Une expérience de philosophie sur le terrain du travail social : approche éthique et construction méthodologique
À la suite d’un Master de recherche à l’ENS de Lyon qui portait sur la notion de vulnérabilité, Florie Toularastel a décidé d’explorer plus avant cette notion dans le cadre d’une thèse en philosophie de terrain. Pratiquée dans le domaine du travail social, cette discipline est pour elle l’occasion de questionne l’intrication de la connaissance de la précarité et des actions de soin.
Résumé
Cet article a pour objectif de décrire mon expérience de terrain dans une association de santé communautaire par et pour les travailleurs et travailleuses du sexe active en France dans une ville X, et de déployer mes décisions et leurs motifs dans la production d’une méthodologie propre. Je propose aussi d’interroger la pertinence d’une participation active au terrain vis-à-vis de la problématique : comment le travail social communautaire produit-il une connaissance de la précarité distincte de celle qui est produite dans le travail social gouvernemental ? J’essaie ainsi, à la suite des éthiques du care, de penser le soin comme un outil de connaissance, et de saisir les inflexions qu’il permet dans la compréhension de la vulnérabilité.
Abstract
This article describes my field experience as a philosopher in a community health association for sex workers and explains my decisions and their motivations in the production of a specific methodology. I try to question the relevance of an active participation in the field to explore the question: how does community social work produce a knowledge of precariousness distinct from the one produced in governmental social work? I thus try, following the ethics of care, to think of care as a tool of knowledge, and to grasp the inflections it allows in the understanding of vulnerability.
1. Introduction
1En France, dès le début du 20e siècle, l’institutionnalisation du travail social – compris alors comme les formes diverses de prise en charge des personnes les plus vulnérables, dans des institutions telles que les hôtels-Dieu ou les hôpitaux généraux1 - repose sur l’accès au travail des femmes2. Elles en sont autant les instigatrices que les employées, saturant ce domaine professionnel de représentations d’une féminité liée au mariage, à la maternité et au travail domestique. Jusqu’alors renvoyé au monde de l’invisible, le travail de soin et de gestion performé dans leur foyer par les femmes, et le savoir qui en découle, sont constitués comme un ensemble de pratiques instituées qui répondent aux besoins des populations fragiles. Ce savoir, que l’on nomme plus volontairement « expérience » lorsqu’il n’est pas du registre scientifique, s’incarne moins dans des discours que dans des actes : la ménagère manœuvre tous les jours la machine domestique, évaluant, prévenant et satisfaisant les besoins et envies de ses membres. Elle témoigne d’une connaissance précise des mécanismes nécessaires au bon fonctionnement d’une vie en commun, et d’une attention aigüe aux conditions de sa réussite. La multiplication des écoles dédiées3 et la professionnalisation du travail domestique4 font ces compétences invisibles des savoirs et techniques que l’on enseigne et qui, à ce titre, acquièrent une dignité suffisante pour faire l’objet de recherches5. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les institutions créées depuis le début du siècle font l’objet d’une centralisation progressive6, qui augmente peu à peu leur dépendance à l’État français7 et en fait des instruments de gouvernement des populations. L’analogie se redouble : la ménagère évalue et corrige le mécanisme et ses pièces, comme le travail social évalue et corrige les populations auxquelles il s’adresse.
2Le travail social gouvernemental, de ce fait, tombe facilement sous la critique foucaldienne8 : son rôle de relais entre les populations vulnérables et les normes d’intégration à la société fait de lui un organe privilégié de discipline, de surveillance et de normalisation. Néanmoins, hors de cette instrumentalisation, le travail social réside aussi dans un ensemble de relations interpersonnelles construites au moment même de l’échange, qui produisent un savoir ancré dans la particularité des circonstances et de l’action. La notion de care permet de se saisir de cette seconde dimension, définie comme :
l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui – qu’aux activités de soin – laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et économique dans lequel se noue cette relation9.
3Cependant, ces pratiques de soin ne sont pas considérées comme productrices d’une connaissance au sens scientifique et universitaire. Michael Pouteyo affirme ainsi que le travail social est bien plus constitué en objet qu’en sujet de la connaissance10. Pour lui, cette exclusion du domaine de la science est due à l’engagement dans la singularité — des situations individuelles et des relations interpersonnelles, et dans l’action, du travail social11, qui l’empêche alors de prétendre à la généralité et la neutralité qui seraient conditions et garantes de l’objectivité scientifique. Émerge la volonté de comprendre la puissance épistémologique des attitudes de soin dans le travail social : le savoir qui y est construit, bien qu’il soit renvoyé avec mépris à la forme diminuée qu’en serait l’expérience, possède une force d’action remarquable.
4C’est à ce titre que j’ai décidé12 de me pencher sur le travail social comme un ensemble de pratiques intersubjectives de care, et d’interroger la manière dont il peut, en ce sens, être producteur d’un savoir. Il m’appartenait alors non seulement de faire de ces pratiques des objets philosophiques, mais aussi d’apprendre à les maitriser afin d’explorer en mon propre nom leurs potentialités épistémiques. Cette approche n’est cependant pas novatrice : elle renvoie le philosophe à sa position classique d’épistémologue, qui s’occupe de ce que l’on peut connaitre, et des moyens de cette connaissance. Le décalage se trouve peut-être dans la volonté de ressaisir comme processus de connaissance des pratiques que l’on renvoie traditionnellement au statut d’expérience. Cette dernière se caractérise par le fait de constituer à la première personne une collection de moments de vie sans pourtant se limiter à une histoire personnelle : c’est aussi une compétence d’analyse d’une situation, d’association à des vécus passés et d’application des savoirs constitués. Les savoir-faire du travail social sont ainsi pensés par la perspective du care, qui permet de comprendre l’intrication entre l’engagement subjectif des acteurs et actrices et la production de connaissance13. Cette approche permet de penser le travail social comme une manière finalisée et orientée par l’action de connaître la vulnérabilité sociale, et de réinvestir dans ce champ la possibilité d’une légitimité épistémique propre au vécu, notamment par le biais d’une analyse du travail pair et des pratiques communautaires.
5Le concept de care, compris comme une attitude d’évaluation, de prévention et de soin, devient alors principe et finalité de la connaissance qui émerge de la confrontation directe avec la vulnérabilité, se substituant à, ou complétant, la fonction gestionnaire14. Il permet de rendre compte d’attitudes, de dispositions personnelles et individuelles dans un travail social institué et gouvernemental15. De manière plus centrale dans mon projet et ici, il pourrait permettre de rendre compte de dynamiques relationnelles spécifiques dans le travail social communautaire, mais aussi d’intentions critiques et de processus de différenciation d’un travail social qui se construit principalement en terrain associatif16, hors des cadres gouvernementaux classiques, en se distançant de leur fonction de gestion des populations.
6Il s’agit ainsi de naviguer entre le statut légitime de la philosophie dans le monde universitaire et son illégitimité potentielle sur le terrain. En effet, on peut y voir apparaitre des codes de légitimité distincts, que ce soit par critique, opposition ou distanciation des codes universitaires. Ces nouveaux codes seront autant des objets de la recherche que des outils qu’il faudra maitriser pour saisir la manière dont ils infléchissent une connaissance possible de la vulnérabilité, et de ses formes propres au terrain étudié. La question est d’autant plus essentielle dans le milieu du travail du sexe, qui reste profondément marginalisé dans les espaces universitaires et politiques. Ma recherche se déroule dans une association de santé communautaire17 par et pour les travailleurs et travailleuses du sexe18, et qui traite donc avec des populations à l’intersection de nombreuses oppressions : sexisme, homophobie et transphobie, racisme, xénophobie, précarité économique et sociale due à des parcours migratoires, ou encore des phénomènes d’exclusion sur des critères de genre, de race sociale ou de langue, à cela s’ajoutant les processus de marginalisation propres au travail du sexe. Créée dans les années quatre-vingt-dix à la suite d’une recherche-action en sociologie sur les conditions de vie des travailleuses du sexe, l’association opère dans une métropole française. Bien qu’elle soit considérée d’abord comme une association de santé, elle propose un accompagnement généraliste, administratif, social et juridique, tant sur le terrain que dans ses locaux.
