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- Volume 13 : 2013
- La vague nationale des années 1960-1970. Regards c...
- Violence et décolonisation, FLQ et FLB
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Violence et décolonisation, FLQ et FLB
Résumé
La vague nationalitaire qui a déferlé sur les pays du tiers-monde après la Deuxième Guerre mondiale a eu une grande influence sur les peuples occidentaux sans État. Parmi eux, la Bretagne et le Québec sont exemplaires en ce qu’ils voient naître au cours des années 1960 non seulement une appropriation du discours de la décolonisation, mais aussi d’une de ses pratiques : la libération nationale par le recours à la violence politique. Les deux Fronts de libération connaissent alors un parcours parallèle chronologiquement différent, mais qui puise à des arguments comparables. On y retrouve des similitudes dans les définitions de l’identité, de la culture, de l’histoire, l’économie, et des rapports de force politiques structurant ces sociétés décrites comme étant coloniales. Cependant, le Québec des années 1970 verra le mouvement nationalitaire abandonner la lutte de libération nationale au profit du légalisme, tandis que le mouvement breton continue à y avoir recours jusqu’aux années 1990.
Tabla de contenidos
Introduction
1La «vague nationale» des années 1960-1970 qui est à l’étude dans ce dossier présente certaines caractéristiques que l’on peut retrouver dans les autres vagues qui lui furent antérieures ou postérieures1 : volonté de faire rupture en s’appuyant sur un héritage philosophique ou populaire fort, dynamique d’émancipation des tutelles centralisatrices, sentiment de crise des référents centraux, etc. Il est cependant tout aussi clair que les mouvements nationalitaires s’ébrouant au long des deux décennies dont nous parlons ici présentent d’indéniables spécificités, qui appartiennent en propre aux fameuses «années 68». En explorant les causes de cette co-temporalité, Kernalegenn évoque les mutations sociales induites par les Trente glorieuses, l’impact des luttes de décolonisation, et la «faille» ‘68 ouvrant à tous les possibles idéologiques. Cependant, on ne peut que constater que rares sont ces mouvements nationalitaires qui ont abouti à la constitution effective d’un État, au sens où les tenants des précédentes vagues nationales l’entendaient, soit l’État-nation. Néanmoins, cette affirmation serait sans doute à nuancer, certaines régions ou provinces, certains peuples ou nations, ayant quand même acquis certains pouvoirs à force de revendications au cours de ces années.
2Quant au modus operandi, là aussi, il est nécessaire d’en glisser un mot, car il nous semble qu’une autre des spécificités de ces années se trouve dans le recours à la violence politique. Non pas que les années 1960 inaugurent la violence civile ou les émeutes à caractère nationaliste. Par contre, cette violence est à présent commise par des groupes qui importent des techniques de guérilla et de terrorisme au cœur même d’États constitués et officiellement en paix, dans une perspective stratégique visant à augmenter la pression sur les pouvoirs publics. S’inscrivant dans une dynamique internationale forte, les mouvements qui ont alors recours à la violence politique cherchent à créer un électrochoc social : ils «apportent la guerre à la maison», comme le diraient les membres du Weather Underground étatsunien2.
3Afin d’apporter notre pierre à une meilleure compréhension de ce phénomène, nous proposons ici une comparaison de deux mouvements qui, en Bretagne et au Québec, ont usé de la violence afin de promouvoir leurs choix politiques : le Front de libération du Québec (FLQ) d’une part, et d’autre part le Front de libération de la Bretagne (FLB). Ces deux groupes, ou plutôt, ces deux mouvements, puisque chacun est constitué de plusieurs sous-groupes qui s’opposent parfois3, ont des dates de naissance proches, entre 1962 et 1965. Par contre, leurs fins respectives sont approximativement 1970 et 2000, soit trente ans d’écart. Nous tenterons donc de dresser un parallèle entre les deux entrées en violence, et les deux sorties de la violence.
4Nous chercherons à travers ces deux histoires parallèles à dégager les raisons qui, aux yeux des militants, légitiment leur recours à la violence politique, permettant ainsi de mieux comprendre la simultanéité de cette vague nationaliste. Si l’influence internationale liée au contexte de la décolonisation est un élément déclencheur, nous pourrons également constater que les deux groupes inscrivent leurs actions dans une trame historique locale qui se place en rupture avec l’histoire officielle.
