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D’une fiction qui ne serait pas du semblant.
La fabulation moderne dans la Science de la logique de Hegel
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Version PDF originaleRésumé
L’objectif de cet article est d’interroger la manière dont la philosophie moderne a recouru à une forme de « fictionnalisation » dès sa première réflexion sur la méthode, afin de servir son auto-institution en philosophie de la liberté. L’article propose une lecture originale de la Doctrine de l’essence, dans la Science de la logique de Hegel, ainsi que de la section consacrée au commencement. Il souligne l’ambivalence de l’héritage hégélien du Discours de la méthode cartésien, à l’époque du système. À cette fin, l’article explicite à la fois la part de « fabulation » propre à l’entreprise logique et sa volonté de ramener le flottement et l’indétermination propre à la réflexion moderne sur l’essence à un moment précis et bien circonscrit de ce cheminement, à savoir celui de l’apparence.
Abstract
This article aims at questioning the way in which the modern philosophers appealed to a kind of "fictionalization" right from their characterization of the method, and in such a way that the former makes a philosophy of freedom possible. The paper provides an original reading of Hegel’s Doctrine of essence as well as of the section devoted to the beginning of the whole Science of Logic. It emphasizes the ambivalence of the Hegelian inheritance of Descartes’ Discourse on the Method at the time of the system. To this end, the article shows both the "fabrication" dimension of the logic enterprise and Hegel’s will to confine any "lapse" and indeterminacy peculiar to the modern reflection on essence to a very specific moment of that progress, namely that of appearance.
Introduction1
1Dans un bel essai inspiré par Derrida et Ricœur, Bruno Clément cherchait à assumer une thèse des plus radicales concernant le rôle de la fiction dans le discours philosophique, et en particulier dans les dispositifs méthodologiques de l’époque moderne. Selon lui, « aucune proposition théorique n’est pure de la fiction qui la rend possible »2. Ainsi, un texte fondateur comme le Discours de la méthode de Descartes est à ses yeux exemplaire de l’entremêlement de deux modes d’écriture, celui du traité et celui du récit. Les circonstances contingentes d’une élaboration intellectuelle y donnent la réplique à des énoncés philosophiques de première importance, un tel partenariat se présentant délibérément comme une fable. Non seulement la méthode utilise la fiction comme ressource puisqu’elle prend la forme d’une narration – se rendant ainsi maîtresse de la temporalité du mouvement interrogatif dans l’espace libre de l’« après coup » propre au récit –, mais en outre la méthode est à plus d’un égard fiction. Le cheminement romancé de Descartes, dont nous entretient la fable de la méthode, serait en réalité consubstantiel à l’ordre des raisons auquel il est supposé conduire in fine, tant ce dernier semble secrètement tributaire d’un ordre événementiel propre à la subjectivité philosophante. Indistinctement vécue et imaginée par Descartes, cette dimension biographique rappelle le récit de conversion – un genre littéraire initié par saint Augustin –, tout en s’en distançant finalement, comme si le philosophe cherchait à donner une allure de récit d’apprentissage à portée universelle aux événements qui, depuis les fameux songes de novembre 1619 relatés par Baillet, l’ont « converti » à sa méthode. La fiction, en ce sens, ne se limite pas à servir la méthode. La référence à la fable ou même aux songes signifie en effet que la méthode, et avec elle la rationalité moderne en train de s’inventer, est un cheminement avant d’être un ordre : la méthode est l’acte de se donner des règles, non pas indépendamment du cheminement fabulateur, mais à même celui-ci3. La méthode est la narration fictive d’un « avant » capable de supporter les vérités métaphysiques « à venir », la mise en scène propre aux Méditations métaphysiques constituant alors une sorte d’« après-la-méthode » théâtralisé. On peut ainsi suggérer, avec Bruno Clément : « Dire que la théorie ne peut s’écrire que de fiction, qu’elle est fiction, ce n’est pas la soupçonner de procédés qui l’invalideraient, chercher à la discréditer ; c’est seulement dire son fait »4.
2La porte ouverte par Descartes est celle d’une modernité qui s’invente et se réinvente à la première personne. Loin d’appeler à une quelconque psychologisation primaire du discours philosophique, cette démarche vise au contraire à éveiller l’attention du nouveau public qu’elle se donne à elle-même en s’adressant à lui dans les langues vernaculaires, et à médiatiser sa rencontre avec l’universel par le recours à la fiction. S’il n’y a en général pas de proposition théorique vierge de tout fictionnalisme – comme on peut le poser ici de façon axiomatique –, toute l’histoire de la philosophie constitue naturellement un réservoir de possibles à cet égard. Toutefois, seule la modernité nous intéresse ici, en ce qu’elle a discrètement impulsé, depuis le moment cartésien, l’idée qu’elle est elle-même fiction. La modernité, veut-on suggérer, se définirait précisément comme ce geste continué de s’imaginer libre des tutelles traditionnelles ou de l’argument d’autorité, et libre d’instituer des lois qui seraient précisément les lois de l’autonomie de la pensée. Si nul ne viendrait plus à remettre en cause aujourd’hui l’importance des sources médiévales de la pensée de Descartes, reste que sa philosophie s’offre d’abord de fabuler une autre méthode et, dans le même élan, une nouvelle métaphysique. Tout cela n’est pas allé sans mal et il serait illusoire de penser que les références de Descartes au « masque » (dans les Préambules), au « théâtre du monde » (par la réversibilité des rôles du spectateur et de l’acteur dans le Discours) ou encore à la fable – la fabula n’étant d’ailleurs que le nom latin du théâtre – ne relèvent pas d’une certaine prudence stratégique devant ces mêmes tutelles et autorités, en même temps qu’elle dévoile un type de performativité philosophique inédit. Indépendamment des présupposés de lecture propre à l’approche de Bruno Clément, les pages qui suivent aspirent également à « dire le fait » d’un certain rapport de la philosophie moderne à la fiction, en interrogeant toutefois son autre extrémité, à savoir le moment hégélien.
3Dès sa naissance sous le signe du théâtre baroque, pourrait-on dire, et jusqu’à son apogée idéaliste, la philosophie moderne a fait en sorte qu’une sourde fictionnalité la travaille de l’intérieur. Depuis Descartes, celle-ci convoque souvent la forme du théâtre, en laquelle se maximise le jeu perspectiviste des points de vue appelé par la pédagogie du philosophe et, dans un même élan, par son ontologie ou son épistémologie. Songeons seulement à la métaphore théâtrale dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain. Méditant le corps, Leibniz s’y réfère à la figure de l’Arlequin, que l’on voudrait dépouiller de ses habits sur la scène sans jamais y parvenir5. Songeons également à la manière dont, bien plus tard et dans un tout autre contexte, Hegel conçoit sa Phénoménologie de l’esprit : comme une scène sur laquelle l’esprit livre bataille à ses propres contradictions, le « pour nous » spectatoriel réfléchissant le point de vue de la conscience naïve, actrice d’une « représentation » systématiquement défaite par le savoir réflexif de sa mise en scène6. Kant, quant à lui, n’était peut-être pas sans inspiration théâtrale lorsqu’il proposait sa trop célèbre métaphore copernicienne, également basée sur l’inversion des points de vue. Et il n’a pas manqué de commentateurs pour pointer l’heuristique fictionnelle de certains concepts, dont par exemple celui de chose en soi7, ou de certaines stratégies argumentatives, par exemple celle du « comme si », exemplairement étudiée et même réélaborée par le néokantien Hans Vaihinger, dont la théorie des fictions eut une importance considérable8. Pourrait-on s’inspirer de celle-ci pour interroger ce moment ciblé du postkantisme qu’est l’hégélianisme ?
4Il faut le noter, la conception que se fait Vaihinger de la fiction demeure tributaire de préjugés positivistes : la fiction peut contribuer à la vérité, dont elle est potentiellement un adjuvant, mais elle ne se définit que d’être explicitement une erreur. C’est là d’ailleurs la ligne de démarcation entre l’hypothèse et la fiction : si la première se donne comme pierre d’attente d’un résultat objectif, la seconde « est une simple construction auxiliaire, un simple détour, un simple échafaudage destiné à être démoli »9. Le recours au als ob se voit connoté à ce point positivement que Vaihinger y voit le cœur de la philosophie de Kant, tandis qu’il renforce en même temps le caractère traditionnellement péjoratif de la fiction. En effet, Vaihinger nomme fictions au sens strict « les constructions qui sont en contradiction non seulement avec la réalité, mais encore avec elles-mêmes »10. Ainsi par exemple d’un concept autocontradictoire comme celui de chose en soi, qui se nie lui-même tout en niant la « réalité », laquelle consiste précisément à ne pas être en soi mais à apparaître. Reste que Vaihinger fait de l’objectivité absolue de cette réalité, inatteignable, une sorte d’envers dogmatique de la fiction. Cette dernière a pour double mission de nous aider à approcher la réalité et à nous être utile – car il y a un pragmatisme bienvenu chez Vaihinger. Le degré de fictionnalité d’une investigation philosophique se mesure par la différentielle de la réalité donnée et du récit explicatif. Ces pures fictions, ajoute Vaihinger, se distinguent des semi-fictions qui, quant à elles, « contredisent uniquement la réalité donnée, c’est-à-dire qui s’en écartent sans contenir une contradiction interne »11. Une proposition fictive, pleine ou partielle, est donc toujours caractérisée par sa contradiction et sa fausseté théorique, laquelle n’entache certes en rien, bien au contraire, sa valeur pratique, c’est-à-dire sa capacité à faire réussir des opérations intellectuelles. Toutefois, cette réussite ne s’assimile nullement à la vérité de la proposition en question.
5La fiction n’est, dans ce cadre, rien d’autre que la conscience d’une non-conformité au donné. Si le fictionnalisme de Vaihinger passe pour un antiréalisme, c’est parce que, comme l’explique Christophe Bouriau, le philosophe « nie que nous puissions connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes »12, et il n’y a pas jusqu’aux catégories de l’entendement qui ne soient en ce sens « des fictions de notre esprit formées à des fins adaptatives dans un contexte environnemental donné »13. S’il est sans nul doute difficile d’échapper à la définition de la fiction comme non-conformité à un « réel » en dehors d’elle – nous y reviendrons –, la réalité n’en est pas moins posée ici dogmatiquement (de manière en un sens parfaitement réaliste) comme l’extériorité irréfragable et inviolable de nos outils cognitifs. Or, de notre côté, il nous semble périlleux de préserver de nos fictions soi-disant contradictoires et alambiquées la pureté dudit « réel », et de le définir du même coup comme ce qui, échappant à la contamination de la fiction, ne peut jamais être connu. Et il est tout aussi périlleux de restreindre la fiction à l’erreur. N’y a-t-il pas place pour un autre fictionnalisme ?
6Revenons à Descartes. Il serait étrange de ne pas assimiler le récit explicitement fabulateur de la méthode – et plus tard l’expression délibérément théâtrale de la métaphysique elle-même – à une forme de fiction, mais il serait encore plus étrange de considérer ce fictionnalisme cartésien comme « faux ». Sur base de quoi voudrait-on décider de la véracité d’un processus d’écriture fictionnel lorsque celui-ci, loin de pallier provisoirement un non-savoir quelconque, participe de l’élaboration des critères permettant précisément de démarquer la vérité de la fausseté dans le paradigme en construction ? Dès lors, si la fabulation cartésienne est assurément utile, en quoi serait-elle autocontradictoire, et comment pourrait-elle contredire une réalité qu’elle n’a pas encore définie elle-même ? On répondra en invoquant le « kantisme » de Vaihinger : identifiant immédiatement la réalité au donné sensible, tout processus fictionnel doit être examiné sur la base de sa conformité avec celui-ci. Or, outre que l’équivoque d’une réalité en soi – qui serait comme le recto homogène d’un verso fictionnel contradictoire – ne nous semble jamais vraiment levée par Vaihinger, celui-ci ne semble pas vouloir interroger, en amont de toute présupposition, le fictionnalisme du discours kantien en tant qu’il englobe le concept de réalité qu’il se donne à lui-même pour réaliser pragmatiquement ses objectifs.
7Assurément, nous défendons ici un point de vue plus constructiviste que celui de Vaihinger, au sens où les romantiques allemands pouvaient invoquer la « poiétique » du discours philosophique. Il n’y a aucun acosmisme latent dans cette proposition, aucune dénégation des droits de la sensibilité – là n’est tout simplement pas le propos. En clair, qu’un philosophe comme Kant ne reconnaisse de validité objective et donc de réalité qu’à ce qui a tout d’abord été donné à la sensibilité avant d’être informé par le concept, c’est là un choix libre qui ne doit pas inhiber la fiction dont il est déjà porteur. S’il incarne assurément la norme permettant de discriminer le fictif du réel, dans une perspective doctrinale stricte (la Table du rien imposant alors sa partition), il n’en constitue pas moins, en tant que tel, la première pierre de la construction poiétique de Kant – de sa « Constitution », dirait Novalis14. N’y a-t-il dès lors pas sens à parler de fictionnalisation au niveau même du processus d’écriture de la Constitution transcendantale, tout comme il y aurait une fabulation des règles de la méthode elle-même chez Descartes ? Le geste par lequel Kant institue le point de vue transcendantal et génère dans la foulée des critères permettant de discriminer entre le réel et le non-réel, possède lui-même sa performativité propre – qu’il faut bien sûr pouvoir interroger au ras des éléments doctrinaux livrés par la Critique, car il n’est pas question de les outrepasser.
8Nous posons alors la question suivante : et si le recours au « comme si » ne servait pas tant à approcher une réalité qui lui serait abstraitement extérieure – pour nous exprimer déjà comme Hegel – qu’à la manifester ? Et si la poièsis du discours philosophique moderne était sa vérité même, enchâssant habilement au « réel » sa propre normativité et disant en fin de compte la vérité de ce « réel » même ? Mais, serait-ce le cas, comment définir alors la fiction ? Ce concept ne présuppose-t-il pas une forme de non-coïncidence entre le discours fictif et son dehors, quelle que soit la manière dont on le détermine ?
