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Quentin Landenne

L’exception comme heuristique pour l’historien révolutionnaire
Commentaire de la huitième thèse

(Volume 7 - 2018 : Walter Benjamin. Philosophie de l'histoire.)
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Résumé

La huitième thèse de l’écrit sur l’histoire de Benjamin est construite autour d’un programme philosophique aux allures paradoxales : généraliser l’état d’exception. Cet état d’exception « réel » ou « véritable » (wirklich) dont la tradition des opprimés porte la mémoire, il revient à celui qui tâche d’écrire l’histoire de le faire advenir, ce qui exige d’abord un concept de l’histoire qui y corresponde. Le présent article cherche à contribuer à éclaircir quelques unes des prémisses implicites de l’heuristique de l’exception et de l’ironie mise en œuvre par Benjamin dans les thèses sur l’histoire.

Index de mots-clés : état d’exception – violence révolutionnaire – ironie

Abstract

The philosophical program that lies at the core of the eighth thesis on history of Walter Benjamin has a quite paradoxical title: generalising the state of exception. The “real” or  “true” state of exception, belonging to the tradition of the oppressed people requires from anyone striving to write history a new concept of history corresponding to that tradition. The present paper tries to clarify some of the implicit presuppositions of exception and irony as a methodological point of view by Benjamin in this writing.

Index by keyword : state of exception – revolutionary violence – irony

1Placée au centre d’une série dont le lecteur ne sait de prime abord si elle suit un ordre prescrit, la huitième thèse présente d’emblée la caractéristique de situer pour la première fois explicitement l’ensemble de l’écrit dans sa conjoncture historique la plus actuelle, en la nommant comme « l’état d’exception dans lequel nous vivons »1. Nous le savons, c’est cette situation critique, soit « la guerre et la constellation qu’elle porte en elle », qui a conduit Benjamin, comme il le rapporte dans une lettre à Gretel Adorno, à confier précipitamment à des correspondants – et pas directement à l’imprimeur – le fruit d’une semence qu’il couvait en lui depuis une vingtaine d’années2. Proprement historique dans son mode d’apparition, l’écrit sur l’histoire surgit brutalement après une longue et discrète maturation, forcé par l’imminence de la catastrophe. De manière répétée dans la tradition, les grandes philosophies de l’histoire sont suscitées par des grands bouleversements qu’elles ont pour tâche de penser jusqu’à ce qu’ils ont de bouleversant pour la pensée : pour Saint Augustin, c’était l’écroulement annoncé de l’Empire romain d’Occident, pour Kant et l’idéalisme allemand, ce fut la Révolution française, pour Benjamin ce sera l’avènement du fascisme et sa conquête de l’Europe.

2Ce qu’on reconnaît rapidement, dans la deuxième partie de la thèse, c’est bien entendu la critique réitérée des philosophies de l’histoire progressistes qui se complaisent dans une naïveté suspecte, sinon coupable, démasquée en tout cas par leur étonnement béat devant ce qui contredit tous leurs plans. Ce qui est plus particulièrement visé, comme on peut le lire dans les thèses onze et treize, c’est la social-démocratie, toute pétrie qu’elle est de la conviction de « nager dans le courant », de marcher dans le sens de l’histoire, au point de se faire complice malgré elle de ce qu’elle est impuissante à empêcher. On n’arrête pas la barbarie en brandissant la « norme du progrès ». « L’optimisme de dilettantes »3 des progressistes de tous bords est si faible, qu’il en devient une force pour ses adversaires.

3Face à cette alliance objective entre le progressisme et le fascisme, dont le pacte germano-soviétique n’est qu’une des confirmations les plus éclatantes, sans être étonnante en soi aux yeux de Benjamin, la seule issue pour une résistance révolutionnaire consiste dans des conspirations inattendues et des stratégies inédites. C’est ce type de stratégies que la première moitié de la thèse paraît énoncer dans ses grandes lignes. Il s’agit en effet d’un plan d’attaque, d’améliorer sa position dans la lutte contre l’ennemi. Le nom de l’opération est, comme souvent, bien énigmatique : généralisation de l’état d’exception.

4Qu’est-ce qu’une telle opération peut bien signifier ? Et comment doit-on tout d’abord comprendre que l’exception soit déjà devenue la règle au moment où Benjamin rédige son texte ?

