- Home
- Vol. 44 - 2022
- Entre paroisse et commune : la « conduite de la charité » et la législation dans les Pays-Bas du XVIe au XVIIIe siècle
View(s): 402 (10 ULiège)
Download(s): 0 (0 ULiège)
Entre paroisse et commune : la « conduite de la charité » et la législation dans les Pays-Bas du XVIe au XVIIIe siècle
Résumé
À la Renaissance, la mendicité étant de plus en plus perçue, et de même de façon générale le paupérisme, comme un fléau social, les premières mesures d’« État » – j’écris bien « d’État », pas « civiles » – relatives à la bienfaisance vont prendre place dans le concert de tout ce qui touche à la sûreté publique. Un édit bien connu de Charles Quint, en date du 7 octobre 1531, procure une référence de poids : « que les povres mallades et autres indigens non puissans gaignier leur vie puissent estre nourris et sustentéz a l’honneur et selon l’ordonnance de Dieu » par le canal, dans les villes et villages, d’une « commune bourse pour en faire distribucion aux povres »1. On peut tenir cela pour une première tentative du pouvoir central – j’écris bien « central » – de s’attaquer aux racines du mal, d’organiser, autant que possible, uniformément l’assistance publique dans les Pays-Bas, l’inconvénient des pratiques en usage tenant à l’action certes méritoire mais dispersée de fondations de bienfaisance héritées du Moyen Âge. Le gouvernement ne partira pas de rien et s’inspirera notamment de réglementations communales existantes. Voilà énoncé le fil conducteur de cette contribution sans autre prétention que de proposer et de rassembler quelques repères qui sont loin d’être inconnus.
Abstract
A decree of Charles V (1531) lays the foundations of a legislation on assistance to the poor and entrusts the responsibility of it to the local authorities. The resulting measures bear witness to a desire to centralize actions towards pauperism. Including within the city walls, where the creation of "common grants" is recommended for this purpose. In the subsequent legislation, a sore point will be the determination of the relief place of residence of the indigent, even in the 18th century. If the concentration of charitable ways remains difficult, this sector of intervention finds municipalities and parishes working together willy-nilly
1Les Pays-Bas médiévaux connaissaient les tables des pauvres, dites aussi du Saint-Esprit, organismes d’essence paroissiale mais dans la gestion desquelles les pouvoirs publics locaux furent très vite intéressés. Leur objectif était d’assister les pauvres, comme le faisaient aussi par ailleurs des établissements hospitaliers, à la différence que les tables n’assuraient pas ordinairement l’hébergement des assistés. Elles ont pris corps pour l’essentiel à la charnière des XIIe – XIIIe siècles, non sans liens avec la croissance démographique du temps et plus précocement, on le devine, dans les paroisses urbaines que dans les communautés rurales, en disposant d’un certain patrimoine de nature paroissiale, biens fonciers reçus ou acquis, offrandes, droits perçus pour l’administration des sacrements. Très tôt, des laïcs participent à la gestion de ce patrimoine, ne serait-ce que pour le faire fructifier et en contrôler la bonne utilisation, comme il en ira pour un autre type d’organisme paroissial, les fabriques d’église, dont peut-être, d’ailleurs, les tables des pauvres seraient issues2. Ainsi, en 1241, le caractère laïc, sans traces visibles du clergé, est-il bien attesté pour la table dénommée à Mons « commune aumône des pauvres » : Cujus provisores et distributores sunt scabini Montenses, per se vel per ministrum suum, ad hoc ab eis deputatum3. Le plus souvent cependant, clercs et laïcs sont associés dans l’administration en qualité de mambours. Dans une ville comme Gand, à la fin du XVe siècle, toutefois, on peut épingler un ascendant du clergé dans l’administration des tables4.
