C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société -  Vol. 46 - 2023 

Paroles d'experte - La transmission de l'histoire des migrations selon Anne Morelli

Hajar Oulad Ben Taïb

 Diplômée et agrégée en Histoire contemporaine à l’Université Libre de Bruxelles (2013) ainsi qu’en Socio-anthropologie à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve (2017), Hajar Oulad Ben Taib est actuellement assistante chargée d’enseignement à l’Université Saint-Louis - Bruxelles au sein des Facultés de Droit, de Philosophie et Lettres et des sciences économiques, sociales, politiques et de la communication. Sa thèse de doctorat, en cours, porte sur la prise en charge des femmes immigrées marocaines par les structures chrétiennes de 1964 à 1984.  

Résumé

Anne Morelli est historienne. Parallèlement à sa carrière universitaire (professeure à l'ULB), elle a pendant 20 ans enseigné, avec plaisir et intérêt, l'histoire dans des écoles secondaires « à discriminations positives ». Auteure de plusieurs livres et de nombreux articles sur la présence italienne en Belgique, elle a aussi coordonné l'Histoire des étrangers et de l'immigration en Belgique, qui a obtenu, lors de sa sortie, le Prix de la communauté française comme meilleur ouvrage de vulgarisation. Elle a également publié un volume collectif consacré aux émigrants belges. Elle faisait partie de la mission française préparatoire à la création de la Cité de l'immigration à Paris. L'exposition « La mémoire retissée », qu'elle a imaginée avec son collègue Jean-Philippe Schreiber, était accompagnée d'un livre-catalogue illustré retraçant 100 ans d'immigration en Belgique. Anne Morelli a pris part à différentes autres initiatives muséales sur l'histoire de l'immigration en Belgique, comme la « Cantine des Italiens » d'Houdeng-Goegnies. L'un de ses cours à l'ULB (Contacts de cultures), donné chaque année à plusieurs centaines d'étudiants, était largement consacré à l'histoire des migrations.

HOBT : Avant d’entamer votre carrière à l’Université Libre de Bruxelles, vous avez été enseignante dans le secondaire. Pourriez-vous revenir sur cette période et expliquer ce qui vous a motivée à débuter des recherches sur l’histoire de l’immigration ?

1AM : Je viens de mon côté paternel, d’une famille très politisée. Mon grand-père a quitté l’Italie à la fin de 1922 (prise de pouvoir par Mussolini) et est parti en Union soviétique où mon père et ses frères ont grandi. La famille a ensuite, avant d’arriver en Belgique, connu une série d’expulsions (Suisse, France…). À Bruxelles ils ont rejoint les antifascistes exilés. Même ma grand-mère corrigeait ici les épreuves du journal des communistes « bordighistes » : Prometeo. Pendant la guerre, mon père a rejoint la Résistance belge, a été arrêté et déporté. Mon frère ainé est né pendant la déportation de mon père en Allemagne. Lorsque j’étais en première licence (équivalent du premier master) à l’Université libre de Bruxelles (ULB), j’avais 19 ans et je devais proposer au professeur Jean Stengers un sujet de mémoire. Toute cette histoire familiale m’était très proche et je voulais étudier « La presse italienne en Belgique avant 1945 ». Mon sujet n’a pas été accepté et on m’en a proposé (imposé ?) un tout autre. Deux ans après mon diplôme, je revenais chez le professeur Stengers avec le manuscrit d’une étude sur « La presse italienne en Belgique avant 1945 ». Beau joueur, il l’a proposé à la publication. Ce fut mon premier livre1. Le second était consacré à « La participation des immigrés italiens à la Résistance belge »2 et ma thèse au « Fascisme et antifascisme dans l’immigration italienne en Belgique »3. Je refaisais, en quelque sorte, mon histoire familiale. Parallèlement, j’étais devenue enseignante dans le secondaire. Je le serai pendant 20 ans, toujours dans des écoles dites « à discrimination positive », et j’ai pu constater combien les élèves d’origine immigrée, d’où qu’ils viennent, ignoraient complètement leur propre histoire.