5Au sens le plus évident et toutefois pas le moins important, la généralisation ou la normalisation de l’exception renvoie à la conjoncture historico-politique exceptionnelle qu’on vient d’évoquer comme faisant irruption au cœur du texte, comme l’urgence qui le convoqua. L’état d’exception qui avait été proclamé en 1933 par le régime nazi n’a toujours pas été révoqué en 1940 et il tend même, à cette époque, à se généraliser dans l’espace à l’Europe tout entière. Couvre-feu, rafles, exécutions sommaires, agressions surprises, tout en atteste : l’ordre constitutionnel, les droits individuels, ainsi que le droit international sont progressivement suspendus et c’est le non-droit ou le droit de la force qui impose son ordre.

6Outre ce premier sens conjoncturel et empiriquement historique, Benjamin introduit immédiatement un deuxième sens de la généralisation de l’exception, un sens éthico-politique qu’il désigne sous le concept de « l’état d’exception réel », « véritable » ou « effectif » (wirklich), auquel on accède par l’intermédiaire du syntagme de « tradition des opprimés ». Cette tradition, on sait déjà par la lecture des thèses précédentes qu’elle est discontinue, anachronique ou diachronique et qu’elle est tissée par les appels que se lancent, à travers les siècles et les continents, les parias de l’histoire, ceux qui n’ont rien d’autre en commun que de partager le sort d’être sortis de l’histoire ou plutôt d’être dépouillés du droit de la raconter. Pour cette moitié de l’humanité exclue et méprisée par les hommes qui comptent, c’est dans l’ordre des choses de voir leurs droits suspendus, l’exception devenir la norme. C’est forte de cette expérience millénaire que la tradition des opprimés peut nous « enseigner » que rendre la justice suppose de violence une morne moitié, que l’exception n’est pas exceptionnelle pour ceux qui sont exclus de la règle, et qu’il n’y a pas lieu d’être surpris quand cette exception se généralise encore un peu plus, sous une constellation qui n’est nouvelle que pour ceux qui ne sont pas sensibles aux petits commencements.

7Or, nous dit Benjamin, cet état d’exception « réel » ou « véritable » dont la tradition des opprimés porte la mémoire, il nous revient, à nous qui tâchons d’écrire l’histoire, de le « faire advenir », ce qui exige d’abord un concept de l’histoire qui y « corresponde », et qui devrait ensuite nous donner, à nous qui affrontons cette constellation historique, une « meilleure position » dans la lutte contre le fascisme. Mais comment passer du premier sens de l’état d’exception, qui est celui par lequel l’ennemi prospère, au sens véritable et inédit qui devrait nous libérer de sa domination ? En quoi consiste ce « véritable état d’exception », que suppose-t-il et en vertu de quoi pourrait-il améliorer notre position dans la lutte ?

8Pour tenter de répondre à ces questions et de mieux saisir le passage ou plutôt le retournement de sens qui s’opère dans ces lignes, il convient d’éclairer le concept d’état d’exception et d’examiner dans quelle mesure, au-delà de l’usage commun ou du sens générique qu’on peut lui prêter, il semble ici renvoyer bien plus spécifiquement à un auteur qui, dès les années ‘20, lui a donné ses lettres de noblesse autant que son cachet ignominieux : cet auteur c’est bien sûr Carl Schmitt. En retranscrivant une première fois entre guillemets, à la manière d’une citation, le concept surdéterminé de « Ausnahmezustand », Benjamin ne peut pas ne pas penser au juriste nazi et ne peut pas ne pas s’attendre à ce que ses lecteurs hypothétiques y pensent aussi – non sans un certain embarras d’ailleurs. L’ombre de Schmitt planerait donc immanquablement sur le texte du philosophe marxiste, et ce dans l’un des paragraphes où il est le plus centralement question de l’avènement du fascisme, sous les yeux hébétés du progressisme et presque avec la complicité passive de son indignation naïve. La question est alors pour nous de déterminer les contours de cette ombre, de percevoir ce qu’elle cache et de reconstruire ce qui s’y joue.