2Les premiers jalons bordant le chemin d’un contrôle « national » exercé par le pouvoir souverain sur l’assistance aux pauvres sont donc posés par l’ordonnance de Charles Quint du 7 octobre 1531. Ce texte quelque peu « fourre-tout », dont les dispositions seront plus d’une fois réitérées dans l’avenir, esquisse une démarche de coordination. Il tend d’abord, en quelque sorte, à séparer l’ivraie du bon grain en définissant ce que sont les « vrais » pauvres et en réglementant strictement la pratique de l’aumône dont ils sont susceptibles de bénéficier. Le législateur navigue ici, comme souvent, entre les rives de la tolérance et celles de la répression. Le trait fort est l’établissement dans les villes et les villages d’une commune bourse, dont sont défini le principe, identifiées les sources de revenus, prévu le placement de troncs en quelque sorte « cogérés ». Référence est faite en cela à la paroisse. Mais le fil rouge de la réforme est bien tendu : la « conduite de la charité » incombera à des délégués de l’autorité communale. Des registres statistiques seront tenus. Les distributions se feront en nature comme en argent. Les enfants des pauvres seront arrachés au désœuvrement en fréquentant des écoles ou en étant mis en service ou placés en apprentissage. Le port d’une marque – un jeton, par exemple – permettra d’identifier les ayants-droit. Ce n’est pas seulement à la paroisse en tant que cadre d’action que l’on se réfère, c’est aussi aux curés, investis d’un rôle non négligeable, celui de veiller au bon emploi des ressources quant aux personnes appelées à en bénéficier. Enfin, les édiles se voient octroyer la compétence d’édicter des règlements locaux.
3Deux remarques s’imposent d’emblée, à la suite de cette rapide analyse. La première tient à la place des articles visés dans la longue ordonnance du souverain des Pays-Bas. Texte « fourre-tout », a-t-on souligné : mais une connexion entre la matière qui nous occupe et celles traitées tout précédemment et tout à la suite n’est pas le fait du hasard. Voici, d’une part, l’errance, le vagabondage, creuset d’une pernicieuse pauvreté ; voilà, d’autre part, les kermesses et les beuveries qui les accompagnent, lieux et moments de perdition dont il faut garder les assistés. Par ailleurs, il faut savoir que la norme princière ne manque pas de se nourrir d’initiatives « pionnières » locales, en particulier de celle prise à Ypres depuis plusieurs années déjà et ratifiée par Charles Quint lui-même le 6 mai 1531, quelques mois avant l’ordonnance. La ville flamande dispose en effet alors d’une ghemeene beurse, gérée par des représentants communaux, avec tenue de registres par paroisses et application d’un gebot, soit un ban de police local, sur la mendicité5. Notons que Lille, par exemple, va suivre, avec pareille « bourse commune », dès 1527, et Valenciennes en 1531, par le biais d’une « aumône générale ». L’ordonnance d’octobre puise largement ses dispositions dans les acquis yprois. Le règlement communal en question a d’ailleurs été élaboré avec soin, après consultation de la faculté de théologie de Paris et la prise en compte des remarques formulées par elle. Qu’ont donc recommandé les doctes des bords de la Seine ? Que les administrateurs communaux, dans leur zèle, prennent bien garde de ne pas porter atteinte aux droits des églises et du clergé6… La question qui nous occupe ici est donc judicieusement introduite. Charles Quint, dans sa ratification du règlement local, ne manque d’ailleurs pas de se référer à la consultation parisienne.
4L’ordonnance de 1531 trouve rapidement un écho dans une sentence, un arrêt prononcé le 1er mars 1535 par le Conseil de Brabant, à la suite d’une action y introduite par les quatre charitaetmeesters de la ville de Bruxelles dits oversten. Ces responsables de la gestion de l’assistance aux pauvres dans la grande ville brabançonne se sont plaints, en effet, du mauvais vouloir manifesté à leur égard, voire d’actes de rébellion perpétrés, quant à l’obligation de rendre compte de l’accomplissement des tâches, dans le chef d’administrateurs de fondations (godtshuysen) sur lesquelles ils ont regard et autorité. Les oversten entendent en particulier avoir connaissance de dispositions testamentaires établies en faveur de ces fondations. Il est aussi, sous eux, des charitaetmeesters dits particulieren, c’est-à-dire attachés aux paroisses. La cour suprême brabançonne se prononce sans ambages sur la soumission des maîtres particuliers des paroisses aux quatre maîtres de la ville, en fournissant des copies authentiques des testaments et en satisfaisant à l’obligation de tenir à jour les registres requis7. Une structure hiérarchique est donc bien attestée ainsi intra muros. Elle répercute à sa manière à l’échelon local l’esprit de centralisation si caractéristique de la gouvernance du temps, dont l’édit de Charles Quint est lui-même porteur8. Centralisation associée donc à une municipalisation.