9Pour répondre à ces questions, nous porterons notre regard au-delà de Kant et de son « als ob » afin d’interroger l’extrême pointe de notre modernité fictionnelle, là où celle-ci, jouant jusqu’au bout à son propre jeu – cartésien – d’auto-institution autonome de la pensée, en vient à récuser toutes les oppositions abstraites entre l’intérieur et l’extérieur, entre la méthode et le savoir, entre la métaphysique et sa critique transcendantale, et donc immanquablement entre la fiction et la réalité, ou encore entre le « comme si » et le « c’est ainsi ». Il s’agit évidemment de la Science de la logique, dont la radicalité outrepasse celle de la Phénoménologie sur ce point. Il nous faut toutefois préciser le sens de notre démarche. Si la présente introduction a évoqué aussi bien le « récit » fictionnel que l’« objet » de fiction – au sens où Vaihinger peut désigner la chose en soi ou même la catégorie comme une fiction –, sans doute est-ce parce que l’un et l’autre sont intriqués. Cependant, afin de clarifier la question d’un éventuel fictionnalisme hégélien, il convient d’abord de distinguer dans la Logique la dimension d’un « objet » que l’on pourrait éventuellement qualifier de fictif et celle d’un « récit » qui soutiendrait la métaphysique hégélienne par sa fabulation (comme il y a un « récit de la méthode » chez Descartes et une « mise en scène » métaphysique). La présente recherche proposera néanmoins, et comme il se doit dans un tel contexte, de réduire l’écart abstrait entre chacun de ces termes et de suggérer un rapport de co-dépendance en fin de parcours.
10Nous tenterons dans un premier temps de cerner la possibilité de l’objet fictif dans la Doctrine de l’essence (deuxième livre de la Logique objective), où se déploie le parcours de l’essence en tant qu’elle réfléchit son caractère d’abord « apparent » avant de s’identifier in fine au phénomène en son existence puis à l’absolu comme tel, au titre de cela seul qui est effectif – et non plus apparent. La troisième section de la Doctrine de l’essence, précisément consacrée à l’effectivité (Wirklichkeit), s’avérera de première importance. Elle offre en effet une réflexion modale particulièrement pertinente pour notre problématique, si tant est que la fiction se définit généralement comme ce qui n’a aucune effectivité et relève seulement de l’apparence. Dans un deuxième temps, nous en viendrons à envisager la dimension de récit éventuellement attachée à la démarche logique. Nous chercherons plus précisément à jeter quelques lueurs sur la fameuse section consacrée au commencement de la Science de la logique, dont on peut se demander si elle ne constitue pas la plus stupéfiante des fabulations modernes. C’est à dessein que nous ne commençons pas par le commencement : le détour par l’objet, constitué comme fictif et en ce sens maîtrisé par le philosophe, doit nous permettre de saisir d’autant mieux la radicalité du récit constituant l’origine – peut-être fictive – de toute la démarche spéculative de Hegel. Les points (1), (2) et (3) seront surtout techniques : ils cherchent à dégager des matériaux conceptuels pour une caractérisation hégélienne de l’« objet » fictif. Le point (4) proposera une transition vers la suite en tirant les enseignements des premières réflexions. Enfin, les points (5) et (6) se pencheront sur le récit du commencement et proposeront l’une ou l’autre piste de réflexion pour articuler l’objet et le récit.
1.
11La Science de la logique est la science de la pensée pure se prenant elle-même comme objet et découvrant ses propres catégories préalablement à toute la Realphilosophie (philosophie de la nature et philosophie de l’esprit). Selon Hegel, avant de se risquer à une quelconque extériorité, avant même de se perdre dans le dehors et a fortiori de chercher à se réconcilier avec lui, sans avoir sous les yeux ni institution juridique ni ordre social, ni œuvre d’art ni religion, pas même une plante, un animal ou un minéral, la pensée doit pouvoir légitimement s’examiner elle-même et découvrir ses lois immanentes. Tel est le sens de la démarche logique : la pensée pure doit offrir à l’idée son premier contenu propre. Car, en se réalisant successivement comme être, essence et concept, c’est bien l’idée qui s’advient déjà à soi dans les catacombes logiques du système de la maturité.
12Commençons par nous demander si, indépendamment du « récit » de la pensée pure dont nous examinerons le point de départ dans la suite de cet article, cette même pensée accepte de juger « fictive » telle ou telle station de son devenir objectif. Où la science préoccupée d’elle-même pourrait-elle bien accepter de reconnaître l’artifice ou l’éventuel détour par l’irréel qu’elle s’impose à elle-même pour se connaître ? Non pas dans une quelconque fiction qu’elle devrait poser hors d’elle – il n’y a rien en dehors d’elle-même à ce stade –, mais dans sa propre « semblance » lorsqu’elle cherche à dire l’essence de l’être dont elle a au préalable exhibé les propriétés. En effet, une fois acquise – à la fin de la Doctrine de l’être – l’idée que la vérité de l’être immédiat réside en son essence, d’abord hypothétiquement dissimulée « derrière cet être »15, dont elle serait comme l’autre, il reste à réfléchir ce dernier afin d’accéder médiatement à l’essence et de se réconcilier avec l’immédiateté naïve de l’être. Or l’épreuve de la réflexion ne peut manquer de confronter l’essence à sa propre apparence, c’est-à-dire à la dimension inessentielle du dépôt de l’autoréflexion de l’être. Ce n’est qu’ensuite que l’être devenu essence par sa réflexivité pourra, non plus paraître en s’offrant comme illusion, mais apparaître comme existence phénoménale au sens plein du terme, avant de se révéler finalement comme effectivité absolue. Telle est la trajectoire du Livre deuxième de la Logique objective.
13L’apparence, montre Hegel, est non-être, elle est le processus même de la négativité propre à la réflexion de l’être. Ce processus de négation de l’être est découvert par la Doctrine de l’essence comme inséparable de l’acte de savoir l’être (là où la Doctrine de l’être en restait au simple négatif comme envers statique du positif). L’apparence n’a aucune subsistance par elle-même : elle constitue un reliquat fantomatique, un reste, un reflet ; elle n’est que ce qui, de l’être, demeure une fois effectuée la réflexion néantisante propre à l’essence. Elle se tient pour ainsi dire à la marge du futur « ordre des raisons », donc d’une légalité ou d’un fondement stable, et demeure rétive à cet ordre parce qu’incapable d’exprimer son essentialité. Elle est comme le fantôme de ces songes cartésiens qui hantent la quête du cogito sans se montrer dans le produit fini, donc sans être reconnus comme essentiels pour la vérité du cogito.
14Une telle apparence n’est évidemment nulle part traduite en terme de fiction par Hegel, et pourtant nous sommes au cœur du problème posé en introduction. Paraître ou sembler, être à moitié, c’est là le premier destin de l’être une fois réfléchi en vue d’un fondement exprimable en terme d’essence – fondement qui lui est tout d’abord étranger mais qui est pourtant bien le sien. L’apparence, c’est déjà l’essence, mais comme négation de toute stabilité, comme interférence flottante et rémanente. L’essence de l’être se voudrait sa loi stable et ne reconnaît pas encore comme constitutif ce non-être apparent généré par le retour sur soi de l’être. Une fois revenue sur cette dimension de semblance et supprimée son étrangeté, l’essence pourra alors s’élancer vers l’apparaître et prendre acte de ce que le fondement de l’être, qu’elle est, consiste précisément à se manifester, à exister comme phénomène, supprimant et conservant ainsi l’évanescence inessentielle de l’apparence. Sans indiquer aucun arrière-monde à proprement parler, cette dernière n’est encore qu’un demi-phénomène.
15Que la lectrice ou le lecteur nous accorde ceci : une telle apparence est « fictive » si tant est qu’elle n’est pas un phénomène « effectif ». Bien qu’elle participe à l’évidence de la gestation du phénomène, l’apparence est définie comme non encore « existante », donc irréelle. Pourtant, la dialectique de l’apparence mène naturellement au fondement, lequel conduit ensuite au phénomène. De sorte que le phénomène réellement existant n’est pas l’autre absolu du moment fictif ou apparent mais son accomplissement. En ce sens, si l’on peut dire de la sécheresse logique qu’elle annule toute expérience du sens comme apparence, irréalité ou même confusion, on peut tout aussi bien affirmer qu’elle supprime seulement son côté inessentiel et, ainsi, la consacre comme constitutive du phénomène.
16Si la Logique n’a rien à fabuler explicitement, c’est parce qu’elle n’a rien à desceller de la réalité, rien à cacher. Elle suggère donc et reconnaît que toute institution d’une légalité, d’un fondement ou d’une essence, à l’âge moderne, rencontre l’apparence comme envers fugitif de son propre acte de décider pour et par elle-même du « vrai », c’est-à-dire – à terme – de sa liberté. L’apparence ne constitue un déchet encombrant sur les routes de la liberté pure que pour celui qui la maintient à l’extérieur de l’essence et la laisse menacer du dehors des vérités qui, du coup, ne seraient pas réellement protégées du scepticisme – et ainsi en irait-il chez Descartes ou encore chez Kant. Le fondement serait alors condamné à négocier sans relâche avec une apparence qu’il ne peut intégrer tandis qu’il en dépend – songeons par exemple à la Dialectique transcendantale. C’est pourquoi, de son côté, la Logique commence par l’être indéterminé, c’est-à-dire l’immédiateté la plus simple et prétendument la moins affabulatrice ; l’apparence, rencontrée chemin faisant de manière génétique depuis ce point inaugural, ne pourra alors qu’être partie prenante de l’être en son auto-développement et il n’y aura nulle raison de s’en effrayer. Supérieure en dignité ontologique au simple être immédiat dont s’occupe la Doctrine de l’être, puisqu’elle relève de la réflexivité, l’apparence est ce avec quoi la science doit systématiquement parlementer lorsqu’elle veut s’assurer de la réalité de sa réflexion, mieux même : lorsqu’elle veut – à terme – garantir l’effectivité du fondement à conquérir, c’est-à-dire finalement de la manifestation comme loi du savoir.
17Voilà bien l’enjeu de la démarche hégélienne, et celui-ci impose de penser déjà l’apparence – première figure de l’essence – en regard de l’effectivité – dernière figure de l’essence. Tel est en effet le critère véritable de tout le processus moderne du savoir. Si l’objectif déclaré des modernes, depuis Descartes et jusqu’à Kant, est d’obtenir un fondement effectif (wirklich) de l’être, la signification inconsciente de leur geste, dégagé et clarifié par la seule Logique,serait précisément de ressaisir le fondement ultime de l’être comme effectivité, montre subtilement Hegel, c’est-à-dire comme contraire explicite de l’apparence avec laquelle il aura fallu commencer. L’apparence n’est que la réalité pré-phénoménale, le réel en tant qu’il n’est précisément pas effectif. La Wirklichkeit constituera ainsi l’ultime expression du fondement devenu phénomène, l’accomplissement du parcours de l’essence avant qu’elle ne prenne valence subjective et que s’ouvre la Doctrine du concept. À ce stade, il n’est sans doute pas excessif de suggérer ceci : nulle apparence de vérité consécutive à la réflexion de l’être et à la quête de ses lois ne pose en soi problème au regard du système de la pensée pure, de cette Logique qui aimerait « dire son fait » à la modernité tout entière. En revanche, l’unique crainte du système réside dans le caractère d’inconsistance traditionnellement attaché à l’apparence. On ne pourra s’élever vers le concept qu’une fois pleinement assise l’objectivité d’un être débarrassé de son apparence, c’est-à-dire l’ayant reconnue et intégrée.
2.
18La troisième et dernière section de la Doctrine de l’essence est consacrée à l’effectivité16. Celle-ci, note Hegel en ouverture, « est l’unité de l’essence et de l’existence ; en elle, l’essence sans figure et le phénomène sans tenue, ou l’être consistant sans détermination et la multiplicité variée sans consistance ont leur vérité »17. Qu’est-ce à dire ? L’effectivité se déploie manifestement sous le signe d’une interpénétration de l’unité, ou de la réflexion en soi, et de la multiplicité, ou de la réflexion extérieure en l’autre. Le fondement absolu de l’être, le pur « intérieur » (das Innere) dont il était déjà question dans la Phénoménologie de l’esprit, s’est identifié au cours de la deuxième section de la Logique de l’essence à la multiplicité phénoménale. On l’a dit, le mouvement propre à l’essence consiste pour cette dernière à reconnaître qu’elle ne peut demeurer abstraitement extérieure à l’être qu’elle réfléchit en vue de le fonder absolument, et qu’elle ne peut le laisser se montrer seul tandis qu’elle demeurerait cachée. Le moment primitif de l’apparence indiquait tout d’abord une hésitation problématique à cet égard : que faire, en effet, de ce paraître inattendu, négativité confuse parce que rétive à toute stabilité propre à un fondement digne de ce nom, et surgissant néanmoins du mouvement même d’autoréflexion de l’être en vue d’un fondement ? À présent, le savoir a supprimé et intégré son hésitation dans l’essence elle-même, et il peut affirmer la vérité suivante : seule sera effective l’identité de l’essence intérieure, ou du fondement sans figure mais consistant et stable, et de l’apparition extérieure, multiple et fragmentée ; l’une et l’autre sont réfléchies ensemble et constituent une totalité de déterminations absolument consciente de soi en son unité. Si seul le concept pourra élever cette totalité à la dignité du sujet – le dernier volume de la Science de la logique se chargera de le démontrer –, reste que ce qui est visé par une telle identité, au sommet du point de vue objectif, c’est déjà l’« absolu » (das Absolute) à proprement parler. L’absolu n’est rien d’autre que l’effectivité absolue du parcours conduisant l’être, depuis son « commencement » – sur lequel nous reviendrons – à l’essence accomplie, et c’est pourquoi Hegel consacre au concept d’absolu le premier chapitre de la section sur l’effectivité.
19L’absolu est l’absolument objectif. Ultime détermination de l’être comme essence, il exprime d’abord ce qui, n’étant par définition relatif à rien, n’est rien, et n’est que la négation de toute détermination. Être effectif, toutefois, c’est se poser comme absolu et accepter ainsi une nouvelle détermination de l’essence, qui opérera la transition vers le niveau subjectif de la Logique, où l’idée est moins l’être-déterminé absolu que le pouvoir subjectif de s’autodéterminer et de se faire ainsi maître de sa propre effectivité. La Logique objective, quant à elle, ne peut assumer à son niveau que l’autodétermination en soi du contenu objectif de l’absolu ; elle s’achève donc sur la dialectique de l’absolu et de son caractère effectif : l’absolu, comme pure identité sans différence de l’essence intérieure et des déterminations phénoménales extérieures, donc comme négativité pure, y donne la réplique à l’effectivité comme négation de cette identité purement négative qu’est l’absolu objectif. Deuxième chapitre de la section du même nom, L’effectivité consiste en une exposition des catégories modales. L’unité des deux moments (l’absolu et l’effectif) est quant à elle exprimée dans le troisième moment de cette troisième section, et achève ainsi toute la Doctrine de l’essence. Il s’agit du « rapport absolu (absolutes Verhältnis) », c’est-à-dire aussi « de l’absolu comme rapport à soi-même »18, où sont exposées les catégories de la relation (substance, causalité, relation réciproque entre les deux).