5Dans un premier temps, nous proposons une rétrospective des deux mouvements nationalitaires, le mouvement québécois et le mouvement breton, avant d’évoquer l’idéologie tiers-mondiste qui en a été au cœur pendant les années 1960 et a finalement encadré jusqu’à un certain point le recours à la violence politique. Enfin, nous évoquerons les processus d’abandon de la violence politique. Comment se fait-il que, n’ayant pourtant manifestement pas atteint leurs objectifs d’indépendance nationale, les deux groupes aient abandonné, à des moments différents, cette stratégie de recours à la violence ? Ne doit-on y voir que la manifestation d’opportunités politiques s’exprimant différemment selon les régions ? Y trouve-t-on une part de volonté des acteurs de «passer à autre chose» ?4
1. Le Québec, de la Révolution tranquille à la crise d’Octobre
6Le moment d’émergence d’un mouvement indépendantiste québécois est discuté. Selon certains historiens, dès que la France perd le Canada au profit des Britanniques en 1759 apparaissent des mouvements visant à conquérir une certaine autonomie5. Pour d’autres, il faut attendre les Rébellions de 1837-1838, qui s’inscrivent pleinement dans l’idéologie du Printemps des peuples qui secoue au même moment l’Europe et l’Amérique Latine6. Certes, quelques groupes séparatistes7 naissent à la faveur de la Crise des années trente. Cependant, nous commençons ce récit dans les années 1950, alors que se développent, parmi les opposants au régime à la fois nationaliste et conservateur de Maurice Duplessis8, non seulement des idées sociales, économiques et politiques cherchant à redéfinir le rapport avec le fédéral comme avec la religion, mais aussi un courant dit «néonationaliste9». Les tenants de ce dernier font alors la promotion d’une indépendance politique qui ne se limite plus à certains traits culturels, mais qui devient le vecteur du développement de tous les aspects de la société. Il s’agit d’un nationalisme total s’inscrivant d’emblée dans un vaste courant international, celui de la décolonisation et des luttes de libération nationales10. À toute fin pratique, c’est désormais à une identité territoriale et culturelle que l’on se réfère, d’avantage qu’à une identité ethnique et religieuse, ce qui s’inscrit en parallèle avec la montée en puissance de l’État québécois à partir de la Révolution tranquille de 1960, cet État devenant l’outil d’émancipation collective par excellence. On assiste alors à une véritable transfiguration de l’espace politique, culturel et social québécois, entre autres par la création d’institutions étatiques puissantes. Véritable moment fondateur, dans la conscience historique, de la modernité québécoise, la Révolution tranquille s’oppose à l’ancien régime désormais qualifié de «Grande noirceur», au même titre que les Canadiens français deviennent des Québécois.
7Le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN, 1960-1968) fait partie de ces mouvements et deviendra un puissant vecteur de politisation de la jeune génération11. La revue Parti pris, quant à elle, va investir pleinement la comparaison avec la colonie et le discours marxisant. Elle consacre en 1964 un numéro spécial au «Portrait du colonisé québécois12» en abordant autant les aspects politiques et économiques que psychologiques de cet état. La Guerre d’Algérie a été très influente sur ce courant de pensée, et on a vu alors des intellectuels pencher non plus du côté de la France, ce qui était une tradition chez les élites québécoises, mais du côté de l’opprimé, de l’Algérien13. Dans tous les cas, ces mouvements des années 1960 ont quasiment tous comme assise la dénonciation de l’ancien nationalisme de conservation et la promotion d’un nationalisme de modernisation, d’émancipation et d’ouverture14.
8Cette décennie est également celle qui a vu la ré-émergence de la violence politique. Le Front de libération du Québec apparaît en 1963 et vise d’abord les symboles de la présence «coloniale» au Québec (casernes militaires, quartiers anglophones de Montréal, statues). Il est alors fortement marqué par le discours nationaliste et tiers-mondiste, mais ne cède pas au marxisme qui commence à se faire jour dans certaines revues intellectuelles comme Parti pris. Ce premier Front sera un véritable pavé dans la mare, tant son impact médiatique et politique fut important15. Les premières arrestations montrent que ce sont de très jeunes hommes, travailleurs et étudiants, qui y ont participé, révélant ainsi à l’ensemble de la société une jeunesse impatiente de changements qui ne se limitent justement pas aux réformes de la Révolution tranquille. Issus des rangs du RIN, ces jeunes hommes souhaitaient, par leurs actions, susciter une réaction d’appui au sein de la population. Ce premier Front voit également apparaître des personnalités fortes, comme celle de Georges Schoeters, figure du FLQ et point de mire des médias.
9Le Front s’affiche davantage socialiste à partir de 1966. Ce deuxième FLQ, dirigé par Pierre Vallières et Charles Gagnon16, est lié de près aux mouvements intellectuels et sociaux des années 1963-1965 qui se développent alors autour du Mouvement de libération populaire et de revues comme Parti pris et Révolution québécoise. Les militants de ce FLQ deuxième génération ne sont donc plus issus des rangs du RIN ou d’autres mouvements nationalistes. Âgés entre 17 et 27 ans, ils sont étudiants, journalistes, travailleurs, et ont en commun de militer dans des mouvements politiques plus proches du marxisme. L’alliance entre l’indépendance et le socialisme est ici au cœur de leur réflexion. Foncièrement anti-impérialiste, ce deuxième Front en appelle à une solidarité internationale de tous les «damnés de la terre». Critiquant vertement un premier FLQ considéré rétrograde car trop exclusivement nationaliste, Vallières et Gagnon affirment à présent que l’appui concret aux mouvements sociaux et ouvriers pourra seul permettre de mettre le feu à la prairie17 : la violence reste le levier de la révolution, mais doit se faire dans les intérêts du peuple, afin que le peuple lui-même prenne les armes contre ses exploiteurs, qui sont désormais moins les Anglais que les capitalistes. Ainsi en 1965 le manifeste du MLP, dont est issue cette branche du FLQ, affirme que «de toutes les formes de lutte, celle qui convient le mieux au Québec à l’heure actuelle est la lutte ouverte18». Dans la lignée de Che Guevarra appelant à créer «deux, trois, de nombreux Vietnam», le FLQ se veut désormais un groupe révolutionnaire et clandestin pratiquant, comme les Tupamaros uruguayens, la guérilla urbaine.
