Fédéralisme Régionalisme

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François Gemenne

La Pieuvre et l’Eléphant. L’emprise de la Droite religieuse sur le Parti républicain américain

(Volume 2 : 2001-2002 - Extrême droite et fédéralisme)
Article
Open Access

«The Republican Party of Texas reaffirms the United States of America is a Christian Nation»

Extrait du programme du Parti républicain texan, 2002.

1Un enseignement intéressant du récent conflit irakien est sans doute d’avoir mis clairement en lumière les divergences qui existaient au sein de l’équipe du Président Bush. Ces divergences sont loin d’être purement conjoncturelles. Au contraire, profondément idéologiques, elles reflètent les courants qui composent aujourd’hui le Parti républicain, et qui se retrouvent dans l’entourage du Président. Celui-ci n’est clairement rattaché à aucun de ces courants, laissant ici la voie libre à l’expression de ceux-ci dans les plus hautes sphères du pouvoir.

2Le conflit irakien a mis à l’avant-plan le courant néo-conservateur1, volontiers incarné par le Sous-Secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz. Ce courant jouit pour l’instant d’une certaine notoriété dans le discours médiatique, depuis qu’il semble donner le «la» de la politique étrangère américaine. Pour autant, il ne faudrait pas oublier la frange religieuse radicale, ou les fondamentalistes chrétiens, qui sont également à l’œuvre dans l’entourage de George W. Bush, et dont l’Attorney General John Ashcroft est le principal représentant. Comme le soulignent justement Pierre Hassner et Justin Vaïsse2, une des particularités de l’Administration Bush est d’avoir réuni ces deux courants totalement différents, voire même opposés, dans un détonnant cocktail. Le courant néo-conservateur est essentiellement le fait d’intellectuels de la côte Est et de Californie, provenant souvent de la Gauche3, s’exprimant dans des revues comme la «National Review», «Commentary» ou «The New Republic». Le courant religieux, par contre, repose avant tout sur une base électorale et populaire importante : la renaissance du fondamentalisme protestant dans les Etats du Sud, la «ceinture biblique» dont provient George W. Bush. Alors que le courant néo-conservateur concentre l’essentiel de sa doctrine sur la politique extérieure, le courant religieux met bien davantage l’accent sur les questions intérieures : il s’opère ainsi au sein de l’Administration une certaine forme de «partage des tâches» entre les deux courants, partage qui se reflète d’ailleurs fort bien dans la répartition des postes occupés par leurs principaux représentants – Wolfowitz à la Défense, Ashcroft à la Justice.

3Les fondamentalistes religieux constituent clairement une frange importante, et qui gagne sans cesse en puissance et en importance, du Parti républicain actuel. Cet article se propose d’en décrire brièvement les principales composantes et doctrines, avant de tenter d’analyser son emprise croissante sur le Parti républicain. Une attention particulière sera naturellement portée à la doctrine fédéraliste de cette Droite tentaculaire.

Une pieuvre aux tentacules multiples

4Une simple visite sur le site internet du Parti républicain4 donne déjà un bref aperçu des associations et fondations gravitant autour du parti. Ainsi dans la liste des liens proposés, on ne sera guère surpris de trouver, par exemple, le site de la «Campaign for Working Families»5, un site anti-homosexuel, anti-avortement et pro-mariage, ou le site de «American Values»6, de l’extrémiste Gary Bauer.

5Les composantes de la Droite religieuse sont multiples et variées, et leurs leaders ont des préoccupations diverses mais convergentes. Comme les néo-conservateurs, elle s’est également organisée en «think tanks», sortes d’instituts de recherche chargés de conseiller les responsables politiques et de les «aider» à la décision. On se bornerait en vain à lister ici tous ces «think tanks», associations et autres lobbies. Il paraît néanmoins utile d’en citer quelques uns, parmi les plus importants, de manière à baliser notre discours :

  • The American Family Association

6L’AFA, fondée et dirigée par le Révérend Donald Wildlmon, vise à combattre la banalisation médiatique des relations sexuelles en dehors du mariage, de l’homosexualité, du divorce, et de la violence. Spécialisée dans des campagnes de boycott et d’envois massifs de courrier, elle a mené une récente campagne de boycott contre la firme Disney, accusée de promouvoir l’homosexualité via l’émission de la présentatrice Ellen DeGeneres, diffusée sur la chaîne ABC.