20De prime abord, donc, l’absolu, première figure de l’effectivité, « apparaît seulement comme la négation de tous les prédicats et comme le vide »19. Il n’exprime une identité effective qu’en se donnant primitivement comme dissolution de toute déterminité de l’essence et de son existence, il est la forme absolue et le contenu absolu mais, n’étant que la totalité des déterminités, pour laquelle chaque déterminité est elle-même un tout, l’absolu n’est, rigoureusement parlant, rien. En lui en effet, précise Hegel, le fait même de porter une détermination en général ne renvoie à plus rien d’autre qu’à « une apparence tout bonnement translucide (durchsichtiger Schein) »20. Voilà une remarque cruciale. L’apparence, est-il clairement signifié, hante toujours la Doctrine de l’essence dans son moment conclusif même si elle a changé de forme, car elle n’est plus le résidu d’une réflexion mais le contenu même des déterminations de l’absolu. Puisque l’absolu n’est relatif à rien, puisqu’il est in-conditionné, les déterminations qu’il totalise sont des apparences translucides, car il n’est tel qu’à nier toute différence. L’absolu est au fond l’ultime surgeon de l’apparence, négativité cisaillant toute détermination finie :
21essence, existence, monde étant en soi, tout, parties, force : ces déterminations réfléchies apparaissent au représenter (Vorstellen) comme un être valant en et pour soi, vrai ; mais l’absolu est, par rapport à elles, le fondement dans lequel elles sont englouties21.
22Parce qu’il n’est pas encore devenu concept, l’absolu objectif n’est pas capable de se déterminer pour lui-même comme un sujet. Il est pure autodétermination de l’essence par l’être et vice versa parce qu’il se contente de contenir toutes les différences, mais il ne peut les exprimer car il est une instance vide (leer). S’il n’est sûrement pas illégitime de traquer la reprise subversive de Kant dans ces pages22, l’identité schellingienne nous semble à vrai dire davantage encore visée ici comme ce qui accomplit l’idéalisme de la substance et demeure incapable de s’élever au concept, c’est-à-dire à la subjectivité. Le point d’indifférence, dans lequel Schelling fait culminer et d’où il fait procéder son idéalisme objectif – selon Hegel – a tous les traits de l’absolu propre à la Doctrine de l’essence : s’il est toutes les déterminations, celles-ci ne constituent des différences qu’au point de vue fini et abstrait de la représentation. De telles différences, l’absolu ne peut se les réapproprier réflexivement, il ne les incarne pas non plus : il est l’effectivité, mais une effectivité dans laquelle « il n’y a aucun devenir »23. Si la réflexivité est « un au-delà qui gît dans le dos de l’absolu »24, c’est parce que, chez Schelling comme chez Spinoza – explicitement mis en cause dans la remarque de clôture du premier chapitre et figure-clé du Schelling jeune et intermédiaire – l’absolu est une substance contenant toute détermination en soi mais demeurant imperméable ou extérieure à la réflexivité qui l’a pourtant constituée en objet pour le philosophe. Toutes les déterminations sont donc pure apparence au regard de l’absolu en lequel elles s’abîment, autrement dit en lequel – selon l’allemand dont Hegel exploite l’épaisseur sémantique – elles se trouvent fondées. Le fini périclite, c’est-à-dire qu’il s’offre à son propre fondement : « il va se perdre au fondement (zugrunde geht) »25 ; les déterminations, écrit Hegel, « ont l’absolu pour abîme sans fond (Abgrund) mais aussi pour fondement (Grunde) d’elles-mêmes »26. Fondement sans fond, l’absolu spinoziste ou schellingien est un réservoir infini de déterminations où toute différence entre l’essence et l’existence est supprimée car il en va de l’essence elle-même de se manifester dans l’existence, et à ce titre elle est effectivité. Seul le tout donne de la consistance aux différences, mais celles-ci ne sont qu’apparentes, car au point de vue du tout, il n’y a que l’indifférence de l’abîme.
23La Doctrine de l’essence aurait vraisemblablement pu s’achever ici, mais Hegel prend soin d’intégrer dans la dynamique de l’essence elle-même le mouvement qui va la libérer de l’objectivité et simultanément offrir à celle-ci d’être plus authentiquement effective sans être encore sujet stricto sensu. Il faut en effet que la réflexivité, avec laquelle nous avions commencé, se rebiffe en une sorte d’ultime soubresaut contre l’absolu-substance qui la condamne au néant. Il faut donc qu’elle traverse à nouveau l’apparence sans y demeurer, car tel est le destin de toute dynamique réflexive, et qu’elle se fasse relation (Beziehung) positive à l’absolu. Si l’on en reste au chapitre consacré à l’absolu, toutefois, cette relation est impossible tant la translucidité neutre de l’apparence ne permet plus d’entrevoir de différence d’avec l’absolu. Seul est effectif le silence de mort du fond sans fond.
3.
24Le deuxième chapitre doit nous sortir définitivement de ce problème, tout en invitant à clôturer à nouveau le dossier de l’apparence, rouvert malgré elles par les philosophies qui voulaient le plus s’en débarrasser, à savoir les formes modernes de dogmatisme. Ce chapitre traite des catégories logiques de la modalité. Plus effectif encore que l’abîme de l’absolu est en effet son mode de manifestation. La modalité indique la capacité de la réflexion à se réapproprier son fondement – contre sa réification attribuée à Spinoza et Schelling – en le réfléchissant en soi : « Le mode est, par suite, l’extériorité de l’absolu »27. Le mode dit l’extériorisation et la finitisation de l’absolu, pour autant qu’elle soit absolument la sienne, de sorte qu’avec la modalité l’absolu gagne enfin son être en-et-pour-soi. Hegel a la conviction qu’aucune modalité n’est possible sans l’effectivité qui seule lui donne sens en la précédant. C’est parce qu’il y a l’effectif – cime du procès de l’essence – qu’il y a du possible et de l’impossible, du contingent ou du nécessaire : ce sont là certes des modalités de l’essence, mais ce sont plus concrètement encore des modalités de l’effectivité elle-même. Parce que l’absolu, identité de l’existence et de l’essence, se réfléchit lui-même, tenant ensemble sa dispersion phénoménale et son intérieur, une ouverture sur le possible peut être avérée. On ne commence donc pas avec le possible, mais la logique de l’essence le rend au contraire lui-même possible à partir de l’effectivité. Sans quoi le possible flotterait dans les airs et ne serait le possible de rien. Or il n’y a de possible que pour une effectivité qui interroge la modalité de son extériorisation. L’effectif, en effet, doit s’assurer de ce qu’il est bel et bien rencontre absolue, donc sans reste (c’est-à-dire non apparente) de l’existence et de sa propre essence ; l’enjeu, pour la réalité effective, est donc de faire en sorte qu’en vertu de sa simple possibilité l’on puisse conclure sans transition à sa nécessité d’essence. Or nous ne pouvions nous en assurer tant que l’on en restait à l’absolu spinoziste ou schellingien comme compénétration indifférenciée de l’essence et de l’existence, comme effectivité incapable de se savoir réflexivement elle-même. L’effectivité de l’absolu commande elle-même, pour être ce qu’elle est, que sa possibilité, à laquelle elle se rapporte tout d’abord comme à son autre, s’identifie à sa nécessité. La nécessité médiatise donc le rapport de la possibilité à l’effectivité absolue. Soyons bref sur ce déploiement.
25Une telle médiation est d’abord strictement formelle. Dans ce premier cas, on ne sort pas encore vraiment de l’impasse d’une effectivité indifférente à ce qui lui arrive, silencieuse et morte, si tant est que le possible n’est que le fait, pour un objet A, d’être immédiatement ce qu’il est. « Ce qui est effectif est possible »28 signifie, comme dans la métaphysique leibniziano-wolffienne ici visée, « est possible tout ce qui ne se contredit pas ; le royaume de la possibilité est, par conséquent, la multiplicité variée illimitée »29. Variation du principe d’identité, l’effectivité formelle rappelle simplement la possibilité de non-A dans le cas où A est effectif, et inversement, seule la position simultanée des deux comme effectivité étant impossible. Chaque principe étant identique à soi et différent de son autre, la position de l’un engage la possibilitéde l’autre, et ainsi l’effectif est-il ici simplement le contingent comme simple immédiateté non réfléchie. Voilà qui identifie donc du même coup la possibilité à ce qu’elle croyait réfuter, à savoir la contradiction. Car si A est possible aussi bien que non-A, ils ne peuvent être effectifs en même temps et c’est donc le tout lui-même – l’absolu – qui perd intégralement son effectivité : le tout est impossible au lieu même où l’effectif est défini formellement comme contingence, détruisant ainsi la catégorie de l’absolu que nous venions d’acquérir, et même celle de fondement. La contingence, du moins en sa forme immédiate, est une effectivité abstraite parce que sans fondement, ou bien, comme l’on voudra, elle fait du fondement lui-même quelque chose de contingent. Telle est la première forme de nécessité : l’effectif prend la figure de ce qui doit nécessairement ne pas être impossible formellement pour être. L’effectif n’est pas le tout, et il demeure ainsi abstrait.
26Une médiation plus concrète se dégage alors : la nécessité réelle – et non plus formelle – permet à la totalité de se survivre au cours de son extériorisation modale ; l’effectivité s’offre cette fois comme « le monde existant »30, comme cela qui « se conserve dans la multiplicité variée de la simple existence »31. L’effectif, en d’autres termes, ou la « Chose » dans le vocabulaire de ces pages, doit être riche de contenu et ce contenu doit s’identifier aux conditions formelles de sa possibilité. Le possible, ici, subit une translation : d’une simple possibilité logique, on passe à la possibilité réelle ou objective, celle-là même que Kant avait en vue. Cette nécessité réelle d’une union de l’effectivité et de ses conditions de possibilité (de l’objet et du pouvoir de le penser), toutefois, demeure relative dans la mesure où elle dépend toujours de la contingence du point de départ posé arbitrairement, qu’il s’agisse de la Chose effective ou de sa possibilité.
27Il faudra alors, dans un troisième moment consacré à la nécessité absolue, que l’effectivité nie la contingence immédiate de sa déterminité en A plutôt qu’en non-A (ou l’inverse), c’est-à-dire qu’elle est invitée à reconnaître qu’elle pose elle-même, par la pensée pure, sa contingence et la sait réflexivement. La nécessité absolue est l’identité de la possibilité absolue du penser et de l’effectivité absolue de la Chose comme existence donnée avec sa pensée : elle est le pouvoir, propre à l’absolu et en ce sens absolument nécessaire, de choisir librement entre l’effectivité de A et sa simple possibilité, l’un se déterminant par l’autre et réciproquement. La contingence n’est donc pas évacuée par Hegel : elle est d’une certaine manière absolutisée. Parvenue à ce point, lit-on alors, l’essence
28est ce qui craint la lumière parce que, à même ces effectivités [libres], il n’y a aucun paraître, aucun reflet, parce qu’elles ne sont purement fondées que dans elles-mêmes, configurées que par elles-mêmes, et qu’elles ne se manifestent qu’à elles-mêmes, – parce qu’elles sont seulement de l’être32.
29Qu’invite à penser ce passage énigmatique ? À présent, l’absolu est redevenu pure négativité, mais comme liberté de s’exprimer, c’est-à-dire de se savoir et de se réfléchir comme il l’entend par la modalité, de devenir maître de « son » effectivité. Du même coup, l’apparence est un dossier qui devrait pouvoir se refermer – même si ce n’est pas encore tout à fait le cas, on va le voir. L’essence est auprès de toutes ses « Choses », ses effectivités désormais absolument coalescentes à leur possibilité, elle est donc « la liberté de leur immédiateté non affectée d’apparence »33, et pour cette raison « négativité absolue »34, donc négativité sans reste. Être un reste, c’était là justement la caractérisation que Hegel faisait de l’apparence au début de la Doctrine de l’essence, et voilà ce qui s’est évanoui : l’absolu se défait de la translucidité illusoire du Schein pour se savoir, et craint même que la lumière ne la réintroduise dans son processus immanent, générant plus de reflets qu’il n’en faut. La négativité pure du reste caractérisant l’apparence est désormais négativité pure de l’essence sans apparence, sans reste, parce que maîtresse de la contingence qu’elle se donne en se réfléchissant. La contingence n’est plus le résidu apparent de la réflexion mais la marque de la liberté même des effectivités identiques à leur possibilité.
30C’est là simplement l’acquis d’un absolu qui a pris le risque de s’extérioriser par la modalité, comme l’a fortement mis en évidence Bernard Mabille dans son commentaire magistral de la contingence hégélienne, la nécessité absolue (c’est-à-dire la nécessité de l’absolue identité de l’effectif et du possible comme stabilité) signant le retour processuel de l’essence dans la simple présence thétique immobile. Il y avait apparence tant qu’il y avait doute sur le statut de la contingence. Dès lors qu’il n’y a plus de reste apparent, dès lors qu’il n’y a plus que l’absolue nécessité, ou la nécessité comme absolu, il n’y a alors plus que la pleine assomption du contingent : « Au lieu d’être l’ultime victoire de la logique objective sur le contingent, la nécessité absolue non seulement retombe en une contingence, mais en une contingence qui n’a plus la richesse de l’unité contradictoire du possible et de l’effectif »35. Tant qu’il y avait le jeu contradictoire, l’échange entre la possibilité et l’effectivité, le risque de l’apparence pouvait resurgir, mais à présent, il n’y a plus que l’absolue négativité de la contingence, comprise comme liberté pure et sans plus nulle profondeur. D’où le rejet de la lumière et le caractère aveugle d’une nécessité, qui devra bientôt se libérer subjectivement, car elle n’est encore ici que le « savoir absolu », si l’on veut, de l’objectivité.