10En septembre 1966, Vallières et Gagnon, qui étaient aux États-Unis pour nouer des contacts avec les Black Panthers, apprennent alors la dissolution de leur groupe, et se rendent manifester devant le bâtiment de l’ONU à New York. Arrêtés, extradés au Canada, ils vont passer les quatre années suivantes à défendre leur option politique face à un système judiciaire canadien qui ne reconnaît pas le crime politique19. Ils sont alors soutenus par le Comité d’aide au groupe Vallières-Gagnon, qui se transformera plus tard en Mouvement de défense des prisonniers politiques20. Réunissant nombre d’intellectuels, de militants et d’artistes, ces mouvements deviennent les porte-parole des prisonniers, et offrent une certaine résistance publique au discours médiatique, politique et juridique de condamnation. Cette forme de soutien aux prisonniers politiques se déploiera également en Bretagne et dans les autres sociétés en proie à ces mouvements, permettant de concentrer les ressources utiles aux mouvements contestataires amis : argent, avocats, contacts, listes de membres, etc. afin d’exercer les pressions politiques et médiatiques.
11Pendant ces années d’incarcération de Vallières et Gagnon, le Front se restructure autour de Pierre-Paul Geoffroy, qui se lance dans une série d’attentats parmi les plus violents du FLQ. Plus anarchiste que les précédents groupes, le réseau Geoffroy va jusqu’à poser une bombe de très forte puissance à la Bourse de Montréal en 1969, blessant une vingtaine de personnes et provoquant des dégâts considérables. Après l’arrestation de Geoffroy, son procès a, là encore, été le lieu où le FLQ a pu diffuser son idéologie et ses arguments, alors que le principal accusé endosse complètement les crimes qui lui sont reprochés, écopant ainsi de la plus sévère sentence jamais prononcée dans les archives judiciaires du Commonwealth (hormis la peine de mort) : 124 condamnations consécutives à la réclusion à perpétuité.
12Cependant, comme précédemment, le Front se reconstruit, essentiellement autour de deux cellules baptisées Libération et Chénier, dont les compositions respectives sont différentes : autant la cellule Libération, constituée autour de Jacques Lanctôt notamment, était essentiellement composée d’étudiants ou de «cols blancs» montréalais, autant la cellule Chénier se forme, autour des frères Rose, de travailleurs de la banlieue montréalaise. En octobre 1970, les deux cellules enlèvent coup sur coup l’attaché commercial britannique, James Richard Cross, et le vice Premier ministre québécois, Pierre Laporte. Les autorités consentent à la lecture du manifeste du FLQ sur les ondes publiques21, mais ferment la porte aux autres revendications : l’octroi d’une somme en or, et surtout la libération des prisonniers politiques22. Puis, les 15 et 16 octobre, les différents paliers de gouvernement décident d’intervenir par la force. Ce sera l’occupation du Québec par l’armée fédérale et la Loi des mesures de guerre, héritage de la Première Guerre mondiale qui suspend les libertés civiles et permet l’arrestation en pleine nuit de près de 500 personnes, reliées de près ou de loin aux mouvements nationalistes ou progressistes : artistes, syndicalistes, militants, etc. Le lendemain, on retrouve le cadavre de Pierre Laporte dans le coffre d’une voiture. La traque des deux cellules durera quelques mois avant que Cross ne soit finalement libéré, ses ravisseurs extradés à Cuba sur leur demande et avec l’appui des gouvernements canadien et cubain, et que les membres de la cellule Chénier ne soient capturés et lourdement condamnés.
13Cette tragédie met, à toute fin pratique23, un terme au terrorisme québécois, à l’idéologie de la lutte de libération nationale et au thème de la colonie au Québec. Cet électrochoc pour la gauche québécoise va favoriser la transition, dans les années 1970 vers le mouvement marxiste-léniniste d’un côté, et de l’autre le mouvement plus spécifiquement souverainiste et légaliste autour du Parti québécois de René Lévesque.
2. Du CELIB aux FLB
14En Bretagne le mouvement nationalitaire prend son envol surtout au début du 20e siècle24, avec différents partis par ailleurs plutôt conservateurs. Une nouveauté fait son apparition cependant en 1932, indépendamment de ces mouvements : le recours à des actes de sabotage et à des attentats, signés d’un groupe du nom de Gwenn ha Du («Blanc et noir» en breton, nom du drapeau créé et adopté dans les années 1920 par le mouvement breton). Le 7 août 1932 explose, à 4h du matin, la statue qui, à Rennes, symbolise l’attachement et la soumission de la Bretagne à la France. Quelques mois plus tard, on fait sauter la voie ferrée devant amener le chef du gouvernement commémorer ce rattachement de la région à la République. Les arrestations qui s’ensuivront n’empêchent pas d’autres attentats jusqu’à la Guerre.
15Mais sous couvert d’apolitisme symbolisé par la formule «ni blanc, ni rouge, Bretagne d’abord», certains dirigeants nationalistes se lient par opportunisme25 sinon par affinité idéologique avec le régime de Pétain puis avec les autorités allemandes, rêvant d’un Ordre nouveau européen au sein duquel la Bretagne serait indépendante26. Cette collaboration vaudra à l’ensemble du mouvement breton une traversée du désert après la Guerre, et un certain repli.
16Cependant les années cinquante voient réapparaître la question de la Bretagne par le biais de la culture, mais aussi et surtout de l’économie27, alors qu’il est nécessaire de profiter de la reconstruction de la France. De nombreux élus et membres de centres décisionnels économiques et culturels se réunissent au sein du Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), afin d’agir comme un lobby sur Paris. Le CELIB relance ainsi la question politique, rattrapée au vol par le Mouvement pour l’organisation de la Bretagne (MOB). Cherchant à s’inscrire dans la perspective européenne mais sans prendre position sur nombre de questions politiques, le MOB fait face en 1963 à une grave crise interne : les jeunes du groupe en dénoncent le conservatisme, le manque de confiance dont ils s’estiment victimes, et surtout la position du mouvement à l’égard de la Guerre d’Algérie, le MOB n’ayant jamais dénoncé les gestes de l’Organisation de l’Armée secrète ni l’occupation française.
