peuvent suivre une discussion approfondie en raison de la trop grande puissance de leur vertu imaginative. Il faut donc chercher ailleurs, ou autrement. Parmi les sources implicites, Klibansky mentionne l’Éthique à Nicomaque (1150 b 25), ainsi que les Problemata, XI, 38 du pseudo-Aristote, qui établissent un lien entre la mélancolie et l’imagination10. Je ne suivrai cependant pas cette hypothèse, car si l’on y regarde de près, l’édition Wielockx des Quodlibet d’Henri de Gand ne mentionne pas les Problemata (le seul renvoi au Ps. Aristote est celui du De plantis, en référence à Nicolas Damascène). Henri a pu lire la thèse des Problemata, XI, 38 au travers des commentaires d’Albert le Grand sur les naturalia d’Aristote, qui sont effectivement référencés, mais cette piste reste hypothétique11. L’Éthique à Nicomaque, qu’Henri aurait lu dans la traduction de Robert Grosseteste (in Arist. Lat. XXVI 1-3), n’est, quant à elle, pas référencée en commentaire en note de la citation (p. 64 de l’éd. Wielockx). Le lien entre la virtus imaginativa et la mélancolie semble plutôt être un lieu commun répercuté dans le texte, qui insiste davantage sur l’infériorité de l’imagination dans la spéculation métaphysique. Il semble donc qu’il faille d’abord chercher du côté du lien entre imagination et mathématique.

7Une première hypothèse pourrait être celle selon laquelle les « mathematici » désignent les astrologues disposant d’un don divinatoire, augmenté par la puissance de l’imaginative12. Cette hypothèse n’est pas absurde, et sans doute la rencontrerons-nous sous une forme déguisée, mais les occurrences textuelles du terme « mathematici » pour désigner les astrologues sont plutôt rares. Tournons-nous alors vers le contexte historique. Le Quodlibet II est écrit par Henri en 1278, ou au plus tard avant Pâques 127913, soit peu après les condamnations de 1277 par l’évêque Etienne Tempier, touchant le diocèse de Paris, et relatives à 219 thèses considérées comme contraires au dogme de la foi. Or, trois propositions condamnées réfèrent directement au thème de la localisation des anges, traité par Henri dans son Quodlibet II, 914. Les censeurs réfutent la thèse selon laquelle les substances séparées (les anges), dont ils reconnaissent pourtant qu’elles ne sont pas dans un lieu selon leur substance, seraient localisables uniquement en vertu de leur opération. Thèse étrange et ambiguë, à l’égard de laquelle Henri ne dissimule pas son embarras – le texte du Quodlibet fait bien mention de la condamnation15. Or aucune de ces thèses condamnées ne mentionne les mathématiciens : la censure vise l’un des chefs de file de l’« averroïsme » parisien, Siger de Brabant.

8C’est donc ailleurs qu’il faudra chercher le lien entre mathématique, imagination et mélancolie, en privilégiant l’hypothèse selon laquelle ce lien est un lointain écho de l’assimilation entre la spéculation mathématique et l’imagination au début du XIIIe siècle. Le contexte de définition de la métaphysique dans la première moitié du XIIIe siècle assume l’enjeu soutenu dans le Quodlibet, à savoir celui d’une hiérarchie des connaissances culminant dans la spéculation métaphysique conçue comme contemplation pure, c’est-à-dire sans images – et développée, comme l’a montré A. de Libera, à partir de la métaphysique d’Al-Fârâbî. Or, la métaphysique constitue dans ce contexte une forme de vie, qui conduit à la béatitude16. Les théologiens du XIIIe siècle sont conduits à penser la très délicate articulation entre la vie contemplative philosophique, ouverte de iure à la raison humaine dans son propre domaine de législation, et la béatitude théologique, qui renvoie la raison à ses propres limites.

II – L’impuissance à penser sans images. Mathématique et imagination.

9La réception des œuvres d’Aristote et de celles de ses commentateurs arabes (mais aussi persans, juifs, ainsi que les penseurs de la péninsule ibérique) s’étend comme une vague, aussi lente que profonde, du début du XIIIe siècle au dernier tiers du XIIIe siècle (1270 environ). C’est dire assez les efforts entrepris par les traducteurs, interprètes et commentateurs pour intégrer cette œuvre monumentale, et les distorsions qui lui sont imposées. Ainsi, c’est un Aristote déjà fortement néoplatonisé qui débarque en Occident latin, dont la Métaphysique, amputée de trois livres (K, M et N), se voit paradoxalement complétée en son sommet par un ouvrage néoplatonicien issu des milieux d’Al-Kindî, le Liber de causis17. Selon cette première vague de réception et de traduction de l’œuvre d’Aristote, le projet métaphysique du Stagirite trouverait son ultime demeure au sein d’une théologie néoplatonicienne – théologie à laquelle il n’est pas impossible, en forçant la cohérence, de faire répondre la science théologique décrite par Aristote lui-même (thelogike)18, et dont la traduction noétique est celle d’une vision intuitive intellectuelle. Plusieurs strates se fondent ici l’une dans l’autre : le projet métaphysique d’Aristote relu à la lumière de la théologie néoplatonicienne se soutient d’une refonte de la classification des sciences théorétiques, de la noétique et de la psychologie, afin de répondre au schéma néoplatonicien de l’ascension de l’âme, culminant dans l’idéal contemplatif de la séparation absolue avec la matière. La hiérarchie des sciences théorétiques, plaçant au bas de l’échelle la physique, au milieu l’abstraction mathématique, et au sommet la connaissance des choses complètement séparées de la matière (théologie), selon le degré d’abstraction de chaque science par rapport à la matière, se voit surimposer une dimension psychologique censée lui correspondre (la physique considère les choses sensibles, la mathématique les choses imagées, et la théologie les choses séparées et purement intellectuelles), correspondance rendue cohérente par la progression exposée dans les Seconds Analytiques d’Aristote. C’est ce que nous allons découvrir au travers des réflexions de Roger Bacon et Thomas d’Aquin.

10Roger Bacon est l’un des premiers héritiers latins de cette conception. Dans ses Quaestiones supra libros quattuor Physicorum Aristotelis (vers 1245), il distingue plusieurs formes d’abstractions (multiplex est abstractio) : l’abstraction métaphysique considère les choses qui n’ont jamais été unies d’une quelconque manière à la matière (en l’occurrence, les choses divines) – l’abstraction métaphysique est donc plutôt une séparation – ; l’abstraction proprement dite (proprie dicta), qui abstrait la forme de la matière, est celle du mathématicien; l’abstraction de l’intention à partir de la chose, est l’abstraction physique ; et enfin, en héritage d’Avicenne, l’abstraction logique consiste à abstraire une intention d’une intention – un concept de concept, comme « espèce » pour « homme »19. Cette hiérarchie vient au terme d’une réflexion visant à distinguer la mathématique de la physique. En effet, si le mathématicien étudie les mêmes attributs que ceux que considère le physicien, c’est en un sens abstrait, c’est-à-dire non pas « en tant qu’ils sont les attributs » des substances corporelles, mais en tant qu’ils sont séparables du mouvement par la pensée. Ainsi, le physicien considère la forme dans la matière et quant à l’être qu’elle a par cette matière, le mathématicien considère l’être formel ou être d’essence (esse essentiae) qui a une existence dans la matière, mais pas par la nature de la matière20. De cette manière, dit Bacon, la mathématique vérifie l’adage « Abstrahentium non est mendacium », car la mathématique considère l’essence qui est absolue et non transmuable – alors que la physique considère les choses muables21.

11Bacon s’inscrit dans la lignée de l’héritage latin d’Al-Fârâbî22, qui distingue les intelligibles abstraits des intelligibles séparés et définit le sommet de l’activité intellectuelle comme une visée intuitive, unissant l’âme avec l’Intelligence Agente23. Cependant, là où Al-Fârâbî conserve au schéma de l’ascension de l’âme son caractère progressif, l’abstraction (de type aristotélicien) constituant une préparation à l’intuition intellectuelle (de type néoplatonicien), Bacon le clôt. L’imagination, qui restait perméable à un certain aller-retour dans le schéma ascensionnel de l’âme, entre la pensée pure et les images, devient un lieu de non-retour. Cette démarcation s’appuie sur une assimilation entre le domaine de l’abstraction mathématique et celui de l’imagination – Bacon va même jusqu’à considérer, pour la thèse qui nous occupe, que certains hommes ont une complexion cérébrale imaginative mélancolique qui les rend aptes aux mathématiques mais inaptes à la spéculation24 –, assimilation qui répond à la « redistribution des savoirs » qui a lieu au début du XIIIe siècle25. Assumant un cohérentisme interprétatif surprenant, les médiévaux greffent la psychologie tripartite de l’âme, ainsi que la séquence sensation-souvenir-expérience des Seconds Analytiques II, sur la tripartition des sciences théoriques. Une assimilation s’opère entre le passage de la sensation à l’intellection – assumé par l’imagination – et le passage du particulier à l’universel – assumé par l’abstraction, posant le problème de la séparation de l’universel véritable. Ainsi, à la Faculté des Arts de Paris, on enseigne aux étudiants que la physique est associée aux sens, la mathématique à l’imagination et la métaphysique/théologie à l’intellect:

12Or cette division est reçue autrement quant au triple mode de connaître : ou bien nous connaissons par la vertu sensitive, et ainsi il y a la <science> naturelle (les choses naturelles, en effet, sont connues par les sens) ; de même, nous connaissons par l’imaginative, et quant à cela sont connues les choses mathématiques (nous pouvons en effet imaginer les choses autrement qu’elles ne sont) ; d’une troisième façon nous connaissons par l’intellect et c’est de cette façon que peuvent être proprement connues les sciences supérieures et éternelles, comme le montre Aristote qui dit que les choses supérieures sont connues par l’intellect. (Anonyme, vers 1245-1250, Sicut dicit Aristotelis/« Texte A », § 41, éd. Lafleur et Carrier, p. 386-387)

13La vertu imaginative nous permet de connaître les choses « autrement qu’elles ne sont » : la source de cette affirmation se trouve chez Boèce, dans la Consolatio Philosophiae, qui était lue et étudiée par ces mêmes étudiants de la Faculté des Arts de Paris :