31Le troisième chapitre de la section sur l’effectivité, consacré au « rapport absolu », clôturera toute la Logique de l’essence en réactualisant une ultime fois l’apparence. On n’en proposera ici aucune analyse. Précisons toutefois qu’à nos yeux il s’agit seulement d’une reprise du même mouvement d’intégration de la contingence dans la nécessité, mais au degré plus élevé d’un absolu qualifié dans l’intervalle de pur et simple rapport. Pour que l’effectivité soit absolument, elle doit faire du mode, par lequel elle s’exprime et par où advient sa liberté, comme on l’a vu, l’instrument d’un « rapport absolu » et non d’un absolu que l’on pourrait encore confondre, au terme du chapitre second, avec l’étant suprême causa sui de la métaphysique classique. Interrogeant la nouvelle figure de la substanceobtenue à la fin du parcours de la modalité, ce moment en forme de conclusion pense la nécessité de la substance dans son intimité avec l’accident, auquel Hegel attribue le caractère de contingence précédemment dégagé. Du coup, une telle accidentalité sera d’abord dite apparente : elle paraît seulement sans être à la hauteur de l’apparaître exigé par la substance. Il faut en effet que, dans le rapport absolu de soi à soi qui définit en dernière instance l’absolu, ce dernier ne soit plus la substance morte de Spinoza mais une substance vivante, qui ne laisse plus subsister les accidents contingents au dehors de l’être absolu qu’il est. Il faudra alors dialectiser la substance dans la causalité (via la constitution des accidents en substances autonomes et interagissantes) puis dans l’action réciproque, où surgira « l’identité elle-même de l’être et de l’apparence »36, et ainsi Hegel pourra-t-il écrire dans les dernières lignes : « la contingence devient en même temps liberté »37.
4.
32Notre analyse s’est voulue suggestive : l’objet fictif n’est pas tant évacué par Hegel que consacré par ses soins, du moins dans l’exacte mesure où la performativité de l’apparence se livre ensuite à l’effectivité. Il ne faut pas s’étonner de ce que la Doctrine de l’essence se clôture sur l’effectivité, laissant à la logique du concept le soin de lui donner enfin – et définitivement – le contenu de la liberté pure, une liberté subjective qu’elle n’a pas encore. Une essence véritable est en tout état de cause, et au niveau de l’objectivité même, toujours une effectivité, c’est-à-dire un mouvement d’intégration en soi de l’apparence et de transformation de celle-ci en phénomène existant et, ultimement, en réalité effective – d’autant plus effective que l’essence est vouée à s’extérioriser et à se déterminer sur le plan modal en reconnaissant absolument, puis en faisant sienne, la contingence d’une telle extériorisation.
33Tout cela ne va cependant pas sans problèmes. On peut certes dire de Hegel qu’il absorbe plutôt qu’il ne dénie la traversée moderne de l’apparence, en exigeant même d’elle qu’elle joue son jeu jusqu’au bout, c’est-à-dire que sa fictionnalité soit affaire sérieuse, donc concrète, que la fiction de son déploiement soit assumée plutôt que feinte, pourrait-on dire de manière paradoxale, et qu’elle acquiert valeur performative. Toutefois, en cherchant ainsi à éviter que l’apparence n’illusionne du dehors la raison sans participer de son procès, en maintenant l’apparence à l’intérieur des pinces du savoir pur, Hegel la loge à ce point « au-dedans », et même « au milieu », qu’il refuse de la voir à l’œuvre aux extrémités. Nulle apparence ne contamine le commencement de la science, on le verra, ni ne s’arrime à son accomplissement. Il fallait donc que l’apparence soit seulement un objet pour le philosophe et n’ait de prime abord rien à voir avec une trame ou un cheminement, un récit philosophique en tant qu’il conduit d’un point A à un point B. Que l’essence se soit rendue maîtresse de l’apparence attachée à son propre mouvement vers l’effectivité, on l’accorde volontiers – et le concept l’en remerciera –, mais comment s’assurer que l’acte même par lequel s’enclenche le procès logique ne puisse négocier les clauses du contrat qui, à partir de la logique de l’essence, le lie à l’apparence sans discontinuer jusqu’à l’extrême fin de la Logique objective ? Telle est la problématique du commencement.
34Avant d’y parvenir, et en guise de premières conclusions, remarquons tout d’abord combien Hegel bouscule, fût-ce malgré lui, la traditionnelle conception ancillaire de l’objet fictif, dont Vaihinger est encore l’héritier. Si fiction il y a sur le plan de l’objet, elle est assurément de l’ordre de l’apparence, de quelque chose qu’il faut définir en regard de l’effectivité et non de la fausseté. Un élément apparent, un demi-phénomène, à ce titre fictionnel, n’est pas « faux », il n’est pas non plus l’autre d’une réalité immuable considérée comme donnée. Mieux vaut suggérer avec Hegel qu’étant apparent, l’élément fictionnel n’est tout simplement pas wirklich. La fiction comme paraître perturbateur mais non réel, non ap-paraissant, n’est pas quelque chose de non correspondant à une réalité univoque et dogmatiquement posée à l’extérieur, puisque l’expérience de l’apparence, rencontrée génétiquement au cours du processus par lequel l’être se réfléchit, participe de ladite réalité et co-constitue même son essence. Il en va de l’essence de la réalité de manquer tout d’abord d’effectivité, précisément pour pouvoir la gagner par la suite. Tout en étant partie prenante de l’être se muant en essence, l’apparence est négation de toute fixité et se présente même primitivement comme négation du donné ; non pas seulement négation de la réalité du donné, mais précisément négation de ce que la réalité puisse n’être que le donné immédiat. On est alors aux antipodes du positivisme vaihingerien. De la sorte, si le Schein « déformant » est primitivement l’autre du phénomène en bonne et due « forme », il en est aussi bien le partenaire, en invitant ce dernier à ne rien céder à l’immédiateté. Un tel message ne peut passer que dans la mesure où l’apparence met simultanément en doute et complexifie le sens même de la « réalité ».
35À toute réflexion de l’être est ainsi attachée une fabulation, suggère d’une certaine manière la Doctrine de l’essence. Pleinement partie prenante de l’être qu’elle nie, celle-là ne manque pas d’être mais d’effectivité. En d’autres termes, le Schein – objet évanescent, partiel et chargé de contingence – est seulement en contradiction avec le tout en son effectivité, avec l’absolu auquel l’essence, comme on l’a vu, parvient in fine. La fiction, l’illusion, l’apparence : ces termes désignent un mouvement qui répugne à quitter la sphère de la négativité pure pour aller se ficher dans la lourdeur d’une position thétique close, celle-là même de la « nécessité absolue ». Ainsi, toute réflexion en quête d’une légalité ou d’un fondement, doit nécessairement négocier avec ce moment fictif, où l’essentiel peine à être distingué de l’inessentiel. L’apparence accompagne le retour sur soi de l’être comme essence mais l’oblige à traverser la confusion de l’inessentiel. L’essence devra finalement trancher, quant au moment inéluctablement contingent de sa propre apparence, en le supprimant tout en le conservant, c’est-à-dire en en disant la nécessité absolue, puisqu’il y a ultimement identité entre les deux. On l’a vu, la contingence inhérente à l’extériorisation modale de l’absolu, à sa tentative – restée étrangère à Spinoza comme à Schelling – de se savoir effectivement en se réfléchissant,dès lors, ne ronge plus l’intérieur de l’essence à l’aide d’une négativité dangereusement déliée, mais elle affirme sa solidarité totale avec elle si tant est que le tout doit faire sens. À ce moment seulement, c’est-à-dire à la fin de la Doctrine de l’essence il n’y a effectivement plus ni fiction ni apparence, c’est-à-dire plus aucun reliquat d’une réflexivité qui, en se cherchant, ne se maîtriserait pas encore et générerait de la confusion.
36Voici comment nous proposons de traduire les choses. Là où l’effectivité manque délibérément – délibérément au sens où il y a eu acte de réflexion –, et sans qu’un phénomène ne puisse encore s’avancer, armé de son existence assurée, accordons qu’il y a de la fiction. Autrement dit, et pour en venir enfin aux premières pages de la Science de la logique, là où il n’y a que l’immédiateté de l’être – ainsi en est-il prétendument au commencement –, il n’y a pas de fiction ; de même, une fois l’absolu pleinement réconcilié avec lui-même, il n’y a plus guère de fiction. Certes, l’être immédiat avec lequel commence la Doctrine de l’être a encore un long chemin à parcourir pour gagner l’effectivité de l’essence. Mais il ne manque pas délibérément d’effectivité, ne génère pas de confusion, ne revendique pas l’écart déstabilisant d’avec l’effectif, et n’est donc pas fictif en ce sens. Il n’y a pas d’« objet fictif » au commencement de la Science de la logique ; la fiction appartient en propre à l’essence, c’est-à-dire à la réflexion de l’être. L’apparence rechigne devant toute stabilisation de son mouvement, et en ce sens répugne à l’immédiateté simple. Dès lors qu’il y a réflexion sur fond d’un horizon d’essence à atteindre, une apparence vient marquer constitutivement le flottement ou l’indécision de cette quête d’essence. En un sens, l’apparence fictive constitue un « déchet », ou bien ce que nous avons caractérisé plus haut comme un « reste », car son inessentialité est revendiquée, tout comme est exemplaire sa manière de compliquer l’advenue d’une effectivité véritable – lors de son retour à la fin de la Doctrine de l’essence –, mais il n’en va pas moins d’un moment constitutif du procès de l’idée comme pensée pure. Bref, aucun philosophe cherchant à caractériser l’être n’échappe, selon Hegel, à une forme de fictionnalisation de celui-ci, au creux même de l’activité réflexive, chaque fois qu’une immédiateté est mise en doute.
5.
37Une fois cernés les contours de l’apparence, au fond héritière de l’« objet problématique » kantien, c’est-à-dire de l’objet en général – préalablement à sa division en objet possible et objet impossible et virtuellement les deux en même temps –, et une fois posé qu’il n’y a à proprement parler, et aussi surprenant que cela puisse paraître, pas de problématicité objectale au commencement de la logique, reste à savoir s’il y a une problématicité de l’ordre de la mise en récit. L’objet apparent – affabulateur – étant doté de caractéristiques précises et non permutables, peut-on néanmoins assumer, comme Descartes, que les vérités métaphysiques, auxquelles la logique se substitue selon Hegel, entretiennent un rapport quelconque avec une sorte de fabula générale et sous-jacente?
38Avec Descartes nous sommes « zu Hause », enseignait Hegel dans ses Leçons d’histoire de la philosophie ; avec lui seulement « nous pouvons, tel le marin après de longs errements (Umherirren), enfin crier : "terre" ! »38. Mais cette terre – à savoir la pure pensée d’un cogito parfaitement acquis à son autonomie la plus propre –, il ne s’agit plus de faire « comme si » on l’avait en vue, fût-ce afin de préparer l’accostage. Tel était pourtant le sens du récit de la méthode chez Descartes. C’est qu’en effet il n’y a plus guère de théâtralité dans la Science de la logique. Celle-ci ne met en place aucun processus scénique ou agonistique, elle n’institue aucune fable, aucun « comme si » destiné à ouvrir l’espace d’une vérité moins suggestive que lui. Il n’est certes pas question, pour Hegel, de dénier l’importance de la méthode dans l’itinéraire des modernes, mais il s’agit pour lui d’intégrer la dimension de cheminement – ou plutôt de navigation – vers la vérité dans la vérité elle-même, entendue comme acte de fouler effectivement la Terre promise. L’événement du cartésianisme, pour autant qu’on en tire les leçons au-delà de Descartes lui-même, est alors comparable à la découverte de l’Amérique – c’est bien ce que suggère encore Hegel : « C’est seulement maintenant que nous parvenons à la philosophie du nouveau monde (zur Philosophie der neuen Welt) et nous la commençons avec Descartes »39. La Neuzeit (les Temps modernes) s’identifie à la conquête d’un nouveau monde, à l’intérieur de l’esprit comme au dehors. Le Nouveau Monde, il aura certes fallu l’imaginer, mais pour autant qu’il y ait une conquête effective au bout du chemin – le « narrative » deHegel est ici tout à fait suggestif, alors même qu’il fait preuve d’une sobriété exemplaire dans la Logique et le système. Voilà pourquoi nous avons tant insisté sur la section consacrée à l’effectivité : l’apparence devenue phénomène s’y résout dans l’effectivité de l’absolu, laquelle recueille le sens de toute la conquête du Nouveau Monde, celui de la pensée pure ou d’un cogito qui pourrait avoir effectivement valeur absolue.
39Le chapitre troisième de la Doctrine du concept, présentant l’idée absolue,ne pourra donc clôturer la Science de la logique qu’en signifiant clairement l’intégration sans reste de la méthode, héritée du geste cartésien, dans le contenu du connaître, et ainsi, écrit Hegel, « la méthode elle-même, par ce moment, s’amplifie en un système »40. Apparue dès le troisième paragraphe de la section consacrée au commencement, dans la Doctrine de l’être, la méthode fait retour comme terminus ad quem du penser logique dans la Doctrine du concept.Aucun écart abstrait entre le système du savoir en sa vérité absolue – le Nouveau Monde – et la méthode – les règles de la navigation – n’est toléré. Que la Logique soit la science du penser pur, préalable nécessaire à toute Realphilosophie qui se voudrait à son tour scientifique, et qu’elle ait à ce titre quelque droit à se revendiquer méthode, ne signifie nullement l’éclipse de cette dernière hors de sa fonction d’autorévélation du concept pur en son contenu. Si comme chez Descartes le philosopher est le chemin, ce dernier doit surmonter sa différence – pointée du doigt par Hegel – d’avec les vérités auxquelles il conduit. Il convient donc d’abolir toute distinction de la méthode et de la métaphysique.
40L’identification sans reste de la méthode au mouvement du tout de la pensée supprime de manière prévisible tout ce que la première pouvait encore avoir d’explicitement « fabuleuse » à l’aube de la modernité philosophique. Pourtant, si la fameuse section inaugurale de la Doctrine de l’être, intitulée « Womit muß der Anfang der Wissenschaft gemacht werden ? », ne peut faire commencer la science que dans une absence totale de présupposés, il n’est pas interdit de lire dans ce dépouillement, sinon feint, au moins non donné purement et simplement, une sorte de fiction inaugurale. Car enfin, ne faut-il pas faire « comme si » l’on pouvait réellement évacuer tous les présupposés pour pouvoir entrer dans la science et surmonter ainsi cet « embarras moderne au sujet du commencement »41, signalé par Hegel dans les premières lignes justement pour le conjurer ? Reconnaissons-le toutefois, si fiction il y a, celle-ci ne prend pas franchement la forme d’une narration et est assurément en rupture avec la stratégie cartésienne du Discours de la méthode. Si toute la Logique est à sa manière une méthode s’identifiant à la métaphysique même, et si les pages sur le commencement en constituent l’initiation, elles cherchent délibérément à ne rien fabuler et à ne rien mettre en scène, pour mieux pouvoir capturer chemin faisant tout « déchet » fabulateur, c’est-à-dire apparent, avant d’en opérer l’Aufhebung.