HOBT : Vous êtes également connue pour vos prises de position et vos engagements. Pourriez-vous revenir sur cette facette de votre parcours et nous décrire les quelques combats qui ont jalonné votre carrière ?

2AM : Je suis – génétiquement ! – une femme de gauche et le resterai, quelles que soient les erreurs de la gauche. Pour moi, être de gauche c’est combattre pour la justice sociale. En histoire aussi il y a des combats à mener et celui dans lequel je me suis engagée, depuis le début de ma carrière, a été d’exhumer l’histoire des pauvres, des humiliés, des « subalternes », des femmes. Rendre une histoire aux « sans histoire », c’est leur rendre leur dignité, les insérer dans les mouvements économiques qui ont décidé de leur destin et leur en faire prendre conscience. C’est ainsi que, vice-présidente du MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), je me suis attachée à monter des expositions sur le rôle des étrangers dans la Résistance belge, sur la présence des étrangers en Belgique au 20e siècle ou sur les émigrants BELGES, qui ressemblaient beaucoup, par leurs motivations et leurs conditions de vie à des immigrants étrangers. J’ai, en même temps, élargi mon propos de la présence italienne à l’ensemble de l’immigration. Comme enseignante, la discrimination scolaire m’a beaucoup choquée et j’ai longtemps été administratrice de l’association « École sans racisme ». J’ai participé activement à la pétition pour le droit de vote des étrangers et l’accès rapide à la nationalité belge. J’étais de ceux qui ont présenté la pétition de plus d’un million de signatures au Premier Ministre Jean-Luc De Haene. Lorsque des sans-papiers ont été hébergés à l’ULB, je me suis évidemment sentie, comme d’autres collègues, solidaire de leur combat.

HOBT : Vous avez toujours gardé un contact avec le terrain, notamment avec les différents publics scolaires en Belgique francophone. Sur base de vos expériences, quel constat dressez-vous concernant l’intérêt de l’histoire et plus particulièrement de l’histoire de l’immigration auprès des jeunes ?

3AM : Comme enseignante de terrain, j’ai créé du matériel pédagogique de nature à intéresser TOUS les élèves. Par exemple une valise-musée intitulée « Les sources de l’histoire » prenait ses exemples systématiquement dans les différents continents. Une autre valise pédagogique intitulée « Les migrations » dédramatisait le caractère exceptionnel du phénomène migratoire : les plantes migrent, les oiseaux migrent, les êtres humains migrent aussi. Je ne pouvais imaginer aborder la préhistoire sans parler de l’homme de Salé ou des sites préhistoriques turcs. J’ai été persuadée du bien-fondé de ces démarches lorsque je testais dans une classe de première secondaire une leçon-modèle sur « Volubilis, une ville romaine du Maroc ». Tout étonné, Hassan avait crié à l’autre bout de la classe : « Ahmed, le Maroc il est dans l’histoire ! ». J’étais très fière lorsque, à l’issue de la leçon, des élèves venaient me demander l’« adresse » de Volubilis, pour aller voir cette ville, puis me disaient la semaine suivante que leur papa avait promis d’y aller en allant voir leur tante à Meknès. L’histoire n’était plus réservée à certains. Tout le monde avait une histoire. Et dans les classes secondaires supérieures, la Révolution industrielle était l’occasion d’aborder la tactique patronale pour écraser le coût de la main-d’œuvre, donc en délocalisant les entreprises ou en déplaçant de la main-d’œuvre peu exigeante vers les entreprises impossibles à délocaliser. Le déplacement des pères et grands-pères des élèves vers les mines ou les grands travaux prenait soudain sens.

HOBT : Alors que la question des migrations est constamment débattue dans les médias en Belgique et en Europe, quel est, selon vous, l’apport spécifique des historiens et historiennes des migrations dans les émissions télévisées/radiophoniques à large audience ?