9Le dossier des rapports intellectuels entre Walter Benjamin et Carl Schmitt n’est pas tant volumineux par ses pièces à conviction que délicat dans sa signification et ses enjeux. En effet, tout semble d’abord diamétralement opposer, d’un côté, le philosophe juif et marxiste qui s’est engagé de tout son être dans la résistance au fascisme et, de l’autre, le théoricien conservateur du droit public qui s’est compromis directement avec l’idéologie et le régime nazis et dont l’antisémitisme était notoire. Pourtant, les quelques écrits privés et publics qui concernent leurs rapports témoignent du réel intérêt et de l’admiration sincère que les deux protagonistes se portaient l’un à l’autre. Cette admiration, Benjamin l’exprima même directement dans l’unique lettre qu’il envoya au juriste, en décembre 1930, où, après lui avoir fait parvenir un exemplaire de son ouvrage sur l’Origine du drame baroque allemand, le philosophe critique reconnaît la dette qu’il a contractée, dans cet écrit, envers la théorie moderne de la souveraineté que Schmitt développa en 1922 dans la première version de sa Théologie politique. Et effectivement, c’est bien ce dernier ouvrage qui est cité quand Benjamin a recours aux concepts de souveraineté et d’état d’exception dans le chapitre consacré au Trauerspiel et à la tragédie4. Or, ce détour par la théorie de la souveraineté se fait pour le critique littéraire au moment de montrer le rôle de la figure tragi-comique du roi dans le drame baroque, un roi incapable de mettre sa souveraineté en action. L’irrésolution du tyran, l’écart entre le pouvoir du prince et son inaptitude à régner sont présentés comme des marques propres au Trauerspiel. Dans l’analyse benjaminienne du drame baroque, en effet, le prince aurait pour fonction principale « d’exclure » l’état d’exception, et non plus d’en « décider », ce qui donnerait lieu à une forme de théorie de « l’indécision souveraine »5. L’interprétation que Benjamin propose dans ces pages des concepts schmittiens de souverain et d’état d’exception semble à cet égard inverse par rapport au statut systématique que leur donne le constitutionnaliste, selon lequel le pouvoir de décider de l’état d’exception, c’est-à-dire de décider de la suspension du droit, est la définition même du souverain6.

10Dès les premières pages de sa première Théologie politique, Schmitt construit en effet sa théorie de la souveraineté en posant comme principe méthodologique qu’on ne peut comprendre la normalité d’un ordre quel qu’il soit qu’à partir des « concepts-limites » ou des « situations extrêmes », « exceptionnelles » : « Une jurisprudence qui tourne autour des questions de la vie quotidienne et des affaires quotidiennes ne s’intéresse guère à la notion de souveraineté. Pour elle (…), seul le normal est reconnaissable, tout le reste n’étant que « perturbation ». Face au cas extrême, elle est désarmée ». Au contraire, une théorie de la souveraineté digne de ce nom doit partir de l’état d’exception et se construire autour de lui : « à [cet état] correspond une compétence par principe illimitée, autrement dit la suspension de l’ordre établi dans sa totalité. Dans cette situation une chose est claire : l’Etat subsiste tandis que le droit recule »7. On ne tombe pas pour autant dans l’anarchie, puisqu’un ordre perdure : « Dans le cas d’exception, l’Etat suspend le droit en vertu d’un droit d’autoconservation »8. L’ordre juridique repose donc en dernière instance sur une décision et non sur une norme, mais décider de l’état d’exception se fait bien au nom du droit ; la suspension du droit est alors la confirmation du droit, l’exception confirme la règle et la violence souveraine par laquelle l’Etat se conserve lui-même, sous la forme de l’état d’exception, vient confirmer et consacrer la violence par laquelle l’Etat s’est fondé originairement dans son droit souverain.

11Si l’on suit l’interprétation de Giorgio Agamben, cette dialectique de la violence souveraine et de l’état d’exception comme suspension et confirmation de l’ordre juridique serait entre autres une réponse de Schmitt à un autre écrit de Benjamin : la Critique de la violence publié un an auparavant, en 19219. Dans cet essai, où la critique de la violence est définie comme l’élucidation des rapports entre la violence et le droit, Benjamin introduit une distinction essentielle entre la violence fondatrice du droit, celle par laquelle le droit fonde mythiquement et impose originairement son ordre, et la violence conservatrice du droit, par laquelle l’Etat exerce son monopole de la force légitime et réduit toute contre-violence à l’illégalité. Mais ce cercle magique par lequel la violence est censée être domestiquée par le droit qu’elle fonde se disloque à mesure que les excès de la violence conservatrice tendent à épuiser le charme mythique de la violence fondatrice. La vraie violence souveraine, pour Benjamin, est la violence divine qui n’a aucun rapport avec le droit et qu’il qualifie aussi de « violence révolutionnaire », soit « la plus haute manifestation de la violence pure parmi les hommes »10. C’est cette affirmation d’une « violence pure » que Schmitt a voulu contester en lui opposant la logique d’une violence souveraine qui maintient le droit en le suspendant, dans l’état d’exception.