14Le sens évalue la figure envisagée du point de vue de la matière qui lui sert de support, tandis que l’imagination évalue la figure seule, abstraction faite de sa matière. La raison, quant à elle, va au-delà de la figure et évalue, par une considération universelle, l’espèce même qui inhère aux singuliers. Mais l’œil de l’intelligence prend plus de hauteur ; dépassant l’enceinte de l’universel, il contemple la Forme simple elle-même par un pur regard mental (Boèce, Consolation de la Philosophie, Livre V, prose 4, trad . C. Lazam, revue par Cl. Lafleur, Paris, Rivages, 1989, p. 204)

15Dans son second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre, Boèce définit l’abstraction comme la considération de la chose « autrement qu’elle n’est disposée dans la réalité »26. Les deux textes de Boèce présentent une abstraction à deux étages : l’abstraction est d’abord la représentation d’une figure dans l’imagination, elle est ensuite la conception de l’universel au-delà de la figure, par la raison. Si la mathématique abstrait la figure, rien n’empêche, dans ce schéma progressif et non cloisonné, que la spéculation aille au-delà, sans avoir pour autant recours à l’intuition intellectuelle – même si celle-ci est bien le sommet de la vie intellectuelle. Ne fallait-il donc pas forcer le texte pour identifier la considération de l’universel et celle des choses divines séparées de la matière, comme le fait l’Anonyme, mais également Jean le Page, qui lit pourtant Boèce27, et identifier l’abstraction mathématique à l’imagination – laissant planer la difficulté de savoir comment l’imagination, lieu de la possibilité de l’erreur, peut être simultanément le lieu de l’abstraction mathématique, qui conduit toujours à l’essence de la chose, selon Bacon ? On trouve également ce lien chez Albert le Grand, qui considère les objets mathématiques comme des imaginabilia, la tripartition physique/mathématique/métaphysique s’identifiant à la division sensibilia/imaginabilia/intelligibilia28. Ainsi, pour une grande majorité des auteurs du XIIIe siècle – et même au-delà, comme chez Heymeric de Campo29 –, les objets mathématiques sont identifiées aux « imaginables », de telle sorte que le seul moyen de garantir une pensée pure, sans images, est de recourir à un autre type d’abstraction.

16C’est ici qu’intervient Thomas d’Aquin – sans doute, pour cet auteur qui reconnaît pourtant, comme Aristote, que l’on ne pense pas sans images, la garantie d’une pensée supérieure qui ne se doit pas toujours à l’image exigeait-elle un déplacement des frontières, en distinguant mieux entre figuration (venant de l’imagination) et abstraction (de la forme véritable). Dans son Expositio super librum Boethii de Trinitate, Thomas explique comment l’abstraction mathématique décrite par Aristote n’abstrait pas véritablement l’universel du singulier, mais plutôt une simple figura prise comme représentation imaginative. Selon Aristote, lorsque j’abstrais la concavité du nez camus, j’abstrais une certaine forme, la concavité, de ce qui se présente comme sa matière, le nez – sujet de la concavité. Mais quel est le statut de cette concavité ? Si elle est, qu’est-elle ; si elle n’est rien, l’abstraction a-t-elle un sens ou n’est-elle qu’une fiction ? L’abstraction mathématique constitue la réponse à ce problème. Elle consiste à tirer le principe de détermination du sujet dans lequel il inhère. Or, dit Thomas, la forme abstraite telle qu’elle se présente à l’imagination – telle quantité –, est abstraite d’une substance qui n’est pas le véritable sujet de la quantité, mais ce dont la quantité est elle-même le sujet, si bien que tout ce à quoi nous avons accès est la représentation d’une certaine forme ou figure dans l’imagination, qui ne rend pas véritablement la structure réelle des choses. En clair, l’abstraction mathématique se contente de distinguer les nombres et les figures des substances des êtres concrets dans lesquels ils se trouvent en faisant simplement appel à l’imagination, qui conserve la forme en négligeant les différentes matières dans lesquelles se trouve cette forme (par exemple la forme du triangle dans l’airain, le bois, la pierre, etc). L’abstraction mathématique, qui a lieu dans l’imagination, est bien une abstraction de la forme (abstractio formae)30, mais elle se réduit à la simple représentation d’une forme ou figure dans l’imagination, et non à la véritable abstraction de la forme universelle à partir du singulier31. Le mathématicien se sert de l’imagination ; le métaphysicien la dépasse – et ce, même si, pour Thomas comme pour Aristote, on ne pense pas sans images.

17Si l’identification entre le domaine des mathématiques et celui de l’imagination soulève des difficultés, il semble donc que ce soit là un fait acquis, qui répond manifestement à un autre enjeu que celui de définir les mathématiques : celui de définir la possibilité d’une spéculation intellectuelle pure, c’est-à-dire sans images. Or, ces réflexions de nature épistémique se doublent, chez ces mêmes auteurs, de réflexions liant les disciplines (ici, la métaphysique), aux formes de vie (la vie contemplative). L’excellence de la vie contemplative conduit à la félicité. Mais en est-il toujours ainsi ? Les théologiens ne réduisent-ils pas à bon compte les mathématiques à l’impuissance spéculative pour mieux se préserver de ce qui les guette pourtant, à savoir la tristesse qui peut accompagner toute vie intellectuelle ?

III. La mélancolie comme conscience de l’impuissance intellectuelle. La tradition médicale.

18Les commentaires médiévaux du XIIIe siècle évoquent plusieurs « familles » de termes apparentés à la mélancolie : tristesse, tristitia ; fatigue, fatigatio ; lassitude, lassitudo pour qualifier un état affectif négatif qui peut accompagner le travail intellectuel. Les médecins avaient déjà (depuis Rufus d’Éphèse) souligné le lien entre certaines formes de vie et la tristesse mélancolique. La tradition médicale scolastique hérite de grands noms : Hippocrate, Galien, Constantin l’Africain (pour son Libri duo de melancholia, nettement inspiré du médecin Iṣḥāq Ībn ‘Amrān et de Rufus d’Éphèse), et Avicenne (Canon, Poème de médecine). Pour rappel, la mélancolie constituait à l’origine, pour les médecins de l’Antiquité grecque, une maladie attribuée à l’excès de bile noire – la santé étant considérée comme l’équilibre entre les humeurs du corps (phlegme, sang, bile rouge, bile noire). Cette maladie se manifeste par des symptômes aussi divers que la tristesse, l’abattement, le délire, l’anxiété, mais aussi la fureur. Très rapidement apparaît l’hypothèse selon laquelle la mélancolie pourrait également trouver son origine dans une « adustio » ou combustion de la bile jaune. En outre, l’équilibre entre les humeurs qui définit la santé n’est rien d’autre qu’un état idéal, que l’homme peut sans doute rencontrer temporairement dans sa vie, mais qui ne laisse pas la constitution de chaque homme d’être grevée, dès la naissance, d’une disposition au déséquilibre : aussi la théorie des humeurs glisse-t-elle progressivement vers une théorie des quatre tempéraments (sanguin, colérique, mélancolique, phlegmatique, doctrine développée dès l’Antiquité grecque et reprise par Galien), c’est-à-dire une disposition constitutive plutôt qu’un état pathologique factuel – disposition qui pourrait même être propre au génie, si l’on suit les Problemata. Pour les penseurs médiévaux, la mélancolie est donc un tempérament, aux côtés de trois autres tempéraments forgés à partir des humeurs (phlegmatique, sanguin, bilieux)32.

19La médecine médiévale lie ces humeurs aux facultés de l’âme33. Le chemin parcouru, au sein même de la médecine, est donc celui de considérer les complexions physico-psychiques que constituent les tempéraments, comme liées aux facultés de l’âme (les tempéraments sont non seulement des complexions physiques, mais s’accompagnent de descriptions physiognomoniques qui cadrent les « caractères » et « types » humains), complexions constitutives de la vie de l’individu (sensation, rêves, mémoire) et de la vie de l’esprit dans la mesure où elles touchent l’imagination, la mémoire et la raison. ‘Īsmā’īl Jurjānī reprend les réflexions d’Avicenne (Canon, III-I-4-6) sur la mélancolie. Placée comme catégorie hybride en supplément des six formes de maladies neuropsychologiques (parmi lesquelles on trouve le délire ou trouble du discernement, haiyān, et la corruption de l’imaginative, fasād-e talīl), la mélancolie (māliūliā, décrite par Avicenne dans le Canon, III- I-4-9) est la résultante d’un dérèglement des organes cérébraux dans leur fonction propre34. Jurjānī décrit ces troubles selon un parallélisme anatomoclinique strict, entre le type de mélancolie et le dérèglement des sens internes (imagination, raison, mémoire). Ainsi, si la matière morbide touche la partie antérieure du cerveau, elle génère une pathologie des représentations ou images sensibles internes (les iyāl-s) ; si elle attaque le cerveau moyen, elle affecte la pensée au sens large, et ce sont alors les pensées (āndišeh) qui deviennent pathologiques. Enfin, si elle touche le cerveau postérieur, elle engendre des troubles de la mémoire (farāmūškārī)35. Suivant cette description, la mélancolie se distribue différemment, c’est-à-dire selon divers symptômes, entre l’imagination, la mémoire ou la raison. Les écrits latins reprennent cette thèse : un homme peut être la proie de ses propres phantasmes délirants alors même que son intelligence et sa mémoire demeurent intactes ; il peut perdre la mémoire sans perdre sa faculté d’imaginer ou de penser ; il peut enfin, pris d’un soudain accès de fureur, garder son imagination et sa mémoire intactes, tandis que vacille sa faculté de discernement. La doctrine psychologique des facultés sert donc de point d’appui pour expliquer les variations de symptômes attachés à la mélancolie.

20Les théories médicales ne privilégient pas toujours le lien entre imagination et mélancolie, même si Avicenne et Jurjānī insistent sur les dérèglements de l’imaginative et de l’estimative, qui constitue la ligne de partage entre l’animalité et l’humanité. Si certains auteurs assimilent la mélancolie à la seule « laesio virtutis imaginativae seu aestimativae aut utriusque », considérant que les troubles de la mémoire relèvent d’une forme spécifique de maladie (la torpeur, « lithargia »)36, ce n’est pas là une tendance générale. En outre, il semble que les descriptions médicales s’attachent à la partie de l’imagination commune à l’homme et à l’animal, plutôt qu’à l’imagination « délibérative ». Il est malaisé de résumer un chapitre aussi complexe en quelques lignes, chaque penseur présentant une doctrine des sens internes qui lui est propre, mais on peut estimer que la ligne de partage suggérée dans le De Anima d’Aristote, entre la phantasia sensible (aisthêtikê), commune aux hommes et aux animaux, représentation du désirable propre à la rêverie, au délire et à l’ivresse, et la phantasia rationnelle ou délibérative (logistikê-bouleutikê), propre à l’homme, qui sert à rassembler les images collectées à partir des multiples sensations pour en produire une seule et servir d’adjuvant à l’intellect – puisque l’homme ne pense jamais sans images37 – trouve un écho dans la distinction entre phantasia et imaginatio (selon des critères à peu près différents pour chaque penseur), les médiévaux de la première moitié du XIIIe siècle héritant à la fois du De Anima d’Aristote et de son commentaire par Avicenne, qui étend très largement les facultés intérieures38.

21Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble de ces analyses, la mélancolie reste une catégorie d’ordre psychiatrique ; en l’occurrence, si elle atteint les facultés de l’âme, c’est en tant qu’elle les brouille – elle laisse le malade en proie à ses phantasmes délirants, grève la mémoire, obscurcit ou « enfume » l’esprit. Or, pour ce qui nous occupe, à savoir la promotion d’une catégorie psychique touchant la vie de l’esprit, les réflexions des médecins ne sont pas aussi aisément transposables. Le mélancolique du Quodlibet d’Henri de Gand n’est pas un malade incapable de gouverner son imagination, sa mémoire et sa raison ; c’est un homme qui, dans la quête spirituelle, ne peut dépasser l’état d’esprit lié aux images et à la représentation imaginaire. Mais allons plus loin, avec ces mêmes médecins, qui conduisent leur réflexion jusqu’à lier la vie malade (la maladie mélancolique) aux formes de vie propices au déclenchement des symptômes. Par « forme de vie », il faut entendre non seulement les conditions liées à l’environnement (qualité de l’air, de la lumière, critères olfactifs, esthétiques), mais aussi, de manière beaucoup plus originale, certaines formes de vie liées à la vie de l’esprit. Dans son Libri duo de melancholia, très nettement inspiré de Iṣḥāq Ībn ‘Amrān et de Rufus d’Éphèse, Constantin l’Africain relève deux formes de vie propices au développement de la mélancolie : la vie religieuse et la vie intellectuelle (philosophique), soit deux types de vies liées à la solitude de la réflexion39. La mélancolie est décrite comme une fatigue de l’âme, suscitée par des efforts psychiques intenses et répétés, qui déteignent sur le corps – puisque le corps suit l’âme40. Il est bien question d’une fatigue de l’âme, induisant une fatigue du corps : Constantin diagnostique en effet des troubles de l’intelligence, de la mémoire et de l’imagination. Insistons-y, car si la mélancolie trouble l’intelligence, cela signifie qu’une certaine tristesse intellectuelle peut naître – reste à savoir, comme nous le découvrirons avec les théologiens du XIIIe siècle, si cette tristesse est compatible avec la félicité propre à l’activité intellectuelle suprême. Constantin avance donc une catégorie complexe, détachée de la théorie humorale, puisque la mélancolie est ici la conséquence possible d’une certaine forme de vie – la vie intellectuelle –, mais qui ne s’émancipe pas complètement de la nosologie, car elle est davantage un déséquilibre psychique qu’un état affectif accompagnant, sans la troubler maladivement dans ses fonctions, l’activité intellectuelle41.

22Si l’on y regarde de près, ce que Constantin considère comme pathologique, ou pouvant en tout cas conduire à la pathologie, c’est un mal qui envahit toute l’âme – le comparant à l’amour, pour l’amoureux, ou à la volupté, pour le voluptueux. La mélancolie est une forme de tristesse propre à celui qui abuse de l’adoration et de la crainte de Dieu, de la lecture des livres en tous genres (philosophie, médecine, arithmétique, astronomie, géométrie, musique), et en particulier les livres qui « permettent une vue sur toutes les choses ». Le mode de vie religieux ou intellectuel forme donc le terreau idéal pour l’apparition d’une tristesse qui trouve sa cause véritable dans l’excès – décrit très justement comme un mal qui envahirait tout l’être, âme et corps. Conduisant son analyse, Constantin pointe même l’idée que la mélancolie de ces hommes pourrait être la conséquence de la « conscience de leur faiblesse intellectuelle »42. Arrêtons-nous un instant sur cette affirmation remarquable. La conscience de la faiblesse intellectuelle ne serait-elle pas précisément ce qu’Henri de Gand décrit comme l’impuissance spéculative du mathématicien ? Le parallèle suppose de laisser là l’idée d’une fatigue de l’âme, en tout cas d’une partie de l’âme – sa part intellective – pour l’abandonner aux facultés inférieures. La mélancolie n’est pas pour Henri une pathologie qui affecte l’âme en entier – et le corps –, mais plutôt un résidu opaque de l’âme qui échoue à rejoindre la sphère de la félicité. Toutefois, prise comme lieu d’un exil, elle pourrait alors, c’est-à-dire après avoir pris conscience de cette incapacité, envelopper toute l’âme dans sa tristesse. La mélancolie serait dès lors la catégorie générale de la conscience de l’infirmité de la raison qui touche l’homme dans sa condition entière, s’il s’arrête au seuil de la contemplation – conscience que rien ne vient plus délivrer. L’imagination serait le lieu de cet exil puisque ni l’intellect, destiné à la félicité comme à une fin, ni la sensation, prise dans le plaisir ou la douleur, mais non dans la tristesse de l’inaccomplissement, ne peuvent jouer ce rôle. En effet, comme nous allons le découvrir, la mélancolie ne peut se présenter, pour les métaphysiciens et théologiens, comme le contraire de la félicité mais comme ce qui lui est étranger ; elle est donc moins le contraire de la félicité que l’incapacité d’y accéder et se situe pour cette raison sous la véritable félicité intellectuelle. En clair, l’enfermement dans la mélancolie ne peut, pour ces théologiens, signifier l’échec de la quête spirituelle, mais seulement la conscience de la faiblesse de l’âme qui s’y attelle43 – conscience qui ferait se rejoindre le constat des médecins et celui des penseurs.

23C’est aller trop vite, cependant, et trop loin, car cette lecture suppose l’émergence d’une affection de l’âme, appelée mélancolie, elle-même réduite à l’un des symptômes de la maladie clinique, la tristesse – laissant de côté et inanalysés les autres symptômes, comme celui de la fureur –, qui ne touche l’âme que dans ses facultés inférieures – c’est-à-dire qui ne touche pas l’intellect lui-même. Cela suppose, en clair, que la mélancolie soit identifiable à la tristesse accompagnant la conscience d’une infirmité intellectuelle. Or l’analyse de Constantin ne le permet pas – puisqu’elle insiste sur un mal qui prend toute l’âme –, pas plus que l’analyse des philosophes et théologiens, sur laquelle nous allons nous pencher à présent, qui font état d’une tristesse, fatigue ou lassitude, mais non pas d’une mélancolie. Ce que nous livre, stricto sensu, l’analyse de Constantin, c’est l’idée que la fatigue liée aux efforts excessifs qui ont lieu dans la vie religieuse et celle du savant, conduit parfois à la mélancolie, dont l’un des symptômes est la tristesse.

IV. La tristesse comme expression de l’impuissance spéculative – au croisement entre mélancolie et vie spéculative

24La vie de l’homme a une fin ultime : le bonheur. Cette félicité lui est accordée au terme d’une ascension de l’âme, qui coïncide avec la vision intellectuelle pure, comme l’affirme le livre X de l’Éthique à Nicomaque. Même si l’ensemble des auteurs que nous avons évoqués ne participent pas tous du même projet métaphysique – Roger Bacon, Thomas d’Aquin et Henri de Gand développent des structures métaphysiques différentes –, il est un point sur lequel ils peuvent bien s’accorder : la fin ultime de la vie humaine est la félicité, et l’unique voie pour y parvenir est la vie contemplative. Mais le bonheur ne se résout dans cette vie intellectuelle que si l’âme pense, de iure, sans images. Or il faut, pour y arriver, des efforts particuliers et répétés qui peuvent s’accompagner à la longue d’une certaine « fatigue », cause d’une tristesse44. S’arracher au corps, c’est œuvrer contre la nature de l’homme ; mais c’est pourtant sa nature véritable qui le conduit à chercher le bonheur dans la vie contemplative, loin des préoccupations du corps45. Les penseurs du XIIIe siècle ont thématisé cette difficulté – il leur reviendrait donc, plutôt qu’aux médecins, d’ouvrir la porte à l’idée d’une tristesse comme état d’esprit pouvant accompagner la vie intellectuelle. La fatigue qui accompagne la vie de l’esprit dans ses multiples efforts pourrait laisser un soupçon, celui de l’incapacité pour l’homme d’accéder à la félicité, remettant insidieusement en cause la possibilité même pour l’homme d’accomplir sa fin, si la connaissance des choses séparées lui est impossible tant qu’il est lié avec le corps – cette dubitatio s’adressant aussi bien à ceux qui souscrivent à l’idée d’une union temporaire avec l’Intelligence agente séparée (comme Roger Bacon et Albert le Grand), qu’à ceux qui la rejettent (comme Thomas d’Aquin et Henri de Gand). Comment concilier ce soupçon avec l’interdit qui grève d’emblée le lien entre la vie de l’esprit et la tristesse, puisqu’Aristote lui-même pose dans les Topiques I qu’il n’est pas de contraire à la félicité de l’activité intellectuelle contemplative ?

Albert le Grand

25L’âme est pour Albert dans « l’horizon de l’éternité et du temps ». Accusant un statut intermédiaire qui n’est pas sans rappeler celui que lui conférait Augustin, elle est touchée par le temps dans ses actions et ses passions, mais sa partie spéculative est séparée du corps46. L’union avec l’intellect agent séparé constitue le sommet de l’activité spéculative, conduisant à la félicité47. Nulle tristesse ne grève l’activité contemplative elle-même. Cependant, l’âme ainsi parfaite n’accède que par instants à cette félicité. C’est ici, dans la scansion temporelle de la vie spirituelle des hommes, que vient se glisser la possibilité de la fatigue et de la tristesse. L’homme est inscrit dans le monde sublunaire. À la différence du monde supralunaire, étranger à toute fatigue puisque les substances s’y meuvent selon un mouvement éternel et continu sans avoir à fournir d’effort, le monde sublunaire est celui du temps, c’est-à-dire du passage de la potentialité à l’acte, du passage d’un contraire à un autre – du devenir48. L’homme appartient par son corps et ses facultés animales au monde sublunaire et suivra sa route, qui est celle de la fatigue liée au devenir. Quant à sa partie intellective, elle ignore fatigue et tristesse lorsqu’elle est temporairement conjointe avec l’intellect agent séparé. Les mondes sublunaires et supralunaires sont clos sur eux-mêmes : Albert s’appuie sur un dualisme pour sauver la félicité spéculative. Toute la question est ici de savoir si l’homme arrive à se former un intellect acquis qui permette de se passer du recours systématique aux facultés inférieures de l’âme.