7Dans un premier temps, il s’agira de se demander comment la philosophie de terrain remet en question les cadres classiques de la légitimité épistémique, et par cela, les conceptions classiques de l’objectivité. Il faudra interroger la manière dont cette posture peut avoir une pertinence accrue dans la compréhension des savoirs du travail social, et plus spécifiquement, du travail social communautaire. Par la suite, j’esquisserai les grandes lignes d’une méthode d’enquête philosophique produite par et pour mon terrain de recherche, et la manière dont la participation active me permettrait d’engager une réflexion non seulement sur les engagements éthiques et épistémiques d’un travail social communautaire, mais aussi sur l’utilité potentielle de la philosophie sur ce terrain.
2. Des principes théoriques pour une philosophie de terrain
8En tant que doctorante en philosophie, je dispose d’un pouvoir social non négligeable. Il se nourrit de contenus culturels légitimes, des codes épistémiques, linguistiques et sociaux qui me mettent dans une position de domination vis-à-vis de populations qui se trouvent exclues de ces champs de légitimité. Cependant, c’est aussi en tant que femme queer, engagée politiquement et nourrie des philosophies de la domination que je souhaite mener ces recherches. Une approche réflexive et critique19 permettant de rediriger mon pouvoir social vers mes objectifs de recherche repose d’abord sur la remise en question des exigences socioépistémiques d’un discours universitaire, des schémas de domination dont elles proviennent et qu’elles entérinent. Donna Haraway20 propose une critique de l’objectivité : la neutralité attendue du locuteur, et la prétention à l’universalité du savoir ne prennent pas en charge la partialité nécessaire du savoir. La distribution inégale de la légitimité épistémique est masquée par cet idéal d’un sujet locuteur du savoir spectator mundi. Pour s’extraire de cette illusion, Donna Haraway propose de reconnaitre et d’intégrer dans la caractérisation du savoir sa partialité. Sur cette base, il m’importait de me détacher des représentations qui déterminent classiquement celles et ceux dont la parole a une valeur épistémique. Dans le cadre d’une étude de la notion de « vulnérabilité sociale »21, et donc des populations dont la précarité est produite par des schémas d’oppression sociale, me poser comme chercheuse sur un terrain redoublait le risque de perpétuer ces schémas. Il me faut à la fois mettre en avant les paroles des populations dont je souhaitais parler, et rediriger les conséquences de l’estime sociale que j’acquiers en raison de mon statut de chercheuse. Il s’agit d’adopter une position active pour limiter l’émergence de relations de domination avec les usagères et les salariées de l’association, mais aussi de saisir quelles sont les manifestations inévitables de l’inégalité de nos statuts et positions sociales. La question centrale est donc : comment, en tant que détentrice d’un pouvoir social potentiellement oppressif, puis-je me donner des objectifs et des méthodes de recherche qui me permettent d’une part de restreindre les conséquences de ce pouvoir oppressif sur mon terrain et sur le produit de mes recherches, et d’autre part, d’aspirer à une redistribution de ce pouvoir, tant sur le plan de la légitimité épistémique que sur le plan existentiel ?
Fondements théoriques
Le pragmatisme : une enquête transformatrice
9La notion d’« expérience », dans toute sa polysémie, traverse mon étude. L’expérience professionnelle est valorisée dans le domaine du travail social ; l’expérience individuelle est un mode de connaissance privilégié des dominations étudiées ; et l’expérience scientifique, confrontation d’un discours de connaissance à son objet, prend le nom en sciences humaines et sociales d’enquête. Il s’agit ici de déterminer la manière dont ces différents usages permettent une compréhension des processus de connaissance propres au travail social, et plus spécifiquement à ceux qui se construisent dans les associations de santé communautaire. En effet, ces dernières ne se fondent pas sur une expérience professionnelle quadrillée par une formation préalable à l’exercice, par des lignes d’action imposée par des institutions légales et politiques fixes qui surplombent les acteurs de l’action sociale. Au contraire, on peut proposer une analyse du travail social communautaire comme reposant sur la pensée d’un privilège épistémique22 des personnes concernées, donc d’une expertise de la vulnérabilité dans la constitution des pratiques de soin, déterminant les formes et objectifs du savoir et de l’action23. Il ne s’agit plus de penser le travail social comme une intervention extérieure au profit des populations les plus précaires. Au contraire, la connaissance de la précarité par l’expérience personnelle est placée comme principe de tout savoir qui se constituerait dans le travail social communautaire, et par suite, comme principe de toute action menée.
10John Dewey inclut immédiatement dans sa définition de l’« expérience », la présence d’un agir constitutif. Elle est d’abord caractérisée par le souffrir et le subir : au-delà de la perception et de l’impression, l’« expérience » est constituée dans la réponse du soi à ces impressions. Dans la préface de son ouvrage, Le public et ses problèmes, Joëlle Zask souligne que Dewey « définit l’expérience comme la liaison entre subir et agir, entre endurer l’impact du milieu et réorienter sa conduite en fonction du trouble (ou du doute) que fait naitre cet impact »24. Cette définition permet d’analyser la valorisation de l’expérience professionnelle dans le travail social comme la volonté de prioriser le vécu de l’action face au savoir préalable. La formation ne prend sens que dans sa mise en pratique, car on y développe la capacité de « réorienter sa conduite en fonction du trouble »25, et donc d’introduire une modification dans le réel en fonction des problèmes que posent une situation.
11À la fois « produite et productrice »26, Dewey propose de penser l’« expérience » dans sa capacité transformatrice. C’est à partir de cette analyse que Dewey présente l’enquête comme une réponse à une situation d’incertitude objective : elle émerge d’un problème concret qui vient motiver le besoin de l’enquête. C’est cette situation de doute, doublée par une démarche cognitive propre à l’aspect culturel de l’être humain, qui produit le besoin de connaissance27. De la même manière, cette définition introduit dans le fait d’expérimenter lui-même un privilège épistémique : c’est l’expérience interne qui motive la connaissance, tant comme déclencheur que comme fin. À ce titre, l’expérience personnelle d’une domination seule peut permettre de la connaitre, car c’est la volonté de sortir de la situation de doute qui produit le besoin de connaissance.
12L’enquête fonctionne en analogie avec l’expérience : le savoir produit n’est pas seulement de l’ordre de la description, il est aussi opérationnel. Il convient donc de modifier les hypothèses de recherche en fonction de leur applicabilité dans la résolution du problème. Cette position méthodologique est fondatrice de ma démarche en philosophie de terrain : il s’agit de penser une étude des processus de connaissance du travail social en tant qu’ils sont finalisés par l’exigence d’action. De la même manière, ma méthode sur le terrain est de tester hypothèses et thèses en fonction de ce qu’elles permettent ou non de créer les conditions nécessaires à la sortie de l’incertitude et à la proposition de solutions.
Les éthiques du care et la connaissance située : un engagement éthique
13La référence à Dewey est d’autant plus fructueuse qu’elle permet de rapprocher notre réflexion des éthiques du care, qui analysent les attitudes de soin comme des moyens de connaitre, évaluer et satisfaire des besoins grâce au savoir produit par l’expérience. Selon Joan Tronto dans Un monde vulnérable. Pour une politique du care, ce dernier se divise en quatre étapes, dont la première est l’attention, le caring about28. Elle se compose de la constatation et de l’évaluation d’un besoin, mettant en jeu à la fois la perception et l’intelligence pratique29. Si l’on pense le care comme une attitude de connaissance, il peut alors être à la base de notre méthode d’enquête. La décision de travailler dans une association de santé communautaire venait pour moi d’une volonté d’utilité de ma recherche, en cela qu’elle permettait de répondre à des besoins lui préexistant. D’autre part, il s’agissait d’entretenir avec mon terrain une relation éthique me permettant de rendre à mon terrain ce qu’il m’apporte sur le plan personnel et universitaire.
