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- Vol. 45 - 2022
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Une recherche volontairement queer en histoire de l’art
Résumé
Depuis une recherche située, nous proposons d’interroger les discours sur l’art queer via nos deux expériences. Nous pensons qu’il est impossible d’être complètement objectifs et objectives dans nos choix d’étude, notamment en histoire de l’art où nous sélectionnons certains artistes, tant hommes que femmes, plutôt que d’autres. Par ce cadrage, les chercheurs et chercheuses adoptent une trajectoire et affirment un point de vue. Après avoir présenté nos méthodologies de recherche et nos deux approches différenciées selon que nos corpus soient composés d’artistes institutionnalisés et institutionnalisées ou d’artistes dits alternatifs et alternatives, nous revenons sur la création de l’ARQ (Arts et Représentations Queer), le collectif de recherche pour une histoire de l’art féministe et queer. Le regroupement nous parait une idée pertinente en vue d’une émulation de la jeune recherche, mais aussi pour la visibilité de nos profils dans leur particularité.
Abstract
From a standpoint research, we propose to question discourses on queer art through our two experiences. We think it is impossible to be completely objective in our choices of study, especially in art history where we select certain artists over others. Through this framing, the researcher adopts a trajectory and asserts a point of view. After presenting our research methodologies and our two differentiated approaches depending on whether our corpus is composed of institutionalized artists or so-called alternative artists, we come back to the creation of the ARQ (Arts et Représentations Queer), the research collective for a history of feminist and queer art. The grouping seems to us a relevant idea with a view to emulating young research but also for the visibility of our profiles in their particularity.
Inhoudstafel
1. Introduction
1Contre une approche formaliste1 et dans le sillage d’une histoire sociale de l’art s’attachant à l’étude des milieux sociaux des artistes, les études queer permettent d’élargir la recherche en histoire de l’art aux problématiques liées aux minorités sexuelles et de genres. Avant d’être importées en Europe dans les années 2000, les études queer sont apparues dans les années 1990 au sein des études de genre2 et sont d’abord menées par des universitaires américaines, souvent des philosophes ou des littéraires lesbiennes, telles que Judith Butler3 et Eve Kosofsky Sedgwick4. Le profil de ces chercheuses rend compte d’emblée que l’objectivité scientifique est mise à l’épreuve par leur engagement militant, mais surtout par leur propre positionnement social, directement en lien avec leurs sujets d’étude. En effet, le terme queer signifie « étrange », « bizarre », et est d’abord employé dès le 19e siècle comme une insulte qualifiant les personnes déviant des normes hétérosexuelles, et alors considérées comme condamnables. Dans la seconde moitié du 20e siècle, il est réapproprié « positivement » par les milieux homosexuels aux États-Unis, au moment de la reconnaissance de la communauté LGBTQIA+ et de leurs revendications politiques5. Le queer comme outil d’analyse permet donc d’ouvrir les questionnements scientifiques à tout ce qui est hors des normes, avec des problématiques de classe, de genre, de race et de handicap, c’est-à-dire que le corps est repensé comme un lieu de politisations multiples.
2Même si en France le queer se diffuse dans les disciplines des Sciences humaines et sociales, et que des formations spécialisées s’ouvrent dans les études supérieures6, nous sommes très limités en histoire de l’art : les contributions anglo-saxonnes sont les plus visibles, et les francophones sont assez rares. Pourtant, ce champ d’études constitue un domaine en soi dans notre discipline, avec une historiographie de plus en plus étoffée, notamment grâce aux recherches des jeunes chercheuses et chercheurs. Il permet de renouveler l’écriture de l’histoire de l’art, de remettre en question son discours et de faire évoluer la pratique de la recherche, avec ses propres outils et ses propres nécessités d’analyse. En effet, les études queer remettent en perspective les fondements du savoir scientifique qui s’est écrit jusqu’alors et qui aurait minimisé et dépolitisé la lecture des œuvres d’art au prisme du genre, de la sexualité, de la classe et de la race en faveur d’un modèle masculin, hétérosexuel, blanc, d’une certaine classe sociale, et qui se veut universel. Elles proposent ainsi des pistes de recherche différentes en histoire de l’art pour élaborer de nouveaux discours sur le hors-norme, l’exclusion et la hiérarchie « en détruisant l’autonomie de son objet, de ses valeurs et de son point de vue unique »7.