12Mais que reste-t-il alors de la dette que Benjamin aurait, de son propre aveu, contractée dans l’écrit sur le Trauerspiel, dès lors que celui-ci a pour effet de renverser une objection que Schmitt élève à son tour contre la critique benjaminienne de la violence ? Et par conséquent, que signifie pour nous, dans ce chassé-croisé, la référence à la généralisation de l’état d’exception dans les thèses sur l’histoire de 1940 ?

13Tout porte en fait à croire que c’est dans la fonction méthodologique des concepts schmittiens, plutôt que dans leur contenu théorique, leur statut systématique et a fortiori leurs implications idéologiques, que Benjamin aurait puisé son inspiration. Ce sont les formules qui ponctuent le premier chapitre de la Théologie politique, où Schmitt énonce le primat méthodologique qu’il attribue à l’exception, qui ont dû marquer particulièrement Benjamin. On peut y lire que « l’exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l’exception prouve tout »11. Et Schmitt de poursuivre, en citant un mystérieux « théologien protestant » qu’il se garde bien de nommer : « L’exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si l’on veut étudier correctement le général, il suffit de chercher une véritable exception. Elle jette sur toute chose une lumière beaucoup plus crue que le général. À la longue on finit par se lasser de l’éternel verbiage du général ; les exceptions existent. On n’est pas en mesure de l’expliquer ? On n’expliquera pas davantage le général. Habituellement, on ne remarque guère de difficulté, car on aborde le cas général non seulement sans la moindre passion, mais encore avec une confortable superficialité. Au contraire, l’exception pense le général avec l’énergie de la passion »12. En fait, ce « théologien protestant » n’est autre de Sören Kierkegaard, et Schmitt cite ici assez fidèlement deux passages qui concluent l’un de ses ouvrages, La Répétition ou La Reprise, selon les traductions. Dans ce roman philosophique, l’exception en question désigne un jeune poète, tiraillé entre l’amour d’une jeune femme et sa vocation littéraire, que le narrateur a aidé à faire naître comme poète, car « en général, un poète est une exception ». Sans prendre en considération ce contexte narratif et philosophique, Schmitt n’en a retenu que l’idée générale de partir toujours de l’exception pour comprendre la norme ou le général.

14Or, c’est bien ce primat méthodologique de l’exception que Benjamin endosse dès le Trauerspiel de 1921, où il est question de « la nécessité de se tourner vers les extrêmes » avant de se laisser guider par la généralité des « écoles d’auteurs ». Mais c’est aussi cette logique de l’exception qui lui permet vingt ans plus tard, dans les thèses sur l’histoire, de retourner ironiquement la théorie de la souveraineté contre elle-même. En généralisant l’exception, Benjamin identifie exception et règle ou les fond l’une dans l’autre, alors que l’exception pour Schmitt ne peut en bonne logique confirmer le droit du souverain qu’en restant précisément exceptionnelle et non en devenant une nouvelle norme13. Benjamin fait ainsi jouer ironiquement le nain théologique de l’exception contre la machine souverainiste schmittienne où il se cachait. En désactivant le cercle magique de la fondation mystique du droit et de la justification juridique de la violence, Benjamin préserve un concept de violence pure, c’est-à-dire déliée de tout rôle de moyen pour le droit, et c’est cette pure violence qui est la seule violence vraiment souveraine.

15Mais en quoi ce retournement ironique de la dialectique souveraineté/état d’exception devrait-il correspondre à un nouveau concept de l’histoire ? Et en quoi serait-il l’annonce de l’advenue de l’état d’exception véritable ou effectif, celui qui est censé être assumé par la tradition des opprimés ?