26Ce schéma apparemment dualiste est empreint d’une certaine progressivité qui, prenant en compte les efforts répétés pour accéder à la vision contemplative, intègre de multiples cas de figure, liés aux complexions corporelles. Si l’âme est conjointe au corps, elle l’est aux complexions du corps49. Or ces complexions évoquent les descriptions des médecins, et celles des quatre tempéraments. Parmi ceux-ci, Albert concède à la mélancolie un statut particulier, bien qu’ambigu. À l’inverse de ce que soutenait Henri, Albert reconnaît que le mélancolique est plus porté à la spéculation que les autres tempéraments, parce qu’il reçoit plus facilement les formes50. Cette force spéculative est pourtant entravée par son imagination débordante – en référence cette fois aux Problemata –, qui le conduit aussi bien à laisser la spéculation pour la poésie, qu’à sombrer dans la fureur51 ou errer dans l’univers statique de ses idées fixes52. Albert intègre les multiples descriptions médicales de la mélancolie (tristesse, fureur, idées fixes, génie intellectuel, imagination lourde) au sein d’un questionnement lié à la fatigue qui touche l’âme dans sa quête spirituelle ; cependant, comme on le voit, il ne confère pas à la mélancolie un statut d’exception intellectuelle (qu’elle soit positive, ou négative, comme chez Henri). La tristesse touche le corps, non l’âme dans son union avec l’Intellect agent ; la mélancolie est l’une des complexions physiologiques pouvant expliquer cette affection ; pourtant, si elle touche l’âme, il ne s’agit que d’une disposition propre à certains individus. Le mélancolique est, comme tout homme, susceptible de connaître la fatigue liée aux efforts pour s’unir à l’Intelligence agente, et la tristesse qui en résulte, mais sa pathologie n’est qu’individuelle, et ne désigne pas l’impuissance spéculative en général. La fatigue intellectuelle dont parle Albert n’est donc pas assimilable à la mélancolie, qui reste une catégorie médicale.

Thomas d’Aquin

27Albert le Grand résout l’incompatibilité entre la félicité à laquelle est censée conduire la vie contemplative, et la fatigue provenant des efforts consentis pour cette même quête, à l’aide d’un « dualisme », où l’âme n’éprouve aucune fatigue tant qu’elle est unie à l’intellect agent séparé. Les réflexions de Thomas sur cette même question (principalement dans la Somme Théologique, les Commentaires des Sentences et le Commentaire de l’Éthique à Nicomaque), évaluent la portée de la tristesse, dont la fatigue est l’une des causes. Or, selon la conception de Thomas, l’âme est la forme du corps, et la vie contemplative de l’âme ne réside pas dans l’union à un intellect agent, puisque Thomas rejette l’idée qu’il soit séparé. La condition humaine, assumée dans son intégrité, pose de manière plus aiguë la possibilité que le corps entrave les facultés de l’âme. Les couples d’opposés fatigue/délectation, tristesse/joie, sont explorés avec une acuité conceptuelle qui témoigne sans doute de la crainte de voir s’ériger ultimement le couple de contraires mélancolie/béatitude – couple qui existe, par ailleurs, chez Thomas, mais concerne l’acédie, et non la mélancolie.

28L’impuissance du corps, livré à la fatigue, conduit à la tristesse. En effet, la fatigue est cause de tristesse53. La tristesse est donc l’expression d’une impuissance, dont il faut d’emblée reconnaître qu’elle est subjective, c’est-à-dire répartie différemment selon les forces et vertus de chaque individu, mais sans être une pathologie pour autant. La tristesse s’oppose à la délectation. Mais s’y oppose-t-elle dans tous les cas ? Je me fonderai sur les développements du Commentaire des Sentences (IV, d. 49) et de la Somme Théologique (I IIae, q. 35)54. La délectation est une passion qui, comme telle, est commune à l’âme et au corps. Or, l’âme est la forme du corps, ce qui signifie que l’âme joue le rôle de cause formelle, le corps celui de cause matérielle. La délectation ne se départage pourtant pas entre les deux causes de la même manière : si l’âme est cause formelle, la délectation qui relève de l’âme, commune à Dieu, aux anges, aux hommes et aux animaux sans raison, sera cause de toute délectation, mais non le corps qui, en tant que cause matérielle, ne concerne que la partie sensible de l’âme55. Cette distorsion provient également de la hiérarchie qui existe entre la puissance et l’acte : la cause matérielle ne donne que la puissance ; ainsi, la cause matérielle explique seulement comment quelqu’un est disposé à la délectation, mais non comment il se délecte en acte – ce qu’explique par contre la cause formelle. Or comment se délecte-t-on si ce n’est de l’objet, et l’objet de la délectation étant le bien approprié, comment, sinon en tant que l’âme s’unit à lui56 ? Le bien propre à la délectation est d’ailleurs lui-même une opération : non seulement la délectation consiste dans l’apaisement de l’appétit, qui va vers le bien, et même vers ce qu’il y a d’ultime parmi les biens, en l’occurrence l’opération. Mais en outre, la délectation étant dans l’appétit, qui exige une perception, il est nécessaire que le bien uni qui cause la délectation soit perçu.

29Deux conditions sont cependant nécessaires pour que puisse s’opérer la délectation : elle doit exiger un minimum d’efforts, ce que Thomas traduit par le fait qu’elle procède d’un habitus, et ne pas être empêchée57. C’est ici que la tristesse peut se glisser – lorsque l’opération est entravée ou exige trop d’efforts – et même s’enraciner dans des dispositions corporelles défavorables. Ainsi l’inclination du malade à la tristesse s’explique-t-elle par les multiples empêchements qui le frustrent dans l’accomplissement de ses activités. Les maladies de l’esprit peuvent d’ailleurs tout aussi bien rendre quelqu’un inapte à la délectation, que les maladies du corps. Ainsi, le mélancolique, qui a l’esprit ténébreux et obscur, est-il davantage enclin à la tristesse58. Les causes formelle et matérielle s’impliquent donc dans un jeu réciproque, qui ne doit cependant pas nous faire oublier que l’influence des complexions corporelles touche la facilité d’accès à la délectation, et non l’accès lui-même. Il s’agit donc, précisons-le, d’un degré d’inclination facilitant ou empêchant la délectation : comme le dit Thomas, plus grande est la disposition à la joie ou à la tristesse, moins il sera requis du point de vue de la cause formelle59.

30Ces réflexions s’appliquent-elles à la délectation dans l’activité contemplative ? Le plaisir éprouvé dans la contemplation est d’un ordre particulier. Si l’on s’arrête à l’objet de la contemplation, rien n’empêche que la tristesse soit contraire à la délectation. Il est tout à fait possible d’être affligé par la contemplation de choses tristes, comme d’être réjoui par celle de choses plaisantes – de la même manière que la jouissance procurée par la chaleur douce est contraire à la souffrance occasionnée par le froid60. Mais la contemplation peut elle-même, en tant qu’elle s’éprouve comme activité, être une source de délectation ; en ce cas, la contemplation est à la fois la cause et l’objet de la délectation. En ce sens, il ne peut, dit Thomas, y avoir de contraire à la délectation – comme l’affirmait déjà Aristote. La tristesse ne peut s’introduire qu’accidentellement, mais sans jamais toucher l’activité elle-même de contempler. Pourquoi ? Il y a deux raisons principales à cela. Tout d’abord, l’objet de la contemplation intellectuelle n’a pas de contraire, car l’esprit ne saisit pas les choses contraires en tant que contraires, mais en soi61. Ensuite, la contemplation, à la différence des plaisirs et peines corporels, ne cause pas la joie parce qu’elle exclurait la tristesse : elle cause la joie parce qu’elle est délectable en elle-même – elle ne vient pas tant combler un manque, ou satisfaire un désir, puisque la satisfaction cesse aussitôt qu’elle est réalisée, qu’elle n’exprime ce désir lui-même. La raison en est qu’elle ne se produit pas successivement, mais parfaitement. Ainsi, la contemplation n’est-elle pas exclusive de la tristesse, mais elle lui est étrangère. Cela, pour sa nature propre, car il n’est pas impossible que cette joie ou délectation s’accompagne de tristesse.

31La tristesse qui accompagne la contemplation ne trouve pas sa cause dans la contemplation elle-même, mais dans les difficultés rencontrées pour l’accomplir ; celles du corps, celles des obstacles qui peuvent entraver l’esprit lui-même. Les organes sensibles sont soumis à la transformation qui cause la fatigue, elle-même cause de la tristesse. Mais ils entravent également le plaisir lié à la contemplation, engendrant cette fois une lassitude (lassitudo), parce que l’opération intellectuelle s’adjoint l’opération des puissances sensibles –  en l’occurrence, et nous retrouvons ici la tristesse mélancolique du mathématicien chez Henri de Gand, la nécessité, pour l’esprit humain, de recourir à des images pour penser62. Un intellect qui peut penser sans images n’éprouve pas la tristesse ; la condition terrestre ne le permet pas, celle des anges bien ; aussi, dit Thomas, recourant cette fois à une catégorie théologique, jamais les anges bienheureux ne peuvent être tristes63. En d’autres termes, la tristesse n’accompagne la contemplation qu’accidentellement, en tant que l’âme doit bien se servir du corps pour arriver à contempler – ce qu’exprime au mieux la nécessité pour l’homme de se servir des phantasmes dans l’intellection.

32La tristesse ainsi décrite n’est pas identifiable stricto sensu avec la mélancolie. Thomas conserve le terme de « melancholia » et « melancholici » pour désigner le tempérament atrabilaire. La mélancolie dispose à la tristesse pour diverses raisons : ainsi, le mélancolique et le sanguin peuvent éprouver différemment la même opération, mais le premier en jouit moins que le second64. L’esprit des mélancoliques est nébuleux et obscur, ils sont moins tenaces, d’où leur penchant pour la tristesse65; en outre, ils sont, comme les colériques d’ailleurs, souvent victimes de leur phantasmes, qu’ils sont plus prompts à suivre que leur raison66. Un lien se tisse assez explicitement entre la tristesse due à l’incapacité spéculative et la puissance de l’imagination, mais la tristesse mélancolique n’est qu’un cas particulier d’une tristesse survenant accidentellement au chemin qui conduit à la contemplation. Il existe une seule catégorie opposée à la délectation dans la contemplation, mais elle est cette fois théologique – à la différence du Quodlibet d’Henri de Gand – : l’acédie (acedia), qui se présente comme le contraire de la béatitude67.