  • The Christian Coalition

7Fondée en 1989 par le leader d’extrême-droite Pat Robertson , la Coalition Chrétienne, inspirée par l’association «Moral Majority», fondée par Jerry Falwell et dissoute la même année, est l’un des plus importants groupes de pression de la Droite religieuse. Très influente à Washington, elle se targue7 de compter deux millions de membres. C’est sans nul doute le plus puissant lobby de la Droite religieuse. La Coalition doit beaucoup au charisme de son père-fondateur, qui se porta candidat contre George Bush Sr, en 1988, pour briguer l’investiture républicaine. Elle a tenté, ces dernières années, d’élargir  son socle à certaines franges des communautés catholique et juive. Le ressort de cette association, surprenante au premier abord, entre les franges extrémistes des communautés chrétienne et juive, est bien l’idée de Terre promise. La Droite religieuse s’est ainsi engagée dans une voie résolument sioniste, en défendant systématiquement, quelle qu’elle soit, la politique du gouvernement israélien.

  • The Family Research Council

8Ce lobby est piloté par l’un des plus influents leaders de la Droite religieuse, Gary Bauer, qui se présenta aux élections présidentielles de 2000. Le Family Research Council s’intègre clairement dans le mouvement pro-life, c’est-à-dire essentiellement contre l’avortement et les homosexuels.

  • Focus on the Family

9Basée dans le Colorado, Focus on the Family se définit comme une association menant un combat pour la famille. Ce combat est en réalité bien davantage contre les homosexuels : Focus on the Family a ainsi milité pour l’adoption d’une législation anti-homosexuels dans le Colorado. L’association milite aussi pour l’abstinence sexuelle avant le mariage, agitant le spectre du SIDA, et entretenant de forts liens avec l’association des «Promise Keepers», qui regroupe des jeunes gens s’étant engagés à n’avoir aucune relation sexuelle avant le mariage.

  • The Family Research Institute

10Le Family Research Institute poursuit un objectif particulièrement sournois : celui d’apporter une caution scientifique aux thèses homophobes défendues par la Droite religieuse. Paul Cameron, directeur de l’Institut, se définit comme un psychologue, et tente de justifier médicalement des politiques discriminatoires à l’encontre des homosexuels. Cet argument médical, comme on le verra par la suite, revient très souvent dans la propagande de la Droite religieuse. Et l’on connaît le poids des ces pseudo-arguments «médicaux» dans l’opinion publique8.

  • The Eagle Forum

11Le Forum a été fondé par une des figures historiques de la Droite intégriste, Phyllis Schlafly. Celle-ci s’est fait connaître en supportant la candidature présidentielle de Barry Goldwater en 1964, et s’est érigée en leader de l’opposition contre l’ «Equal Rights Amendment» dans les années 70. Le Forum, fondé en 1972, est destiné à combattre la cause des femmes, par des positions visant à discréditer le mouvement féministe et l’égalité des sexes. Son champ d’action s’est par la suite étendu à la lutte contre les homosexuels, l’avortement, et les Nations Unies.