14Tenter de me distancer de la connaissance universitaire, de la vulnérabilité sociale, puis des savoirs constitués comme technologie gouvernementale de gestion impliquait pour moi de penser des sources et modes alternatifs de connaissance. La référence aux épistémologies féministes qui opèrent en étroite collaboration avec les éthiques du care semblait alors évidente. Ce qui transparait dans le déplacement que je propose, du travail social classique – gouvernemental, c’est-à-dire dépendant de structures juridiques et d’organismes institués – , vers un travail social communautaire – qui se construit principalement hors des organismes gouvernementaux, souvent dans des structures associatives –, c ’est la critique d’une position de domination qui est à la fois la condition d’émergence du travail social gouvernemental et son prisme de compréhension des précarités prises en charge.
15Les épistémologies du point de vue s’insèrent à deux titres dans mes recherches : elles permettent d’abord de rendre compte de la primauté des expériences de personnes concernées dans la production de savoirs et de méthodes d’action dans l’association. L’héritage des épistémologies féministes30, telles que celles du point de vue, permet aux individus de revendiquer, d’objets à sujets, une plus grande légitimité à produire du savoir sur leurs conditions : l’expérience vécue n’est plus un biais de connaissance, mais une garantie d’adéquation à la réalité. Cette réalité est à penser dans sa dimension vécue, et ce qu’elle porte comme force normative. Mais c’est aussi comme méthode de recherche que les épistémologies du point de vue s’inscrivent dans ma démarche : il s’agit de parler du travail social d’un point de vue situé, en devenant moi-même une travailleuse sociale. La philosophie de terrain me permet ainsi d’adopter une posture d’actrice dans mon terrain, et d’espérer remettre en question la distinction entre la philosophe et le philosophé. Cela me permet d’explorer, en mon nom, les processus que j’étudie, tout en essayant de ne pas m’approprier les voix des groupes précarisés avec lesquels l’association interagit.
16Il s’agit donc de découvrir, par une expérience philosophique de terrain, la manière dont le geste du soin porte en lui la possibilité de la connaissance, et comment, par la revalorisation de l’expérience vécue de la vulnérabilité et de l’expérience partagée de la relation de soin, il permet un savoir qui met en son cœur la force de revendication et de critique des vies vulnérables.
3. Le pouvoir du terrain sur la théorie
Quelle objectivité pour la philosophe de terrain ?
17Ces dispositions théoriques et méthodiques rendent nécessaire l’interrogation de ma propre position de domination vis-à-vis de mon terrain, notamment, car ma formation universitaire me donne accès à une légitimité supérieure en tant que sujet de connaissance. Ce rapport de pouvoir renvoie à celui qui existe entre le savoir universitaire et le savoir constitué sur le terrain du travail social31. Les savoirs pratiques, renvoyés hors de l’objectivité du fait de leur ancrage dans le particulier32, peinent encore à se ménager une place dans le champ des savoirs légitimes à prétention universelle. Il m’importait alors de m’efforcer d’atténuer les manifestations de cette inégalité, mais aussi d’inverser, dans le cadre de mon enquête, le rapport de force entre la légitimité épistémique de la philosophie et celle des connaissances qui émergent de l’expérience de terrain.
18Comme caractéristique du discours scientifique, l’objectivité est la qualité d’une proposition dépourvue de partialité, et qui donc ne dépend pas du sujet qui l’énonce. Il s’agit d’effacer le sujet de l’élocution, posture dont les codes et conditions sont déterminés dans le monde universitaire. La pensée d’une pluralité du savoir — qui refuse la supériorité et l’hégémonie de la connaissance scientifique33 — et d’une valeur propre à des savoirs d’expérience peine à s’inscrire dans un champ universitaire marqué par cette conception d’une objectivité forte.34
19Hors de ce cadre ultra déterminé de l’objectivité, les connaissances se voient attribuer une validité épistémique moindre. Il s’agit moins d’une qualification du propos que de la personne qui le tient : maitrise-t-elle les codes nécessaires ? A-t-elle la capacité, les compétences, de les maitriser ? Ces questionnements sont mêlés d’une charge historique qui qualifie socialement le sujet objectif, par son sexe, son genre, sa race, sa classe sociale, son niveau d’étude, etc. En fonction de ces caractéristiques, un sujet est considéré comme plus ou moins capable d’objectivité. La démarche de l’association, et la mienne par la suite, implique une critique de cette caractérisation sociale de l’objectivité, en prônant la primauté de l’expérience lors de l’analyse des situations de domination par les personnes qui les subissent afin d’éviter la reproduction, volontaire ou involontaire, des schémas de domination. Paradoxalement, c’est une revalorisation de l’expérience subjective et de l’expertise qui en découle qui assure la pertinence du savoir.
20En m’appuyant sur les développements de la philosophe Christiane Vollaire35, j’ai ainsi décidé de m’éloigner d’une démarche d’objectivation des données recueillies et d’en proposer une interprétation transformatrice36. La première formulation de cette posture a eu lieu lorsque j’ai présenté mon projet de recherche aux membres de l’association pendant l’entretien déterminant si je pourrais travailler à mi-temps avec eux. Mon projet n’étant pas encore définitif, cet entretien m’a permis de l’évaluer et de le modifier. J’ai décidé d’aborder mon terrain avec le moins d’hypothèses préalables possible, et de les transformer en fonction de leur réception sur le terrain. Je voulais savoir si elles faisaient écho à leur vécu, et permettaient de formuler des phénomènes déjà existants. Je leur ai donc exposé mes deux hypothèses de base lors du premier entretien :
21(1) Le travail social, compris dans sa dimension gouvernementale, a une fonction de gestion. Il produit et repose sur une connaissance instrumentalisée de la vulnérabilité sociale ;
22(2) La volonté de soin et l’attitude de care sont des modes de connaissance délégitimés, qui sont au fondement du travail social communautaire et d’une connaissance alternative de la vulnérabilité sociale.
23Le point qui a fait le plus écho avec l’expérience de l’équipe était le manque de reconnaissance politique, sociale et épistémique du travail social non gouvernemental, de sa posture de care et de l’expertise qui en émerge.
Agir sur mon terrain en tant que philosophe
24À mon arrivée dans l’association, c’est la distinction d’une démarche philosophique vis-à-vis d’une enquête sociologique qui a questionné les membres de l’équipe. Pratique naissante, la philosophie de terrain ne se constitue pas comme un ensemble méthodologique homogène37 : il me revenait donc de déterminer la forme que prendrait mon approche. J’ai souligné que la perméabilité entre les statuts de sujet et d’objet est d’autant plus évidente que la philosophie ne s’inscrit pas ou peu dans une démarche d’objectivité scientifique au sens fort du terme, dans la mesure où la présence d’une chercheuse sur le terrain le modifie de fait, comme l’affirme Emmanuel Nal, « mener une recherche qualitative en terrain sensible est déjà une intervention : le chercheur qui s’y engage comme tiers étranger en modifie quelque chose par sa seule apparition »38. Je souhaitais mettre les compétences associées à mon statut au service de l’association, tout en tentant de ne pas imposer au terrain des attentes qui ne le concernent pas, pour ne pas nourrir une posture d’altérité. En outre, la dimension d’intimité et d’intersubjectivité qui sous-tend le travail social39 et a fortiori quand il est communautaire impliquait pour moi de créer activement les conditions d’émergence de ce lien40. La centralité du vécu affectif et émotionnel de cette activité, censée faire le lien entre des normes globales et exclusives, et la dimension vécue de l’oppression, a par ailleurs été soulignée par les membres de l’équipe, qui le pensent comme un aspect nécessaire de l’accompagnement41. C’est cette volonté d’ancrer mes réflexions philosophiques dans l’action qui a été le plus encouragée.
25Cette position est entrée en résonance avec les méthodes d’action de l’association. L’opérationnalité des connaissances constituées lors de cette recherche se pose comme le premier critère d’évaluation de leur pertinence. En ce sens, ma démarche est largement inspirée du pragmatisme, en substituant à l’exigence de vérité une exigence d’applicabilité. La philosophie produite émerge donc d’une action qui la précède, à la fois par l’observation de ce qui est déjà existant dans l’association et par ma participation à l’évolution et la transformation des pratiques. Concrètement, il s’agit dans un premier temps de comprendre les ensembles discursifs qui modèlent les actions menées, et plus globalement de questionner les fondements épistémiques en jeu dans le travail social communautaire. Cette approche déjà interprétative, qui se focalise sur les codes épistémiques valorisés dans ces milieux, est doublée d’une analyse de la manière dont ils agissent sur les moyens d’action et les méthodes de l’association. Finalement, la manière dont ils se distinguent et critiquent les ensembles épistémiques du travail social gouvernemental doit être analysée.