17L’Union démocratique bretonne (UDB) naît de cette scission, à la fin de l’année 1963. D’emblée, elle dénonce le colonialisme et la répression en Algérie, l’apolitisme larvé des mouvements traditionnels qui refusent de s’engager idéologiquement et, ce faisant, cautionnent de facto le statu quo gaulliste. L’UDB s’articule autour d’un discours progressiste sur lequel vont se greffer la notion de colonie et le soutien aux autres peuples opprimés, ce qui représente un virage à gauche notable. Se manifeste dans cette scission un plus large conflit de génération, celle de la Guerre et de l’après-guerre qui voit émerger un groupe plus jeune, inscrivant son action dans la dynamique internationale de la décolonisation, de l’anti-impérialisme et du marxisme.
18Contrairement à l’UDB, qui mise sur une conscientisation par la voie légale et politique, le Front de libération de la Bretagne (FLB), qui naît en 1965, opte pour la violence28. S’inspirant initialement du modèle de l’IRA irlandaise, il connaîtra une évolution comparable à ce que l’on voit au Québec, passant de la lutte contre des objectifs colonialistes au soutien aux revendications populaires, se gauchisant ainsi par étapes successives. L’évolution des cibles du FLB est révélatrice de cette mutation : alors que les casernes et les bâtiments publics de perception des impôts ont toujours été dans la ligne de mire du FLB comme symboles de l’occupation française, à partir de 1970-71, on vise également des chantiers de projets immobiliers, des entreprises, ou des résidences secondaires de personnalités.
19Alors que le mouvement québécois n’a pu compter, au cours de sa quasi-décennie d’existence, que sur quelques dizaines de militants, ce sont plutôt par centaines qu’il faut compter les membres des différents sous-groupes de la branche armée de l’Emsav29 entre 1965 et 2000, d’origines socioprofessionnelles aussi diverses que des étudiants, d’anciens militaires ou même des curés. C’est dans la lignée de la critique de l’immobilisme du MOB et de la création de l’UDB qu’il faut replacer le retour de l’usage de la violence politique comme possibilité de faire avancer la cause bretonne. En intégrant les exemples de la Résistance, mais aussi de la victoire algérienne sur la France, de l’IRA, du FLQ, plusieurs groupes se créent dans les différents départements bretons : Armée républicaine bretonne en Loire-Atlantique fondée par les frères Lucien et Lionel Divard qui faisaient partie du MOB, FLB en Morbihan, notamment initié par René Vaillant, dit «le Canadien»30.
20Un premier attentat touche une perception de Saint-Brieuc dans le département des Côtes-du-Nord le 18 juin 1966 (date anniversaire de l’Appel de Londres de De Gaulle). Plusieurs autres suivront au cours des années, qui verront les différents sous-groupes tenter de s’unir sous la gouverne de deux personnages emblématiques de l’Emsav des années trente et quarante : Yann Fouéré et Yann Goulet, réfugiés en Irlande après avoir été accusés de collaboration par la Justice. Les tentatives de structuration hiérarchisée seront cependant difficiles à faire accepter de la part d’un mouvement initialement très spontané, et dont les orientations idéologiques de gauche s’affirment de plus en plus, qui critique le droitisme de ces chefs d’un autre temps.
21En avril 1968 cependant, l’attaque impressionnante d’une caserne de CRS, qui fait des dégâts considérables (mais là encore, pas de victime), suscite à la fois la vindicte des pouvoirs politiques, et une certaine sympathie dans une région où les agriculteurs en colère devaient faire face régulièrement à ces troupes de choc de l’État. Ce FLB fut démantelé en 1968-69, alors qu’une soixantaine de personnes, dont 4 curés, sont emprisonnées. Ils sont alors largement issus des milieux militants traditionnels bretons. Immédiatement est créée l’association «Skoazell Vreizh» qui vient en aide aux prisonniers politiques. Cependant, ces années 1969-70 voient la scène politique française en général secouée de remous profonds, tandis même que certains politiciens contestent le centralisme parisien et le «désert français31» qu’il provoque. Le contexte est donc plutôt défavorable à un procès de ces militants qui risquerait de se transformer en procès des institutions : ils sont donc graciés après quelques mois d’emprisonnement.
22Cependant, les problèmes qui affectent la Bretagne ne sont pas réglés pour autant, et un deuxième FLB naît en 1970-71. D’orientation idéologique de plus en plus gauchisante32 en cette période où, un peu partout en Europe, naissent des mouvements terroristes puissants (Italie des Brigades rouges italiennes, Fraction Armée Rouge allemande, Euskadi Ta Askatasuna basque, etc.), le FLB se voit cependant rapidement démantelé par les forces policières. Le procès qui s’en suit sera, ici, d’un grand retentissement médiatique, permettant de le transformer en procès du centralisme républicain. Par ailleurs, on voit alors apparaître un grand nombre de mouvements politiques en Bretagne, apportant réponse autant à la question nationale ou culturelle, qu’aux questions sociales : Parti communiste breton, maoïstes, trotskistes, etc.33
23Les années 1974-1978 seront les véritables «années de poudre» en Bretagne alors que le pouvoir annonce une répression plus grande, comme à l’endroit de mouvements comparables en Corse ou au Pays Basque. Ces années voient le Front continuer à s’attaquer à des cibles étatiques, que ce soit des pylônes de retransmission d’ondes télé ou le château de Versailles par exemple. Ce qui nous permet de dire que le groupe lutte ainsi contre le colonialisme culturel, contre l’armée et les structures étatiques d’occupation, contre enfin le pouvoir centralisateur qui, à ses yeux, se serait construit contre le peuple, notamment breton. Mais la nouveauté de ces années, c’est qu’il vise également des bulldozers, des études notariales, des cibles économiques et symboliques, parfois en lien avec des mouvements sociaux en cours. Cette orientation inscrit le Front dans l’émergence d’une gauche plus revendicative dans la France de l’après-68, mais elle nous permet également de faire le lien avec la mutation comparable qui a affecté le FLQ en 1966, sous l’impulsion de Pierre Vallières et de Charles Gagnon.