3Il s’agit ici d’interroger les discours sur l’art queer à travers nos deux expériences de recherche : nous sommes doctorant et doctorante en histoire de l’art et utilisons une approche queer pour traiter nos sujets de recherche qui s’entrecroisent. Les recherches de Marion Cazaux abordent la pratique du travestissement en art actuel, traversant les artistes dits alternatifs et alternatives et ceux institutionnalisés. Partant du principe butlérien que la figure du travesti est la preuve de la superficialité du genre, elle cherche à montrer comment la pratique du travestissement tend à bousculer, transgresser ou faire évoluer les notions de genre et d’identité. Elle s’attache à la diversité visuelle des artistes travestis et travesties, de galerie ou drag8, et à expliquer les influences tant liées à la culture populaire qu’à l’histoire de l’art conventionnelle. La pratique actuelle permet de constater des évolutions iconographiques fortes, surtout dans le milieu drag où les tentatives post-genres9 ou agenres10 se font plus nombreuses par des vêtements moins stéréotypés ou des tenues tendant vers l’incarnation d’une création plus que d’un humain. Un de ses questionnements est de savoir si, en l’absence de résultat genré, nous pouvons toujours parler de travestissement, tandis qu’une de ses hypothèses de recherche consiste à démontrer que le travestissement actuel ne vise plus à une imitation du genre, mais plutôt à une explosion — ou une implosion ? — de la notion même de genre.
4Quentin Petit Dit Duhal étudie, quant à lui, la construction d’un genre non binaire dans l’art contemporain. Ses recherches lient les discours médicaux, légaux et surtout militants sur la non-binarité de genre à l’émergence d’une politique visuelle. Il étudie la réinterprétation des figures non binaires historiques — comme l’androgyne platonicien ou l’Hermaphrodite ovidien — et l’élaboration de nouvelles figures hybrides — cyborgs11 ou mutants — comme une réponse au trouble des genres produit par l’évolution scientifique avec les nouvelles technologies hormonales, chirurgicales et procréatives, ainsi qu’à l’obsolescence des structures psychiatriques contemporaines. Son hypothèse de travail consiste à démontrer que la subversion des identités de genre réside au cœur même de la création, se recoupant avec le bouleversement des pratiques artistiques dans la seconde moitié du 20e siècle, comme le renouvèlement des médias traditionnels par le corps et les nouvelles technologies, ainsi que l’insubordination à une esthétique ou un style précis.
5Afin d’examiner la construction des discours possibles en histoire de l’art dans une approche queer et de remettre en perspective la notion d’objectivité scientifique, nous poserons d’abord la question de la recherche située, avec nos choix d’étude et nos méthodes de travail, avant de présenter un de nos projets communs, le collectif de recherche ARQ (Arts et Représentations Queer), qui constitue le chemin logique de nos positionnements, dressant un pont entre la recherche individuelle et collective.
2. Positionnement des chercheurs et chercheuses et savoirs situés
6La production de savoirs situés est l’affirmation que l’objectivité et la neutralité dans la recherche sont des concepts flous et inapplicables dans la pratique. Nous souhaitons assumer que le statut social des chercheurs, hommes et femmes a un lien direct avec leurs choix de sujets et de corpus. Faire savoir au lectorat notre position dans la société permet d’expliciter les décisions prises au cours de la recherche et nos choix méthodologiques. En effet, faisant partie des communautés LGBTQIA+, nous avons un regard particulier, communautaire, sur les questions de genre et de sexualités.
7Nos recherches empruntent deux points de départ différents : pour Quentin Petit Dit Duhal, il est apparu au début de la recherche une nécessité de queeriser son sujet, tandis que pour Marion Cazaux, il existait en amont une volonté de produire une recherche queer. L’approche des études queers peut être ralentie par leur trop rare traitement au cours des études universitaires d’histoire de l’art en France. Il s’agit bien souvent de trajectoires choisies en parallèle de nos études, par le biais de lectures personnelles et de rencontres entre collègues.
8Quentin Petit Dit Duhal a découvert les études de genre pendant ses recherches de master et la manière dont elles interrogent les corps et la façon dont ceux-ci produisent un sens symbolique. Sa thèse est un prolongement de sa réflexion engagée en master. Cependant, le traitement des études de genre reste binaire, d’où la nécessité de se tourner vers les études queer qui visent l’analyse de la pluralité du genre. Cette approche plus radicale lui a permis de queeriser son sujet qui était jusqu’alors traité de manière parcellaire et sans l’appui des études queer. Certains artistes, hommes ou femmes, font l’objet d’une bibliographie foisonnante, mais qui, généralement, ne touche pas directement l’histoire de l’art et propose des analyses superficielles sous un prisme psychologique. Même si cela lui a permis de laisser un large champ d’étude d’histoire de l’art, il a été difficile de s’appuyer sur des analyses plastiques pertinentes quant à la problématique de l’identité de genre.