26Il me faut ainsi sortir de l’alternative grossière entre dépendance traditionnelle à un idéal d’objectivité, et production d’un savoir qui n’aurait de valeur que subjective, qui donnerait plus d’information sur la chercheuse que sur son objet. Pour cela, il faut s’extraire d’une position de surplomb, et penser une activité critique à visée transformatrice. Les données collectées et travaillées ne sont donc pas censées être objectivables et « universalisables », mais permettent « d’amener l’interrogé et l’interrogateur à se comprendre »42. Il s’agit d’entrer en contact avec le terrain du travail communautaire et le ressaisir comme un espace de narration des vies vulnérables et de production de discours de connaissance. L’objectif de la philosophie de terrain est alors de donner à voir et à entendre la manière dont les sujets vulnérables y construisent les outils de leur soin et de leur émancipation43. La théorie et la pratique du travail social et de la vulnérabilité entrent dans une interaction mutuellement transformatrice, qui permet de faire de la vulnérabilité le sujet de sa propre connaissance.
4. Philosophe et travailleuse sociale : la philosophie comme outil épistémique
27Lors de mon arrivée sur le terrain, j’étais débutante sur le plan du travail social. Avant cela, j’avais déjà travaillé dans un « Programme de Réussite Éducative » : ces dispositifs gouvernementaux créés en 200544 dépendent des municipalités des quartiers ou réseaux d’éducation prioritaire, et proposent un accompagnement pédagogique et culturel par les établissements scolaires et les acteurs sociaux du territoire, hors des temps scolaires, aux enfants de trois à seize ans qui rencontrent des difficultés.
28Cependant, les activités de l’association et son public différaient largement de ce que j’avais rencontré auparavant. L’association est composée d’un travailleur social diplômé, de quatre médiatrices culturelles et/ou travailleuses paires, d’un agent de prévention, d’une infirmière et d’une salariée formée comme juriste. J’ai été reçue comme une force de travail supplémentaire – bien qu’il faille me former – permettant de pallier dans une certaine mesure les sous-effectifs de l’équipe. En ce sens, je n’étais plus seulement une observatrice qui s’intéresserait au public suivi, distante en ce sens de l’action sociale, mais une actrice en devenir du soin que je souhaitais étudier. Plus encore, mon arrivée a été reçue comme l’occasion d’une promotion et d’une réflexion des savoirs pratiques propres à ce terrain. J’ai cependant souligné que mon approche serait aussi critique, et qu’il ne s’agissait pas de survaloriser le travail produit, mais d’en proposer une analyse. Néanmoins, ma situation de débutante ne me permet pas d’avoir des points de repère à mettre en contraste. Il me faudra donc, à l’avenir, multiplier les terrains : d’autres associations de santé communautaire, des associations portant sur le même public, ainsi qu’une approche peut-être plus distante du travail social gouvernemental, auquel je suis déjà confrontée par l’intermédiaire de l’association.
S’inventer travailleuse sociale : se former sur le terrain comme méthode philosophique
Les bases d’un discours théorique qui modèle déjà l’action concrète
29Dans un premier temps, il s’agissait de distinguer et d’analyser l’ensemble de ressources théoriques et de concepts déjà manipulés sur le terrain. L’association manipule des techniques de prévention et de réduction des risques en matière de santé sexuelle. Elle se concentre notamment sur la compréhension du lien entre le VIH et la précarité sociale des travailleuses du sexe. Les accompagnements proposés sont modulés par cette approche sociale de la santé45, de sorte qu’ils sont très globaux, et concernent autant une ouverture de droits de santé que la recherche de logements, ou l’aide administrative. Ses membres manipulent des théories de la domination et de l’oppression qui sont autant d’outils d’accompagnement et de direction des actions menées. Ma participation active me permet de m’en ressaisir au titre de travailleuse sociale et donc d’analyser en mon nom l’intrication entre ces ressources théoriques et les méthodes d’action.
30L’association a été créée après les premiers mouvements de revendication des travailleuses du sexe, à l’occasion de l’occupation de l’église Saint-Nizier à Lyon46, contre la pénalisation du racolage et les abus policiers. Cet engagement est significatif d’une forte participation des travailleuses à la création et à la formulation de la méthodologie de l’association. Elle se distingue d’une aide paternaliste, mais aussi des moyens d’action abolitionnistes et propose une analyse comparée des besoins et des moyens d’action par et pour les personnes concernées. L’association s’efforce aussi de penser les situations individuelles en fonction de l’intersectionnalité47 des oppressions subies, en tant que personnes homosexuelles, migrantes, racisées, transgenres, etc. Cette approche justifie notamment l’engagement de médiatrices appartenant aux mêmes communautés que les personnes suivies48. Si cela permet notamment d’assurer un service d’interprétation pour les personnes parlant des langues étrangères, il s’agit d’abord d’intégrer dans l’équipe des personnes ayant l’expérience d’une ou des oppressions vécues pour qu’elles puissent, de l’intérieur, infléchir le suivi en fonction de cela, et par cela, ouvrir un espace de discussion basé sur la communauté d’expérience49. Elle revalorise ainsi la position de « sachantes » des travailleuses du sexe, impliquant par là une expertise propre à l’expérience vécue. La dimension communautaire deviendrait alors la preuve et la condition d’une démarche de soin véritable, distincte de la fonction gestionnaire du travail social gouvernemental. Les fondements épistémiques de cette approche nous permettent donc de penser une pertinence philosophique du travail social communautaire : le travail pair et la médiation communautaire permettent d’appliquer et d’évaluer le présupposé d’un privilège épistémique des personnes suivies dans la constitution des pratiques de soin.
31Familière de la recherche universitaire, l’association manipule et transmet des ressources théoriques issues des études qui ont été menées en son sein. Elle cherche aussi à l’adapter à un discours de revendication et à une méthode d’action. L’association souligne l’adéquation de ses actions avec les conclusions de recherches menées par des institutions ayant plus de légitimité épistémique et politique, telles que « Médecins du Monde » ou le « Défenseur des Droits »50. Ces ressources sont complétées par des textes militants rédigés par leurs soins ou par les autres associations51 avec lesquelles l’association interagit dans la constitution d’une force politique commune. Les engagements LGBTQ+, de santé sexuelle ou de lutte pour les droits des personnes migrantes de ces associations, viennent assoir la démarche intersectionnelle de l’association. Ces liens manifestent une attention spécifique aux populations qui ne reçoivent pas ou peu d’aide gouvernementale et dont le soutien social dépend d’initiatives non gouvernementales. C’est de ce point aveugle que part ma recherche : je voudrais interroger les motifs de l’exclusion de certaines populations de l’aide sociale, mais aussi la manière dont elle impacte le travail social qui pallie ce manque.
32L’association soutient un plaidoyer qui porte d’abord sur la législation française et son impact sur les conditions d’existence des travailleuses. C’est notamment par la distinction entre la création d’un droit spécifique et l’accès au droit commun qu’elle en propose une critique. La production d’un droit spécifique à destination des personnes précarisées — le droit des étrangers, par exemple, implique une exclusion du droit commun, dans la mesure où l’on dessine un statut distinct de celui des citoyens français intégrés à la société politique. Dans le domaine du travail du sexe, la législation reste très floue : si elle ne l’interdit pas, elle ne constitue cependant pas un statut qui ouvrirait des droits à ses travailleuses, et potentiellement, un régime de protection. Dans cette mesure-là, l’aide sociale est conditionnée par des critères idéologiques, qui, sans pénaliser ouvertement le travail sexuel, révèlent la volonté abolitionniste du gouvernement. Le pan social de la loi du 13 avril 201652 propose ainsi un « parcours de sortie »53, conditionné à l’arrêt préalable du travail du sexe. Ce parcours ne peut être dispensé que par des organismes agréés. Pour obtenir cet agrément, il faut que, dans la charte de l’organisme, figurent des engagements abolitionnistes. Le plaidoyer de l’association se fonde sur la critique du conditionnement de l’aide sociale et entre directement en résonance avec mes hypothèses de recherche sur les deux fonctions du travail social, gestionnaire et soignant.
