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Romain Landmeters

Paroles d'expert - La transmission de l'histoire des migrations selon Gérard Noiriel

(Vol. 46 - 2023)
Article
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Résumé

Gérard Noiriel est directeur d'études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales. Il fut d’abord un spécialiste de l’histoire ouvrière en France. En 1982, il a d’ailleurs défendu une thèse de doctorat consacrée aux ouvriers sidérurgistes et aux mineurs de fer du bassin de Longwy-Villerupt durant l’entre-deux-guerres1. Durant la rédaction de cette thèse, et notamment au travers de ses dialogues radiophoniques avec Benaceur Azzaoui2, il a pris conscience du vide historiographique concernant l’histoire des migrations en France. Cette préoccupation est déjà présente dans son premier article dans Le Mouvement social, la revue animée par sa directrice de thèse la professeure Madeleine Rebérioux3. Défricher le champ historique des migrations en France deviendra programmatique à partir de son article dans les Annales de 19864. La publication de l’ouvrage Le Creuset français. Histoire de l’immigration en France (XIXe-XXe siècle)5 en 1988 le place parmi les pionniers de ce champ académique. Vingt ans plus tard, il reprend et approfondit ses propos dans Immigration, antisémitisme et racisme en France6. Dans l’intervalle, d’autres ouvrages paraitront qui offriront des éclaircissements sur différents aspects de l’histoire des migrations : les réfugiés et sans-papiers, le rôle de l’État, les persécutions. Le 21 septembre 2021, Gérard Noiriel a été proclamé Docteur honoris causa de l'Université Saint-Louis - Bruxelles pour l’excellence de son parcours sur un plan scientifique, citoyen et humain7.


RL : Avant d’être chercheur en histoire, vous avez suivi une formation d’instituteur dans les années 1960. Vous avez d’ailleurs évoqué la manière avec laquelle l’on prédestinait à l’époque les enfants des classes populaires à des filières d’études courtes8. Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur la ségrégation sociale et raciale dans l’enseignement primaire (voire secondaire) en France ? Que peut y apporter une sensibilisation/une introduction à l’histoire de l’immigration en France ?9

1GN : J’appartiens en effet à une génération qui a été scolarisée avant ce qu’on appelle en France la réforme du « collège unique ». La sélection s’opérait dès la fin de l’école primaire. Seuls les enfants des classes moyennes et supérieures pouvaient accéder au lycée et obtenir le bac. Ceux qui étaient issus des classes populaires, comme moi, étaient orientés vers les filières courtes. C’est en passant le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, à la fin de la 3e, que j’ai pu poursuivre mes études. Les enfants issus de l’immigration cumulent les handicaps, car la plupart d’entre eux appartiennent aux classes populaires et, de surcroit, ils sont souvent victimes des préjugés dominants liés à leur origine. C’était déjà le cas au 20e siècle avec l’immigration italienne, polonaise, arménienne, etc. Mais depuis les années 1980, la situation est devenue plus difficile pour les jeunes issus de l’immigration post-coloniale, notamment parce que les possibilités de mobilité sociale se sont réduites par rapport à l’époque des « trente glorieuses », en raison de la crise économique. Enseigner l’histoire de l’immigration, c’est sortir cette question des polémiques incessantes qu’alimentent les médias. Sans occulter les difficultés, cela permet aussi de rappeler que ceux qui ont confiance dans l’avenir et qui ne se découragent pas peuvent franchir les obstacles qu’ils rencontrent sur leur route.

RL : Pourriez-vous revenir la période de votre thèse et, en particulier, sur la manière dont s’est opérée la connexion, dans votre recherche, entre histoire ouvrière et histoire de l’immigration ? Quelles ont été vos inspirations à l’époque ? Récemment, quelles recherches en matière d’histoire des migrations vous ont impressionné par leur caractère novateur ?