4AM : L’historien(ne) apporte une dimension spécifique au débat sur les migrations. Sans vouloir dénigrer le regard des sociologues ou psychologues, je suis persuadée qu’il (elle) peut dire avec une certaine rigueur ce qui a été et ce qui se reproduit régulièrement. Ainsi l’aspect économique, fondamental pour moi, est très peu abordé par ces autres collègues. Or, sans l’aspect économique, on ne peut comprendre les accords de 1946 avec l’Italie, de 1956 avec l’Espagne et la Grèce, de 1964 avec le Maroc et la Turquie. On ne peut pas non plus comprendre pourquoi, malgré une législation très rigoureuse face aux nouveaux arrivés, il y a cependant un certain laisser-aller qui permet de fait aux « illégaux » de travailler en Belgique. Lorsque les « Sans-papiers » logeaient à ULB, j’étais étonnée de les voir chaque matin plier soigneusement leurs matelas et couvertures, pour partir travailler... Qui cela arrange-t-il, comme la présence étrangère dans les mines arrangeait un autre patronat ? Une autre dimension que l’historien(ne) peut apporter, contrairement au psychologue ou sociologue, c’est l’étude des causes multiples et pourtant toujours semblables qui poussent au départ. Dire ce qui a été permet souvent de faire réfléchir sur l’actualité.

HOBT : Depuis le début des années 2000, la Région de Bruxelles-Capitale, qui se revendique comme une des capitales les plus cosmopolites de la planète, envisage – mais reporte sans cesse – la construction d’un musée dédié à l’histoire des migrations4. Dès les années 1980, vous préconisiez déjà la mise en place d’un tel lieu, pourquoi ?

5AM : Dans la première moitié des années 1990, le Groupe d’étude sur l’histoire de l’immigration (GEHI) de l’ULB a imaginé de réaliser une grande exposition sur l’histoire de l’immigration en Belgique qui – dans l’esprit de ses concepteurs et conceptrices – devait être itinérante puis pérennisée dans un Musée. L’exposition « La mémoire retissée » eut lieu à Schaerbeek avec un budget de 2 millions de francs belges, une somme très importante pour l’époque. La gare fut mobilisée, coupée en hauteur pour y créer un deuxième niveau. Des trains anciens servaient de lieux d’exposition sur les voies. Une muséographie audacieuse évoquait le départ, le voyage, les difficultés administratives d’arrivée, le travail, le logement… L’histoire « publique » n’était pas encore à la mode, mais l’exposition était réellement participative. Des particuliers avaient activement contribué par leurs dons de photos, vêtements, outils, documents à sa construction. Des associations de migrants (les Arméniens par exemple) y avaient participé par des prêts spectaculaires (maquette de leur église, tapis, contrats de mariage…). Les « guides » étaient tous de vieux migrants (marocains, espagnols, italiens, juifs…) qui racontaient, à travers l’exposition, leur propre expérience. Ce fut un succès : séquence au journal télévisé, numéro spécial de la presse écrite, visiteurs scolaires, mais aussi d’associations et de familles. Des pères du quartier y emmenaient leurs enfants « pour qu’ils sachent… ». Certains jours non moins de 500 visiteurs s’y pressaient. Elle fut ensuite présentée avec grand succès à Liège, Mons… Mais, malgré de nombreuses promesses, le Musée de l’immigration ne vit pas le jour et – à notre grand désespoir – nous avons restitué aux prêteurs les pièces qui formaient la collection et étaient indispensables à toute réalisation muséale. La volonté politique n’était pas présente5.

HOBT : À l’heure où le rôle des musées est remis en question6, notamment leur décolonisation7, comment revisiter le rôle de ces lieux culturels ? Comment l’histoire et la mémoire des migrations pourraient-elles y être évoquées ?