33Il y a sans doute quelque chose d’artificiel à vouloir reconstruire, sur base d’un passage isolé d’un Quodlibet de la fin du XIIIe siècle, l’émergence d’une catégorie psychique touchant l’homme dans sa vie spirituelle. Nous avons cependant pu montrer que l’affirmation d’Henri de Gand n’est pas anecdotique, mais bien symptomatique d’un contexte particulier, celui de l’interrogation, propre au XIIIe siècle, sur les limites et les possibilités de la connaissance humaine. Les multiples réflexions sur l’impuissance spéculative, intégrant les commentaires médicaux comme autant d’arguments, sur la fatigue et la tristesse qui peuvent accidentellement empêcher l’accès à la félicité, et l’affirmation conjointe de la nécessité d’une pensée pure pour conduire au bonheur, viennent en écho des questionnements épistémologiques. La tristesse ainsi définie n’est pas directement assimilable à la mélancolie, mais serait une expression subjective de la vie de la pensée – n’est-elle pas en fin de compte, comme le dit Thomas lui-même, paradoxalement plus ressentie que la joie68 ? Il n’est pas non plus absurde d’y déceler une tendance, assez mûre pour croiser, vers la fin du XIVe siècle, les développements des poètes sur la mélancolie, devenue alors le visage d’une subjectivité à l’ombre de Dieu, d’un espace dévolu seulement négativement à l’homme. Ce serait d’ailleurs là sa spécificité, à défaut de pouvoir considérer la mélancolie autrement que comme le lointain écho du lien entre la vie de la pensée et les étapes qui l’organisent – reconduisant ainsi et à nouveaux frais la thèse de Pierre Hadot, sous la forme d’un désespoir devant l’ordre perpétuellement mobile de la pensée, qu’elle découvre en traçant son chemin par sa propre pratique69.

Notes

1  R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, traduit de l’anglais et d’autres langues par F. Durand-Bogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1989 (1979).

2  À titre non exhaustif, voir les travaux de Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981 ; De la mélancolie, fragments de poétique et d’histoire, Paris, Dilecta, 2005 ; Melancholia : le malaise de l’individu, Paris, Payot, 2008 ; Jean Starobinsky, L’encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012 ; La mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989 ; Gladis Swain, « Permanence et transformations de la mélancolie », in Dialogue avec l’Insensé, Paris, NRF, 1994 ; Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La couleur de la mélancolie : la fréquentation des livres au XIVe siècle, 1300-1415, Paris, Hatier, 1993 ; Jacques Drillon, Charles d’Orléans ou le génie mélancolique, J.-C. Lattès, 1993. Voir également les travaux de Stéphane Toussaint.

3  La plupart des travaux portent sur la catégorie théologique de l’acédie.

4  Je me permets d’emprunter cette expression à Klibansky et alii, op. cit., p. 547, expression forgée à partir de l’esprit du texte d’Agrippa de Nettesheim.  La « melancholia imaginativa » constitue une première forme de mélancolie, suivie d’une « melancholia rationalis » et d’une « melancholia mentalis », et reflète la puissance créatrice du mélancolique. Dans cet article, le lien entre imagination et mélancolie sera travaillé à l’envers, comme lieu d’exil de la spéculation intellectuelle. La puissance transformatrice de l’imagination au Moyen Âge a été déjà été étudiée par deux auteurs, Giorgio Agamben et Henry Corbin, qui la promeuvent au cœur même de l’histoire d’une polarisation. G. Agamben étudie la maladie mélancolique dans la perspective médiévale de l’eros, où le spiritus phantasticus serait l’organe de déploiement d’un espace « irréel », « qui n’est ni la scène hallucinée et onirique des fantasmes, ni le monde indifférent des objets naturels » mais le « lieu épiphanique […] entre l’amour narcissique de soi et le choix d’un objet extérieur » où pourront prendre place les créations culturelles. G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, traduit de l’italien par Yves Hersant, Paris, Rivages, 1994 (1992). H. Corbin, qui associe le rejet par Averroès, puis par la grande majorité des penseurs latins chrétiens, du mundus imaginalis des mystiques persans au divorce occidental entre la pensée et l’être, avance l’idée d’un monde imaginal – ‘âlam al-mithâl, traduit par Corbin par « mundus imaginalis » – qui possède sa réalité propre au même titre que le monde sensible et le monde intelligible, afin de donner toute sa réalité à ce qui joue le rôle de lieu de transformation de l’être. Voir H. Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabî, Paris, Flammarion, « Idées et recherches », 1958 (2e édition) ; Philosophie iranienne et philosophie comparée, Paris, Buchet/Chastel, 1985.

5  Henricus de Gandavo, Quodlibet II, Opera Omnia, tome VI, edidit R. Wielockx, Leuven University Press, 1983, p. 58-72.

6  Quodlibet II, q. 9, l. 17-21, éd. Wielockx, p. 62-63.

7  « Ceux donc qui ne peuvent concevoir un ange selon la raison de sa substance et selon l’unité sans la raison de point, sont ceux dont le Commentateur [Averroès] dit dans sa Metaph. II, « en ceux-ci la vertu imaginative domine sur la vertu cogitative. Et pour cette raison », dit-il, « nous voyons qu’ils ne croient pas aux démonstrations si l’imagination ne les accompagne pas. En effet, ils ne peuvent croire qu’il y ait du plein, ou du vide, ou du temps hors du monde. Et ils ne peuvent semblablement croire qu’il s’agisse ici d’étants non corporels, qui ne soient ni dans un lieu, ni dans un temps ». Premièrement, ils ne peuvent pas le croire, parce que leur imagination ne demeure pas dans la quantité finie, et c’est pourquoi les grandeurs (magnitudines) mathématiques et tout ce qui est hors du ciel leur semblent infini. Or en ceci « il n’est pas correct de croire par l’imagination », comme le dit le Philosophe dans le livre III de la Physique. Deuxièmement, ils ne peuvent pas le croire parce que leur intellect ne peut transcender l’imagination comme elle transcende les imaginables (imaginabilia), ni ne peut demeurer au-dessus des grandeurs ou de ce qui a un lieu et une position dans la grandeur. En raison de quoi, de même qu’ils ne peuvent pas croire ni concevoir qu’il n’y ait rien hors de la nature de l’univers, c’est-à-dire « hors du monde – ni être, ni lieu, ni temps, ni plein, ni vide », tel que le détermine le Philosophe dans le livre I du De caelo et mundi, de même, ils ne peuvent croire ni concevoir ceci, qu’entre les choses et le nombre des choses de l’univers qui sont dans le monde, il y ait certaines [choses] incorporelles, qui manquent par nature et par essence de toute raison de grandeur, et de lieu ou de position dans la grandeur, mais ils pensent le combien (quantum), ou ce qui a un lieu dans le combien, comme le point. D’où, de tels [hommes] sont des mélancoliques, et sont les meilleurs mathématiciens, mais les pires métaphysiciens, car ils ne peuvent étendre leur intelligence au-delà du lieu et de la grandeur, sur lesquels se fondent les [choses] mathématiques ; et les [choses] métaphysiques sont abstraites par soi (per se abstracta) selon la chose, du lieu et de la grandeur, car l’abstraction métaphysique excède [l’abstraction] mathématique. » Henri de Gand, Quodl. II, q. 9, p. 63-64 éd. Wielockx (traduction personnelle).

8  Raymond Lull, Tractatus novus de astronomia (1297), d’après Klibansky et alii, op. cit., p. 531 note 182. Lull rajoute même une dimension astrologique à ce tableau, redevable des travaux d’Abu Ma‘sur et d’Alcabitius, puisqu’il fait référence aux attributs positifs et négatifs de Saturne, l’homme saturnien ayant tendance à se porter sur les species fantasticas et mathematicas – les mélancoliques reçoivent de fortes impressions provenant de leur imagination. Notons que le poète mystique persan Farîdoddîn Attâr attribue cette infirmité au philosophe et non au mathématicien : « Ton esprit, ce pèlerin, de tourments dans la Quête n’a de repos ni jour ni nuit. Il court, s’acharnant avant le trépas à substituer l’âme au corps, à gagner le corps à l’âme. Ce qui importe ici-bas, est l’effort de ton esprit ; que celui-ci, pas une seconde, ne s’écarte de la Voie ! […] Chacun est sur une voie différente ; chaque cœur, de doute, dans un autre puits. Les philosophes sont suspendus entre « qualité » et « quantité » ; les sophistes s’en tiennent à la négation du monde. […] quand le Pèlerin rencontra le Sage […] D’allégresse, son âme fut en ébullition […] Le Pèlerin, amant éperdu de passion s’embrasa comme le feu. Il rejeta exaltation et mélancolie et plongea nu dans l’océan. Il déposa plainte et gratitude, et s’engagea sur la Voie sans fin. » Farîdoddîn Attâr, Le livre de l’épreuve (Musibatna°ma), traduit du persan par Isabelle de Gastines, Paris, Fayard, « L’espace intérieur », 1981, p. 26-28 – je souligne.