12De cette énumération d’associations et lobbies divers, il ne faudrait toutefois pas déduire que la Droite religieuse se résume à ces quelques «think tanks» : elle dispose en effet d’une puissante base populaire, très mobilisable, que ces «think tanks» ne font que relayer dans les allées du pouvoir. Alors que le courant néo-conservateur est plutôt le fait d’une certaine élite intellectuelle de Washington, la Droite religieuse est l’émanation d’un fort courant populaire, essentiellement concentré dans les Etats du Sud. Ce courant populaire s’est trouvé plusieurs leaders charismatiques, fréquents commentateurs des enjeux de société sur les plateaux de télévision, et qui sont généralement à la tête ou à l’origine des lobbies décrits ci-dessus.

Vers une théocratie ?

13On l’a dit : l’un des phénomènes les plus préoccupants, concernant cette frange de la Droite américaine, est sa montée en puissance continue au sein du Parti républicain. Certains, aujourd’hui, n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que cette Droite religieuse gouverne le Parti républicain, et, partant, l’Amérique9. Affirmer ceci, de but en blanc, est sans doute aller un peu vite en besogne. Reste que la composition de l’équipe Bush traduit bien l’emprise croissante de la Droite religieuse sur le Parti républicain, puisque celle-ci y a obtenu les deux postes-clefs qu’elle souhaitait : John Ashcroft à la Justice, et Tommy Thompson à la Santé. Elle détient également nombre de postes importants au Sénat, et le poste de chef de la majorité à la Chambre des Représentants, confié à l’intégriste texan Tom DeLay, que le New York Times décrit comme un «fou dangereux»10. Ce sont sans doute les relevés11 qu’établit la Christian Coalition qui donnent l’idée la plus claire de l’emprise de la Droite religieuse sur les Républicains : chaque année, la Christian Coalition établit un relevé des votes qui sont intervenus à la Chambre et au Sénat, évaluant l’adéquation entre ses positions et les positions défendues par les parlementaires. La lecture de ces relevés indique, année après année, un taux d’adéquation entre les positions des parlementaires républicains et celles de la Christian Coalition qui tend vers 100 p.c., vers l’adéquation parfaite.

14La Droite religieuse ne fait guère mystère de son agenda : il s’agit d’établir aux Etats-Unis une société religieuse, basée sur les Evangiles et les Dix Commandements. Son combat est avant tout celui contre ce qu’elle appelle  la «société séculaire», et donc contre la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les moyens d’y parvenir sont tout aussi clairs, comme l ‘indique le site internet de la Christian Coalition de Floride12 : «Notre mission est de mobiliser et d’entraîner les chrétiens pour une action politique efficace, et d’organiser (…) un programme d’entraînement efficace (…) pour accomplir cette mission». L’idée est donc bien, d’une part, de mobiliser les électeurs chrétiens, et, d’autre part, de pratiquer une stratégie d’entrisme au sein des instances du parti.

15La mobilisation des électeurs chrétiens s’opère notamment au moyen de l’«éducation des électeurs», qui consiste à fournir aux électeurs diverses informations sur les positions des différents candidats, et les votes nominatifs des parlementaires. Les candidats ayant des positions contraires à celles des lobbies religieux sont systématiquement stigmatisés. D’une façon qui pourrait presque paraître amusante, cette éducation électorale est toujours présentée comme «non-partisane», même s’il est toujours recommandé de voter pour des candidats républicains. Cette stratégie de la mobilisation d’un petit nombre d’électeurs particulièrement conscientisés est une tactique classique de l’extrême-droite. Comme l’écrit Pat Robertson : «Avec l’apathie qui existe aujourd’hui, une petite minorité bien organisée peut influencer la sélection des candidats d’une façon étonnante13

16La stratégie d’entrisme au sein des instances du Parti républicain a également été utilisée depuis le début par la Droite religieuse. Cette stratégie était dénoncée dès 1997 par John Moran, directeur financier de la campagne présidentielle de Bob Dole, et ancien directeur financier du Parti républicain : celui-ci envoya une lettre aux membres du «Team 100», un groupe de personnes ayant versé au Parti républicain plus de 100 000 dollars, leur demandant de réserver leurs contributions à des organisations plus modérées, au motif que le Comité National du Parti avait été «détourné» par la Christian Coalition, qui y exerçait désormais un «contrôle significatif»14.