16Dans la huitième thèse, comme ailleurs dans le texte, Benjamin mobilise des polarités conceptuelles qu’il emprunte parfois à des dialectiques ennemies pour mieux les subvertir et briser les ordres analogiques qui les soutiennent. Car pour le philosophe critique, on ne défait les logiques d’oppression que de l’intérieur, en se cachant dans le boitier de leurs mécanismes analogiques pour mieux les inverser, les désactiver et les saboter. En suggérant ainsi que l’état d’exception serait à l’ordre politique ce que la catastrophe est à l’ordre historique, il retourne le rapport initial pour faire de la catastrophe non pas le mal nécessaire d’une théodicée progressiste, l’exception tolérée de la raison de l’histoire, mais la faillite irréparable de cette raison, son point d’achoppement. De même, en structurant l’histoire par l’opposition catégorielle entre vainqueurs et vaincus, selon une analogie apparente avec l’opposition schmittienne entre l’ami et l’ennemi, entretenue notamment par l’affirmation de la sixième thèse, aux termes de laquelle « l’ennemi n’a pas cessé de vaincre »14, Benjamin ne conteste-t-il pas plus fondamentalement la catégorie historiographique de la victoire, comme critère aussi discriminant que le critère schmittien de l’hostilité ? N’invalide-t-il pas, dans l’usage qu’il fait de ces catégories, l’idée propre aux historiens progressistes et aux dominants que pour écrire l’histoire, il faut qu’une décision soit tombée, qu’il faut une victoire pour qu’une frontière puisse être tracée entre vainqueurs et vaincu, comme entre amis et ennemis ?

17La fonction historiographique constitutive de la victoire est très exemplairement exprimée par une phrase du pamphlétaire royaliste, Antoine de Rivarol, citée par Koselleck en exergue de Kritik und Krise : « Dans le feu des révolutions, quand les haines sont en présence, et le souverain divisé, il est difficile d’écrire l’histoire »15. Or, pour Benjamin c’est bel et bien là où c’est difficile, c’est « dans le feu des révolutions », qu’il faut tenter d’écrire l’histoire ; c’est là où le souverain est divisé, c’est-à-dire dans les brèches de l’ordre politico-juridique, que les opprimés risquent de se faire entendre.

18Mais pourquoi donc doivent-ils être entendus ? Qu’ont-ils à nous dire de plus que leur souffrance ou leur sentiment d’injustice ? Et d’où vient la clairvoyance présumée de leur point de vue ?

19La lucidité des opprimés vient de ce qu’ils connaissent la violence pure, justement parce qu’ils ne disposent pas de la force et n’adhèrent pas au droit qui les opprime ; ils perçoivent l’imminence de la catastrophe dès ses premiers commencements, précisément parce qu’ils ne se laissent pas bercer par l’illusion des ordres rationnels et des progressions réglées. L’atavisme propre à la tradition des opprimés les rend sensibles à l’effroi de la barbarie dont procède et se nourrit toute culture, justement parce qu’ils sont privés des butins de celle-ci. Leur sensibilité aux petits commencements, qui est d’après Benjamin, la « quintessence de la connaissance historique »16, donne à cette tradition un privilège indissociablement épistémologique et politique. C’est cette position paradoxalement privilégiée, cette perspective décalée17 qui fait des opprimés les porteurs d’une mission à l’égard de la violence.

20Si, comme l’écrit Benjamin en 1921, « la critique de la violence est la philosophie de son histoire »18, la réciproque est également vraie vingt ans plus tard : la critique du concept d’histoire est le dévoilement de sa violence insupprimable, de ce qu’elle porte en elle d’horrible, d’effroyable et d’injustifiable. Ce qu’a d’effroyable l’ange de l’histoire, c’est qu’il sait que la violence qui anime l’histoire ne se laisse pas domestiquer par la civilisation, raisonner par le droit ou monopoliser par l’Etat. L’exception est aussi le nom de la part irréductible de la violence, celle qui résiste à toute justification, à toute réappropriation par la raison, par la règle ou le général. C’est cette part irréductible de violence, cette « violence pure », c’est-à-dire pure de tout rapport instrumental au droit, que doit ranimer le résistant, c’est d’elle qu’il doit s’emparer comme d’une « violence révolutionnaire », qui ne peut se laisser capter par aucun ordre nouveau, pour rester marqués du sceau de l’exception.

21Faire advenir le véritable état d’exception, c’est pour Benjamin généraliser le primat méthodologique de l’exception. L’exception est le levier de l’histoire révolutionnaire : elle permet le retournement ironique des forces théologico-politiques modernes que sont le marxisme orthodoxe, la théodicée, le progressisme ou le souverainisme. On ne peut certes que s’étonner, aux premières lectures de ce texte, de voir des sources si hétérogènes et des traditions si éloignées mobilisées sur un même front, comme pour conspirer dans un dessein commun. Mais Benjamin s’autorise à rendre compatibles de tels paradigmes en opérant sur eux la méthode du retournement ironique : comment ne pas voir d’ailleurs l’ironie qu’il y a à parler d’un matérialisme historique sans progrès dialectique ni Grand Soir, d’un messianisme sans eschatologie ni Messie, d’une théorie de l’état d’exception sans souverain ni ordre juridique ?