33Conditionner l’aide sociale, ce n’est pas seulement conditionner l’accès aux droits, mais remettre en question la possibilité de chacun de profiter des institutions publiques pour assurer sa survie. Dans Le vivable et l’invivable, Judith Butler affirme que le vivable, plus encore que la simple survie, dépend des conditions institutionnelles de la subjectivité54. Ainsi, « nous dépendons collectivement les uns des autres et des structures sociales pour notre vie commune »55 ainsi que des « mesures sociales et institutionnelles qui rendent une vie vivable »56. C’est cette critique qui fonde la méthode communautaire et la nécessité d’une action indépendante du gouvernement.
La recherche-action en philosophie : se poser comme apprenante
34Par ailleurs, les travailleuses sociales de l’association ont été en contact avec la recherche-action. N’y ayant moi-même été confrontée que par la lecture, j’ai pu me servir de ce savoir comme d’un modèle et point de comparaison pour penser ma propre démarche. Cette méthode vise l’autonomisation des populations étudiées notamment par des approches participatives57, et se fait l’intermédiaire afin de leur permettre de se ressaisir d’une connaissance qui leur est socialement refusée58. Utilisée principalement en sociologie clinique, elle est fondée par analogie avec la clinique médicale, afin d’insister sur l’implication des chercheurs envers les individus et groupes étudiés. Elle entre en résonance avec mon approche autant par la proximité semblable à l’enquête pragmatique que par son attention à la question du soin, incluant aussi le soin social. Toujours controversée, elle est une inspiration de la philosophie de terrain, qui peut s’en saisir sans risquer d’être déchue du statut de science sociale noble. Elle permet de remettre en question la division classique entre le savoir théorique, légitime, et le savoir profane59, dans la mesure où celui qu’elle produit émerge de la critique de leur frontière.
35Dans une démarche de remise en question de l’exclusion épistémique des personnes concernées et de l’expertise de terrain, il m’a ainsi paru fructueux d’inverser le présupposé, et d’assumer que ses actrices étaient « sachantes »60. Je me suis ainsi posée comme apprenante au-delà de ma formation pratique. Les associations de santé communautaire font office, dans les marges, d’espace de compréhension des vécus individuels des oppressions. Ce savoir porte non seulement sur leur propre expérience, mais aussi sur les modes de théorisation et d’amélioration de celle-ci. Ce premier mouvement de généralisation61 des conditions ne se fait cependant pas au détriment d’une compréhension de l’individualité : la dimension de care de ces espaces donne la priorité aux témoignages, aux sentiments qui nourrissent le savoir dont dépend le travail social. Dans ce jeu entre l’individualité, l’intégration dans ou l’exclusion d’un collectif normé, et une revalorisation de l’action communautaire, la recherche-action en sociologie et sa filiation philosophique nous donnent autant de ressources théoriques que d’opportunités méthodologiques62. Il s’agit tout à la fois de penser mon intégration en tant que chercheuse dans ce milieu, mais aussi de questionner la manière dont les notions classiques d’objectivité et de vérité scientifique sont contestées, en pratique, par les modes de production du savoir en jeu.
Les mots de la philosophe : pratiques de soin dans une association de santé communautaire
Aide à la production d’une formation : les enjeux épistémiques
36Mon statut de philosophe n’était donc pas cause d’une distanciation, mais un outil potentiel. Ma présence a été immédiatement comprise comme apportant des compétences nouvelles à l’équipe. Sa composition est telle que des compétences universitaires de formulation, de rédaction et de problématisation ne pouvaient que servir. Des tâches de rédaction et de formulation m’ont été attribuées en même temps qu’on me formait à l’accompagnement social, administratif et juridique.
37Lorsque je suis arrivée, l’association était en phase de création d’une formation portant sur les spécificités de l’accompagnement des travailleurs et travailleuses du sexe, afin d’obtenir l’agrément d’organisme formateur. On m’a proposé de suivre la création de cette formation, de sa structure et des ressources textuelles sur lesquelles elle se repose. Au cours de réunions, j’ai pu écouter les témoignages des travailleuses sociales et en proposer des formulations adaptées à un objectif de formation. Se posait dès lors la question des modes de transmission de l’expérience, de la traduction de vécus marginaux vers des formes narratives et explicatives plus normées, lissées. Il fallait opérer cette traduction sans trahir l’engagement épistémologique et éthique des travailleuses sociales, médiatrices et travailleuses paires, dans la promotion d’un savoir aux marges des canons de l’objectivité. La première version de la formation reposait sur le fait que les professionnels du travail social alliés s’étaient portés volontaires pour y assister, et témoignaient ainsi d’un intérêt pour les spécificités de l’accompagnement des travailleuses du sexe. La seconde version n’était pas, quant à elle, à destination de travailleurs sociaux, mais des cadres d’un laboratoire pharmaceutique, ayant des exigences de contenu et de forme plus strictes.
38Le laboratoire finance l’association dans le cadre de son action de prévention des MST et IST, mais n’est pas engagé dans la critique de la précarisation des travailleuses du sexe. Cependant, dans leurs demandes préalables, apparaissait la volonté de se confronter à des témoignages réels et des personnes concernées. Il s’agissait donc pour moi de naviguer entre des codes épistémiques propres au milieu socioprofessionnel des apprenants et l’engagement commun à promouvoir la légitimité des personnes concernées. Si les travailleuses maitrisent des ressources théoriques, c’est souvent leur expérience personnelle et de terrain qui prime dans les discours qu’elles souhaitent diffuser. Il fallait structurer la formation de sorte que les réflexions globales sur le travail du sexe émergent d’un savoir transmis d’abord sur le mode de l’anecdote. La question de la traduction des savoirs subalternes en savoirs transmissibles se redouble ici : on peut supposer chez les personnes à qui ils sont destinés des exigences épistémologiques de forme et de contenu auxquelles les récits subalternes et la forme du récit d’expérience ne correspondent pas63. Nous avons utilisé deux structures distinctes, qui correspondaient aux deux parties de la journée, le matin et l’après-midi.
39La première partie de cette formation devait prendre la forme du récit : elle portait sur l’histoire de l’association, la manière dont sa méthodologie en émerge et le déroulement d’une semaine. Pour ces questions, il m’a paru significatif de les penser sous la forme d’une narration structurée par des points théoriques déterminés ensemble, mais qui sont déduits d’un récit d’expérience. J’ai pu soutenir les travailleuses dans la formulation de principes de leur action. Prenons l’exemple du concept d’intersectionnalité64 : l’une des préoccupations principales des travailleuses sociales était de justifier le financement d’un nouveau poste de médiatrice. Pour cela, il s’agissait non seulement de rendre compte des besoins de l’association, mais également de les intégrer dans une réflexion sur la pertinence de la dimension communautaire du soin. La notion d’intersectionnalité s’est posée comme un outil de description des conditions de vie des travailleuses du sexe, mais aussi comme un moyen de justifier l’approche par la communauté du soin social. Ainsi, une médiatrice culturelle partage avec les usagères une culture et des codes sociaux qui déterminent notamment la compréhension du système de santé français et de ses démarches administratives. Cette position politique était étayée par les récits des travailleuses sociales sur la manière dont la communauté linguistique et culturelle leur a permis d’assurer des poursuites et suivis de soin en établissant un lien de confiance plus profond. Ici, l’approche philosophique permet la mise en lien du concept d’intersectionnalité avec les récits des médiatrices, et le développement d’une argumentation pour assoir le bien-fondé d’une médiation culturelle. La présentation théorique permettait ainsi d’aborder la question dans des termes qui ont plus de validité épistémique aux yeux des cadres du laboratoire, tout en conservant la valorisation de l’expérience des travailleuses et en les laissant maitresses du discours qu’elles tiennent.