24Il faudra attendre l’élection de Mitterrand en 1981 pour qu’une trêve s’instaure. Le nouveau président socialiste met fin au projet de centrale nucléaire à Plogoff, ferme la Cour de sûreté de l’État, amnistie les prisonniers politiques et instaure des lois de décentralisation. Cependant, l’Armée Révolutionnaire bretonne (ARB) est de retour en 1983, bien que de façon peu efficace. La période allant de 1993 à 2000 voit une certaine recrudescence des attentats, qui semblent bien organisés, jusqu’au moment où une jeune employée d’un restaurant McDonald de Quévert perd la vie dans un attentat non encore revendiqué. Dès lors, le FLB et l’ARB semblent s’être mis en pause, et la violence politique bretonne aussi par la même occasion.
3. Les raisons de la colère34
25Outre les parallèles organisationnels et événementiels que l’on vient d’évoquer à traits rapides, attestant ainsi d’un cheminement parallèle, quoique chronologiquement différencié, il importe de s’attarder aux discours de ces deux Fronts. Parmi les points de contact discursifs et idéologiques, on note que le thème de la colonie, qu’on retrouve dans les écrits nationalistes bretons et québécois au cours de ces années, participe d’un gauchissement net des deux mouvements. Le recours à la violence politique comme moyen d’affirmer ce thème et de résoudre les problèmes qui sont liés à cette situation dans les deux sociétés est donc tributaire d’une liste de revendications et de raisons qui se rapportent à l’identité, à l’histoire, à l’économie et aux rapports de force, notamment politiques, et qui seront les quatre aspects que nous abordons ici. Nous ne développerons ici ces thèmes que dans la mesure où ils ont été utilisés par les groupes violents35. Par ailleurs, nous nous sommes concentré ici sur les années 1960, le tiers-mondisme refluant très rapidement du discours québécois, tandis qu’il semble rester vivace au sein du discours breton tout au long de la décennie 1970, ce que nous tenterons d’expliquer en conclusion.
26Aux sources de l’appropriation par les discours nationalitaires – et notamment par les Fronts de libération – du thème de la décolonisation, il y a un contexte bien particulier aux années 1960 : l’opposition des pays non-alignés aux impérialismes (soviétique comme américain) et les luttes de libération nationales et guérillas qui voient les colonies se détacher des anciennes tutelles occidentales. L’Algérie notamment a vu des intellectuels de la décolonisation comme Albert Memmi36, Jacques Berque37 ou Frantz Fanon38 dénoncer le colonialisme et l’impérialisme comme des systèmes détruisant l’homme dans son identité propre, dans sa psychologie, dans son rapport à soi et à l’autre. Cette littérature engagée, critique tant du communisme que du capitalisme, fait partie des lectures des militants des années 1960. Que l’on pense aux textes de Sartre (qui préface le Portrait du colonisé de Memmi), de Camus, de Marcuse, qui influenceront considérablement la New Left39 et de façon plus générale la jeunesse contestataire de l’époque.
27Ce à quoi on assiste à travers cet attrait pour les intellectuels de la décolonisation, c’est une quête de sens et d’inspiration, à travers une sympathie et des exemples porteurs d’espoirs révolutionnaires. Or, cette inspiration puisée au cœur du colonialisme porte en elle une révolte potentiellement violente. Frantz Fanon écrit les Damnés de la terre en 1961. Son argument essentiel, en tant que psychiatre, est le suivant : le colonisé est un être extrêmement frustré, et seule la violence peut le libérer de son état et permettre le déclenchement d’une véritable révolution populaire dans une situation coloniale. D’où la nécessité de cette violence «cathartique» qui va être utilisée par les groupes qui nous intéressent ici. Albert Memmi quant à lui affirme dans le Portrait du colonisé, (1957) que le colonialisme est une structure complexe qui crée des colonisés et des colonisateurs, les uns étant inséparables des autres. Surtout, Memmi parvient à décrire ce qu’il appelle le «complexe du colonisé», ce dernier étant sujet à de véritables carences culturelles, mais aussi sexuelles, sociales, etc. ; bref, le colonialisme détruit non seulement les cultures et les sociétés, mais les hommes dans leur essence même, participant ainsi de l’aliénation de ses victimes.
28Dans les deux sociétés que nous évoquons ici cependant, l’aliénation est décrite comme étant double : on est opprimé en tant que Breton ou Québécois parce que l’on est victime du racisme dominant, français ou anglo-saxon, mais en plus l’on est dominé en tant que prolétaire par l’exploitation capitaliste. On est aliéné «[…] en tant que travailleurs et en tant que Bretons, deux fois opprimé, deux fois prolétaires, exploités par l’argent et dominés par Paris40». Cette double oppression conduit à un combat qui est double également, et qui constitue une des principales nouveautés des années 1960 par rapport aux mouvements nationalistes des décennies précédentes, soit l’articulation entre les arguments nationaux et les arguments sociaux, les uns n’allant pas sans les autres. Le combat social (contre le chômage, l’exil, la mauvaise exploitation des ressources, etc.) est donc intimement lié à la question nationale, laquelle est conditionnée par la défense de la culture pour former un tout discursif et militant, une totalité partagée par l’ensemble des groupes. Ce néonationalisme s’est manifesté, par exemple, dans un événement comme celui de «McGill français» à Montréal, manifestation au cours de laquelle on a réclamé que la prestigieuse institution universitaire devienne à la fois francophone et ouverte aux travailleurs41.