5On n’ignore pas que les XVIe et XVIIe siècles sont caractérisés par une forte poussée du paupérisme, en rapport avec la croissance démographique, l’excédent de main-d’œuvre en résultant, particulièrement dans les campagnes, et les guerres en Europe, et on ne peut alors nier un constat de décadence des institutions charitables paroissiales traditionnelles, littéralement débordées. Cela contraint à imaginer de nouvelles formes d’organisation, dans un souci d’assistance, sans doute, mais aussi de préservation de l’ordre public et de protection contre les troubles sociaux. Anvers semble bien avoir été en la matière à la pointe d’un concept nouveau et avoir inspiré un modèle, celui des aumôneries ou chambres. Dès le milieu du XVe siècle, on y vit confier la direction de l’aide sociale à des bourgeois, pour un mandat de quatre ans. Ces aumôniers, assermentés et munis de l’aumônière ou bourse pour les quêtes, reçurent pour mission de secourir les pauvres, dans toutes les paroisses de la ville, en collectant des sommes par voie de quêtes et en n’hésitant pas à prêcher par l’exemple en complétant ces sommes par une participation personnelle9.
6Sous le règne de Charles Quint encore, précédant de cinq ans l’ordonnance de référence, allait paraître un ouvrage qui ne manquerait peut-être pas – les avis sont partagés – de peser sur les choix politiques, dans un contexte imprégné d’humanisme chrétien : c’est le De subventione pauperum (Bruges, 1526) de Juan Luis Vivès, juif converti d’origine valencienne établi à Bruges, un écrit rédigé à la demande de Louis de Praet, conseiller impérial, lui-même sensible aux questions de bienfaisance10. Sa pensée socio-religieuse met en exergue le rôle de la cité, lieu où, « par le secours mutuel, la charité augmente et la solidarité entre les hommes s’affirme ». Soulignant aussi le lien entre pauvreté et délinquance, Vivès met l’accent sur l’obligation de travailler, ce à quoi pourront inciter les villes en créant écoles et ateliers ; il recommande que l’on recense les pauvres et que l’on identifie leurs niveaux de ressources et les motifs de leur indigence11. L’implication en l’espèce des autorités communales marque donc bien l’esprit du temps. Le passé n’est toutefois pas rayé d’un trait de plume : les gestionnaires des fondations anciennes restent associés à l’œuvre d’assistance, mais ce sont les magistrats, les édiles communaux, que l’on voit désormais à la manœuvre. Les « communes bourses » chapeauteront tous organismes procédant à des distributions aux pauvres ; il en est de quatre types nommément désignés : « charités », tables des pauvres, hôpitaux, confréries.
7La nouvelle organisation des secours légalement préconisée se révélera en fait difficile à mettre en œuvre, le moindre des obstacles n’étant certes pas la charge onéreuse qu’elle peut représenter, sur leurs biens, pour les bourgeois impliqués. L’initiative privée demeurera bien nécessaire pour répondre tant soit peu aux nécessités des aides. Ses manifestations prolongeront celles que l’on connaissait de longue date, adossées de par la volonté de fondateurs ou des autorités aux tables du Saint-Esprit de ressort jadis paroissial. Mais la période postérieure à l’ordonnance de 1531 ne verra en définitive créer que peu de bourses communes, de même que plus tard, toujours dans le domaine public, des hôpitaux généraux inspirés du modèle français et destinés simultanément à l’hébergement et à la mise au travail des secourus ; seule la ville de Ruremonde en sera pourvue12. À ce type d’établissements, à vrai dire, on préférera aux Pays-Bas celui de la maison de correction ou tuchtuis. Il s’agira là des effets d’une autre vision de la « gestion » des pauvres, caractéristique des XVIIe et XVIIIe siècles, à savoir leur renfermement.