2GN : À la fin de mes études universitaires, j’ai décidé de faire mon service militaire en République populaire du Congo, dans l’espoir d’apporter une aide à un peuple qui avait particulièrement souffert de la domination coloniale française. Au retour, j’ai été nommé professeur d’histoire-géographie dans la banlieue de Longwy, au nord de la Lorraine. J’ai participé à la grande lutte que les ouvriers sidérurgistes de cette région ont menée contre les fermetures d’usines. J’ai réalisé à ce moment-là que l’une des raisons qui expliquait l’ampleur de cette mobilisation tenait au fait que la plupart de ces travailleurs étaient issus des diverses immigrations qui s’étaient succédé depuis le début du 20e siècle. C’est pour rappeler le rôle essentiel qu’ils avaient joué dans l’histoire industrielle de la France que je leur ai consacré ma thèse. À l’époque, le thème de l’immigration n’était pas vraiment légitime dans l’université française. C’est pourquoi mes inspirations venaient surtout de la sociologie, notamment des travaux d’Abdelmalek Sayad avec lequel j’ai tissé des liens. Je suis devenu socio-historien en continuant à travailler avec des sociologues comme Stéphane Beaud. Son livre sur la France des Belhoumi10 (La Découverte, 2018) m’a particulièrement intéressé parce qu’il prend en compte tous les paramètres qu’il faut maîtriser pour comprendre la diversité des trajectoires sociales, y compris au sein d’une même famille immigrée.

RL : En dehors de l’école, vous figurez parmi les grands défenseurs de l’éducation populaire. En 2007, vous avez d’ailleurs fondé DAJA (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes) et vous enchainez depuis les représentations théâtrales et conférences gesticulées pour transmettre des connaissances scientifiques par la voie culturelle. Pourriez-vous revenir sur cette longue expérience, sur les difficultés rencontrées et les résultats que vous décelez auprès de votre public ? Pourriez-vous en particulier décrire le processus d’élaboration de la conférence théâtralisée Nos ancêtres les migrants ?

3GN : Depuis le début de ma carrière, j’ai tenu à tisser des liens avec le milieu associatif. Plutôt que de m’investir complètement dans les enjeux du monde académique, j’ai préféré rester un chercheur « de base » et consacrer mon temps libre à des activités d’éducation populaire. Pendant la lutte des sidérurgistes de Longwy, j’ai fondé l’APEP11 une association qui regroupait des enseignants, des ouvriers, des femmes au foyer (comme on disait alors) pour recueillir la mémoire populaire locale et défendre le patrimoine industriel. Le collectif DAJA – que j’ai créé avec Martine Derrier, comédienne et directrice d’un bureau de théâtre – est né en 2007. Il réunit des chercheurs, des enseignants, des travailleurs sociaux et des artistes qui s’engagent dans des activités d’éducation populaire. Le premier projet que nous avons lancé était centré sur l’histoire du clown Chocolat. Il a rencontré un énorme succès, à tel point que notre spectacle a été la source du film réalisé par Roschdy Zem avec Omar Sy dans le rôle-titre. Cette expérience m’a permis de comprendre qu’un projet d’éducation populaire pouvait avoir des répercussions au niveau de la recherche, puisque j’ai finalement publié deux ouvrages sur l’histoire de cet ancien esclave afro-cubain, devenu le premier artiste noir populaire en France. Douze ans après ce premier projet, je suis toujours convaincu que le spectacle vivant est une ressource efficace pour transmettre – sous une forme différente de ce qu’enseignent les professeurs – un savoir ayant des implications civiques. C’est le cas avec l’une de nos dernières conférences théâtralisées intitulée : « Nos ancêtres les migrants ». Ceci dit, je ne vous cache pas que c’est un exercice difficile, surtout quand on commence à vieillir. Comme nous sommes sollicités dans toutes les régions de France, les déplacements sont souvent harassants, et il n’est pas toujours facile d’intervenir dans des lieux qui ne sont pas équipés pour le type de représentations que nous proposons.

RL : Depuis le début des années 2000, Bruxelles, qui se revendique comme une des capitales les plus diverses de la planète, envisage – mais reporte sans cesse – la construction d’un musée dédié à l’histoire des migrations12. À compter de la même époque, vous avez contribué à la création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI). Pourriez-vous revenir sur cette contribution puis sur votre distanciation de l’institution en 2007 ? À l’heure de grandes remises en question du rôle des musées13, notamment de leur décolonisation14, comment revisiter le rôle de ces lieux culturels et évoquer l’histoire des migrations ?