40La deuxième partie de cette formation portait sur l’analyse de la manière dont les conditions de vie et difficultés des travailleuses du sexe impliquaient des besoins, et déterminaient les actions de l’association et donc des besoins en termes de moyen. Pour cela, nous avons travaillé sur un tableau en quatre colonnes, correspondant à chacun de ces points, qui n’aurait qu’une fonction instrumentale. Projeté, il sert de support à la conversation, de sorte que les thématiques abordées dépendent des envies et besoins des apprenants. Ainsi, il n’est qu’un support pour un temps d’échange plus informel, qui permet ainsi aux travailleuses d’en contrôler l’orientation en fonction de leurs expertises et expériences.
Point de vue sur le travail social : une petite histoire de traduction
41La création de cette formation m’a donné la possibilité de questionner les modes de diffusion et de traduction du savoir pratique construit dans le cadre des actions de l’association. Il me fallait comprendre la manière dont elles voulaient diffuser leurs paroles et la posture qu’elles souhaitaient adopter en tant que locutrices. À partir de ces bases, il fallait proposer des modes de communication qui y correspondent, tout en conservant la possibilité d’être entendus par les apprenants du laboratoire. Si l’un des engagements de l’association est de refuser de se soumettre aux codes des dominants, elle est dépendante économiquement de leur validation : la formation avait aussi pour objectif l’obtention de nouveaux financements. La construction de modes de communication alternatifs afin de respecter l’engagement éthique de l’association ne devait pas devenir un obstacle à la satisfaction des exigences du laboratoire, mais au contraire le pousser à s’engager plus encore dans le soutien de l’association. La traduction de l’expérience personnelle en discours théorique n’est pas de mon fait. Cependant, il était difficile d’en produire une synthèse : le temps de travail est dans sa majorité consacré à l’accompagnement des usagères, tandis que ce travail de théorisation a lieu pendant les temps informels, bien qu’il soit fondateur des actions de l’association. L’association favorise son action de soin, et non le militantisme. La réflexion théorique est limitée, dans le temps de travail, par l’engagement dans l’action. La production de cette formation a donc permis de ramener dans l’ordre du travail rémunéré cet effort.
42D’autre part, si certaines usagères se sont déjà ressaisies ou s’intéressent à ce discours théorique, leur précarité fait obstacle à une réappropriation plus générale. Souvent non francophones, les travailleuses du sexe sont dans des situations d’urgence où l’engagement politique est impossible. La traduction des situations d’oppression en position politique est possible dans un contexte où les personnes ne sont pas en lutte constante pour leur survie. Les conditions d’accès au savoir sont d’abord les conditions d’existence des personnes. Il y a un écart entre avoir conscience des inégalités et oppressions subies et s’approprier un discours militant à visée émancipatrice. On peut cependant diffuser ce savoir en le rendant pertinent dans ces situations d’urgence : la prévention, la réduction des risques et le travail de relégitimation des revendications en sont le mouvement principal, notamment par la création de brochures par des travailleuses paires.
43Ce processus de traduction, de la théorie politique en moyen d’action, entre en résonance avec ce qui est pratiqué par les travailleuses sociales65. Elles sont médiatrices entre les exigences gouvernementales envers les usagères et leurs conditions d’existence réelles, tant par des actions d’opposition concrètes que par la critique politique. À l’inverse, elles sont les intermédiaires entre les attentes des usagères et ce que le travail social gouvernemental propose. La traduction s’opère d’une échelle à une autre – entre l’institutionnel et l’individuel, mais aussi d’un ensemble de codes à un autre – entre l’expérience des marges et les normes dominantes.
44L’exemple de la rédaction de récit pour faire des demandes d’asile est éclairant : il s’agit non seulement de traduire de la langue natale au français, mais aussi d’informer la narration en fonction des attentes connues des organismes tels que l’Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides. En fonction des connaissances de la géopolitique du pays d’origine, codées par des normes universitaires et occidentales, les experts s’attendent à certains motifs d’immigration – mieux vaut évoquer le non-respect des droits des personnes LGBTQ+ que parler des raisons économiques de la migration, par exemple. L’expérience et la maitrise de ces codes permettent aux travailleuses de l’association de se substituer aux usagères, et d’infléchir leurs récits d’expériences en fonction de ces exigences.
45La traduction d’un récit personnel en récit permettant d’obtenir l’asile est d’autant plus difficile qu’en majorité les personnes maitrisent peu le français et racontent des histoires intimes, parfois violentes. Cette traduction augmente les chances d’obtenir l’asile, mais elle permet aussi aux travailleuses sociales d’ouvrir un espace de soutien et d’empathie, que la complexité administrative et la déshumanisation des démarches rendent impossible. Finalement, il s’agit de diminuer, en en redirigeant une partie, les violences subies lors des demandes d’aide et de soutien à l’État. Un processus d’apprentissage des démarches administratives et normes qui les conditionnent, plus individualisé et compréhensif, est mis en place.
5. Conclusion
46L’accès au droit en France apparait moins comme une garantie de survie que comme un parcours codé qu’il s’agit de maitriser. À cette aide gouvernementale se substitue alors le soutien communautaire, qui fait office de transition entre les situations individuelles de précarité et les normes excluantes, et permet de construire un espace intermédiaire entre la pure exclusion des femmes, cis et trans, migrantes ou non, travailleuses du sexe, et une intégration qui impliquerait une normalisation de leurs identités, notamment par la sortie de la prostitution.
47La redistribution du pouvoir s’opère donc au niveau de l’association par la reconnaissance d’un vécu renvoyé à la clandestinité, d’une connaissance de soi et de ses propres conditions d’existence renvoyées à l’illégitime. Elle procède aussi par la transmission de la critique de l’aide gouvernementale, par la traduction des démarches qui conditionnent l’accès au droit et par la formation des usagères à la gestion de ces codes d’emblée excluants. Ce partage épistémique émerge dans la compréhension des inadéquations entre les conditions réelles d’existence des usagères et les moyens proposés par le gouvernement pour les améliorer.
48En tant que philosophe de terrain, c’est cet entre-deux de la marginalisation, cette frontière entre les conditions de l’inclusion et les besoins réels de soin qu’il m’importe de saisir. L’attention à ce rôle de relais du travail social me permet de faire de la philosophie un outil au service de mon terrain et non un instrument de domination. Je me propose ainsi de penser la philosophie comme un outil critique pour comprendre comment l’hétéronomie des codes épistémiques entre les populations marginalisées et les conditions gouvernementales de l’aide précarise les premières. C’est aussi dans la promotion d’un ensemble épistémique et dans l’accompagnement à la formulation de celui-ci que la philosophie peut s’inscrire dans le travail social communautaire.
49Sans produire les moyens de l’émancipation, il s’agit de comprendre comment des codes épistémiques et des normes d’objectivité alternatifs, ainsi qu’une exigence d’opérationnalité du savoir se créent dans ces espaces transitionnels entre la communauté d’expérience et les institutions d’aide sociale. Penser le travail social communautaire comme une marge du soin social, tant par sa distinction d’avec la fonction gestionnaire que par son engagement à saisir la précarité hors des conditions gouvernementales de l’action sociale, semble alors être une perspective de recherche qui redonne à la théorie du travail social la possibilité de rendre compte des expériences vécues.
Notes
1 H. Pascal, Histoire du travail social en France. De la fin du XIXe siècle à nos jours, Presses de l’EHESP, 2014, p. 5 (Politiques et Interventions sociales).
2 Ibid, p. 54.
3 En 1913, il existe six écoles proposant une formation pour l’action sociale (Ibid., p. 47). En 1946, il y a 64 écoles agréées pour la préparation au diplôme d’État d’assistante sociale. (Ibid., p. 156.)
4 Par exemple, Augusta Moll-Weiss fonde en 1897 ce qui deviendra, en 1904, l’École des Mères, située à Paris. (Ibid, p. 48-49.)