8Un nouveau jalon sur la route de l’organisation de l’assistance est bientôt posé par une ordonnance des archiducs Albert et Isabelle en date du 28 septembre 1617. L’essentiel de la teneur du texte, non pas bis, non pas ter, mais multipliciter repetita, vise la répression du brigandage associé au vagabondage, « comme qu’advient en partie par la non observance des placards et ordonnances cy devant sur ce decretees [et] publiees ». Mais il fait place aussi à une question qui ne manquera pas d’alimenter les discussions et d’inspirer des dispositions normatives dans les décennies à venir : celle du domicile de secours des indigents, de ceux « quy sont vrayement pauvres natif du pays, n’ayans moyen de gaigner leur vie » et méritent de bénéficier de l’aumône. Au lieu de naissance ou au lieu de résidence ? « En la ville, villaige ou paroisse d’ou ils sont natif (sic) », est-il fixé ici, et ce sans proférer d’injures ni exercer de contraintes par la violence envers les personnes13. Chaque ville, village ou paroisse entretiendra ainsi « ses » pauvres en recourant aux ressources des œuvres de charité et des tables des pauvres, voire en imposant en outre, pour combler les insuffisances, les habitants du lieu, et ce par le biais d’une cotisation de solidarité, ce que l’on dénommera par la suite en effet « cotisation et répartition », ou encore « charge domiciliaire ».
9Sans nous attarder à des étapes intermédiaires – car des ordonnances sur la mendicité, sans grande innovation, ne font naturellement pas défaut au XVIIe siècle – , franchissons à présent plus d’un siècle14. La législation de Charles VI nous fournit en date du 12 janvier 1734 deux textes repères, l’un pour Bruxelles, l’autre pour l’ensemble des Pays-Bas dits autrichiens. Dans le premier, est dénoncée l’oisiveté comme la source de tous désordres. L’érection d’établissements voués à l’accueil, à l’hébergement et à la mise au travail des pauvres, en particulier le projet d’un hôpital de charité, amène par contrecoup à interdire mendicité, aumône et logement prolongé de pauvres dans la ville. Il est à remarquer que s’il est fait état aussi d’une maison-Dieu de Sainte-Croix, il ne transpire aucune allusion à de quelconques ramifications paroissiales15. Le second texte, par contre, fait explicitement état d’une responsabilité partagée des magistrats, des maîtres des pauvres et des curés quant à la garantie des ressources nécessaires. Le vagabondage y est bien circonscrit, l’aumône dûment autorisée pour des pauvres agréés par les maîtres compétents et bénéficiant d’une marque visible – on reviendra sur cette « marque » avec un texte ultérieur. À ces seuls « vrais » pauvres peuvent être délivrées des attestations requises par les soins des maîtres des pauvres ainsi que des curés, soit au lieu de leur naissance, soit à celui de leur domicile – on remarque ici l’alternative. L’incapacité réelle de travailler, pour des motifs d’âge ou d’infirmités, est également requise. Des tables de charité associent ainsi laïcs et clercs, sans préjudice, pour le reste, de règlements locaux plus restrictifs quant à l’aumône, à la limite jusqu’à son interdiction. L’imposition de « charges domiciliaires » supplémentaires requiert en tout cas une autorisation du souverain16.