9  Averroès, Metaph. II Comm. 15, éd. G. Darms, p. 77, 32-33.

10  Le lien est établi à partir de la question suivante : « Pourquoi les bègues sont-ils mélancoliques ? Est-ce parce qu’il est propre à ce qui est mélancolique de suivre rapidement l’imagination ? » Klibansky et alii, op. cit., p. 532, note 186, et p. 82 note 74 – ce que rend également l’édition récente, Ps. Aristoteles, Problèmes, Sections XXVIII-XXXVIII, P. Louis (éd.), Les Belles Lettres, Paris, 1994. C’est là une thèse commune chez les médecins arabes : le bégaiement est cité dans le Canon d’Avicenne et le Trésor de Jurjānī comme un trouble du comportement du mélancolique. Le lien entre l’imagination et la mélancolie n’est pas propre aux Problemata, à la différence de la définition de la mélancolie comme tempérament d’exception intellectuelle. Dans la lignée de la réception de la thèse des Problemata, XXX, 1 d’Aristote, Guillaume d’Auvergne soutient que la mélancolie arrache le malade aux plaisirs corporels, le préparant ainsi aux tâches de l’esprit, pour lesquelles il serait même mieux disposé que les autres hommes, car l’esprit mélancolique est préparé à la pénétration de la grâce divine et à la vision prophétique. Voir Klibansky et alii, op. cit., p. 131 – notons qu’il s’agit d’une thèse communément rencontrée chez la majorité des médecins arabes et persans. Une citation de Guillaume Wheatley illustre à merveille l’état d’exception intellectuelle des mélancoliques : « […] tous les hommes mélancoliques sont au plus haut point disposés à acquérir les sciences les plus hautes […] ; de là, il n’est pas absurde de penser que la majeure partie des philosophes soient des mélancoliques. » Guillelmus Wheatley, In De scholarium disciplina, cap. 4 (traduction personnelle). La réception des Problemata au Moyen Âge constitue un sujet d’étude à part entière. La première traduction pourrait être celle de Barthélémy de Messine (entre 1258 et 1266) (voir Klibansky et alii, op. cit., p. 124). Depuis les analyses de Klibansky, de nombreuses études ont vu le jour. Voir Aristote, Problème XXX, 1, traduction, présentation et notes de J. Pigeaud, L’Homme de génie et la mélancolie, Paris, « Petite Bibliothèque Rivages », 1988 ; P. Nobel, La transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance : du XIIe au XVe siècle, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 233-sq, de même que le très intéressant volume de textes édités par P. de Leemans et Michèle Goyens, Aristotle’s Problemata in Different Times and Tongues, Leuven University Press, 2006, qui porte tant sur la version latine des Problèmes par Pierre d’Abano, que sur la traduction française d’Evrart de Conty, soulignant ainsi la portée très populaire de cet ouvrage. Voir, enfin, Maaike Van der Lugt, « Genèse et postérité du commentaire de Pietro d’Abano sur les Problèmes d’Aristote. Le succès d’un hapax. », in Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, textes réunis par J.-P. Boudet, F. Collard et N. Weill-Parot, Firenze, Micrologus’Library, 2013, p. 155-182.

11  Le commentaire cité est celui du De Caelo. Albert mentionne explicitement les Problemata dans son De memoria et reminiscentia, éd. Borgnet, 1890, tract. 2, cap. 7, p. 117b et dans son Ethica, Lib.IV, tract.2, cap.10, éd. Borgnet, p. 313a.

12  Pour citer quelques auteurs à titre indicatif : Rémi d’Auxerre, qui hérite lui-même du commentaire de Jean Scot Erigène sur Martianus Capella, dit répéter, lorsqu’il décrit Saturne, les théories des « mathematici ». Si l’on se réfère cette fois à la tradition littéraire, un poème latin inspiré de Macrobe, et cité par Klibansky, dit de Saturne qu’il donne à l’âme « la faculté de distinguer et de calculer » (voir Klibansky et alii, op. cit., p. 259 ; 283). L’hypothèse d’un lien entre les « mathematici » astrologues et la puissance de l’imagination s’appuie sur deux arguments importants. Tout d’abord, les astrologues médiévaux reconnaissaient l’imagination comme organe de perception des rêves et des inspirations divines. C’est même là une thèse courante chez les auteurs juifs et musulmans : le prophète est celui qui, de tous les hommes, possède au plus haut point la capacité spéculative, et complète cette dernière – ce qui forme sa supériorité sur les philosophes – à l’aide de la perfection de son imaginative. Maïmonide, Avicenne, et la majorité des mystiques persans ont soutenu cette thèse. Ensuite, le nombre d’occurrences du terme « melancholia » ou « melancholici » dans les traités liés à l’astrologie, de même que dans les traités qui servent d’assise de réflexion à la divination (notamment les ouvrages du type De somno et vigilio) laisse penser qu’un lien peut être établi entre mathématiciens, astrologues, divination et mélancolie. Cependant, cette thèse demanderait qu’on oppose les mathématiciens astrologues aux théologiens – puisque ce sont eux qui les ont si sévèrement combattus – plutôt que d’opposer la spéculation mathématique à la spéculation métaphysique. Le lien entre mathématique et mélancolie dans la tradition astrologique, liée à la divination et à la prophétie, constituerait l’objet d’un autre développement, qu’il serait trop long de mener ici.

13  Sur la datation du Quodlibet, voir le commentaire de l’éditeur, R. Wielockx, op. cit., p. XIII-XXI.

14  Les trois propositions condamnées sont : « Quod intelligentia, vel angelus, vel anima separata nusquam est » ; « Quod substantiae separatae nusquam sunt secundum substantiam – Error, si intelligatur ita quod substantia non sit in loco. Si autem intelligatur quod substantia sit ratio essendi in loco, verum est quod nusquam sunt secundum substantiam. » ; « Quod substantiae separatae sunt alicubi per operationem ; et quod non possunt moveri ab extremo in extremum, nec in medium, nisi quia possunt velle operari aut in medio, aut in extremis. – Error, si intelligatur sine operatione substantiam non esse in loco, nec transire de loco ad locum. », cité à partir de R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, Paris-Louvain, Publications universitaires, 1977, p. 104.

15  Voir Quodlibet II, q. 9, op. cit., p. 66 à 68.

16  A. de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Seuil, « Des Travaux », 1996, p. 111.

17  Cette métaphysique reprise par l’Anonyme, répond à ce qu’Olivier Boulnois a appelé la structure « protologique » de la métaphysique, réduisant, au début du XIIIe siècle, l’ontologie à une théologie. Voir O. Boulnois, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique », in Quaestio I, 2001, p. 7.

18  « Or s’il y a quelque chose d’éternel, et d’immobile, et de séparé, c’est manifestement le propre d’une [science] théorétique que de le connaître, mais toutefois pas de la physique, car la physique est relative à certains mobiles, ni de la mathématique, mais d’une [science] antérieure à l’une et à l’autre. La physique, en effet, est relative  des inséparés, certes, mais non immobiles ; d’autre part, quelques [branches] de la mathématique sont relatives à des immobiles, certes, bien que non séparés, probablement, mais comme dans la matière ; d’autre part, la [science] première est relative  des séparés et à des immobiles. […] C’est pourquoi il y a aura trois philosophies théorétiques : la mathématique, la physique, la théologique. » Aristote, Metaphysica, VI, 1, 1026 a 10-16 et 17-18. Je reprends ici la traduction de Cl. Lafleur, qui se fonde sur le texte dont disposaient les médiévaux, in Cl. Lafleur « Une figure métissée du platonisme médiéval : Jean le Page », in Une philosophie dans l’histoire. Hommages à Raymond Klibansky, B. Melkevik et J.-M. Narbonne, Presses de l’Université de Laval, 2000, p. 105-160.

19  « […] il faut dire que l’abstraction est multiple : l’une d’elle n’est pas [abstraction] au sens propre, mais au sens commun et étendu, qui est le même que la séparation, et telle est la métaphysique qui est au sujet des abstraits, c’est-à-dire des séparés ; […] or le séparé est ce qui n’a jamais été uni d’une quelconque manière à la matière, et telles sont les choses divines. La deuxième est l’abstraction proprement dite, qui est [celle] d’une chose [abstraite] de la chose, à savoir [celle de] la forme [abstraite] de la matière, et c’est elle que considère la mathématique. La troisième est [celle de] l’intention [abstraite] de la chose, et celle-là est physique, car l’intellect […] abstrait des multiples singuliers un universel qui en est prédicable […]. La quatrième est l’abstraction d’une intention à partir d’une intention, et celle-ci a lieu en logique ; c’est pourquoi une intention commune est abstraite de ces premières intentions, [comme] ‘homme’, ‘lion’, et [d’autres] de telle sorte. » Roger Bacon, Opera hactenus inedita Rogeri Baconi, VIII, Quaestiones Supra Libros Quatuor Physicorum Aristotelis, éd. F. M. Delorme, O.F.M., Oxford, 1928, p. 71 (traduction personnelle).

20  Quaestiones Supra Libros Quatuor Physicorum Aristotelis, op. cit., p. 70.

21  « […] abstraire, en ce qui concerne les mathématiques, n’est pas mentir, car le mathématicien considère l’essence qui est ce qui est absolu et non transmuable […] ; or le physicien considère l’être qui est transmuable […]. » Ibidem (traduction personnelle). 

22  Voir A. de Libera, La querelle des universaux, op. cit., p. 110-116.

23  « Si, par ailleurs, il existe des étants qui sont des formes qui ne sont pas dans des matières ni ne l’ont jamais été, alors ces étants (tilka) lorsqu’ils ont été intelligés, sont devenus existants tout en étant [toujours] intelligibles selon le mode d’être qui était le leur avant d’avoir été intelligés. Dire, comme nous le faisons, que telle chose est intelligée, c’est [dire] que, premièrement, les formes qui sont dans des matières sont [à un moment] abstraites de leurs matières, et que leur advient alors un mode d’être différent, autre que leur premier mode d’être. Or donc, s’il y a des choses qui sont « depuis toujours » des formes immatérielles, ladite instance ne saurait aucunement avoir besoin de les abstraire des matières ; elle les trouvera au contraire [déjà] abstraites et [d’emblée] les intelligera. » Al-Fârâbî, Épître sur l’intellect, introduction, traduction et commentaires de Ph. Vallat, Paris, Les Belles Lettres, « Sagesses médiévales », 2012, p. 32 – ce passage est un commentaire du De Anima d’Alexandre d’Aphrodise.

24  D’après A. Mothu et A. Del Prete, Révolution scientifique et libertinage, Brepols, 2000, p. 226. Les connaissances médicales de Roger Bacon étaient impressionnantes ; son avis sur les médecins plutôt circonspect : « Il y a trente ans [les médecins ; Bacon écrit ce texte entre 1260 et 1270] ne s’occupaient que de l’expérience, qui seule apporte la certitude ; mais maintenant par l’art des Topiques et Elenchi [d’Aristote]  ils multiplient sans fin les questions accidentelles, les arguments dialectiques et sophistiques, s’y absorbant de telle sorte qu’ils cherchent toujours la vérité sans jamais la trouver. » Roger Bacon, De erroribus medicorum, éd. A.G. Little et E. Withington, Opera hactenus inedita Rogeri Baconis, vol. 14, Oxford, 1928, p. 154.