22Tout au long des thèses, c’est le concept d’histoire lui-même qui est l’objet d’un retournement ironique en une série d’images irreprésentables, d’analogies boiteuses, témoins des blessures du temps. Plus fondamentalement, c’est le concept de dialectique qui est retourné par l’image, qui avait été définie dans le Livre des Passages comme « dialectique à l’arrêt » ou « dialectique en instantané » (« Bild als Dialektik im Stillstand »19). Qu’elle soit à l’arrêt ou en instantané, l’image dialectique vient retourner le concept dialectique dans sa logique du mouvement et de la médiation. Ainsi, dès la première image du texte, dans l’allégorie de l’automate et du nain théologien, tout se passe comme si la dialectique du maître et de l’esclave – où celui qui actionne le mécanisme finit par servir ce mécanisme – était retournée ironiquement par le caractère burlesque du récit d’Edgar Poe, qui raille la préférence des spectateurs de la mise en scène à admirer la perfection d’un automate plutôt que de reconnaître la force de l’esprit. L’histoire du vrai-faux automate de Maelzer est aussi celle de l’échec d’une analogie : « il n’y a aucune analogie, dit Poe, entre les opérations du joueur d’échecs et celles de la machine à calculer de M. Babbage » – laquelle est au contraire l’automate par excellence, dont tous les coups sont prévisibles et déterminés20.

23L’image allégorique vient ici renverser l’ordre analogique ; l’image porte en elle un potentiel révolutionnaire, car elle résiste à toute réduction instrumentale au concept, comme la véritable exception résiste à toute mise en ordre sous le régime de la règle. Dans l’écriture benjaminienne, la production poétique d’images a pour effet non seulement de porter les analogies à la manifestation de leur inadéquation et de relativiser l’antagonisme des polarités conceptuelles, mais aussi de susciter des correspondances suggestives et divinatoires entre des moments exceptionnels que rien ne relie causalement et que seule une image peut faire tenir ensemble, le temps d’un instant. C’est depuis l’instant ou l’à-présent saisi en une image que l’historien révolutionnaire peut se faire le « prophète du passé ». Si l’on peut prophétiser le passé, c’est parce qu’il s’y est passé quelque chose qu’on n’a pas encore dit, qu’il faut commencer à reconnaître pour le faire advenir, c’est parce que l’histoire est parsemée de petits commencements qui nous intiment d’en réaliser les promesses.

24Il y a bien une marginalité nécessaire dans cette manière exceptionnelle d’écrire l’histoire, à rebrousse-poil, à contre-discours, un contre-discours imagé qui doit aussi sa radicalité à se dire contre le discours historique ordinaire tel qu’il s’affirme dans sa virile assurance, sa garantie contre les risques de l’à-présent. À cet égard, le primat de l’exception ne peut devenir la règle d’un nouvel ordre disciplinaire sans perdre son explosivité révolutionnaire. Mais un tel destin ne risque pas d’advenir, tant l’histoire et l’historiographie semblent se résigner à produire encore et toujours des vainqueurs et des vaincus.  

25Là où les vainqueurs ne cessent de dire le droit jusque dans sa suspension, il ne reste plus aux opprimés qu’à continuer à dire l’exception. Dire l’exception, comme levier révolutionnaire ou principe méthodologique de l’historien benjaminien, consiste à témoigner par l’écriture de tout ce qui a été excepté (ausgenommen) du discours historique, expurgé du concept général de l’histoire et de sa logique réglée : les révolutions avortées, les insurrections matées, les victimes oubliées, les souffrances méprisées, les auteurs mineurs, les œuvres négligées, les occasions manquées, les ouvertures refermées, tous ces êtres marginaux nous appellent à les reconnaître dans leur sens inédit et singulier, et c’est par cette reconnaissance à travers les temps qu’il nous est donné d’enfin faire advenir le « véritable état d’exception », d’éclairer la constellation de l’histoire des opprimées, de poursuivre la tradition sans cesse interrompue et sans cesse reprise de ces moments exceptionnels auxquels on n’a pas fait droit ou qui n’ont pas donné suite.