10En ce temps des Lumières non exempt de grandes illusions, il semble que l’on ait alors pour objectif d’éradiquer complètement la mendicité, antithèse du travail, perspective de toute évidence vouée à l’échec. D’autant plus que les historiens du paupérisme ont ciblé, après le deuxième quart du XVIe siècle, le quatrième du XVIIIe comme un second temps marqué par sa poussée17…
11À la suite de son père, Marie-Thérèse promulgue le 14 décembre 1765 le dernier grand jalon à prendre en considération. Rien de sensiblement neuf d’ailleurs par rapport à ce qui précède : ce texte, moyennant deux différences sur des points de détail non significatifs ici, réitère en fait fidèlement les dispositions de l’autre, dont il déplore l’oubli et l’inexécution. La souveraine manifeste sa volonté de « rétablir une partie de police aussi essentielle au bon ordre, à la tranquillité et à la sûreté publiques »18. « À première vue, notait Paul Bonenfant, cette ordonnance de 1765 peut en imposer. N’y trouve-t-on pas proclamé tout d’abord ce principe, fondement nécessaire de toute assistance organisée, du droit des pauvres aux secours ? [...] Il ne faut pas s’y laisser tromper »19… La détermination du domicile de secours ne cesse de susciter des divergences et les tables des pauvres sont en fait loin d’exister partout, tandis que leur action peut fort bien être accompagnée de celle d’autres institutions de charité, mais cette éventualité concerne essentiellement les milieux urbains. En 1751 et 1758, respectivement sous les ressorts de la West-Flandre (c. à d. les châtellenies d’Ypres, Furnes, Warneton…) et du Tournaisis, on prévoyait le renvoi des mendiants auprès des tables des pauvres de leur lieu de naissance, dûment tenues de les recevoir, sous le contrôle de régisseurs de paroisses assermentés et par les soins de « pauvriseurs », spécifie-t-on en West-Flandre20. Plus tard, à Anvers, en 1781, le magistrat exigera pour tout étranger s’établissant dans la ville une lettre de garantie de sa communauté d’origine touchant son futur entretien s’il venait à tomber dans la « disette » ; des règlements impériaux d’octobre 1779 et de décembre 1784 y fixeront comme « règle de base » – c’est le mot utilisé : grondregel – le domicile de secours au lieu de naissance (geboorteplaets) et non de domicile (woonplaets)21.
12Un règlement établi pour la ville de Gand en 1750 est pour une part importante (treize articles sur quarante-quatre) consacré à la marque exigée des pauvres pour être secouru par l’institution communale dénommée ici chambre des pauvres, aerme kamer : een teeken daer deure… van een iegelyck gekent mogen worden22. Une ordonnance émanée de Marie-Thérèse moins de quatre ans plus tard pour l’exécution de ce règlement, outre qu’elle nous apprend que le teeken en question est en fait une « médaille », requiert la collaboration des curés de toutes les paroisses de la ville : les voici tenus de fournir aux directeurs de la chambre des pauvres des extraits de leurs registres de mariage pour l’identification d’étrangers installés dans les murs, spécialement gens de domesticité, dont la chambre pourra requérir des cautions en argent afin d’être certaine de ne pas les retrouver à sa charge23.
13Les derniers mois du règne de l’impératrice sont encore jalonnés d’ordonnances pour Anvers, le Brabant, Malines (octobre-novembre 1779). Les objectifs demeurent constants : om den armen te onderhouden ende de bedelrye t’eenemael uit te roeyen. On entend veiller au contrôle des fondations privées, au regard exigé sur leurs statuts, leur gestion, aux informations à fournir par elles aux agents de l’assistance publique – à Anvers on parle aussi de « la chambre », de kamer van den armen. On déplore l’insuffisance des revenus des tables, notamment pour assurer des frais médicaux dans lesquels, bon gré mal gré, les autorités communales se voient contraintes d’intervenir24. Mais voici venir Joseph II… Nul n’ignore les préoccupations et les visées de ce monarque en matière de bienfaisance comme en tant d’autres d’intérêt public. Il entend que l’État encadre le secteur. On connaît son édit du 8 avril 1786 sur la création, on ne peut plus hâtive, voire « brutale »25, d’une forme d’ « institut » alimenté par les ressources des confréries supprimées, pour l’essentiel orientées alors vers la dévotion, beaucoup plus modérément vers des actes de charité26. Il s’agit de l’unique « Confrérie de l’Amour actif du prochain », à vocation quant à elle résolument charitable, pour « pourvoir au soulagement des vrais pauvres » ; des registres, dans les différentes paroisses, en seront tenus par les curés, mambours paroissiaux et maîtres des pauvres. Des aumônes générales sont établies aussi. Pas plus que deux siècles plus tôt, elles ne se révèlent en mesure de concentrer toutes les ressources des institutions de secours subordonnées, ce qui nécessite en continu le recours, souvent aléatoire, aux contributions des particuliers. Entre sphère communale et sphère paroissiale, on s’accommode tant bien que mal27. Certes les curés ne sont-ils guère portés à la sympathie envers les structures d’assistance laïques : mais les paroisses ne sont pas hors jeu, via le produit des quêtes, comme on le souligne dans une ordonnance sur la bienfaisance à Tournai en février 178228. Un règlement du Conseil de Brabant pour la table des pauvres de Genappe (mars 1783) donne voix consultative aux curés dans l’établissement de la liste des pauvres et des distributions29. L’option communale est toutefois bien ancrée : légiférant, le 1er décembre 1782, pour la chambre des pauvres d’Anvers, Joseph II stipulera clairement la subordination des aumôniers et des maîtres dits du Saint-Esprit au seul magistrat, responsable du contrôle des dépenses et de la conclusion de toutes transactions, seul habilité à autoriser à ester en justice30.