41Avant d’approfondir cette situation, et de manière propédeutique, rappelons la circonspection hégélienne – pour dire le moins – envers l’importance accordée par Kant et Fichte à l’imagination. Hegel se réfère peu à cette notion dans son œuvre42. Il ne majore réellement le rôle d’un tel pouvoir de l’esprit qu’à deux endroits : dans Foi et savoir, sans toutefois parvenir à arrimer l’imagination à une objectivité véritable, et dans la dernière édition de l’Encyclopédie trente ans plus tard, où il souligne le rôle créateur de la Phantasie et sa liaison cette fois bien acquise avec l’objectivité, mais en cantonnant la première à la Psychologie43. La raison ne s’advient à elle-même qu’en passant par un moment imaginaire. L’imagination joue alors la partition bien délimitée que lui accorde le seul esprit subjectif, mais la science ne s’y arrête pas et ne commence sûrement pas non plus par là. Voilà qui est parfaitement légitime dans le système hégélien : la Terre promise – promise par Descartes ! – est le système, et toute séquence d’appropriation du mouvement spéculatif dans l’intériorité de l’esprit imaginant n’a de sens que dans la mesure où elle est déjà une région en tant que telle du Nouveau Monde. Il est impossible de décoller la Phantasie subjective du contenu du savoir pur parce que, selon Hegel, de même que l’accès par voie maritime – la méthode – ne doit plus être désolidarisée de la conquête elle-même, de même, reconnaître à la subjectivité une puissance fabulatrice doit servir à pointer du doigt le tout de l’idée en sa vérité, qui par effet de retour assigne à cette fabulation une place bien délimitée. Dans la Logique, il n’y apas de masque, pas de jeu, au plan architectonique global du moins. De son côté, Descartes n’invitait à « démasquer » les sciences et la nature, dans le Discours, qu’en jouant aussi bien du masque en retour et en utilisant les subterfuges de l’acteur (depuis le fameux « larvatus prodeo ») sur la « scène » de la métaphysique elle-même. Cette stratégie ne fonctionne plus ici. Si fictionnalisme il y a eu dans le projet d’une philosophie moderne de la liberté, reconnaît au fond Hegel, il aura été supprimé et conservé (aufgehoben) dans les couches géologiques du Nouveau Monde et n’incarnera plus ni un dehors relatif ni un adjuvant heuristique. Tel était bien le sens de l’apparence, par laquelle nous avions volontairement commencé : résidu localisable et localisé du fictionnalisme moderne installé au cœur de la raison, l’« objet problématique » concentre en lui l’élan irrésolu, le mouvement hésitant de l’objet du savoir moderne, entre apparence confuse et phénomène sans reste. À travers l’apparence, la fiction est devenue le « déchet » identifiable du procès moderne de la vérité.
42Encore a-t-il fallu qu’un tel procès s’engage lui-même et s’écrive. Le thème du commencement a suscité bien des commentaires dans la tradition hégélienne, et nous n’entendons pas les synthétiser ici, pas plus que nous ne nous aventurerons dans un commentaire littéral de la section concernée. Un tel travail nécessiterait d’ailleurs que l’on tienne compte des différences subtiles propres aux deux éditions du texte (1812 et 1832). Il nous semble toutefois que ces nuances ne bouleversent guère notre position générale à l’égard du commencement – envisagé sous l’angle du fictionnalisme et non d’un point de vue strictement historiographique. Ou, pour le dire autrement, des éléments à l’appui de notre thèse se trouvent également dans les deux éditions. Il se trouve donc seulement qu’à nos yeux le geste de commencer, d’ouvrir la science de la pensée strictement préoccupée d’elle-même, s’il ne se donne pas un objet fictif pour premier objet – tant l’être indéterminé est rétif à toute réflexivité déstabilisante et s’impose seulement par sa vide platitude –, il n’en a pas moins dans sa volonté de faire le vide des caractéristiques de récit. Un récit certes impersonnel et privé de déictiques se rapportant à Hegel lui-même. Sans que l’on puisse invoquer à l’appui la théorie de la littérature, admettons ici de façon minimale qu’il y a récit s’il y a intrigue, c’est-à-dire mise en ordre arbitraire d’actes ou de faits. La première phrase de la version de 1832 ouvre une telle intrigue et la rapporte immédiatement aux Temps modernes : « C’est seulement dans les Temps modernes que l’on a pris conscience que c’est une difficulté que de trouver un commencement en philosophie »44.
43Commencer : c’est bien là en effet le problème du philosophe moderne. Celui-ci ne peut démontrer la liberté inédite du cogito sans présupposer déjà disponible au départ une intransigeante autonomie de la pensée, sans disposer d’un « savoir » de ce qu’il n’a pas encore « fait savoir » – d’où le recours cartésien au récit, qui permet d’articuler le devenir de cette liberté sous la forme d’un cheminement pailleté d’indications, alliant subtilement les aléas de l’empirie et la nécessité implacable de la « règle », de la « méthode ». Hegel, bien entendu, se garde de présenter les choses de cette manière, de même qu’il réserve à son œuvre exotérique sa filiation cartésienne. Le problème se résume apparemment à une difficulté platement abstraite : le commencement, en effet, « doit être soit quelque chose de médiatisé soit quelque chose d’immédiat »45. Il y a donc littéralement intrigue, au sens de l’imbroglio, de l’entremêlement, c’est-à-dire de la contrariante possibilité d’une mise en forme ou d’un ordonnancement primordial : le commencement est médiat ou immédiat, ou bien il n’est ni l’un ni l’autre, ou bien il est les deux. En réalité, précise Hegel en un rare lyrisme, et en une sorte d’exact contrepoint – selon nous – de la formule fameuse de Hamlet46, il n’y a « rien, rien au ciel ou dans la nature ou dans l’esprit, ou bien où que ce soit, qui ne contienne pas aussi bien l’immédiateté que la médiation »47, de telle manière que l’opposition de l’un et l’autre « tient du néant »48. Voilà pourquoi l’être immédiat est aussi bien néant, et bientôt devenir, et voilà pourquoi son immédiateté n’est qu’une médiation qui ne dit pas son nom – l’immédiateté est déjà une expression marquant sa différence d’avec la médiateté et signalant aussitôt une dimension réflexive49.
44L’être est donc le point de départ le plus simple, mais il n’est lui-même qu’un imbroglio non encore déplié. La Science ne revendique d’ailleurs pas l’absence de contradiction pour son point de départ, au contraire, sans quoi la dialectique ne s’enclencherait pas. L’être est bien le catalyseur de l’intrigue de la pensée pure de par son mélange non encore déterminé de médiateté et d’immédiateté, mais s’il est un commencement, il n’est assurément pas un fondement – celui-ci étant toujours à la fin, où se justifie circulairement le début. Bien entendu, tout cela ne règle pas la question du commencement. Le commentarisme a identifié la difficulté très tôt, depuis le 19ème siècle : il semble en effet qu’il y ait un imbroglio en amont de l’être avec lequel on commence. En clair, il y aurait d’une part un chemin « réflexif » menant à la juste détermination du commencement, et dans lequel, avouons-le, nous ne pouvons nous empêcher, contre Dieter Henrich, de voir déjà une « construction »50 ; d’autre part, il y aurait le commencement lui-même, à entendre précisément comme l’être en son indétermination. La contradiction est patente. On peut résumer le problème avec Christoph Asmuth :
45Le commencement de la science ou du savoir pur est commencement absolu, commencement en général. Cependant, la logique ne commence pas par le commencement mais avec une détermination réfléchissante du commencement. Il est possible que cela apparaisse contradictoire à première vue, mais ce n’est pas le cas. Car le commencement absolu n’est pas commencement dans le temps mais seulement selon la Chose, il est ce penser avec lequel le savoir pur commence en général. La réflexion sur le commencement n’est elle-même pas le commencement, mais le discours progressif de l’essence (Wesen) finie sur le commencement. Dans la confusion de la détermination du commencement effectuée par Hegel avant la logique et du commencement sans détermination lui-même se trouve l’une des grandes difficultés interprétatives de ce texte. Même la détermination du commencement en tant que non déterminé est une détermination, une détermination qui, par conséquent, ne peut être présupposée conceptuellement au commencement de la logique51.
46Quel profit tirer de cette complexité originaire pour méditer la contribution de Hegel au fictionnalisme moderne ? Identifiant provisoirement commencement et principe, en 1832, Hegel rappelle la dimension contingente du principe premier que se donnent les philosophes de la tradition (l’Un, le Noûs, la substance, la monade, etc.), à entendre comme le commencement objectif « de toutes les choses »52. Ces principes sont déjà des déterminations objectives qui ne disent pas leur nom, l’important étant alors le besoin (Bedürfnis) d’un principe, c’est-à-dire aussi, et vu du point de vue du commencement subjectif cette fois, « l’intérêt (Interesse) de la Chose »53. On est tenté de lire ici une évocation de l’intérêt de la raison pratique au sens de Kant. Quoiqu’il en soit, le côté objectif du commencement est aussi partial que son côté subjectif. Le commencement approprié serait alors la réunion de l’intérêt subjectif, c’est-à-dire, précise Hegel, de la méthode ou de la forme, d’une part, du contenu ou du principe objectif, d’autre part – quoique l’on puisse spéculer sur la portée réelle de cette distinction entre commencement subjectif et objectif, celle-ci ayant une fonction critique et historique aussi bien que logique. Le commencement approprié serait un principe, assurément, mais sans doute pas un fondement, du moins pas tant que le résultat final ne le justifie circulairement. Mais voici la difficulté : en vertu de quelle loi immanente, que nous ne possédons pas puisque la Logique doit encore nous la donner, faudrait-il proposer un point de départ alliant intérêt subjectif et principe objectif, et comment ne pas le déterminer par là même plus qu’il n’en faut ? La contradiction pointe, et c’est pourquoi l’être n’est tout d’abord que le nom de l’indétermination pure. Pourtant, Hegel cède par moments à la tentation circulaire, par exemple lorsqu’il note : « Logique est le commencement en tant qu’il doit se produire dans l’élément de la pensée qui est libre pour elle-même, dans le savoir pur »54. Une telle liberté semble ici parfaitement thétique alors que l’exposé n’a pas encore commencé. Certes, comme l’évoque Hegel dans les deux éditions, on a déjà accédé à la liberté du savoir sous la forme particulière de la conscience grâce à la Phénoménologie de l’esprit. Celle-ci, toutefois, n’est qu’un point de départ historique, pas un commencement logique.
47Ne gagnerait-on pas à reconnaître alors une forme d’arbitraire dans ces pages ? L’arbitraire, ici, résiderait moins dans le choix de l’être comme commencement que dans le fait même de la nécessité d’un commencement.La justification ultérieure du commencement, cumulative au fil des pages de la Logique, apporterait à l’arbitraire une signification progressivement digne de l’idée, mais encore faut-il reconnaître cette dimension inaugurale. Nous sommes, à ce stade de la Logique, dans les limbes du commencement, dans un pré-commencement, au sens où, comme le disait Christoph Asmuth, nous ne commençons pas par l’être indéterminé mais par l’acte même de commencer, c’est-à-dire de déterminer le commencement comme être indéterminé. Il y a là une impulsion à mettre en forme librement,à « intriguer », généralement associée au récit de fiction et non au traité philosophique, et pour cette raison sous-estimée par Hegel lui-même. En effet, celui-ci se montre explicitement prudent à l’égard de l’arbitraire, non seulement dans la section sur le commencement – nous y reviendrons dans un instant – mais également, et de manière définitive, lorsqu’en conclusion de la Doctrine du concept, il raccroche la méthode à l’ensemble du mouvement et statue sur le point de départ. Il convenait, note-t-il ainsi, de « commencer par le commencement »55, et il importait de ne pas le faire « arbitrairement et avec une absence-de-conscience catégorique »56. Alors que penser ?
48L’« intérêt de la Chose », aux commandes du commencement subjectif, et la volonté d’un principe objectif qui, tout en étant premier, se présente moins comme la résolution d’une énigme que comme l’ouverture d’une intrigue appelant un développement – ces deux points de vue dont Hegel remet en cause l’unilatéralité propre sans désavouer vraiment leur combinaison, ne suggèrent-ils pas, comme à l’époque de la Phénoménologie, qu’il faut d’une certaine manière « être Hegel », c’est-à-dire avoir déjà effectué le parcours de la liberté – en « savoir quelque chose » – pour pouvoir inviter le lecteur à l’entamer ? Il est une forme d’arbitraire dans la création, celle-là même que méditaient les romantiques d’Iéna dans les marges de l’idéalisme spéculatif, qui concerne Hegel sans doute plus qu’il ne le reconnaîtrait. La fable, écrivait ainsi Novalis, est une présentation poétique « de la philosophie à l’état de nature »57. Cette fable ou état de nature du concept désigne moins un moment de création caractérisé par la prétendue pureté de l’origine qu’elle ne renvoie tout au contraire à « une philosophie artificielle – devenue poésie »58. L’artifice d’une philosophie à l’état de nature, poursuit Novalis, « est technique – c’est la chose formée (Gebild) d’une intention – l’agent d’un but. D’où le caractère délibérément arbitraire dans le choix de la matière – une matière imposée trahit l’intention – le plan d’un être raisonnable »59. La matière du commencement serait-elle imposée – non discutable – qu’elle confinerait alors à l’arbitraire au sens péjoratif du terme : la rigidité du commencement trahissant d’avance tout un plan, dont la prétendue rationalité n’est qu’un dogmatisme qui s’ignore. Il y a en revanche un bon arbitraire : celui d’une intentionnalité cherchant à confirmer sa liberté d’in-former le geste philosophique. L’état de nature philosophique est bien le lieu d’une mise en forme sous-tendue par une intention créatrice, il renvoie à un ordonnancement artificiel, donc technique, mais aussi polémique, d’éléments intriqués (« intrigués » faudrait-il dire ici)60. Une intention est ici arbitraire, non pas au sens où elle serait parfaitement interchangeable avec une autre – tel serait le « mauvais arbitraire » –, mais au sens où sa contingence est porteuse de sens pour l’avenir de l’écriture. L’arbitraire serait alors précisément le nom d’une liberté qui ne s’est pas encore démontrée et se présuppose elle-même, exactement comme dans le Discours de la méthode. Cette liberté encore in-forme « fabule » sur son propre compte (elle s’anticipe ou se projette) et, non sans « raison », parie sur sa contingence – sur son être-là biographique et historique – justement pour se hisser à l’universel et tenter de dire le nécessaire qu’elle est en puissance. Dans le Brouillon général, Novalis médite encore la possibilité d’une méthode permettant de traiter n’importe quelle « proposition arbitraire comme une proposition nécessaire »61. Une telle transformation est évidemment périlleuse. Philosopher à l’état de nature, cela revient à marcher sur une ligne de crête, car l’on a tôt fait de transformer l’arbitraire de la création autonome en règle autoritaire – par où le moderne perdrait ce qu’il croyait gagner. L’arbitraire dont Novalis attend qu’il puisse se muer en nécessité porteuse d’un sens universel est travaillé par une intention technique qui ne s’avoue pas – au commencement du moins – tous ses présupposés. L’arbitraire est mobilisé par sa volonté de faire en sorte que la contingence du commencement puisse œuvrer à l’universel. Cet acte arbitraire là n’est pas autoritaire : il « a ses raisons », faudrait-il dire, mais encore faut-il parier sur leur développement, par où se manifeste déjà une liberté inexplicitée.