29Alors que tout est politique, même (surtout) la culture acquiert ce caractère d’objet mobilisateur. On peut ainsi constater que non seulement la langue (bretonne ou française, selon le cas) est au cœur du discours, mais que la culture populaire, vivante, est également valorisée comme contrepoint d’une culture élitiste, bourgeoise, foncièrement colonisée. Il s’agit d’une volonté de retour aux sources, au vrai, contre le cantonnement de la culture populaire aux tréfonds d’un folklore apolitique42. Dire la culture, faire usage de la langue, est déjà en soi un geste politique et performatif43 : dire la culture, dire le pays, pour le faire advenir. En ce sens l’engagement des militants du FLQ et du FLB vise à secouer la léthargie en s’attaquant aux sources de l’acculturation. Le plasticage du pylône du Roc’h Tredudon fait partie de cette stratégie. Autre signe du caractère éminemment performatif de tout mouvement violent : la révolte existe puisqu’elle s’exprime par la bouche de ses canons.
30Pour plusieurs militants, le fait d’entrer en clandestinité, de poser des gestes contre la puissance occupante, permet ainsi de rompre avec l’attitude soumise du colonisé. Le sens de l’honneur, la fierté de se faire homme face à la machine oppressante, est un facteur important de mobilisation. Comme l’usage de la langue, la violence devient un discours en soi, elle est un geste politique, une prise de parole face à la dépossession, à la dépersonnalisation, à la déshumanisation, à l’aliénation en somme. Le processus désaliénant est mené par une avant-garde, qui éclaire le peuple et vise à l’éveiller, à le conscientiser à sa situation, afin qu’il prenne les armes à son tour.
31Dans ce processus de libération, l’histoire occupe une place importante. Selon Morvan Lebesque44, L’enfer est privation d’histoire, c’est-à-dire que l’inexistence même d’histoire de Bretagne participe de l’éradication directe de la culture. Même chose pour le Québécois André d’Allemagne, qui réécrit l’histoire sous l’angle d’une longue trahison de la part du clergé et des élites locales faisant passer leurs intérêts propres avant ceux du peuple45. Dans tous les cas, l’histoire est utilisée évidemment à des fins de démonstration : elle sert d’appui à l’argumentaire général, et elle permet au groupe un ancrage dans une tradition. Cette histoire est également au cœur des discours des Fronts de libération. Tout d’abord parce qu’elle permet de démontrer que leur pratique de la violence s’inscrit dans une tradition de lutte, mais aussi parce que cette lutte est décrite comme nécessaire et qu’elle seule permettra d’atteindre l’objectif du socialisme et de l’indépendance. Parce qu’on ne peut pas faire confiance aux élites en place, au système légal, il faut s’inscrire dans cette tradition historique et culturelle de résistance, avec pour conséquence le fait exemplaire que l’on nomme les cellules felquistes de noms de célèbres chefs patriotes46.
32La question économique est également au cœur de l’argumentaire de la décolonisation, et on le retrouve aussi dans les discours des Fronts de libération. Après tout, les premières revendications bretonnes de l’après-guerre ne naissent-elles pas, avec le CELIB, de nécessités économiques ? Et dans le cas du Québec, on retrouve ce même sentiment d’injustice et la nécessité de dénoncer une économie aux prises avec des difficultés qui seraient dues au système colonial lui-même. Bretagne et Québec seraient des sociétés exploitées comme des colonies, par des «étrangers» sans scrupule les vidant de leurs ressources et de leurs jeunes. La main-d’œuvre, destinée à des emplois dévalorisés, est décrite comme étant bon marché car catholique, donc obéissante, soumise et peu syndiquée ; au Québec, on parle de cheap labor. Bref, l’économie est présentée comme étant au service des intérêts étrangers, ceux de la métropole, ceux de la majorité dominante, ce qui occasionnerait son retard47.
33Lutter contre cet état de fait, c’est aussi de façon plus large lutter contre le capitalisme. L’horizon de l’autogestion est alors très présent dans les textes du FLQ, notamment à partir de 1966, ce que confirme le tournant à gauche très net du FLB à partir de 1968. Au Québec, les bombes du FLQ visent les usines en grève en guise d’appui aux travailleurs, tout comme en Bretagne on réclame «l’application généralisée des principes de l’autogestion et de la coopération48».
34Nous venons de survoler les arguments identitaires, historiques, économiques se rapportant au thème de la colonie. Reste donc la nature des rapports de force et la désignation de l’ennemi principal : le pouvoir central enfin, cet Autre, ce colonisateur, cette puissance oppressante. Vu du mouvement breton, il s’agit de Paris ou plus exactement du pouvoir de l’État français, qui siège à Paris et qui semble n’agir que par et pour Paris. Du côté québécois, la Révolution tranquille favorise un recentrage autour du territoire du Québec, faisant ainsi d’Ottawa la capitale d’un État canadien «étranger». Mais une autre métropole est également bien présente : les États-Unis. Car de là vient tout le mode de vie, les produits de consommation, la culture populaire, l’argent, les usines, les emplois… Dans le cas breton comme dans le cas québécois, ces ennemis, ces pouvoirs centraux, ces systèmes politiques même ne peuvent pas prétendre représenter le peuple : il s’agit d’une fausse démocratie49, les structures de contrôle social mises en place par l’État sont décrites comme étant les outils d’une culture et d’une économie étrangères.