25  A. de Libera, op. cit., p. 111.

26  « Nous concevons des choses qui existent réellement, et d’autres que nous formons par notre imagination, et qui n’ont point de réalité extérieure. À laquelle de ces deux classes doit-on rapporter les genres et les espèces ? […] C’est donc l’âme qui, par sa propre force, distingue entre ces éléments mêlés ensemble, et les présente sous une forme incorporelle, comme elle les voit en elle-même. […] Tels sont les genres et les espèces ; ils sont donc dans les objets corporels, et aussitôt que l’âme les y trouve, elle en a le concept. Elle dégage du corps ce qui est de nature intellectuelle, pour en contempler la forme telle qu’elle est en elle-même. » Boèce, In Porphyrium a Victorino translatum, lib. I.

27  « [§ 8] Mais il est écrit au cinquième [livre] de la Métaphysique [en fait Met. VI, 1, 1026 a 13-19], et au second des Physiques, que, parmi les choses, certaines sont séparées tout à fait du mouvement et de la matière selon la chose et la vérité. C’est pourquoi il y a trois négoces – ou trois modes – de la philosophie relatifs à la science, à savoir le divin au sujet des séparés, le mathématique au sujet des abstraits, le physique au sujet des conjoints. [§ 9] Et il faut noter que ces trois négoces répondent de façon appropriée à la triple vertu de l’âme, à savoir à l’intellect, à l’imagination et au sens […] d’où suit le corrélat que tout comme l’imagination est une vertu intermédiaire entre l’intellect et le sens, ainsi le mathématique est un négoce intermédiaire entre le métaphysique et le naturel. » Jean Le Page,  Introduction à la philosophie, in op.cit., p. 155-156.

28  « […] selon les choses qui ont été dites, ces choses qui sont abstraites du mouvement et de la matière selon l’être et selon la définition sont des intelligibles seulement, mais celles qui sont abstraites du mouvement et de la matière selon la définition et non selon l’être sont des intelligibles et des imaginables. Les choses qui sont conçues avec la matière par l’être et la définition sont en même temps des intelligibles, des imaginables et des sensibles. » Albertus Magnus, Physica, I, tr. 1, c. 1, Opera Omnia IV, p. 2b (traduction personnelle).

29  Voir Heymeric de Campo, Colliget principiorum iuris naturalis, divini et humani philosophice doctrinalium, éd. Calma/Imbach, AHDLMA 80, 2013, p. 296-297.

30  « Et ainsi il y a deux abstractions de l’intellect. L’une qui répond à l’union de la forme et de la matière ou de l’accident et du sujet, et c’est l’abstraction de la forme à partir de la matière sensible. L’autre qui répond à l’union du tout et de la partie, et à celle-ci répond l’abstraction de l’universel à partir d’un particulier, qui est l’abstraction du tout, dans laquelle est considérée absolument une nature quelconque selon sa raison essentielle, en dehors de toutes les parties qui ne sont pas les parties spécifiques, mais qui sont des parties accidentelles. »Thomas d’Aquin, Super Boetium De Trinitate, pars 3, q.5, a.3, co.4 (traduction personnelle).

31  Voir les explications de L.-B. Geiger, R. Imbach, Penser avec Thomas d’Aquin, Saint-Paul, « Pensée antique et médiévale », 2000, p. 170-184.

32  Sur la mélancolie dans l’histoire de la médecine antique et médiévale, voir Klibansky et alii, op. cit., p. 31-200 ; M. D. Grmek (sous la dir. de), Histoire de la pensée médicale en Occident, 1. Antiquité et Moyen Âge, Paris, Seuil, 1995 ; Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme, op. cit.

33  Cela suppose la localisation des facultés de l’âme. Les médiévaux hériteraient de l’anatomie galénique du cerveau et de la division des facultés en phantasia, mneme et noesis, que Galien lui-même n’élabora pas jusqu’au bout, et qui serait d’inspiration stoïcienne. Ainsi, au tout début du XIIIe siècle, Alexandre Neckham situe la vis imaginativa dans le ventricule chaud et sec du cerveau antérieur, la vis cogitativa ou vis rationalis dans la cellule logistica du cerveau moyen (zone humide et chaude), et la mémoire dans le ventricule froid et sec de la partie postérieure de la tête. Voir L. Nauta & D. Pätzlod, Imagination in the Later Middle Ages and Early Modeen Times, Leuven/Paris, Peeters, 2004.

34  B. Thierry de Crussol des Epesse, La psychiatrie médiévale persane. La maladie mentale dans la tradition médicale persane, Springer, « Médecines d’Asie : Savoirs et Pratiques », 2010, p. 110-sq.

35  Ibidem.

36  Voir Klibansky et alii, op. cit., p. 156-sq.

37  Respectivement, Aristote, De l’âme, III, 10, 433b 30 ; III, 11, 434a 5-10 ; III, 7, 431a 10-20. Sur cette question, voir J.-L. Labarrière, « Imagination humaine et imagination animale chez Aristote », in Phronesis, 1984/29, et J. Frère, « Fonction représentative et représentation. ΦΑΝΤΑΣΙΑ et ΦΑΝΤΑΣΜΑ selon Aristote », in Romeyer Dherbey G. (sous la dir. de), Corps et âme. Sur le De Anima d’Aristote, Paris, Vrin, 1996, p. 341.

38  Si l’on se fonde sur le Liber sextus de naturalibus d’Avicenne, le sensus est suivi par la phantasia (englobant le sens commun), l’imaginatio, la vis imaginativa (le jugement), la vis aestimativa (le jugement accompagné d’une réaction spontanée), et la memoria. Albert le Grand, dans son De Anima, II, 4, 7, distingue le sensus, puis le sensus communis, suivi de l’imaginatio et de l’aestimatio, de la phantasia et de la memoria. Thomas, dans les Quaestiones de anima et dans la Summa Theologiae, considérerait deux sens internes pour les formes, le sensus communis et la phantasia sive imaginatio, et deux sens internes pour les intentiones, l’aestimativa et la memoria. Il ne s’agit toutefois que de bribes de définitions pour ces auteurs eux-mêmes. Pour le détail de ces questions éminemment complexes, voir C. Di Martino, Ratio Particularis. Doctrines des sens internes d’Avicenne à Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2008.

39  « Très nombreux sont les hommes saints et pieux qui deviennent mélancoliques à cause de leur grande piété et de leur crainte de la colère divine, ou à cause de leur désir ardent de Dieu, qui finit par dominer et vaincre leur âme. […] Ils tombent dans la mélancolie comme des amoureux ou des voluptueux, ce qui nuit autant aux capacités de l’âme qu’à celles du corps, car l’une dépend de l’autre. Et tous tomberont dans la mélancolie qui abusent de leurs forces en lisant des livres de philosophie, des livres de médecine et de logique, des livres qui permettent une vue [une théorie] sur toutes les choses […]. » Iṣḥāq Ībn ‘Amrān, Maqâlâ fî l-mâlîhûlîyâ/Constantin l’Africain, Libri duo de melencholia, éd. K. G. Arbers, Hamburg, Buske, 1977 (traduction de Klibansky, basée sur A. Bumm, voir note infra).

40  Le mélancolique pourrait être celui qui n’a pas mesuré suffisamment ses efforts – un homme imprudent, en quelque sorte. Prudence et contemplation sont, à ce titre, liées. Voir Johannes Brachtendorf, éd., Prudentia et Contemplatio. Ethik und Metaphysik im Mittelalter, Paderborn, Munich/Vienne.

41  C. König-Pralong conclut quant à elle à l’apparition d’une catégorie de l’étiologie psychique. C. König-Pralong, « Aspects de la fatigue dans l’anthropologie médiévale », in Revue de Synthèse, tome 129, 6e série, n°4, 2008, p. 538.

42  « […] les activités de l’âme rationnelle sont la pensée ardue, la remémoration, l’étude, l’examen approfondi, l’imagination, la recherche de la signification des choses, et aussi les visions et les jugements […]. Et toutes ces conditions – qui sont en partie des forces permanentes [les facultés mentales] et en partie des symptômes accidentels [des passions] – peuvent en très peu de temps porter l’âme à la mélancolie, si celle-ci s’immerge trop profondément en elles. Très nombreux sont les hommes saints et pieux qui deviennent mélancoliques à cause de leur grande piété et de leur crainte de la colère divine, ou à cause de leur désir ardent de Dieu, qui finit par dominer et vaincre leur âme […]. Ils tombent dans la mélancolie comme des amoureux ou des voluptueux, ce qui nuit autant aux capacités de l’âme qu’à celles du corps, car l’une dépend de l’autre. Et tous tomberont dans la mélancolie qui abusent de leurs forces en lisant des livres de philosophie, des livres de médecine et de logique, des livres qui permettent une vue [une théorie] sur toutes les choses ; ou encore des livres sur l’origine des nombres, sur cette science que les Grecs appellent arithmétique ; sur l’origine des sphères célestes et des étoiles, c’est-à-dire sur la science des étoiles, que les Grecs appellent l’astronomie ; sur la géométrie […]. Toutes ces sciences sont des produits de l’âme […] Ces hommes-là – Allah le sait – incorporent la mélancolie […] dans la conscience de leur faiblesse intellectuelle, et dans la détresse que cette faiblesse leur cause deviennent mélancoliques. La raison pour laquelle leur âme tombe malade (troubles de l’intelligence et de la mémoire, et autres désordres affectant l’âme) réside dans la fatigue et l’abus de leurs forces, comme l’affirme Hippocrate au livre VI des Epidémies : « La fatigue de l’âme résulte de son activité de pensée ». Et de même que l’abus des forces physiques conduit à de graves maladies dont la fatigue demeure la moindre, l’abus des forces mentales engendre de graves maladies dont la pire est la mélancolie. » Constantin l’Africain, Libri duo de melencholia, traduction de Klibansky et alii, op. cit., p. 146, basée sur la traduction de A. Bumm, Über die Identität der Abhandlungen des Ishâk ibn Amrân und des Constantinus Africanus über Melancholie, Munich, publication privée non datée, p. 24-sq, complétée par les passages d’Ishâq, dans Constantinus Africanus, Opera, Bâle, 1536, vol. I, p. 283-sq – je souligne. La description de Constantin et le lien qu’il tisse avec les formes de vie du religieux et du savant s’apparente plutôt à la description de l’acédie. Il y aurait peut-être là le signe de l’assimilation progressive au Moyen Âge de deux formes d’abattement psychique, d’origine différente – acédie et mélancolie.

43  Maïmonide y voit plutôt une ignorance : « Et la cause de tout cela [c’est-à-dire de la condition de la mélancolie délirante et de la crainte] est faiblesse d’âme et ignorance en elle de la vérité. […] les savants et ceux qui acquièrent les principes de la philosophie […] acquièrent le courage pour leur âme […] et quand il lui arrivera grand dommage et grande angoisse de l’adversité des temps […] il ne s’étonne ni ne craigne, mais supporte ces épreuves comme il faut. » Maïmonide, Tractatus de regimine sanitatis, cité et traduit par Klibansky et alii, op. cit., p. 137 note 25.