9Pour Marion Cazaux, l’engagement dans les études de genre remonte à ses années de licence, ayant pour point de départ la visite de l’exposition sur Claude Cahun au Jeu de Paume (2011). Le choix du sujet de master s’est naturellement porté sur le travestissement afin de pouvoir étudier à la fois Cahun et l’approche du genre dans l’art du 20e siècle. Les études queer ont été utilisées dès le début et ont permis un axe de recherche plus ancré dans l’histoire de l’art sociale. La thèse étant le prolongement de ce même sujet en art actuel, les études queer restent tout à fait nécessaires.
10Il parait impensable de traiter des thématiques de genre et de sexualité sans utiliser ces théories et apports scientifiques qui offrent une solide base de réflexion. Le manque de bibliographie française sur le sujet est pallié par les ouvrages internationaux et particulièrement nord-américains. Nous faisons le constat que certains artistes, hommes comme femmes, que nous traitons ont été, dans le passé, documentés sans lier leur pratique à leur statut social, lorsque cela parait pourtant cohérent.
11Le choix de nos corpus s’est fait différemment puisque Quentin Petit Dit Duhal travaille uniquement sur des artistes institutionnalisés alors que Marion Cazaux mêle des artistes ayant travaillé avec des galeries et des musées, mais aussi des artistes dits underground ou plutôt non acceptés par les institutions.
12Le travail sur les artistes validés par les institutions consiste à apporter un nouveau discours sur leur production où l’on trouve parfois des œuvres complètement occultées dans l’historiographie. Il n’est pas toujours dit explicitement que leur identité LGBTQIA+ est au centre de leur production et qu’il existe donc une cohérence iconographique avec une prise de distance quant aux représentations traditionnelles du genre. Il peut paraitre pertinent d’en lier certains et certaines à des artistes dits underground pour comparer le traitement du genre avec et sans l’œil du milieu de l’art et de l’histoire de l’art. Ces artistes sont plus libres dans leur création puisque le seul juge est le public. Les performances étant souvent non documentées et non archivées, on ne peut revenir sur une prestation passée sans avoir vécu l’expérience directement. Nous tentons donc de décloisonner les catégories d’art institutionnel et d’art alternatif/underground.
13Pour étudier ces artistes, il nous a paru nécessaire d’employer une méthodologie spécifique avec une grande part donnée aux entretiens avec les artistes. Les rencontres, les suivis sur atelier ou sur scène permettent de recueillir des données essentielles à nos analyses et nourrissent notre réflexion globale. La parole des artistes est essentielle dans un contexte où le traitement du genre est ancré dans notre contemporanéité, l’approche et la conception de l’identité étant en mutation perpétuelle. La diffusion de leur production évolue de la même manière, afin de coller au public actuel et communautaire. Nous retrouvons alors une partie de notre corpus sur Internet, sur les sites professionnels des artistes, mais aussi sur leurs réseaux sociaux. Nous devons donc entreprendre une veille constante pour récupérer tout le matériel iconographique dont nous avons besoin pour notre recherche. Internet nous permet également d’accéder à des sources journalistiques, des vidéos documentaires, des conférences d’artistes et quelques entretiens.
14Une fois les informations collectées, nous employons une méthodologie consistant à mêler notre recherche à l’intersectionnalité et au prisme race/classe/genre. Nous utilisons les études sur les masculinités, les féminités, les sexualités, le handicap, le posthumain12, le laid, le monstrueux, les études des mœurs, et bien d’autres encore. Nos recherches nécessitent un point de vue globalisant sur les disciplines et dépassent le domaine de l’histoire de l’art. Afin de concrétiser une étude sociale, il nous faut intégrer par exemple la médecine, la psychologie et la psychiatrie, la sociologie, le droit, la géographie ou encore l’histoire. Le travail transdisciplinaire nous permet de récolter plus d’analyses traitant du genre afin d’étoffer nos sources et nos bases de réflexion.