49Un tel arbitre créateur – celui de la fable ou état de nature philosophique du romantisme – pourrait-il être attribué au commencement de la Logique ?C’est bien difficile à admettre d’un point de vue hégélien, tant cette section est supposée s’ériger sur un vide absolu de présupposés. La version de 1812, d’ailleurs, marque de la manière la plus tranchante son désaccord avec toute philosophie qui s’érigerait sur un sol hypothétique ou provisoire, s’offrant ainsi comme quête d’un sens perpétuellement absent, et c’était là pour Hegel une première occasion de signaler sa hantise de l’arbitraire, la rapportant encore une fois – il faut le noter – au danger spécifique de la modernité :
50Le discernement que ce qui est absolument vrai doit nécessairement être un résultat, et, inversement, qu’un résultat présuppose un vrai venant en premier […] a dans les Temps modernes, suscité la pensée que la philosophie ne peut commencer qu’avec un vrai de caractère hypothétique et problématique, et que, par suite, le philosopher ne peut être d’abord qu’une recherche62.
51Reinhold sera explicitement visé en 1832, mais il y a peut-être d’autres candidats dans le viseur de cette critique. Nous serions tentés d’ajouter le nom de Friedrich Schlegel, exemplaire d’un philosopher « problématique », pour lequel il convient de commencer « par le milieu ». Hegel avait suivi ses cours sur la philosophie transcendantale au tournant du siècle à Iéna et en était sorti passablement écœuré. Cependant, ce type de philosopher pose surtout problème lorsqu’il s’accompagne d’une revendication étroitement systématique, et c’est en cela que Reinhold est mis en cause. Selon cette manière de voir, précise encore Hegel, en croyant progresser, nous régressons en fait vers le fondement originaire, et de cette manière, il se dégage que « ce par quoi on a commencé n’est pas simplement quelque chose d’admis arbitrairement, mais, en réalité, pour une part le vrai, pour une autre part le vrai venant en premier »63. La Logique s’accorde certes avec un tel mouvement circulaire du résultat au commencement, l’un fécondant l’autre en fondement ; Hegel voit là « une considération essentielle »64. Cependant, il se distancie de cette appréhension lorsqu’elle demeure par trop complaisante avec l’hypothéticité posée en premier lieu. Il n’y a en effet aucune raison de maintenir le caractère hypothétique du point de départ si tant est que c’est bien le contenu de la Chose – et lui seul – qui tire les rênes, comme le savoir pur s’en aperçoit lui-même chemin faisant. Tout à l’inverse, donc, et précisément parce que le résultat final devient fondement absolu, la dynamique progressive de la Logique
52n’est pas quelque chose de provisoire, ni quelque chose de problématique et d’hypothétique, mais elle est déterminée par la nature de la Chose et du contenu eux-mêmes. Le commencement en question n’est pas non plus quelque chose d’arbitraire et que l’on admettrait seulement en attendant, ni quelque chose qui apparaît comme arbitraire et qui est présupposé à titre précaire, mais dont il se montrerait pourtant, par la suite, que l’on aurait eu raison d’en faire le commencement65.
53Hegel ne saurait être plus clair dans son refus du problématique, du précaire et aussi de l’arbitraire au niveau du commencement. Et d’enfoncer le clou quelques lignes plus loin en frisant la déclaration dogmatique : l’unique commencement possible sera donc l’être immédiat, posé de manière catégorique et non hypothétique et, pour intégrer cette vérité, « il n’est aucunement besoin d’autres préparations […] ; ni non plus de plus amples réflexions et points de jonction »66. C’est bien l’être du commencement lui-même qui nous livre l’être comme commencement, et cela ne souffre en fin de compte aucune discussion. Mais si tel est le point de départ, d’où vient, encore une fois, sa nécessité ? Elle ne vient pas de l’être, car ce serait là une détermination indue. Reconnaissons-le, la déclaration de Hegel ne peut fonctionner que parce qu’il connait déjà la fin de l’histoire, son histoire, celle-là même qu’il a décidé de faire commencer en un acte de liberté fabulateur. Il faut bien assumer jusqu’au bout, en effet, l’argument circulaire : si le déploiement de la Chose parvenue à son terme justifie catégoriquement le commencement et s’impose comme fondement absolu, rétablissant le point de départ pseudo-hypothétique dans sa catégoricité, et si c’est là une assertion que Hegel prend soin de placarder dès les premières pages de la Doctrine de l’être,ce ne peut être qu’afin de suggérer qu’au titre de porte-voix de l’idée, il « a ses raisons » de procéder ainsi. Car la fin du processus ne saurait être étrangère à une philosophie qui, non seulement a voulu commencer, mais tient en outre à commencer par le commencement, c’est-à-dire par quelque chose d’irréductible au processus lui-même, lequel va dépendre de ce choix. Le point de départ n’est porteur d’avenir que pour une pensée pure qui ne se chercherait pas si elle ne s’était déjà trouvée. Cela n’efface nullement la contingence de l’acte de commencer. Si elle avait disparu par là, on ne la verrait pas revenir hanter toute la logique de l’essence. Il s’agit seulement de reconnaître que, puisqu’une telle contingence aura eu du sens au regard du résultat – ce dont Hegel ou l’idée sont informés avant nous –, elle aura pu s’allier avec la nécessité, devenant rétrospectivement l’unique sens possible de la Chose en son contenu. L’arbitraire refusé par Hegel est celui d’une hypothéticité perpétuellement soustraite à toute justification. Puisque l’être indéterminé se confirme porter l’intérêt de la Chose chemin faisant, la Logique n’a certes plus besoin d’en faire un moment problématique transitoire. Mais n’y a-t-il pas eu choix arbitraire de commencer et pari sur l’avenir de l’acte contingent de commencer ? Hegel aura eu ses raisons, et l’idée, qui sait y faire, leur aura donné raison.
54Accordons-le, il n’y a pas d’objet fictif au commencement, parce que l’être indéterminé n’est pas encore une apparence au sens de la Doctrine de l’essence. Au reste, son indétermination est elle-même catégorique et ne souffre pas le flottement inhérent à la réflexion néantisante de l’apparence. En outre, en deçà même de l’être, au niveau du pré-commencement où l’on se situe encore, il n’y a tout simplement pas d’objet dans le choix même de commencer selon l’intérêt de la Chose (qui de toute évidence consiste à être auprès de son contenu). Admettons en revanche que le fictionnalisme joue ailleurs : il y a bel et bien ici une intentionnalité technicienne, ayant ses « raisons », si l’on peut dire, à même sa contingence. La nécessité d’un commencement en tant que tel ne se justifie qu’une fois le mouvement dialectique enclenché, mais demeure problématiquement lié à l’arbitraire d’un choix informé. Si le commencement n’abrite aucune fiction au niveau objectal – car l’objet fictif, héritier de l’objet problématique moderne, est capturé par le mouvement dialectique –, il n’en est pas moins porteur d’une fabulation architectonique.
55À nos yeux, l’hésitation de Hegel à commencer soit par l’être soit par le commencement, si l’on peut dire, c’est-à-dire par la reconnaissance de l’arbitraire au sens que nous avons défini, est palpable. L’être lui-même, n’étant déterminé par rien et ne devant supporter aucune qualification, est d’abord défini par la négative. Non pas au sens où il serait déjà négativité, car cette dernière doit encore lui être attribuée, mais au sens d’un non-savoir proche de la mystique rhénane dans l’inspiration et selon nous réfractaire à la négativité elle-même. Dans cet espace où la Chose elle-même n’est pas encore, il n’y a pas même le néant comme catégorie de l’être :
56De ce que le commencement est commencement de la philosophie, on ne peut alors tirer pour lui aucune détermination plus précise ou un contenu positif. Car la philosophie est ici, dans le commencement, là où la Chose elle-même n’est pas encore présente, un mot vide, ou une quelconque représentation admise sans être justifiée67.
57Or tel serait l’être – ou contenu du savoir – avant même que le savoir s’en empare. Si ceci intéresse au premier chef l’opposition, classiquement étudiée dans la recherche hégélienne, entre perspective ontologique et perspective épistémologique, on s’intéresse surtout aux conséquences qu’en tire Hegel, reconnaissant l’existence d’un écart infime entre l’être comme commencement et le commencement de l’être. Le passage suivant est exemplaire de ce glissement d’un être a-relationnel, d’un être qui ne serait pas même opposé au non-être68 et ne serait que le nom du commencement comme exigence d’un point de départ, à l’être de la relation au néant :
58Somme toute, on peut aussi entièrement laisser de côté la détermination, jusqu’à maintenant admise en tant que commencement, de l’être ; il est seulement exigé qu’un pur commencement se trouve fait (daß ein reiner Anfang gemacht werde) ; il n’y a, par conséquent, rien d’autre de présent que le commencement lui-même, et l’on a à voir ce qu’il est.
59Il n’y a encore rien et quelque chose doit (soll) advenir. Le commencement n’est pas le pur néant, mais un néant dont quelque chose doit (soll) sortir ; en même temps, l’être est déjà contenu en lui. Le commencement contient donc les deux termes, l’être et le néant ; il est l’unité de l’être et du néant ; – ou [encore,] il est un non-être qui est, en même temps, être, et un être qui est, en même temps, non-être69.
60Le commencement est envisagé ici comme un acte indépendamment de la catégorie de l’être, à laquelle il ouvre ensuite. Cette précision contient deux éléments cruciaux. D’une part, le commencement est une génération, une production : il convient non de le repérer, de l’identifier ou encore de l’analyser, mais seulement de le « faire », comme l’indique le machen. D’autre part, il « doit » être fait. Le commencement est porté par une exigence fondamentale – la présence d’un sollen, ici, ne nous aura pas échappé. Quelque chose doit être fait et sortir d’un néant qui n’est pas relationnel, pour livrer la première catégorie de l’être (elle-même dialectiquement opposée au néant relationnel par la suite). Le néant dont il est question n’est délibérément pas le néant pur dont il sera question plus tard, il est un néant inqualifiable, donc pas même pur et, en un sens, pas même dialectisable ; l’on sait seulement que quelque chose doit en sortir. C’est alors que, dans la citation ici commentée, Hegel remet soudainement le commencement sur ses pieds, si l’on peut dire. En effet, « en même temps (zugleich) » qu’il y a ce néant de l’arbitraire romantique, fabulant sa liberté en un acte créateur « sans filet », et dont quelque chose « doit » sortir, il y a aussi le néant dialectique, simple verso de l’être. L’un est « en même temps » dans l’autre. Comment ? Voilà qui reste sans réponse. Hegel a bien des difficultés à situer un commencement qu’on voudrait dire « non-dialectique », même si l’expression undialektisch, comme l’a fait remarquer Iain Macdonald, apparait une seule fois dans toute l’œuvre de Hegel, à savoir dans la Doctrine du concept, où elle est accompagnée d’un qualificatif pour le moins péjoratif en contexte hégélien, celui de begrifflos70. Il semble néanmoins qu’il y ait un rien préalable à la division entre l’être et le néant et initiateur du commencement.
61L’ambiguïté est identique dans les deux éditions du texte. En 1832, Hegel voit même dans la possibilité d’un commencement qui, plutôt que l’être, ne serait rien d’autre que la simple exigence de commencer, un « arrangement [qui pourrait] être proposé à l’amiable »71 aux lecteurs dubitatifs quant à l’idée de commencer par l’être plutôt qu’autre chose. Le devoir-être du commencement déclasse l’être par lequel il commence : le commencement, ajoute encore Hegel en 1832, « comme commencement de la pensée, doit (soll) être totalement abstrait, totalement universel, totalement forme sans aucun contenu »72. Hegel s’avance ici de façon patente au-delà de ce qu’il voudrait bien lui-même : là où il signale l’exigence, en tant que telle in-forme,d’un surgissement de la forme, il n’y reconnaît qu’à moitié le commencement véritable, tant ce dernier n’est pas ce sollen tendu vers une forme mais déjà la forme elle-même, certes privée du contenu de l’être. Rarement dans son œuvre, Hegel n’aura été aussi ambivalent. En 1812, la Logique interroge également la possibilité de réintégrer le commencement dans la dialectique, après l’en avoir apparemment exclu : « être et néant sont présents dans le commencement en tant que différents »73, de sorte que tout à la fois « ce qui commence n’est pas encore ; il ne fait qu’aller à l’être »74, mais en outre « ce qui commence est déjà, mais, tout autant, il n’est pas encore non plus »75. Le commencement hésite ici à devenir une catégorie à part, primordiale, qui contiendrait déjà les deux catégories de l’être et du néant comme unité non encore différenciée. On pourrait y voir « la plus pure définition de l’absolu »76. Cependant, le problème est qu’on envisage alors le commencement à partir d’une « représentation » de ce qu’il devrait être, on le présuppose « bien connu », et l’on procède comme les sciences particulières, qui peuvent se donner un point de départ concret, déjà déterminé. Or tout à la fois le commencement de la Logique doit être bien connu et il doit demeurer abstrait, être considéré comme « quelque chose d’inanalysable […], donc comme être, comme ce qui est totalement vide »77. On passe donc sans cesse d’un commencement qui serait le vide créateur, non-dialectique ou pré-dialectique – et où nous lisons l’exigence arbitraire d’un commencement qui « a ses raisons » de parier sur le sens de sa propre contingence – à l’être comme premier moment de la dialectique78. Dans ces pages, ce n’est certes pas Hegel qui, ayant déjà fait du chemin, invite comme Descartes à le suivre : l’idée seule, telle la déesse de Parménide, a la parole. Et pourtant, il semble y avoir un commencement infra-dialectique, dont l’arbitraire est inavouable par l’idée seule, un commencement problématiquement orienté vers la nécessité mais incapable de s’en assurer par lui seul. Il revient au cheminement dialectique lui-même d’offrir rétrospectivement des garanties79.