44  Je remercie D. Faivre-Carron de m’avoir communiqué son article « Lassitudo. Au sujet d’un marqueur de l’imperfection humaine ». Voir également J.-L. Chrétien, De la fatigue, Paris, Minuit, 1996 et C. König-Pralong, op. cit.

45  Cette ambiguïté pourrait bien être à la source de la mélancolie. Voir à ce sujet la thèse de J. Pigeaud, op. cit.

46  « en effet, l’âme, comme il est dit dans le Liber de Causis, est dans l’horizon de l’éternité et du temps : c’est pourquoi elle touche le temps par ses actions et passions, et de cette manière, le « quand » lui convient. Cela est évident dans la partie spéculative de l’âme, qui est cependant considérée comme plus séparée du corps que la partie motrice, qui est utilisée par le corps dans le mouvement. » Albert le Grand, De sex principiis, tract. IV, cap. 6 (éd. Borgnet, p. 343a-b, traduction personnelle).

47  Albert s’inscrit dans la lignée d’une tradition qui pouvait citer Averroès sans avoir à craindre les foudres des condamnations. Est-ce une coïncidence si Jean de Jandun, chef de file des averroïstes parisiens, a promu la mélancolie comme tempérament lié au génie, suivant la thèse des Problemata XXX, 1 ?

48  Albertus Magnus, De Caelo, l. II, tract. 1, cap. 2 (éd. P. Hossfeld, Aschendorff, Münster, 1971, p. 107b). La Metaphysica de l’Aristoteles Latinus évoque l’idée de fatigue du mouvement pris dans le devenir : « cet agent [à savoir le soleil, les astres et tout le ciel] ne se fatigue pas, en effet, il n’a pas en lui la puissance de la contradiction, comme les corruptibles en mouvement. » Arist. Lat., éd. G. Vuillemin-Diem, Leiden, Brill, 1976, IX, viii, p. 179 (traduction personnelle).

49  « Il suit en effet que l’âme est conjointe au corps, aux complexions du corps. » Albert le Grand, De sex principiis, tract. IV, cap. 6 (éd. Borgnet, p. 343a-b).

50  Albert le Grand, De sex principiis, tract. IV, cap. 6 (éd. Borgnet, p. 343a-b).

51  Les mélancoliques sont mus par beaucoup de phantasmes (Albert le Grand, De memoria et reminiscentia, tract.2, cap.7 ; éd. Borgnet, p.117b). Cette imagination les porte à la poésie, mais aussi parfois à la fureur, qui n’éteint pas tout à fait leur raison et leur intelligence, mais seulement par intervalles (Albert le Grand, De somno et vigilia, Lib.III, tract.2, cap.8 ; éd. Borgnet, p.206a). Albert aurait écrit un commentaire sur les Problemata, aujourd’hui perdu, le Liber super Problemata (Klibansky et alii, op. cit., p. 124 ; voir, de manière générale, sur la récupération par Albert des Problemata, Klibanski, op. cit., p. 124-130).

52  Albert le Grand, De spiritu et respiratione Lib.II, tract.2, cap.3 (éd. Borgnet, p.249b).

53  Super Sent. lib. IV, d. 49, q. 3, a. 3, qc. 2, arg. 1. Je reprends, pour les citations qui suivent, le texte de l’édition Textum Parmae (1856) éd. Roberto Busa (source : www.corpusthomisticum.org), en traduction personnelle.

54  « En outre, il semble qu’il y ait une tristesse contraire à la délectation qui est dans la considération. En effet, la fatigue est la cause de la tristesse. Or une fatigue se produit lors de la considération. Une tristesse survient donc lors de la considération. » Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. IV, dist. 49, q. 3, a. 3 qc. 2, arg. 1. (Ibidem). La S.T. I IIa, q. 35, a. 5 demande s’il existe une tristesse contraire au plaisir de la délectation.

55  Super Sent. lib. IV, d. 49, q. 3, a. 2, co.

56  Ibidem.

57   « Au second [argument] il faut dire que ce n’est pas une opération quelconque qui est la cause de la délectation, mais l’opération connaturelle d’un habitus qui n’est pas empêchée. C’est pourquoi quand nous sommes forcés à certaines opérations contraires aux habitus qui sont en nous, ou dans lesquelles nous subissons des empêchements, en raison desquels nous viennent fatigue et labeur, nous ne nous délectons pas d’opérations de cette sorte, mais nous en sommes attristés. » Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. IV, dist. 49, q. 3, a. 2, ad 2.

58   « Mais la qualité appropriée provient de trois choses. Premièrement, qu’elle soit le fait d’une complexion tempérée ; les malades ne sont donc pas aptes à la délectation. Deuxièmement, que l’esprit soit clair et non obscur ; c’est pourquoi les mélancoliques, chez qui se trouvent des esprits terrestres et obscurs, sont enclins à la tristesse. » Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. IV, d. 49, q. 3, a. 2, co.

59  Ibidem.

60  « Or il arrive que l’on contemple quelque chose qui nuit et afflige, comme quelque chose qui plaît et délecte. Si l’on comprend en ce sens le plaisir de la contemplation, rien n’empêche qu’une tristesse lui soit contraire. » Thomas d’Aquin, S.T., I IIae, q. 35, a. 5, co.

61  « Mais on peut parler du plaisir de la contemplation au sens où celle-ci est à la fois l’objet et la cause du plaisir : ainsi quand on se réjouit du fait même de contempler. En ce sens, dit Grégoire de Nysse, ‘Aucune tristesse ne s’oppose au plaisir qui vient de la contemplation.’, et Aristote affirme la même chose à différentes reprises. Cependant, il faut entendre cela des choses en soi. La raison en est que la tristesse s’oppose de soi au plaisir qui porte sur l’objet contraire, comme la tristesse produite par le froid est contraire au plaisir que la chaleur cause. Or il n’y a rien de contraire à l’objet de la contemplation, car les essences des contraires, en tant que saisies par l’esprit, ne sont pas contraires entre elles puisque justement, un contraire est la raison de connaître l’autre. Par conséquent, quand on considère les choses en soi, il ne peut y avoir de tristesse qui soit contraire au plaisir de la contemplation. » Ibidem.

62  « Mais il arrive que la tristesse soit causée par l’appréhension [la perception] de deux manières. D’une manière, du point de vue de celui qui perçoit, à savoir celui qui perçoit par un organe quelque chose de corporel, auquel peut survenir une lassitude et une corruption à cause de la transformation de l’organe. Et ainsi la perception de la partie sensible est attristante par accident, mais l’appréhension intellectuelle ne l’est que par un accident très éloigné, en tant qu’est adjointe à la considération de l’intellect une opération des puissances sensibles d’où vient la lassitude dans la considération de notre intellect, ce qui ne serait pas le cas si nous pouvions intelliger sans phantasmes. […] » Thomas d’Aquin,Super Sent., lib. IV, dist. 49, q. 3, a. 3, qc. 2, co.

63  « En outre, la béatitude parfaite ne supporte pas la misère. Or toute tristesse appartient à la misère et doit être fuie, comme le dit le Philosophe dans le livre VII de l’Éthique. Donc les anges bienheureux ne peuvent être tristes. » Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. II, dist. 11, q. 1, a. 5, s.c. 2.

64  « En outre, si l’opération était la cause de la délectation, ceux qui sont de la même manière envers l’opération, seraient de la même manière envers la délectation. Or certains, qui agissent de la même manière, ne se délectent pas de la même manière : en effet, les mélancoliques se délectent moins que les sanguins. Il semble donc que l’opération ne soit pas par soi la cause de la délectation. » Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. IV, dis. 49, q. 3, a. 2, arg. 6.

65  « Mais la qualité appropriée provient de trois choses. Premièrement, qu’elle soit le fait d’une complexion tempérée ; les malades ne sont donc pas aptes à la délectation. Deuxièmement, que l’esprit soit clair et non ombragé ; c’est pourquoi les mélancoliques, chez qui se trouvent des esprits terrestres et obscurs, sont enclins à la tristesse. » Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. IV, d. 49, q. 3, a. 2, co.

66 « En effet, aucun des deux [le colérique et le mélancolique] n’attendent la raison conciliante, mais suivent le premier phantasme au sujet des concupiscibles. » Thomas d’Aquin, Sententia Ethic., lib. IV, l. 7, n. 18.

67  « Aussi peut-il exister dans la partie intellective une tristesse contraire à une telle délectation de la raison, comme c’est le cas chez les démons et dans les âmes des damnés. » Thomas d’Aquin,Super Sent., lib. III, dist. 15, q. 2, a. 3, qc. 2, ad 3 ; « L'acédie, selon S. Jean Damascène, est ‘une tristesse accablante’ qui produit dans l'esprit de l'homme une dépression telle qu'il n'a plus envie de rien faire, à la manière de ces choses qui, étant acides, sont en outre froides (et inertes). C'est pourquoi l'acédie implique un certain dégoût de l'action. […] Une telle tristesse est toujours mauvaise, parfois en elle-même, parfois en ses effets. […] puisque le bien spirituel est un vrai bien, la tristesse qui provient d'un bien spirituel est mauvaise en elle-même. […] Donc, parce que l'acédie, comme nous l'envisageons ici, est une tristesse provenant d'un bien spirituel, elle est doublement mauvaise : en elle-même et dans ses effets. Et c'est pourquoi l'acédie est un péché, car, nous l'avons montré, ce qui est mauvais dans les mouvements de l'appétit est un péché. » Thomas d’Aquin, S.T., IIa IIae, q. 35, a. 1, co. ; « L'acédie n'est pas un éloignement de l'esprit envers un bien spirituel quelconque, mais envers le bien divin, auquel l'esprit doit s'unir de toute nécessité. » Thomas d’Aquin, S.T., IIa IIae, q.35, a.3, sol. 2.

68  Aussi fuit-on davantage la tristesse qu’on ne recherche activement la délectation. Thomas d’Aquin, Super Sent., lib. IV, d. 49, q. 3, a. 3, qc. 3, ad. 1.

69  Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 2002 ; Discours et mode de vie philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

Pour citer cet article

Odile Gilon, «Melancholia imaginativa », Phantasia [En ligne], Volume 1 - 2015, URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=356.

A propos de : Odile Gilon

U.L.B. – USL-B