26L’exception reconnue n’a plus alors à confirmer la règle, ni à se justifier devant elle ; elle conteste au contraire, par le fait même, le droit de l’histoire du monde à se dresser en juge suprême du fait. Du point de vue de l’exception, la « Weltgeschichte » n’est plus le « Weltgericht ». Comme la souffrance, comme la singularité, comme l’existence même, l’exception est injustifiable, parce qu’elle se vit par-delà ou en deçà du juste et l’injuste. Dans le véritable état d’exception de l’histoire, le droit se confond avec le fait, la nécessité de la vie avec la contingence de l’existence. L’exception est ainsi souveraine dans cet état de nature qui précède tout ordre temporel, dans ce temps instantané, innocent et dangereux, de l’« à-présent » (Jetztzeit).

27Bref, la tâche de l’historien révolutionnaire dans le véritable état d’exception, ce n’est pas rendre justice aux vaincus en leur donnant raison – ce qui, si c’était possible, leur ôterait leur lucidité propre – écrire l’histoire du point de vue des opprimés pour Benjamin, c’est non seulement dévoiler l’horrible de cette histoire et pressentir la catastrophe à venir, mais surtout c’est témoigner de l’exception pour reconnaître en elle « la chance révolutionnaire »21 propre à chaque instant historique. Et témoigner de l’exception, c’est bien ce que Benjamin a fait jusqu’au bout du bout, quand exilé et traqué, il disséminait encore autour de lui, à mesure que son propre espace vital se réduisait, des œuvres auxquelles il tenait plus qu’à sa vie terrestre, confiant à d’incertaines générations ces plus hauts fruits de l’esprit comme les infimes semences d’un espoir de rédemption.

Notes

1  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », trad. M. de Gandillac et P. Rusch, in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p.427-443, p. 443.

2  Michael Löwy, « Gretel Adorno, Walter Benjamin, Briefwechsel 1930-1940 », Archives de sciences sociales des religions, octobre-décembre 2006, n°136, document 136-3, p. 117-118.

3  Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d'incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d'histoire », Paris, PUF, 2001, p. 11.

4  Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 2009, p. 65.

5  Giorgio Agamben, État d’exception, trad. J. Gayraud, Paris, Le Seuil, 2003, p. 95.

6  Carl Schmitt, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 15.

7  Carl Schmitt, Théologie politique, op.cit., p. 22.

8  Carl Schmitt, Théologie politique, op.cit., p. 22.

9  Giorgio Agamben, État d’exception, op.cit., p. 91 et s.

10  Walter Benjamin, « Critique de la violence », trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 210-243, p. 242.

11  Carl Schmitt, Théologie politique, op.cit., p. 25.

12  Carl Schmitt, Théologie politique, op.cit., p. 25, 26 ; cf. Sören Kierkegaard, la Reprise, trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Tisseau, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 764, 765.

13  Tristan Storme, « L'importance de la violence dans la fondation et la conservation de l‟ordre juridico-politique. Carl Schmitt et Walter Benjamin », in La Violence. Regards croisés sur une réalité plurielle, sous la direction de Lucien Faggion et Christophe Regina, Paris, CNRS Editions, coll. "Alpha", 2010, p. 501-521, p. 514.

14  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op.cit., p. 431 (trad. modifiée).

15  Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, trad. H. Hildenbrand, Paris, éditions de Minuit, 1979, p. 7 ; cf. Antoine de Rivarol, Extraits du journal politique et national, Œuvres complètes, Tome 4, Paris, Léopold Collin, 1808, p. 67.

16  Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Bd. I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, p. 1246.

17  Elise Derroitte, « Organiser le pessimisme. Sur le messianisme faible de Walter Benjamin », in L. Carré et G. Fagniez et Q. Landenne (éd.), Philosophies allemandes de l’histoire, Argenteuil, Le cercle herméneutique, 2018, à paraître.

18  Walter Benjamin, « Critique de la violence », op. cit., p. 241, 242.

19  Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Bd. V, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, p. 577.

20  Edgar Poe, Le joueur d’échecs de Maelzel, trad. C. Baudelaire, in Histoires grotesques et sérieuses, Paris, Michel Lévy frères, 1871, p.112-167, p. 121.

21  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op.cit., p. 441.

To cite this article

Quentin Landenne, «L’exception comme heuristique pour l’historien révolutionnaire», Phantasia [En ligne], Volume 7 - 2018 : Walter Benjamin. Philosophie de l'histoire., URL : https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=919.

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