15Cette démarche de recherche, ces partis pris et ces positionnements vis-à-vis de nos sujets s’expliquent par notre position située, c’est-à-dire concernée d’une manière ou d’une autre par notre sujet ou la communauté dans laquelle il s’inscrit. La critique sur les savoirs situés est généralement celle d’un résultat subjectif, reposant sur des analyses non sourcées et une place trop grande laissée au « ressenti ». Nous certifions que notre démarche se fait dans un cadre scientifique, avec une méthodologie rigoureuse, sourcée et analysée. Notre position nous permet d’éviter les stéréotypes fétichisant sur les sujets underground, mais aussi de gagner la confiance de certains ou certaines artistes ne voulant pas collaborer avec les universitaires. Nous partons du principe qu’aucune recherche n’est objective, et qu’il vaut mieux assumer son statut vis-à-vis du lectorat. Une fois l’information verbalisée, cela peut l’aider à comprendre les théories avancées et ce qui a motivé la chercheuse ou le chercheur à les mobiliser.
3. Recherche collective et savoirs communautaires : l’ARQ comme projet hybride
16Nos recherches respectives ont recouvert depuis avril 2021 une dimension collective grâce à l’association ARQ (Arts et Représentations Queer). En effet, nous avons constaté notre isolement dans nos laboratoires et universités, et étions finalement peu à travailler sur ces sujets. Le regroupement nous parait une idée pertinente en vue d’une émulation de la recherche des jeunes chercheurs et chercheuses, mais aussi pour la visibilité de nos profils dans leur particularité. Ainsi, l’ARQ est un collectif de recherche qui a pour but de produire, rassembler et valoriser la recherche scientifique dans les domaines de l’histoire de l’art et de la pratique artistique féministe et queer. Il cherche alors à établir un état des lieux et l’analyse des représentations artistiques sous le prisme de la question des minorités sexuelles, de genres, de classes et de races par différents biais. Ce collectif rassemble plusieurs étudiantes et étudiants en master, en doctorat, en École des Beaux-Arts et des jeunes docteurs et docteures en non-mixité choisie, et établit de fait la volonté d’une production des savoirs par et pour nos communautés.
17C’est en nous rencontrant que nous avons compris à quel point nous rencontrions les mêmes problèmes de stéréotypisation de nos sujets de recherche, de simplification péjorative de nos problématiques, de minimisation de l’importance de nos corpus et de notre travail. En effet, l’État français accuse un retard certain dans le domaine des études queer et de genre qui ont du mal à se faire une place en histoire de l’art. En effet, les traductions de textes théoriques anglophones se font au goutte à goutte, souvent dans un cadre associatif et militant avant d’être éditées. Les études de genre sont peu abordées dans les parcours de licence ou de master d’histoire de l’art — plus habituelles en sociologie — et de ce fait elles interviennent de l’extérieur dans la vie des étudiantes et étudiants, généralement lors de leurs propres recherches ou de leurs propres engagements sociaux ou politiques. Nous connaissons également un manque de reconnaissance de cette transdisciplinarité. De ce fait, les financements sont rares, et plongent les jeunes chercheurs comme chercheuses dans la précarité dès le début de la thèse. Nous connaissons les conséquences du manque d’investissements financiers dans les études supérieures et ce que cela implique : temps de recherche et de rédaction plus long, voire abandons en cours de route, difficultés à valoriser son travail, manque de réseau, peu de temps de présence à l’université et donc un positionnement écartelé entre salariat et recherche universitaire. Cette situation explique également le faible nombre de thèses en cours sur les questions féministes et queer en histoire de l’art.
18Les activités du collectif comprennent des évènements scientifiques et communautaires communs, où chacun, comme chacune, peut trouver sa place. D’une part, en ce qui concerne notre travail « universitaire », la rédaction d’articles nous permet de mettre en valeur nos recherches, nos thématiques et notre capacité d’analyse. Les sujets sont donc libres et publiés au compte-goutte sur les cahiers de l’ARQ, qui visent un public estudiantin, chercheur et amateur. Nous organisons également un colloque annuel, permettant de visibiliser nos recherches, mais aussi de rassembler diverses disciplines qui ne sont pas représentées dans l’ARQ. Il s’agit donc de partager ses méthodologies et ses expériences à un public de type académique.