6.
62Vers quelle conclusion s’acheminer alors ? Le fictionnalisme moderne était à première vue seulement intégré comme un moment de l’idée pure : l’apparence est récupérée au profit de l’essence et sa dimension de « déchet » propre au procès moderne du savoir se voit rapatriée dans le devenir de l’absolu. La Doctrine de l’essence prend en charge le scepticisme moderne, celui-là même avec lequel Descartes se débattait, et l’intègre dans la Chose. On l’a vu, cependant, il est impossible d’en rester là. Nous défendons la thèse selon laquelle tout le procès logique – c’est-à-dire la dialectique – est lui-même l’ultime « déchet » moderne de la fabulation cartésienne d’une liberté absolue et sans reste. À certains égards, et pour autant que l’on maintienne la tension propre au texte – avec Hegel ou contre lui –, le commencement peut faire songer déjà à l’apparence exposée dans la Doctrine de l’essence. Non pas que le premier doive ses caractéristiques aux catégories ultérieures de la Logique. Bien plutôt, et tout à l’inverse, faut-il comprendre que la Doctrine de l’essence est chargée de régler son compte à un flottement présent au commencement du procès logique dont elle dépend, et même au commencement de cette modernité avec laquelle Hegel se débat sur un plan historique parallèle80.La négativité du commencement est plus rebelle encore que la négativité de l’apparence puisque, dans la lecture que l’on en propose, la première n’est pas – strictement – dialectique, mais elles ont en partage un côté réfractaire à la forme constituée (celle du phénomène dans la logique de l’essence ou celle de l’être au commencement). Le flottement de l’apparence n’est-il pas le mime de l’indécision du commencement, cette fois thématisé pour lui-même, com-pris et intégré dans la marche de l’idée ? De la même façon, la contingence du sollen propre au commencement appellera une refermeture de ce dossier par la suite, dans les pages consacrées à l’effectivité. La contingence de l’acte même de se donner un point de départ n’est pas encore identifiée à la nécessité absolue, c’est-à-dire à cette dimension thétique conclusive de la logique de l’essence, d’où s’efface toute lumière et tout jeu de reflet. Avant l’apparence, qu’il conditionne plutôt qu’il ne lui emprunte ses caractéristiques, le commencement infra-dialectique s’offrirait ainsi déjà comme apparence contingente, inessentialité rampante et non encore assurée d’être absolument nécessaire. On est tenté de se réapproprier ici Michael Theunissen lorsqu’il expliquait, dans son ouvrage canonique : « Apparence n’est pas seulement l’être en lui-même mais son caractère de commencement l’est aussi »81. Bien sûr, le commencement est comme tel sans détermination : si donc on peut le décrire ainsi, ce serait uniquement de manière rétrospective à partir du devenir logique et non à partir de lui-même. En tout état de cause, et bien que le point de vue hégélien y répugne, il nous faut admettre au commencement un arbitraire pourvu de « bonnes raisons » mais incapable de se savoir pleinement raison tant qu’il n’enclenche pas le mouvement dialectique pour s’en assurer et s’installer ultimement dans l’effectivité.
63L’acte de commencer est doté d’un contenu prescriptif fort, il faut y insister ; il est porté par une exigence littéralement sans raison mais donatrice de sens et créatrice de sa rationalité. Le commencement sourd d’une exigencenue et indéterminée de commencer, indiquée déjà par le « muß » prescriptif du titre de la section sur le commencement. Un tel müssen a certes le caractère d’une nécessité ontologique. Toutefois, lorsqu’il est mis en tension avec le sollen et son injonction que quelque chose jaillisse de rien – sans que ce rien ne soit encore le partenaire dialectique de l’être qui s’apprête à le contenir dans sa forme –, on voit apparaître là un devoir-être, moins moral qu’intentionnel et technicien, et dont on aurait tort de sous-estimer la dimension d’arbitraire créateur telle que nous l’avons thématisée. Comment reconnaître un tel devoir-être chez un penseur qui n’a jamais caché son allergie pour lui, qui plus est dans des pages explicitement guidées par l’unité du commencement et non le divorce entre des instances hétérogènes l’une à l’autre ?
64Dans un article récent, Gilbert Gérard a attiré notre attention sur l’ajout surprenant, proposé par Hegel dans l’introduction à la Philosophie de l’esprit des éditions de 1827 et 1830 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, des paragraphes 377 à 380. Le paragraphe 377, en particulier, a ceci de remarquable qu’il fait apparemment resurgir un Sollen d’inspiration kantienne et fichtéenne au plus haut niveau du système, c’est-à-dire au point de vue de l’accomplissement de l’absolu comme esprit. Davantage même qu’un Sollen,il s’agit plus précisément d’un commandement – au sens quasi biblique en l’espèce –, d’un « commandement absolu (absolutes Gebot) », sous la forme de l’exigence socratique de se connaître soi-même. Rien de plus étrange de prime abord. En effet, si l’intériorisation du commandement moral avec les modernes – et Kant au premier chef – libère de l’injonction hétéronome du Dieu du judaïsme, selon Hegel, elle n’en génère pas moins dans le sujet une fracture jugée indigente depuis les textes théologiques de jeunesse et sans cesse combattue au titre du « mauvais infini ». Que le sujet soit à jamais l’esclave de sa propre loi morale, en raison d’un devoir-être tyrannique et artificiellement coupé de l’être, c’est là le point de vue propre à un transcendantalisme que Hegel aura toujours jugé parfaitement abstrait. Mais alors, si l’idée spéculative n’est telle qu’à dissoudre toute abstraction et à se réconcilier avec elle-même dans la parfaite présence à soi de l’esprit, pourquoi le système berlinois à son apogée lui impose-t-il tout à coup d’éprouver à nouveau la déchirure et de se soumettre à l’expérience clivante du devoir ? Il faut au moins noter l’immédiate collusion du commandement de l’esprit et de sa réflexivité intrinsèque, signale Gilbert Gérard : « l’esprit comme connaissance de soi est essentiellement acte, activité, l’acte de se faire connaissance de soi, et c’est comme une telle activité réflexive qu’il a par conséquent à s’actualiser »82. L’esprit sommé de se connaître ou de se reconnaître lui-même réflexivement doit ainsi actualiser son essence. Une telle actualisation est au fond, suggère encore le commentateur, de l’ordre de l’effectivité, au sens que donne à ce terme la Doctrine de l’essence – laquelle s’accomplit par là comme on le sait –, comme suppression (Aufhebung) de toute coupure entre l’essence et l’existence, comme auto-extériorisation ou automanifestation de l’essence intérieure. S’il y a ainsi un ultime devoir-être de l’idée comme esprit, dans l’Encyclopédie, ce ne serait toutefois pas comme devoir-être extérieur et donc abstrait mais comme
65immanent à l’être, non pas […] pour le résorber dogmatiquement dans l’être, mais pour en faire au contraire l’essence et le ressort de celui-ci, par quoi l’être, se libérant intérieurement de son inertie, se trouve restitué à la dynamique de l’idée83.
66Le devoir-être spirituel de l’idée correspond à sa dynamique instituante la plus intime. Elle ne serait pas pour autant pure néantisation vide de l’être. Bien au contraire : le devoir-être s’incarne bel et bien dans un être, lequel se définit dès lors par son pouvoir absolu de reconduire une exigence absolue d’actualisation de l’idée, un tel être étant précisément l’esprit. Ce dernier s’autodétermine absolument dans et par le commandement « infini » – mais d’un « bon infini » – de se connaître soi-même.
67 L’on revient donc toujours à la pointede la logique de l’essence, c’est-à-dire à l’effectivité. Et l’on s’accorde parfaitement à cette idée d’un esprit « sommé » de se connaître lui-même, non au sens où il obéirait à une loi hétéronome mais au sens où l’esprit rencontrerait réflexivement dans le commandement sa plus patente adéquation à soi. Reste qu’avant de prendre la forme de l’effectivité, et pour pouvoir la revêtir au plus haut niveau de l’idée, là où elle devient esprit, il a fallu qu’un tel commandement imprime sa marque sur le commencement, voire soit lui-même le commencement – la fabulation d’une nouvelle Table de la loi pour la modernité, comme modernité. La rationalité n’est pas celle dont l’idée disposerait déjà, mais celle-là même que le système doit devenir. S’agit-il de cette décision ou résolution (Entschluss) de se jeter dans l’océan de la pensée pure évoquée par Hegel à l’époque de l’Encyclopédie, et que Franck Fischbach a méditée en regard de la décision schellingienne pour le non-concept84 ? À nos yeux oui, à tout le moins au sens d’une liberté qui ne se sait pas encore mais se fabule et se projette, s’offrant ainsi à penser comme mouvement-vers-l’effectivité. Cette résolution n’est pas celle d’un sujet en bonne et due forme, même si le sujet encore à venir pourra prendre appui sur la première pour s’apparaître comme sujet. Cette résolution est celle à travers laquelle la pensée pure manifeste sa préférence – toute cartésienne – pour l’ordre sur le désordre. Néanmoins en elle-même irréductible à tout ordre, cette préférence s’exprime à travers un devoir-être, donnant ainsi à la méthode héritée de Descartes, et dont la Science de la logique opère la reprise intégrée dans la métaphysique, le sens d’une injonction à réaliser l’idée, non comme quelque chose d’extérieur à elle, mais comme son contenu intime. S’y exprime toutefois une préférence arbitraire pour la liberté, et le récit de la logique en est la mise en forme ou la mise en ordre. Descartes se sentirait-il encore « zu Hause » dans ces pages contraignantes de Hegel ? Sa voix téméraire résonne au loin, plus subtilement ironique sans doute, mais tout aussi entêtée :
68Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise85.
Voetnoten
1 J’adresse mes remerciements à Olivier Tinland pour son amicale relecture.
2 B. Clément, Le Récit de la méthode, Paris, Seuil, 2005, p. 147.
3 C’est bien ce que suggère à sa façon Pierre Guenancia, dans son bel ouvrage : P. Guenancia, Descartes, chemin faisant, Paris, Encre marine, 2010. Sur la dimension performative du « cheminement » en regard de la théorie cartésienne de l’imagination, cf. A. Dumont, « Like an image. Sensibility and Reflexivity in Descartes’ Metaphysics », in Meta. Research in Hermeneutics, Phenomenology and Practical Philosophy, 2014, vol. 6, n°1, p. 321-346.
4 C’est pourquoi le Discours de la méthode « n’est pas moins fictif que les trois songes relatés par Baillet lecteur du jeune (et du moins jeune) Descartes ; mais sa fiction est autre, elle suit d’autres lois, ayant d’autres exigences, se proposant d’autres fins, ayant aussi d’autres antécédents. La fiction du Discours surtout est plus méthodique, puisqu’elle consiste en un texte ménageant l’équilibre énigmatique entre a priori et après-coup, entre fiction et théorie, entre singulier et universel ». B. Clément, op. cit., p. 166-167.
5 Cf. à ce sujet A-L. Rey, « Statut et usages de la perception dans la pensée esthétique de Leibniz : l’exemple du théâtre », in Revue germanique internationale, 2006, n°4, p. 49-58.
6 Cf. à ce sujet A. Dumont, « Le monde à l’envers selon Hegel. Réflexion sur la "scène" de l’entendement dans la Phénoménologie de l’esprit », in Phantasia, 2015, n°2, p. 1-33.
7 Cf. par exemple E. Schaper, « The Kantian Thing-in-Itself as a Philosophical Fiction », in The Philosophical Quarterly, 1966, vol. 16, n°64, p. 233-243. Il ne s’agit en fait que d’une application de Vaihinger.
8 La référence à Vaihinger ne permet pas à elle seule, bien entendu, de problématiser le rapport du fictif au vrai et au réel. On la mentionne surtout, d’une part, au regard de sa fécondité heuristique au siècle dernier, d’autre part, en raison du contexte à la fois kantien et positiviste qui est à nouveau celui de notre époque.
9 H. Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob. System der theoretischen, praktischen und religiösen Fiktionen der Menschheit auf Grund eines idealistischen Positivismus, Leipzig, Felix Meiner Verlag, 1923, p. 90. Traduction française de l’édition abrégée de 1923 par Ch. Bouriau, La philosophie du comme si, Paris, Kimé, 2013, p. 75.
10 Ibid., p. 15. Trad., p. 12.
11 Ibid. Trad., ibid.
12 Ch. Bouriau, Le « comme si ». Kant, Vaihinger et le fictionnalisme, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2013, p. 107.
13 Ibid.
14 Novalis, Werke, Tagebücher und Briefe, éd. par H-J. Mähl et Richard Samuel, München/Wien, Carl Hanser Verlag, vol. II, p. 320.
15 Par commodité, nous renvoyons à l’édition allemande Suhrkamp, tomes V et VI, puis à la traduction de Bernard Bourgeois, s’agissant de la logique objective. Nous opérons des modifications lorsque nous le jugeons nécessaire. G.W.F. Hegel, Werke, Die Wissenschaft der Logik, VI, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1986, p. 13 (dorénavant : WL, suivi du tome et de la page). G.W.F. Hegel, Science de la logique, Livre deuxième : l’essence, Paris, Vrin, 2016, p. 13 (dorénavant : SL, suivi du tome et de la page).
16 S’il n’est pas possible de présenter ici, même succinctement, chacun des moments préparatoires à l’effectivité, renvoyons tout de même à l’excellent article d’André Stanguennec, qui a, tout récemment, relu la dynamique de la vie phénoménale en son ultime séquence, celle du « rapport essentiel », s’arrêtant ainsi au seuil de l’effectivité tout en méditant déjà sa signification profonde. Cf. A. Stanguennec, « Le phénomène comme "relation essentielle" dans la Science de la logique. Sa fécondité interprétative pour quelques autres textes de Hegel et de la pensée allemande avant et après lui », in Klesis, 2016, n°33, p. 16-33.