35Dès lors, on peut constater que le premier FLQ de 1963 avait très nettement pour cibles les symboles de cet État central, statues, immeubles officiels, casernes militaires, etc. Au cours des années suivantes cependant, la transition est faite vers une critique du capitalisme puisqu’on va plus volontiers s’attaquer aux usines contrôlées par des intérêts financiers ou industriels, canadiens ou états-uniens. Au sein du FLB, la revendication politique contre l’État français reste importante tout au long de la période. En fait, étant donné que la situation bretonne face au centralisme parisien ne change pas jusqu’au début des années 1980, les militants ne voient pas en quoi il faudrait abandonner cette revendication. Le château de Versailles, les casernes, les perceptions d’impôt, font partie des cibles du groupe. Cependant, nous avons pu évoquer précédemment qu’au cours des années 1970, les cibles du FLB se diversifient au même rythme que le discours, non seulement du groupe, mais de l’ensemble de l’Emsav, se «gauchise». Dès lors, l’État français est certes l’ennemi, non seulement comme puissance étrangère, mais aussi en tant que véhicule du capitalisme. Le manifeste de 1976 est on ne peut plus clair quant à la nécessaire dualité de la lutte.
36Toutes ces raisons identitaires, culturelles, historiques, économiques, politiques, qui se rapportent au cours de ces années au modèle colonial et tiers-mondiste, permettent donc de légitimer le recours à l’usage de la violence politique. La stratégie militaire en tant que telle, et notamment au regard du groupe de référence que sont les Québécois et les Bretons, va par ailleurs évoluer au cours de ces années, autour de la question de la place de l’avant-garde dans le mouvement révolutionnaire. Si les écrits marxistes, et notamment léninistes, font leur apparition au tournant de 1968, c’est justement qu’ils en apprennent beaucoup aux militants sur ce rapport entre le peuple, l’avant-garde et la révolution. Or, si, en 1970-1971, la Bretagne connaît un développement important de l’usage de la violence politique par certains groupes militants, c’est également le moment où, au Québec, on arrête d’y avoir recours et de parler du Québec comme d’une colonie.
Conclusion : l’adieu aux armes
37Aujourd’hui, rares sont les discours revendiquant cette filiation avec la thématique de la colonie, tandis que les épisodes de violence politique nationalitaire ont diminué dans les sociétés occidentales, malgré la persistance de certaines tensions parfois vives, comme en Corse, en Ulster ou au Pays basque. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet effacement. Au Québec comme en Bretagne, la colonie est un mot d’ordre, un cadre de référence qui fait appel à une idéologie et à un projet plus large, et dont il est l’illustration, soit la lutte de libération nationale telle qu’elle s’est exprimée dans différents pays au tournant des années 1960. Or, il s’agit d’un projet qui, au Québec, dans le contexte de la Révolution tranquille, après l’édification d’un État fort et doté de nombreux outils qui lui sont propres, devient quasi-obsolète, à tout le moins difficile à défendre. Par ailleurs, la crise d’Octobre 1970 a sonné le glas d’une intervention de type guérilla dans une société où manifestement la population n’est pas prête à prendre les armes : pour les militants radicaux, c’est par une autre stratégie (qui n’exclue par nécessairement la violence à long terme) que l’on parviendra à faire la révolution50.
38Les années 1970 vont alors voir disparaître rapidement cette référence, au profit d’un marxisme militant selon lequel c’est d’abord et avant tout contre la bourgeoisie et le capitalisme dans son ensemble que la révolution doit se faire. Fait à noter, qui est loin d’être anodin, Charles Gagnon, un des principaux «théoriciens» du FLQ de 1966, après 4 ans de prison, devient le fondateur et dirigeant du groupe marxiste-léniniste En Lutte !, qui considère l’indépendance du Québec comme non souhaitable car favorisant les intérêts de la petite bourgeoisie : il faut au contraire unir l’ensemble des travailleurs du Canada contre le capitalisme canadien et états-unien, là serait la véritable contradiction principale51. On pourrait voir dans cette évolution un retournement complet ; en fait, il s’agit selon nous d’une évolution relativement logique, et que Gagnon n’est pas seul à connaître. La violence spontanéiste prônée par les chantres du Che ou des Tupamaros n’affecte que peu le pouvoir, qui se réjouit au contraire de ces splendides occasions qui lui sont données pour écraser tout ce que la société compte de penseurs et militants progressistes. La révolution ne passera donc pas par une avant-garde qui tentera de réveiller le peuple à coups fumants, mais bien par une agitation-propagande sur le long terme, la conscientisation du peuple, son éducation, étape première à l’érection d’un Parti du peuple ; puis, une fois que tout cela est en place, la révolution pourra avoir lieu.
39Le Parti québécois, né en 1968, propose quant à lui un projet social-démocrate au sein duquel la référence à la colonie est exclue, étant donné que l’on cherche à démontrer non pas l’incapacité d’être et d’agir du Québec, ce qui serait le propre, justement, d’une colonie, mais au contraire la possibilité d’une indépendance «normale», volontariste, par la voie démocratique. C’est pourquoi on va davantage chercher des comparaisons du côté des pays nordiques, par exemple, que du côté de la Corse, de la Bretagne ou du Congo52. Et évidemment, la violence est dès le début condamnée : elle est la manifestation d’une impuissance politique que l’on cherche à décourager.