4GN : Dans le prolongement de mes activités relevant de l’éducation populaire, je me suis engagé en effet dans un projet culturel visant à créer un lieu de mémoire permettant de faire comprendre au grand public l’importance qu’avait eue l’immigration dans l’histoire de la France. Le but civique était aussi d’utiliser les ressources qu’offre la mémoire pour renforcer la solidarité des Français à l’égard des nouveaux immigrants. Plutôt que de suivre la logique identitaire qui segmente – au lieu de les rassembler – les communautés en fonction de leur origine, j’ai préféré privilégier les points communs entre toutes celles et tous ceux qui ont vécu l’expérience de l’immigration, avec ce que cela implique au niveau du déracinement, de la perte des repères, des formes de rejet véhiculés par le groupe majoritaire, etc. Avec mon ami Zaïr Kedadouche, nous avons rédigé un premier projet de ce type. Puis Jacques Toubon ayant obtenu le feu vert du président Jacques Chirac, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration15 a pu voir le jour. Nous avions tenu, au départ, à privilégier le mot « cité », plutôt que « musée », car il s’agissait de mettre en place un vaste réseau reliant l’ensemble des associations intéressées par l’histoire de l’immigration. En 2007, j’ai démissionné du conseil scientifique de la CNHI avec 7 autres collègues, pour protester contre la mise en place d’un ministère de l’identité nationale, par le président Nicolas Sarkozy.

RL : Dans un entretien sur le rôle central de l’historien que vous accordiez en 2007 aux côtés d’autres spécialistes de l’histoire des migrations16, vous souligniez le caractère subversif et difficile du rôle civique de l’historien – coincé entre la démarche classique de l’académicien et celle d’un entrepreneur de mémoire. Alors que le « problème » des migrations est constamment débattu dans les médias en France et en Europe, quel est selon vous l’apport spécifique de l’historien des migrations dans les émissions télévisées/radiophoniques à large audience ? Avec votre expérience – notamment dans la déconstruction du discours « zemmourien »17, quelle posture adopter pour sensibiliser le grand public ?

5GN : Vous avez raison d’insister sur le rôle « difficile » de l’historien qui veut intervenir dans le débat public. Comme je l’ai rappelé récemment dans mon blog18, je me considère comme un « intellectuel spécifique ». C’est-à-dire un chercheur qui prend la parole dans les médias uniquement pour parler de questions sur lesquelles il a travaillé et jamais pour dire aux autres citoyens ce qu’ils doivent faire ou penser. C’est un exercice difficile quand on travaille sur des sujets qui sont constamment au centre de l’actualité, car nous sommes sollicités par les journalistes uniquement pour répondre aux questions politiques du jour. Depuis le début de ma carrière, j’ai été régulièrement interrogé dans les médias sur le « problème » de l’immigration, alors que pour moi ce n’est pas un « problème » au sens politique du terme, mais une question scientifique comme une autre. Au fil du temps, j’ai adopté une stratégie d’intervention qui m’amène à faire le tri entre les sollicitations. Je ne retiens que celles où l’on me laissera un minimum de temps pour présenter mon travail. Dans ce cas de figure, l’exercice consiste à prendre appui sur les questions des journalistes pour… ne pas leur répondre et montrer que les choses se posent autrement. L’étude que j’ai consacrée aux discours d’Eric Zemmour m’a permis d’insister sur le rôle essentiel que jouait la rhétorique (l’art de convaincre) dans l’utilisation qu’il fait de l’histoire. Si nous le critiquons uniquement sur le plan des arguments (ses erreurs, ses contresens, etc.), on ne parvient pas à convaincre le public qui s’identifie à ce qu’il raconte. C’est pour cela qu’il faut que les chercheurs en sciences sociales qui veulent toucher le grand public travaillent avec des écrivains, des artistes, etc., car ils savent mieux que nous comment toucher les émotions des gens.

RL : En Belgique comme en France, la question de l’inclusivité de l’espace public est actuellement discutée au niveau national, régional et – surtout – dans les collectivités locales. Des dénominations de rue, des statues et des monuments sont contestées19 et certain·e·s citoyen·ne·s formulent des propositions de modifications/d’ajouts dans leur quartier ou leur ville. Selon vous, quel rôle l’historien peut jouer dans ces débats ? Que pensez-vous par exemple de l’initiative de Portraits de France qui met en exergue 318 migrants célèbres dans l’Hexagone20 ?

6GN : Étant donné que je refuse de confondre le savant et le politique, je ne me permets pas de juger les initiatives que prennent les militants ou les pouvoirs publics pour défendre telle ou telle cause mémorielle. Mais comme j’ai été formé à la sociologie par Pierre Bourdieu, je m’intéresse beaucoup à ce qu’il appelait la « violence symbolique ». C’est pourquoi j’utilise les outils que nous offre cette sociologie pour comprendre le rôle que jouent les entrepreneurs de mémoire et ceux qui défendent des causes publiques, dans la fabrication des identités collectives. Je pars du principe que les luttes mémorielles ressemblent au jeu des chaises musicales. Il y a trop de bonnes causes pour le nombre de places disponibles dans l’espace public. Il existe donc toujours des souffrances et des injustices qui restent dans l’ombre. La fonction civique de l’historien c’est aussi de les faire passer de l’ombre à la lumière.