5 L’une des quatre sections qui constituent l’École des Mères est dédiée à la recherche, dans l’objectif de construire une science du travail domestique. (Ibid, p. 49.)
6 Ce processus participe d’un mouvement international : en 1959, les Nations Unies définissent le travail social comme « une activité visant à aider à l’adaptation réciproque des individus et de leur milieu social. Cet objectif est atteint par l’utilisation de techniques et de méthodes destinées à permettre aux individus, aux groupes, aux collectivités de faire face à leurs besoins, de résoudre les problèmes que pose leur adaptation à une société en évolution, grâce à une action coopérative, d’améliorer les conditions économiques et sociales ». Cité dans S. Dauphin, Le travail social : de quoi parle-t-on ?, dans Informations sociales, t. 152, 2009, no 2, p. 8.
7 H. Pascal, op. cit., p. 182.
8 M. Foucault participe à la Table-ronde : Réclusion et Capitalisme, à l’occasion du no 413 de la revue Esprit, d’avril-mai 1972, Pourquoi le travail social ? : « Je crois qu’en revanche, ce qui est important, c’est que le travail social s’inscrit à l’intérieur d’une grande fonction qui n’a pas cessé de prendre des dimensions nouvelles depuis des siècles, qui est la fonction de surveillance-correction. Surveiller les individus, et les corriger, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire les punir ou faire usage de pédagogie ». M. Foucault, Dits et Écrits, 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 331.
9 E. Gagnon, Care, dans Anthropen, Le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain, entrée « Care », en ligne, https://revues.ulaval.ca/ojs/index.php/anthropen/article/view/30584/198, consulté le 17/04/2022.
10 M. Pouteyo, Philosophie et travail social : comment contribuer à la constitution d’un champ et d’une méthode propre en travail social, dans Pensée plurielle, vol. 30-31, 2012, nos 2-3, p. 51-63.
11 Ibid.
12 Dans cet article, je parlerai à la première personne. L’apparence de neutralité que le nous de modestie confère au sujet de la recherche participe à une objectivité dont je souhaite me distancer. L’utilisation du pronom « je » me semble en effet plus modeste que celle du nous, dans la mesure où elle souligne la faillibilité et la partialité nécessaires de sa locutrice et me permet de m’inscrire dans les épistémologies du point de vue, en me posant comme une chercheuse située. D’autre part, elle me permet de souligner que ma méthode d’enquête implique des relations interpersonnelles intimes, ainsi qu’une adaptation progressive à un terrain qui me précède et me dépasse, et qui, à terme, modèle mon étude et le sujet de connaissance qui en émerge.
13 Voir notamment l’étude menée entre 2004 et 2007 par M. Modak, N. Benelli, C. de Kikelin et F. Messant, Du privé au public : travail social et professionnalisation du care. Étude sur les pratiques de care chez les AS. Étude financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (Fonds DORE, N°13DPD*-109374) et le réseau de compétences REA de la HES-SO.
14 Robert Castel parle ainsi du travail social comme d’un « auxiliaire d’intégration » permettant de ramener vers l’intégration les populations marginalisées, et dans le même mouvement, vers la gouvernabilité. R. Castel, Devenir de l’État-Providence et travail social, dans Le travail social en débat(s), éd. J. Ion, Paris, La Découverte, 2005, p. 29.
15 Voir l’article tiré de l’étude citée ci-dessus Cf. note 13, supra, N. Benelli et M. Modak, Analyser un objet invisible : le travail de care, dans Revue française de sociologie, vol. 51, 2010, no 1, p. 39-60, en ligne, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2010-1-page-39.html, consulté le 21/09/2022.
16 Sur le rôle de l’associatif et notamment des « associations de solidarités » (p. 23) comme organe intermédiaire, entre les institutions macrosociales (p. 16) et les individus dans les entreprises de « protection sociale », voir R. Lafore Refonder les solidarités. Les associations au cœur de la protection sociale, Malakoff, Dunod, 2016 (Santé Social) et notamment le chapitre 1 : Les enjeux de J.C. Barbier et H. Nogues.
17 En 1978 lors de sa conférence à Alma Ata, l’Organisation mondiale de la santé a souligné l’importance de l’implication du public dans les questions de santé. Cela donnera lieu, en 1986, à la création du Secrétariat Européen des Pratiques de Santé Communautaire (SEPSAC) et, suite à la première Conférence internationale pour la promotion de la santé, réunie à Ottawa, à l’adoption le 21 novembre 1986 de la Charte d’Ottawa qui affirme ainsi : « Le développement communautaire puise dans les ressources humaines et matérielles des communautés pour stimuler l’auto-assistance et le soutien social et pour instaurer des systèmes souples susceptibles de renforcer la participation et le contrôle des personnes en matière de santé ». Organisation mondiale de la santé, Promotion de la santé. Charte d’Ottawa, en ligne, https://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/129675/Ottawa_Charter_F.pdf, consulté le 28/09/2022.
18 Je m’alignerai avec l’usage sur le terrain pour parler des usagers et usagères de l’association et j’utiliserai le féminin de majorité, car elle est écrasante (plus de 80 %). Pour parler de l’équipe de l’association, j’utiliserai le féminin pour les mêmes raisons ; néanmoins lorsque je parlerai des travailleurs sociaux comme corps de métier, j’utiliserai le masculin de majorité afin de ne pas trop m’éloigner des conventions françaises. L’association que j’étudie, ses travailleuses sociales et usagères seront toutes anonymisées.
19 M. Bedon, M. Benetreau, M. Bérard et M. Dubar, Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude, dans Astérion, t. 24 : Échos de La Marseillaise. L’héritage des Lumières et de la Révolution française dans les constructions nationales aux 19e et 20e siècles, 2021, en ligne, http://journals.openedition.org/asterion/6149, consulté le 19/04/2022.
20 D. Haraway, Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle, dans Ead., Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Arles, Chambon, 2009, p. 323-353 (Rayon Philo).
21 Notion héritée notamment de R. castel, L’Insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil et La République des Idées, 2003. Mais aussi J. Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, éd. Amsterdam, 2005.
22 Concept déployé notamment dans N. Hartsock, The feminist standpoint revisited and other essays, Boulder, Westview Press, 1998.
23 B. Godrie utilise comme exemple de la promotion des savoirs d’action et de la critique des injustices épistémiques la participation communautaire à la co-construction des savoirs dans les mouvements sociaux portant sur le VIH. B. Godrie, La co-construction des savoirs au prisme de l’épistémologie et des inégalités sociales, dans SociologieS, 2019 : Savoirs savants, savoir d’action et politiques publiques, p. 6, en ligne, http://journals.openedition.org/sociologies/11620, consulté le 27/09/2022.
24 J. Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, éd. Gallimard, 2010, p. 17.
25 Ibid.
26 R. Hetier, La notion d’expérience chez John Dewey : une perspective éducative, dans Recherches en éducation, t. 5 : Éducation et pragmatisme, 2008, en ligne, https://doi.org/10.4000/ree.3979, consulté le 14/04/2022.
27 J. Dewey, La formation des valeurs, Paris, éd. La Découverte, 2011, p. 101 (Les empêcheurs de tourner en rond).
28 J. Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, éd. La Découverte, 2009, p. 147-150 (Textes à l’appui/Philosophie pratique).
29 A. Zielinski, L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin, dans Études, t. 413, 2010, no 12, p. 633.
30 La pertinence de telles épistémologies pour construire des méthodologies de recherche participative est soulignée notamment dans l’article M. Carrel, C. Loignon, S. Boyer, M. de Laat, Les enjeux méthodologiques et épistémologiques du croisement des savoirs entre personnes en situation de pauvreté, praticien.ne.s et universitaires : retours sur la recherche ÉQUIsanTÉ au Québec, dans Sociologies et sociétés, vol. 49 : Injustices épistémologiques, 2017, no 1, p. 119-142, en ligne, https://doi.org/10.7202/1042808ar, ici p. 120-121.
31 M. Pouteyo, op. cit., p. 54.
32 Ibid., p. 54.
33 B. de Sousa Santos, External Plurality: The Ecology of Knowledges, dans Epistemologies of the South: Justice against Epistemicide, London/New York, Routledge, 2014, cité par M. Carrel, op. cit., p. 119-120.