14« La charité ne se recommande pas, elle est un mouvement de l’âme purement volontaire, les élans de la bienfaisance et de l’amour du prochain ne peuvent être asservis à d’autres règles que celles que chacun s’impose librement », remontre le Conseil souverain de Hainaut en 1787, en réaction à la réforme des confréries voulue par Joseph II31. Trop, c’était trop, en l’espèce comme en bien d’autres initiatives du souverain réformateur par excellence. L’état des lieux du paupérisme, au cours des derniers siècles, avait cependant convaincu les dirigeants de l’État d’une impérieuse nécessité : coordonner les rouages, d’une efficacité inégale, d’une assistance publique, ou aide voire action sociale, comme il est « politiquement correct » de le dire de nos jours, dans laquelle, très tôt en association mais non sans glissement accentué de la première vers la seconde, avaient tenté de porter l’étendard paroisse et communauté civile.
Notes
1 L’ordonnance du 7 octobre 1531 est publiée dans le Recueil des ordonnances des Pays-Bas. Deuxième série : 1506-1700, t. III, éd. J. Lameere, Bruxelles, 1902, p. 265-275 ; les articles relatifs aux pauvres, à l’aumône, à la « charité », se trouvent aux p. 268-270.
2 Cf. Ph. Desmette, Les mambours paroissiaux dans le plat pays hainuyer aux 17e et 18e siècle, dans Revue d’histoire ecclésiastique, t. xcii, 1997, p. 422.
3 P. Heupgen, La commune aumône de Mons du 13e au 17e siècle, dans Bulletin de la Commission royale d’histoire, t. xc, 1926, p. 321 : le millésime « 1240 » indiqué par l’auteur est corrigé à juste titre par M.-J. Tits-Dieuaide, Les tables des pauvres dans les anciennes principautés belges au moyen âge, dans Tijdschrift voor geschiedenis, t. 88, 1975, p. 573.
4 Sur cette première séquence chronologique et ses suites immédiates, on verra en particulier : P. Bonenfant, Les origines et le caractère de la réforme de la bienfaisance publique aux Pays-Bas sous le règne de Charles-Quint, dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. v, 1926, p. 887-904 et t. vi, 1927, p. 207-230.
5 Recueil…, op. cit., p. 157-161.
6 Ainsi la question de la présence des prêtres au moment du contrôle comptable des institutions d’assistance publique gérées par des laïcs fournira-t-elle plus tard matière à discussion autour de l’application des décrets du concile provincial de Cambrai, à Mons, en 1586/87 : N. Simon, The Council of Trent and his impact on Philip II’s legislation in the Habsburg Netherlands (1580-98), dans Church, censorship and reform in the Early Modern Habsburg Netherlands, éd. V. Soen, D. Vanysacker et W. François, Louvain-la-Neuve et Louvain, 2017, p. 205 (Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, fasc. 101).
7 Recueil…, op. cit., p. 463-467
8 Sur le sujet et le contexte en général : J.-M. Cauchies, La loi dans les anciens Pays-Bas (xvie-xviie siècles) : gouvernance et administration, dans Gouvernance et administration dans les provinces belgiques (xvie-xviiie siècles). Ouvrage publié en hommage au Professeur Claude Bruneel, dir. Cl. de Moreau de Gerbehaye, S. Dubois et J.-M. Yante, Bruxelles, 2013, t. i, p. 59-79 (Archives et bibliothèques de Belgique, n° spécial 99).