19Nous réfléchissons, d’autre part, à des moyens efficaces et innovants pour transmettre les savoirs et démocratiser nos travaux. Pour ce faire, nous souhaitons investir le réseau TikTok et ferons des lives Twitch afin de vulgariser nos sujets, faire des comptes rendus d’exposition et commenter la production d’artistes ou des courants artistiques. Nous faisons également des groupes de travail autour de la confection d’un fanzine, un format libre qui mêle des textes courts et des productions visuelles qui sera vendu à bas prix en ligne et lors de nos évènements, comme notre exposition annuelle présentant les productions de nos membres étudiant aux Beaux-Arts et d’artistes externes au collectif. Que ce soit le fanzine, l’exposition et les réseaux sociaux, nous restons dans une production et une publicisation, connues des milieux féministes et queers. C’est pour nous une tentative de lier les différents milieux (communautaires et universitaires). Ces projets ont aussi pour fonction de toucher le grand public en échappant à la barrière symbolique du vocabulaire scientifique, du cadre universitaire et du sentiment de non-légitimité (par exemple subi lors de journées d’études, de colloque où l’on rencontre rarement des personnes extérieures à l’université). Nous nous inscrivons dans un partage des connaissances et une diffusion des recherches, pour montrer que des initiatives naissent au sein de disciplines universitaires qui peuvent paraitre moins communes aux études de genre.
20Nous concevons ce collectif de recherche comme un lieu de solidarité, d’entraide, et de discussion, promouvant un travail universitaire et de vulgarisation sur de nouveaux corpus ou des relectures d’œuvres connues, dont les analyses passées ont omis les questions de sexualité, de genre, de race et de classe. L’histoire des images queer et féministes se trouve donc réappropriée par notre communauté aussi hétéroclite qu’elle soit, et non plus laissée aux mains d’experts qui l’ont laissée en marge pendant des décennies. Le regroupement de la jeune recherche permet ainsi de poser un rapport de force des minorités isolées face à une majorité institutionnelle, qui ne les prend pas nécessairement en considération individuellement, voire qui n’appréhende pas la volonté vive d’une partie des jeunes chercheurs et chercheuses de repenser l’histoire de l’art déjà écrite et les règles établies pour l’écrire. Nous souhaitons donc pouvoir ouvrir un espace de liberté pour que nos sujets puissent être traités dans toute leur singularité, mais aussi dans la lignée d’un mouvement plus général.
4. Conclusion
21L’objectivité et la neutralité scientifique semblent ainsi constituer des notions flottantes qui ne tendent pas à rendre compte de la réalité de la pratique de la recherche. Pourtant, elles font encore actuellement barrage : la rareté des études francophones sur le queer en histoire de l’art pourrait s’expliquer par une certaine méfiance française envers le féminisme dans la recherche scientifique, qui soulève la question du militantisme quant à l’objectivité des recherches13. À partir de notre position située et concernée par nos sujets, l’enjeu pour la personne qui fait de la recherche est d’appliquer des outils d’analyse qui permettent de mettre en rapport les œuvres, avec la vie sociale des artistes afin d’avoir une meilleure compréhension des sociétés humaines. En effet, il s’agit d’une approche non repliée sur l’histoire des formes plastiques qui demande de tisser des passerelles avec des disciplines voisines, comme l’histoire, les lettres classiques et modernes, l’esthétique, l’anthropologie ou la sociologie. La recherche au sein de collectif permet également de désenclaver la production de savoir pour un public à la fois universitaire et communautaire. La richesse et la diversité de nos parcours propres nous permettent de réfléchir à l’appétence et les cadres d’appréhension des approches féministes et queers dans la recherche (master/doctorat/postdoctorat). Nous commençons à récolter des données afin de poser des typologies de jeunes chercheuses et chercheurs inscrits dans les études de genre en histoire de l’art. Nous pouvons déjà dire que nous sommes une majorité en art contemporain et actuel amenant les questionnements féministes et queers tant par un vécu personnel et via des discriminations subies, que par une réflexion sur la représentativité de nos vies LGBTQIA+ dans les œuvres présentées par les musées, dans les artistes plébiscités ou plébiscitées par le marché de l’art et dans nos cours universitaires. C’est dans une volonté de pallier ce manque que nous investissons ces champs d’études, notamment dans un souhait d’une production de savoirs situés et d’une étude prenant en compte le statut minorisé et/ou marginalisé des artistes que nous étudions. Notre travail porte inéluctablement sur les discours posés en amont sur nos corpus, et ainsi nous remettons en cause une façon d’écrire l’histoire de l’art en nous intéressant à l’historiographie de notre discipline majeure. Nous pensons que cela est essentiel pour aiguiser notre esprit critique, mais aussi pour nous poser des questions sur nos propres biais.
22Avec la force du groupe, l’ARQ remet par exemple en cause une culture artistique et universitaire monolithique, en analysant les complexités identitaires. Il est donc surtout question de donner de nouvelles clés théoriques et de compréhension des objets d’études qui ne peuvent qu’enrichir la connaissance et réévaluer ce qui nous semble fondamental.