17 WL, VI, p. 186. SL, II, p. 173.
18 WL, VI, p. 187. SL, II, p. 174.
19 WL, VI, p. 187. SL, II, p. 175.
20 WL, VI, p. 188. SL, II, p. 176.
21 WL, VI, p. 188. SL, II, p. 176.
22 C’est l’option interprétative initiée notamment par B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, Paris, Vrin, rééd. 2015. Cf. notamment p. 199. Classiquement, le point de vue du dogmatisme est davantage privilégié.
23 WL, VI, p. 189. SL, II, p. 176.
24 WL, VI, p. 189. SL, II, p. 177.
25 WL, VI, p. 189. SL, II, p. 177.
26 WL, VI, p. 189. SL, II, p. 177.
27 WL, VI, p. 201. SL, II, p. 189.
28 WL, VI, p. 202. SL, II, p. 191.
29 WL, VI, p. 203. SL, II, p. 191.
30 WL, VI, p. 208. SL, II, p. 196.
31 WL, VI, p. 208. SL, II, p. 196.
32 WL, VI, p. 216. SL, II, p. 203.
33 WL, VI, p. 216. SL, II, p. 203.
34 WL, VI, p. 216. SL, II, p. 203.
35 B. Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Hermann, 2013, p. 224.
36 WL, VI, p. 239. SL, II, p. 226.
37 WL, VI, p. 239. SL, II, p. 226.
38 G.W.F. Hegel, Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, vol. IX : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie. Teil IV : Philosophie des Mittelalters und der neueren Zeit, éd. par P. Garniron et W. Jaeschke, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1986, p. 88.
39 Ibid.
40 WL, VI, p. 567. S’agissant de la Doctrine du concept, nous renvoyons exceptionnellement à la traduction suivante : G.W.F. Hegel, Science de la logique. Second tome – La logique subjective. La Doctrine du concept, Paris, Kimé, 2014, p. 380.
41 WL, V, p. 65. SL, I, p. 77.
42 Le concept d’« Einbildungskraft » apparaît seulement quatre fois dans toute la Science de la logique et ces apparitions suggèrent chaque fois une forme d’insignifiance. Il en va quasi de même du concept de « Phantasie ».
43 Cf. à ce sujet la très claire mise au point de Ch. Bouton, « L’épitaphe et le tombeau : imagination et raison dans la Psychologie de Hegel », in Philosophie, 1996, n°52, p. 54-76. Dans sa vaste étude sur l’imagination chez Hegel, Jennifer Ann Bates doit également sauter de Foi et savoir et de la philosophie de l’esprit d’Iéna à l’esprit subjectif de 1830, demeurant totalement silencieuse sur le reste. Cf. J.-A. Bates, Hegel’s Theory of Imagination, Albany, State University of New-York Press, 2004.
44 WL, V, p. 65. SL, I, p. 77.
45 WL, V, p. 65. SL, I, p. 77.
46 « There are more things in heaven and earth, Horatio/That are dreamt of in your philosophy » (W. Shakespeare, Hamlet, Acte 1, scène 5, lignes 166-167).
47 WL, V, p. 66. SL, I, p. 78. « Hier mag daraus nur dies angeführt werden, daß es Nichts gibt, nichts im Himmel oder in der Natur oder im Geiste oder wo es sei, was nicht ebenso die Unmittelbarkeit enthält als die Vermittlung… ». À l’excès shakespearien des « choses » sur le concept, Hegel substitue la parfaite réductibilité de toutes choses à celui-ci, c’est-à-dire tout d’abord à la compénétration de médiateté et d’immédiateté propre au néant d’où toutes « choses » sourdent.
48 WL, V, p. 66. SL, I, p. 78.
49 D’où la perspective devenue classique de Dieter Henrich sur la détermination du commencement par via negationis, tout l’enjeu étant de savoir jusqu’où le commencement, prétendument vide de tout présupposé, est préservé de la réflexivité et donc de la Doctrine de l’essence, ce qui semble bien difficile. C’est toutefois la dimension de sollen qui, à nos yeux, manque à l’appel chez Henrich – on y reviendra. Cf. D. Henrich, « Anfang und Methode der Logik », inHegel im Kontext, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, rééd. 2010, p. 73-94.
50 Cf. ibid., p. 89.
51 Ch. Asmuth, « Hegel und der Anfang der Wissenschaft », in Ch. Asmuth, F. Glauner et B. Mojsisch (dir.), Die Grenzen der Sprache. Sprachimmanenz – Sprachtranszendenz, Amsterdam, Grüner Publishing Company, 1998, p. 182.
52 WL, V, p. 65. SL, I, p. 77.
53 WL, V, p. 65. SL, I, p. 77.
54 WL, V, p. 67. SL, I, p. 79.
55 WL, VI, p. 553. Trad. Labarrière-Jarczyk, p. 368.
56 WL, VI, p. 553. Trad. Labarrière-Jarczyk, p. 369.
57 Novalis, WTB, II, p. 359. Traduction française par Olivier Schefer : Novalis, Semences, Paris, Allia, 2004, p. 168.
58 WTB, II, p. 359. Trad., ibid.
59 WTB, II, p. 359. Trad., p. 168-169.
60 Novalis songe peut-être directement à Descartes et à la fable de la méthode, dans ce fragment, qui peut toutefois aussi rappeler la Discipline de la raison pure. Kant y note en effet que, sans la Critique, « la raison est pour ainsi dire à l’état de nature et elle ne peut faire valoir ou assurer ses affirmations et prétentions autrement que par la guerre ». I. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Renaut, Paris, Flammarion, 2006, p. 627 (A 751/B 779). Comme Friedrich Schlegel, Novalis s’appuie sans cesse sur l’héritage du transcendantalisme (kantien mais surtout fichtéen), sans toutefois croire qu’à « l’âge critique » nous puissions échapper au polemos de la raison (contrairement par exemple au vœu de Reinhold) par le recours à une sage procéduralité. C’est que, précisément, le tribunal de la raison est lui-même porté par la poiésis, de telle manière que son autonomie ne se conquiert pas dans le dos de l’état de nature – comme si son point de vue de surplomb, celui de la société civile structurée par le droit, lui était purement et simplement « donné ». En réalité, l’autonomie de la raison en son auto-examen est le fruit d’une conquête, c’est-à-dire d’une traversée de l’état de nature (ou du « chaos », comme dit aussi Novalis), dont elle recueille l’arbitraire, lequel se mue en lois de la liberté et pour elle. Kant, de son côté, attendait de son entreprise qu’elle éradique l’état de nature, et il ajoutait ainsi : « La critique, en revanche, qui tire toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre instauration, dont personne ne peut mettre en doute l’autorité, nous procure le calme d’un état légal où nous ne devons régler notre différend d’aucune autre manière qu’en recourant à une procédure ». I. Kant, ibid. (A 751/B 779).
61 WTB, II, p. 641. Traduction française par Olivier Schefer : Novalis, Le Brouillon général, Paris, Allia, 2000, p. 186. Quelques lignes plus haut, Novalis notait : « But et fondement sont un. […] Commencement et fin sont un. Je peux chercher le fondement dans ce qui précède ou dans ce qui suit ». Cette remarque se clôture « s’achève » plutôt ? sur l’articulation causalité-substantialité-action réciproque, que Novalis a lue dans la première Wissenschaftslehre de Fichte mais qui clôt également toute la Doctrine de l’essence de Hegel.
62 On cite la version de 1812, non reprise par Suhrkamp, dans : G.W.F. Hegel, Gesammelte Werke, vol. XI, Felix Meiner Verlag, p. 34 (dorénavant : GW, suivi du volume et de la page).SL, I, p. 84.
63 GW, XI, p. 34. SL, I, p. 84.
64 GW, XI, p. 34. SL, I, p. 84.
65 GW, XI, p. 35. SL, I, p. 86.
66 GW, XI, p. 36. SL, I, p. 87.
67 GW, XI, p. 36. SL, I, p. 87.
68 C’est ce que Novalis cherchait lorsqu’il évoquait, dans ses carnets sur Fichte, la possibilité d’un Nur-Seyn, d’un être qui serait seulement être. Cf. Novalis, Les Années d’apprentissage philosophique. Études fichtéennes (1795-96), trad. fr. Augustin Dumont, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 37.
69 GW, XI, p. 36. SL, I, p. 88. On modifie ici la traduction de Bernard Bourgeois dans un sens plus proche de Labarrière-Jarczyk : un commencement doit être fait, dit littéralement Hegel.
70 Cf. I. Macdonald, « On the "Undialectical" : Normativity in Hegel », in Continental Philosophy Review, 2012, vol. 45, n°1, p. 121-141. Sur la critique adornienne de Hegel comme philosophe d’une fiction de la totalité « à démasquer » – la fiction péjorative qui est alors renvoyée à Hegel par l’École de Francfort s’oppose à celle que nous lui renvoyons positivement –, cf. I. Macdonald, « Un utopisme modal ? Possibilité et actualité chez Hegel et Adorno », in P-F. Noppen, G. Raulet et I. Macdonald (dir.), Les Normes et le possible : héritage et perspectives de l’École de Francfort, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2013. La performativité de ladite fiction du système hégélien y est soulignée – puisqu’elle trouve son lieu dans le « réel » – en même temps qu’elle est critiquée comme entreprise d’aveuglement. Voir par exemple p. 344 : « La fiction du tout n’est pas une simple illusion, une erreur de jugement : elle est dotée d’une force réelle, celle de nous rendre aveugle […]. Face à cet aveuglement, la tâche de la philosophie consiste à réactiver la dialectique afin de démasquer la fiction du tout dans et par la négation déterminée de celle-ci ». Or, nier la fiction de la totalité hégélienne, cela revient à lui substituer une « utopie de la vérité entière », selon le mot d’Adorno. La difficulté d’hériter du fictionnalisme, latent ou délibéré, des modernes, est ici patente : si Adorno prend la juste mesure de la poièsis propre au système hégélien, le fictif continue à désigner chez lui l’illusion ou la tromperie en regard d’une vérité à laquelle il n’appartient pas, là où Hegel ne désolidarise pas la vérité du fictif, comme le montre la Doctrine de l’essence. Il a bien plus de mal, en revanche, à penser une fiction qui, tout en appartenant à la vérité, soit davantage qu’un moment d’illusion à intégrer et à dépasser.
71 WL, V, p. 73. SL, I, p. 88.
72 WL, V, p. 73. SL, I, p. 88.
73 GW, XI, p. 36. SL, I, p. 89.
74 GW, XI, p. 37. SL, I, p. 89.
75 GW, XI, p. 37. SL, I, p. 89.
76 GW, XI, p. 37. SL, I, p. 89.
77 GW, XI, p. 38. SL, I, p. 91.
78 Une lecture circonstanciée des enjeux et des éventuelles apories du « commencement » hégélien a récemment suggéré, à partir d’une distinction entre négativité et simple privation, de concevoir le commencement anté-fondationnel, si l’on peut dire, à la lumière du concept de « manque absolu ». Cette dimension de manque absolu « qui fait le commencement n’est pas le manque du fondement : le commencement est manque absolu parce qu’il doit demeurer indéterminé et non parce qu’il lui manque un concept déterminé ». Cf. J. Allard, La Difficulté de définir le commencement dans la Logique de Hegel, Université de Montréal, 2014, p. 36. Mais d’où vient alors ce « doit », cette exigence de demeurer en retrait de toute détermination ? Est-on condamné au regressus ad infinitum ?Il nous semble qu’une telle exigence est celle d’une liberté soucieuse de s’assurer de son existence et de l’effectivité essentielle de la libre fabulation qu’elle est au commencement, et qu’en ce sens elle exprime plutôt un manque de ce fondement dont elle doit avoir connaissance. Les hésitations de Hegel doivent être elles-mêmes pensées comme parties prenantes du problème du commencement. Le plus important réside selon nous dans l’exigence nue d’un commencement, et l’on s’accorde parfaitement avec Jeanne Allard, lorsqu’elle note qu’il reste pour la pensée à « tout simplement agir, c’est-à-dire choisir de commencer » (p. 52).
79 On peut évoquer ici la thèse provocante mais séduisante d’Angelica Nuzzo dans : « Dialectic, Understanding, and Reason : How Does Hegel’s Logic Begin ? », in N. Limnatis (dir.), The Dimensions of Hegel’s Dialectic, Continuum, 2010. Signalant également, au point de départ de la Logique, un moment « radicalement non dialectique » (p. 13), la commentatrice y voit une sorte d’« ultime acte de rébellion contre la raison » (p. 17). Le frondeur, en l’occurrence, serait l’entendement. N’étant pas encore une fonction du penser subjectif, il n’est à ce stade qu’un mouvement délié, désincarné, un néant qui ne s’oppose pas à l’être ; « pure vanishing » (p. 20), il est ce qui se cache derrière notre impossibilité de penser l’être indéterminé sans entrer dans la dialectique de l’être et du néant. Il est un « espace de signification possible » (p. 22) en deçà du langage logique, et il doit être ainsi. De la même commentatrice, et sur la question du commencement du système, cf. aussi A. Nuzzo, « Das Problem eines "Vorbegriffs" in Hegels spekulativer Logik », in A. Denker, A. Sell et H. Zaborowski (dir.), Der « Vorbegriff » zur Wissenschaft der Logik in der Enzyklopädie von 1830, Freiburg, Alber Verlag, 2010, p. 84-113.
80 La Doctrine de l’essence n’est évidemment pas seule à justifier les présupposés du commencement, car c’est là en quelque sorte l’objet de toute la Logique. Reste, néanmoins, que l’apparence donne un puissant relief au commencement.
81 M. Theunissen, Sein und Schein. Die kritische Funktion der Hegelschen Logik, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, rééd. 2016, p. 104.
82 G. Gérard, « Le commandement de l’esprit. Lecture du § 377 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1827/30) de Hegel », in Science et Esprit, 2010, vol. 62, n°1, p. 11.
83 Ibid., p. 15.
84 Cf. F. Fischbach, Du commencement en philosophie. Étude sur Hegel et Schelling, Paris, Vrin, 1999, p. 378.
85 R. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 2005,p. 48.
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Université de Montréal