40En Bretagne par contre, le thème de la colonie reste encore présent tout au long des années 1970. En effet, l’après Mai 68 voit se développer un florilège de groupes qui considèrent la Bretagne comme un laboratoire très intéressant : la culture y est vivante, populaire, les luttes sociales nombreuses, le terreau revendicatif travaillé depuis plusieurs décennies, ce qui encourage la gauche, et notamment autour du Parti socialiste unifié, à tenir compte de la question de l’identité régionale53, surtout lorsque cette dernière est harnachée à des luttes sociales comme lors de l’épisode du Joint français en 1972. On voit alors se développer une relecture du rôle de l’État, et un discours de gauche qui se méfie beaucoup moins qu’auparavant de mouvements qui étaient alors considérés comme traditionalistes et conservateurs par essence. Transition d’autant moins difficile que de son côté, le mouvement breton s’est également considérablement rapproché des positions de gauche, participant aux divers mouvements sociaux qui ponctuent l’actualité de cette décennie. Dans ce contexte, et alors que l’État français ne bouge pas du tout sur ces questions tout au long de la décennie 1970, la Bretagne définie comme «colonie de l’intérieur»54 est un thème qui reste vivant, tout en étant harnaché à une nécessaire lutte sociale. L’élection de Mitterrand en 1981 suscite l’espoir du côté des militants bretons qui approuvent certaines politiques de décentralisation, bien qu’ils soient désenchantés par la timidité de leur application. C’est le cas de l’UDB qui dès septembre 1981 critique une politique de décentralisation qui selon elle ne résoudra rien.
41Après quelques années de pause, les attentats et les actions violentes sur le territoire breton reprennent jusqu’en 2000, alors que le contexte européen en général a continué pendant ce temps à être relativement violent. Les groupes d’extrême gauche comme Action directe continuent leur action, tout comme il faut compter sur les groupes indépendantistes corses, basques, irlandais, toujours très présents. Doit-on également voir dans la poursuite de l’usage de la violence en Bretagne une façon de maintenir une tension et un intérêt stratégique afin de faire évoluer une situation considérée comme bloquée, tant que l’État français exercera son autorité sur le territoire breton ? À ce propos, on a pu remarquer qu’au Québec, la violence est abandonnée après 1970, faute désormais de légitimité politique et idéologique, alors qu’en Bretagne, elle se maintient comme élément essentiel d’une survie politique et médiatique du mouvement. Doit-on voir dans cette évolution divergente des deux mouvements une cause interne ou une cause externe ? Une cause interne voudrait que dans un cas, le mouvement militant dans son ensemble, afin de faire valoir ses arguments, a besoin d’avoir recours à la violence, faute de quoi il ne se fait pas entendre et ne parvient pas à mobiliser ses troupes. On peut dès lors y voir une certaine incapacité politique à parvenir, sans cela, à la visibilité voulue. Dans un deuxième cas par contre, c’est encore à l’interne (ce qui se passe au Québec), que la violence est discréditée car elle n’est plus considérée comme un outil efficace : le mouvement se donne donc d’autres outils et d’autres stratégies pour pallier ses apories, à commencer par la répression. Une des possibles causes externes de cette divergence pourrait être l’attitude du pouvoir, ce qui nous amène à dire que ces deux catégories sont dialogiques et non étanches. Les théoriciens des mouvements sociaux parlent des structures d’opportunités politiques ; la perte de confiance envers les structures étatiques, le sentiment que bien qu’étant légales, elles ne sont pas légitimes et ne peuvent exprimer les aspirations populaires, encouragent le processus inverse d’une légitimité illégale. Mais à partir du moment où, au Québec, les forces indépendantistes se cristallisent dans un parti politique qui parvient à canaliser ces aspirations55, et où les stratégies militantes plus radicales se retrouvent dans des partis maoïstes qui condamnent eux aussi la violence spontanée, là encore, cette violence ne peut plus être aussi intéressante qu’elle a pu l’être.
42Dans un autre ordre d’idées, on peut constater qu’un grand nombre de groupes militants existent de nos jours en Bretagne, dont l’UDB, qui continuent à faire valoir la cause sur la scène politique, mais sans développer la thématique tiers-mondiste qui nous intéressait ici, et tout en continuant à entretenir de nombreux liens avec les autres mouvements nationalitaires (et non violents) européens.
43Quant aux relations directes entre les mouvements nationalistes québécois et breton au cours de ces années, elles sont difficiles à retracer. Certes, nous avons pu constater que le premier Front breton s’inspire en partie de ce qui se passe à Montréal et qu’il y a une concordance en ce qui a trait à l’argumentaire de la décolonisation. Cependant, on assiste le plus souvent à une certaine méfiance de la part des Bretons, surtout si de Gaulle ne cache pas sa sympathie à l’endroit de l’idée d’indépendance du Québec. Malgré tout, le «Vive le Québec libre !» du Général en 1967 suscite plusieurs réactions en Bretagne : ainsi, au lendemain de la déclaration du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, Ronan Caërléon y voit un encouragement : «À l’heure où le «président décolonisateur», Charles de Gaulle, clame à la face du monde «vive le Québec libre !», qui donc pourrait désormais s’indigner des revendications bretonnes, plus justifiables, en tous points, que celles des Québécois ?56». On assista même à Montréal à une manifestation spontanée de Bretons expatriés qui brandiront des pancartes «Le Québec aux Québécois – la Bretagne aux Bretons»57. Mais cette histoire des relations concrètes entre les deux sociétés reste encore largement à écrire.
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