Voetnoten
1 Le formalisme est une approche d’histoire de l’art s’appuyant sur l’identification de corpus d’œuvres et de biographies d’artistes, en prenant en compte leur singularité formelle pour leur classement en styles, mouvements et écoles.
2 Les études de genre sont un champ d’études né aux États-Unis, qui postule que les rapports sociaux entre les hommes et les femmes ne sont pas réductibles à un déterminisme biologique, mais sont une construction sociale qui attache au féminin et au masculin un certain nombre de comportements et de rôles spécifiques.
3 Voir J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, Éditions La Découverte, 2006 [1990].
4 Voir E. Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1990].
5 L’acronyme LGBTQIA+ (Lesbienne-Gay-Bi-Trans-Queer-Intersexe-Asexuel-et tous les autres) désigne un lieu culturel commun pour les diverses identités sexuelles en marge de l’hétéronormativité.
6 Le premier laboratoire de recherche sur le genre, le Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS) de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, a été créé en 2014.
7 E. Lebovici, Pour une histoire de l’art paradoxale, dans Perspective, 2007, n° 4, p. 561-563, § 4, en ligne : http://journals.openedition.org/perspective/3561, consulté le 24/09/2018.
8 Nous faisons ici une division non hiérarchique des pratiques sur la base matérielle des lieux de performances (galeries, musées pour les uns et les unes, cadre association et alternatif pour les autres).
9 Nous entendons par « post-genre » les démarches esthétiques voulant s’extraire d’une lecture binaire des genres pour explorer le corps comme support neutre de création artistique et offrant au public un résultat tendant vers la création de « créatures » (terme régulièrement utilisé par les artistes pour se définir).
10 C’est-à-dire ne se reconnaissant pas dans la définition de genre.
11 Donna Haraway prend la figure du cyborg comme critique sociale et politique : il s’agit d’un être hybride fusionnant l’organique et la machine, trouvant en cela sa définition au-delà du déterminisme biologique. Voir D. Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du 19e siècle » [1984], dans Manifeste cyborg et autres essais : sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils Éditeur, 2007, p. 29-106.
12 Le posthumain peut être appréhendé comme l’imaginaire d’une transcendance de la condition biologique de l’humain en rapport avec les nouvelles technologies dans un contexte d’évolution de l’environnement culturel. Voir M. Coulombe, Imaginer le posthumain. Sociologie de l’art et archéologie d’un vertige, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009.
13 Le retard français concernant les questions liées aux minorités de genre et de sexualité pourrait aussi s’expliquer par le principe de l’universalisme républicain, avec cette peur du communautarisme qui porte atteinte à l’unité nationale, alors que le queer propose un éclatement de l’appartenance identitaire.
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Over : Marion Cazaux
Marion Cazaux est doctorante en histoire de l’art contemporain sous la direction de Mme la Professeure Sabine Forero-Mendoza, Laboratoire ALTER 7504, École Doctorale 481 SHS, Université de Pau et des pays de l’Adour.
Principales publications : « Beauty queens et pageant queens : la néo-libéralisation du milieu drag queen ? », revue créée par Morgane Golfier dans le cadre de son rendu annuel à l’école supérieure des Beaux-Arts de Pau, 2019; « Le MET gala 2019 : renaissance ou mise à mort du "camp" ? », https://mhkzo.com, 2019 et « Andy Warhol et ses "Self Portrait in Drag", 1981 », Florilèges, 2017.
Over : Quentin Petit Dit Duhal
Quentin Petit Dit Duhal est ATER et doctorant en histoire de l’art sous la direction de Thierry Dufrêne et Thérèse St-Gelais (UQAM), Laboratoire HAR EA4414, École Doctorale 395, Université Paris-Nanterre.
Principales publications : « Performer la censure : Deborah de Robertis du sexe au regard », actes du colloque international Les droits de l’art, organisé par le Laboratoire de recherche L’art en procès, Université du Québec à Trois-Rivières, Canada, à paraître en 2021; « De masques et de costumes. La mascarade identitaire des artistes femmes aux XXe et XXIe siècles », Du rite au mythe : le Carnaval dans la culture européenne, actes du colloque international d’études interdisciplinaires, Université de Florence, LEA - Lingue e Letterature d'Oriente e d'Occidente, 2021, « Glorifier le corps par l’art : Sainte ORLAN et le baroque italien », ArtItalies, n° 26, sous la direction de l’Association des historiens de l’art italien (AHAI), 2020.