6AM : Je ne pense pas qu’il faille mélanger systématiquement migration et colonisation. Les migrants peuvent être des Blancs pauvres dont la nation est par ailleurs colonisatrice et dans les pays colonisés il y a des classes riches qui exploitent leurs propres congénères. Un Musée des migrations doit être rassembleur, c’est-à-dire faire parler le caractère universel de ces expériences, tout en leur reconnaissant des particularités. Il doit valoriser la mémoire des migrants. Je pense que c’est ce que fait, malgré des moyens extrêmement précaires, le petit Musée de Molenbeek, Migratie Museum Migration8, qui, à travers ses activités, suggère la dignité des diverses composantes de la société bruxelloise. Il est certes doté d’un Conseil scientifique, mais est bien connu des habitants du quartier qui y ont contribué par des apports très personnels (photos, objets, musiques…).

HOBT : Pensez-vous que les questions de décolonisation et d’histoire des migrations se rejoignent à divers niveaux ? Que pensez-vous des différentes initiatives qui interrogent la place de ces passés, colonial et migratoire, dans l’espace public belge ?

7AM : Comme je l’ai dit, il ne me semble pas pertinent de mélanger systématiquement migrations et colonialisme. Je préfèrerais qu’on accorde une place essentielle aux mécanismes économiques et politiques qui entrainent les migrations. Le Congo est indépendant depuis plus de 60 ans, mais est-il économiquement et politiquement autonome ? Pourquoi les Congolais d’aujourd’hui sont-ils si nombreux à vouloir fuir leur pays ? Pourquoi ce pays si riche a-t-il des habitants si pauvres ? Je doute qu’un Musée des migrations, si bien intentionné qu’il soit, ose poser frontalement ces questions qui ne sont pas des questions liées seulement à un lointain passé colonial, mais bien à l’actualité. Quant au « nettoyage » de l’espace public, comme enseignante j’y suis hostile. Je préfère de loin l’explication, la réflexion, la remise en contexte à la destruction et au vandalisme. Et cela même si, à titre personnel, certaines statues ou certains noms de rues m’insupportent. Je déteste Paul-Henri Spaak que je considère comme un traître aux idées de gauche (et notamment à l’anticolonialisme) qu’il disait embrasser dans sa jeunesse, mais vous ne m’avez pas vue barbouiller sa statue érigée devant la gare du Midi. Pas encore, en tous cas !

Notes

1 A. Morelli, La Presse italienne en Belgique (1919-1945), Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1981, (Cahiers du Centre interuniversitaire d'histoire contemporaine, no 94).

2 A. Morelli, La participation des émigrés italiens à la Résistance belge, Rome, Ministero degli Affari Esteri, 1983.

3 A. Morelli, Fascismo e antifascismo nell'emigrazione italiana in Belgio (1922-1940), Rome, Bonacci, 1987.

4 Voir, notamment, H. Oulad Ben Taïb, « Bruxelles a besoin d’un musée des migrations », dans La Libre Belgique, 19 février 2020, p. 41.

5 Voir également « La lente agonie du projet de « Musée de l’immigration » (2001-2011) », dans la Revue Politique, 2011, p. 48-52. https://www.revuepolitique.be/la-lente-agonie-du-musee-de-limmigration/

6 Voir, notamment, le récent K. Pomian, Le musée, une histoire mondiale, t. III : À la conquête du monde, 1850-2020, Paris, Gallimard, 2022.

7 Cf., p. ex., C.A. Dixon, « Decolonising the museum: Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration », dans Race & Class, vol. 53, no 4, 2012, p. 78-86 ; V.Van Bockhaven, « Decolonising the Royal Museum for Central Africa in Belgium’s Second Museum Age », dans Antiquity, vol. 93, no 370, 2019, p. 1082-1087.

8 Migratie Museum Migration : https://www.migratiemuseummigration.be

Pour citer cet article

Hajar Oulad Ben Taïb, «Paroles d'experte - La transmission de l'histoire des migrations selon Anne Morelli», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 46 - 2023, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1707.