Notes

1 G. Noiriel, Les ouvriers sidérurgistes et les mineurs de fer du bassin de Longwy-Villerupt (1919-1939), thèse de doctorat (dir. Madeleine Rebérioux), Paris, EHESS, 1982.

2 G. Noiriel et B. Azzaoui, Vivre et lutter à Longwy, Paris, Maspero, 1980.

3 G. Noiriel, « L’histoire sociale du Pays-Haut lorrain », dans Le Mouvement social, no 115, avril 1981, p. 77-87.

4 G. Noiriel, « L’immigration en France, une histoire en friche », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 41, no 4, 1986, p. 751-769 ; Gérard Noiriel avait déjà présenté une note à ce sujet dans G. Noiriel, « L’histoire de l’immigration en France. Note sur un enjeu », dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 54, no 1, 1984, p. 72-76.

5 G. Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1988.

6 G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe siècle-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.

7 https://www2.usaintlouis.be/public/communication/DHC/diplome_g_noiriel.pdf

8 S. Laacher et P. Simon, « Itinéraire d’un engagement dans l’histoire. Entretien avec Gérard Noiriel », dans Mouvements. Des idées et des luttes, nos 45‑46, 2006, p. 210.

9 Par exemple, voir F. Matton, « Mémoires migrantes à l’école primaire. Créer des outils pour l’analyse de sources orales », dans Hommes & Migrations, no 1339, 2022, p. 41‑46.

10 S. BeaudLa France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), Paris, La Découverte, 2020.

11 Association pour la préservation et l’étude du patrimoine du bassin de Longwy.

12 Voir, notamment, H. Oulad Ben Taïb, « Bruxelles a besoin d’un musée des migrations », dans La Libre Belgique, 19 février 2020, p. 41.

13 Voir, notamment, le récent K. Pomian, Le musée, une histoire mondiale, t. III : À la conquête du monde, 1850-2020, Paris, Gallimard, 2022.

14 Cf., p. ex., C. A. Dixon, « Decolonising the museum: Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration », dans Race & Class, vol. 53, no 4, 2012, p. 78-86 ; V. Van Bockhaven, « Decolonising the Royal Museum for Central Africa in Belgium’s Second Museum Age », dans Antiquity, vol. 93, no 370, 2019, p. 1082-1087.

15 https://www.histoire-immigration.fr

16 M. Poinsot, « Le rôle central de l’historien. Entretien avec Nancy L. Green, Gérard Noiriel, Janine Ponty et Marie-Christine Volovitch-Tavares », dans Hommes & Migrations, , no 1267, 2007, p. 92-101.

17 G. Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019.

18 https://noiriel.wordpress.com

19 Cf., p. ex. ; J. Lalouette, Les statues de la discorde, Paris, Passés composés, 2021 ; B. Tillier, La disgrâce des statues. Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter, Paris, Payot & Rivages, 2022 ; N. Ouali et al., « Les femmes dans le nom des rues bruxelloises. Topographie d’une minorisation », dans Brussels Studies. La revue scientifique pour les recherches sur Bruxelles, no 154, 2021 (https://doi.org/10.4000/brussels.5376).

20 P. Blanchard et al., Portraits de France, Paris, Ministère chargé de la Ville, 2021.

Pour citer cet article

Romain Landmeters, «Paroles d'expert - La transmission de l'histoire des migrations selon Gérard Noiriel», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 46 - 2023, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1704.

A propos de : Romain Landmeters

Romain Landmeters est chercheur en histoire contemporaine et est chargé d’enseignement en sciences sociales et humaines à l’Université Saint-Louis Bruxelles. Depuis 2018, il mène une recherche doctorale (FNRS-FRESH) à propos des migrants burundais, congolais et rwandais à Bruxelles (1945-1965). Auparavant, il s’était consacré à l’étude de la justice en contexte colonial (1908-1960). Parallèlement à ces recherches fondamentales, il s’investit dans le renouvellement de la transmission de l’histoire de la colonisation belge dans les écoles francophones belges et à la place qu’occupe la mémoire de la colonisation dans l’espace public bruxellois.