9 J. Laenen, Introduction à l’histoire paroissiale du diocèse de Malines. Les institutions, Bruxelles, 1924, p. 208-211.
10 D. Coenen, De Flandre(s) ou de Praet, Louis (IV), dans Nouvelle biographie nationale, t. 10, Bruxelles, 2010, p. 113.
11 Ph. Guignet, Le traitement social du paupérisme au miroir de l’humanisme érasmien. Relectures du « De subventione pauperum » de Juan-Luis Vivès, dans Urbanités. Vivre, survivre, se divertir dans les villes (XVe – XXe siècle). Études en l’honneur de Christine Lamarre, dir. D. Le Page, J. Loiseau et A. Rauwel, Dijon, 2012, p. 191-206.
12 P. Bonenfant, Le problème du paupérisme en Belgique à la fin de l’Ancien Régime, Bruxelles, 1934, p. 239 sq. (Académie royale de Belgique. Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques. Mémoires, coll. in-8°, 2e s., t. xxxv).
13 Recueil des ordonnances des Pays-Bas. Règne d’Albert et Isabelle. 1597-1621, t. ii, éd. V. Brants, Bruxelles, 1912, p. 355-356.
14 En guise de pages de synthèse sur la question de l’assistance à l’époque dite espagnole, on verra en dernier lieu C. Bruneel, L’assistance et la santé, dans La Belgique espagnole et la principauté de Liège 1585-1715, dir. P. Janssens, Bruxelles, 2006, t. i, p. 231-235.
15 Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens, t. iv, éd. [L.-P.] Gachard, Bruxelles, 1877, p. 534-536.
16 Ibid., p. 537-539.
17 C. Bruneel, La bienfaisance publique en Belgique à la fin de l’Ancien Régime, dans Justice et institutions françaises en Belgique (1795-1815). Traditions et innovations autour de l’annexion. Actes du colloque tenu à l’Université de Lille II les 1, 2 et 3 juin 1995, Hellemmes, 1996, p. 31-47.
18 Recueil…, t. ix, éd. J. de le Court, 1897, p. 243-245.
19 À propos de cette ordonnance de Marie-Thérèse, cf. P. Bonenfant, Le problème du paupérisme…, op. cit., p. 110-113, 134-135, 138.
20 Recueil…, t. vii, éd. J. de le Court, 1890, p. 29-30 (21 mai 1751) et t. viii, éd. Id., 1894, p. 249 (6 septembre 1758).
21 Recueil…, t. xi, éd. Id., 1905, p. 365-369 et t. xii, éd. P. Verhaegen, 1910, p. 16-17, 393 ; P. Bonenfant, Le problème…, op. cit., p. 118, 122, 380-381.
22 Recueil…, t. v, éd. [L.-P.] Gachard, 1882, p. 1071-1079 (7 novembre 1750).
23 Recueil…, t. vii, p. 372-373 (31 août 1754).
24 Recueil…, t. xi, p. 365-371.
25 Ph. Desmette, La suppression des confréries en Hainaut par Joseph ii : autopsie d’un échec (1786-1791), dans Revue d’histoire ecclésiastique, t. 102, 2007, p. 476.
26 Id., Dans le sillage de la Réforme catholique : les confréries religieuses dans le nord du diocèse de Cambrai (1559-1786), Bruxelles, 2010, p. 276-277 (Académie royale de Belgique. Mémoire de la Classe des Lettres, coll. in-8°, 1e s., t. xlx).
27 P. Bonenfant, Le problème du paupérisme…, op. cit., p. 399-403.
28 Recueil…, t. xii, p. 116-119.
29 Ibid., p. 253-254.
30 Ibid., p. 220-221.
31 Ph. Desmette, La suppression…, op. cit., p. 470.
To cite this article
About: Jean-Marie Cauchies
Jean-Marie Cauchies est professeur émérite de l'Université Saint-Louis - Bruxelles et de l'Université Catholique de Louvain. Membre également de l'Académie Royale de Belgique, son dernier ouvrage Es plantar un mundo nuevo. Légiférer aux anciens Pays-Bas (XIIe – XVIIIe siècle), vient de paraitre dans la collection "Mémoires de la Classe des Lettres".