34 M. Carrel et al., op. cit., p. 134.
35 C. Vollaire, Pour une philosophie de terrain, Paris, Créaphis, 2017 (Poche).
36 L. Paltrinieri, Critique de la philosophie de terrain : plaidoyer pour l’enquête philosophique. Lecture du livre de Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, dans Rue Descartes, vol. 97, 2020, no 1 p. 174-178.
37 M. Bedon, M. Benetreau, M. Bérard et M. Dubar, op. cit., 2021.
38 E. Nal, Éléments de réflexion pour une éthique de la relation et une approche synesthésique des terrains sensibles, dans Spécificités, t. 8, 2015, no 2, p. 5.
39 M. Pouteyo, op. cit., p. 54.
40 L’engagement subjectif de la chercheuse avec son terrain est souligné par Julie Henry tandis qu’elle analyse la pratique d’autres philosophes de terrain : le travail des émotions par le théâtre de B. Bogaert, les rencontres comme moteurs de la réflexivité philosophique pour elle-même et C. Dekeuwer, ou même, pour J.P. Pierron, l’amitié avec les acteurs et actrices du terrain. La possibilité de partager le quotidien de l’association est pour moi la forme d’engagement personnel qui permet d’engager ma réflexion philosophique. C. Dekeuwer, Introduction. Qu’est-ce que la philosophie de terrain ?, dans Éthique, politique, religions, t. 15 : Le terrain en philosophie. Quelles méthodes pour quelle éthique ?, 2019, no 2, en ligne, https://classiques-garnier.com/ethique-politique-religions-2019-2-n-15-le-terrain-en-philosophie-quelles-methodes-pour-quelle-ethique-introduction.html, consulté le 17/10/2022.
41 Cette prise en charge d’une implication émotionnelle des travailleurs sociaux et travailleuses sociales comme « outil d’investigation » est mise au jour notamment dans N. Benelli et M. Modak, op. cit., p. 44.
42 C. Vollaire, op. cit., p. 40-50.
43 Pour C. Vollaire, la philosophie de terrain sert « à éclairer la part des contre-discours et des contre-pouvoirs, tels qu’ils se présentent à celle qui va les solliciter ». C. Vollaire, Le terrain philosophique comme expérience de pensée, en ligne, http://christiane-vollaire.fr/index.php?/terrain/le-terrain-philosophique-comme-experience-de-pensee/, consulté le 27/09/2022.
44 Article 128 de la Loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, en ligne, https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000028651049/, consulté le 18/09/2022.
45 Elle se repose notamment sur la définition de la santé telle qu’elle est énoncée dans la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. ». Organisation mondiale de la santé, Constitution, en ligne, https://www.who.int/fr/about/governance/constitution, consulté le 18/09/2022.
46 Sur cet évènement, voir notamment L. Mathieu, Répertoire et mémoire : Postérités de l’occupation de l’église Saint-Nizier par les prostituées de Lyon, Communication au Colloque « répertoire des mouvements sociaux et formes de résistances contre les pouvoirs » à Izmir les 29-30 avril 2015, en ligne, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01326651.
47 Naviguant ainsi entre les systèmes d’oppression au niveau global et les parcours individuels, selon S. Bilge, Théorisations féministes de l’intersectionnalité, dans Diogène, vol. 225, 2009, no 1, p. 70.
48 La sociologue Isabelle Astier met ainsi à jour la manière dont on s’est peu à peu tourné vers des sujets partageant les codes sociaux des publics visés pour assurer le travail social. Ce qui est privilégié est une expertise intime des terrains, sous la forme de connaissances et de compétences « incorporée ». Utilisant l’exemple des associations de travailleurs et travailleuses du sexe, elle distingue les connaissances secondaires que sont les apprentissages scolaires des « savoirs du proche ». I. Astier, Qu’est-ce qu’un travail public ? Le cas des métiers de la ville et de l’insertion, éd. J. Ion, op. cit., p. 180.
49 On voit ici transparaitre ce que Gayatri Spivak thématise comme proximité du vécu dans Les subalternes peuvent-elles parler ? G. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, trad. J. Vidal, Paris, Ed. Amsterdam, 2020.
50 On pense notamment à l’Avis du Défenseur des Droits no 15-28, publié le 16 décembre 2015, à propos de la proposition de Loi du 13 Avril 2016, en ligne : https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/ddd_avis_20151216_15-28.pdf, consulté le 28/09/2022.
51 Telles que Grisélidis, Acceptess-T, ou des associations de santé sexuelle telles que Frisse et les collectifs des Planning Familiaux.
52 Loi no 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000032396046/, consulté le 21/04/2022.
53 Loi no 2016-444…, op. cit., Chapitre IIe, Article 5, en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000032396112, consulté le 21/04/2022.
54 J. Butler et F. Worms, Le vivable et l’invivable, Paris, PUF, 2021, p. 40 (Questions de soin).
55 Ibid.
56 Ibid.
57 Cet objectif d’autonomisation est comparé à l’idéal démocratique de Dewey tel qu’il est développé dans Le Public et ses problèmes comme primat de l’expérience. F. Allard-Poesi et V. Perret, La Recherche-Action, dans Conduire un projet de recherche, une perspective qualitative, éd. Y. Giordano, Caen, EMS, 2003, p. 12, en ligne, https://hal-upec-upem.archives-ouvertes.fr/hal-01490609/document, consulté le 26/09/2022.
58 Selon G. Berger : la recherche-action permet « d’élaborer des “savoirs propres” ou des “savoirs sur soi” ». G. Berger, Recherche-action. Épistémologie historique, dans P. Missote et P.-M. Mesnier, La recherche-action. Une autre manière de chercher, se former, transformer, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 15.
59 A. Morvan, Recherche-action, dans Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, éd. I. Casillo et al., Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013, en ligne, http://www.dicopart.fr/fr/dico/recherche-action, consulté le 19/04/2022.
60 En cela, ma démarche se rapproche de ce que Joseph Wresinski nomme « renversement » dans J. Wresinski, Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Paris, Cerf, 2007 (Quart Monde), tel qu’il est cité par M. Carrel et al., op. cit., p. 136.
61 Cette mise en commun du savoir est le moyen, selon Flores Espinola, de constituer le privilège épistémique : il s’agit de sortir du particulier pour produire une connaissance collective d’une condition partagée. A. F. Espinola, Subjectivité et connaissance : réflexions sur les épistémologies du « point de vue », dans Cahiers du Genre, t. 53, 2012, no 2, p. 99-120. Cité par J. Quesne, Émotions et subjectivités décoloniales. Les preuves d’un avantage épistémique, Communication au Colloque « La production du savoir. Formes, légitimations, enjeux et rapport au monde » à Nice les 19-20 septembre 2019, en ligne, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02422692, consulté le 21/09/2022.
62 P. Porcuff, Les nouvelles sociologies. Entre le collectif et l’individuel, Paris, Armand Colin, 2007, (collection 128).
63 L’inadéquation des récits et formes de récit des subalternes aux codes épistémiques des dominants est étudiée notamment par les Subaltern Studies, et leur figure de proue, Gayatri Spivak dans son ouvrage phare Les subalternes peuvent-elles parler ?, et dans l’analyse menée dans G. Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?. G. Spivak, op.cit., ; G. Le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Montrouge, Bayard, 2011, p. 123.
64 S. Bilge, op. cit., p. 70.
65 Pour J.P. Pierron, l’analyse du travail social par la métaphore de la traduction permet de rendre compte du passage, selon les termes de Merleau-Ponty, entre une « langue parlée » qui est le langage protocolaire et anonyme de l’institutionnel, et une « langue parlante », qui est celle d’une relation naissante. J. Pierron, D’une langue parlée à une langue parlante dans l’acte d’accompagnement, dans Pouvoir d’agir… Inclusion… Inclusif... Quel travail social se fait, se dit ou se tait sous ces mots ?, éd. M.A.I.S. Région Hauts-de-France, Nîmes, Champ social, 2021, p. 150 (Psychanalyse)