17Aujourd’hui, avec George W. Bush à la Maison Blanche, cette stratégie s’avère payante. La Droite religieuse a joué un rôle déterminant dans l’élection de Bush, qui se définit d’ailleurs lui-même comme un «born again christian», soit un chrétien qui a retrouvé la foi, mouvance très en vogue au sein de la Droite religieuse. C’est également des doctrines de celle-ci que dérive le «compassionate conservatism», le conservatisme de cœur, qui fut un des principaux thèmes de campagne de Bush. En échange de ce rôle déterminant, la Droite religieuse a obtenu des postes ministériels de premier plan, des nominations judiciaires, des subsides pour des organisations religieuses, la fin du financement public d’une série d’associations et d’ONG actives dans le domaine du planning familial, et surtout, la mise à l’agenda de nombre de ses revendications.

Pro-life versus pro-choice

18L’agenda de la Droite religieuse couvre une impressionnante variété de domaines, et revient fréquemment sur l’avant-scène politique, à la faveur d’affaires emblématiques. C’est sans doute sur la question de l’avortement, en tout premier lieu, que la Droite religieuse a tenu des positions particulièrement remarquées. Celle-ci s’oppose en effet radicalement à l’arrêt Roe vs. Wade, qui garantit le droit à l’avortement. L’avortement est dès lors considéré comme un «fœticide», même dans les cas de viol et d’inceste. Cette opposition à l’avortement est allée jusqu’à la lutte violente : on se souviendra des saccages de cliniques, et surtout des assassinats de plusieurs médecins pratiquant l’avortement. Cette question de l’avortement est au cœur du mouvement pro-life, lui-même au cœur de la Droite religieuse. Le mouvement pro-life s’oppose virulemment au mouvement pro-choice, qui entend garantir le libre choix des femmes.

19Outre l’avortement, les questions touchant à la famille et à la sexualité sont naturellement à l’épicentre de la doctrine religieuse. Ainsi sont condamnés sans appel le mariage homosexuel, la sodomie, la sexualité hors du mariage, l’égalité des droits pour les homosexuels, et… la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant. Jusqu’à aujourd’hui, le lobby de la Droite religieuse est toujours parvenu à empêcher le gouvernement américain de ratifier cette Convention. Et les associations de planning familial viennent de voir leur subsidiation gouvernementale fortement réduite, voire, dans certains cas, supprimée. Dans le même ordre d’idées, on ne s’étonnera pas non plus que l’affaire «Monica Lewinsky» ait marqué un regain important des thèses religieuses.

20Sur le plan éducatif, la Droite religieuse soutient la prière obligatoire à l’école et un programme scolaire basé sur les principes bibliques. Ainsi, elle plaide que la théorie évolutionniste darwinienne ne soit plus enseignée dans les cours de biologie, et pour qu’elle soit remplacée par la théorie créationniste de la Genèse. Elle s’oppose également à l’enseignement bilingue.

21Sur le plan religieux, on ne s’étonnera guère qu’elle plaide pour la fusion entre l’Eglise et l’Etat. La séparation de l’Eglise et de l’Etat est ainsi qualifiée de «mythe». Elle soutient également l’exposition des tables des Dix Commandements dans les lieux publics et officiels. A ce propos, on se souviendra bien sûr de la récente affaire «Roy Moore», du nom de ce juge d’Alabama qui avait fait installer un imposant monument représentant les Dix Commandements dans le hall de son tribunal. Un jugement fédéral lui avait finalement ordonné de retirer le monument, mais l’affaire avait été l’occasion, pour la Droite religieuse, d’importantes manifestations de soutien au juge Roy Moore.

22Les mesures économiques et sociales proposées sont tout aussi radicales : la Droite religieuse propose ainsi, très sérieusement, la suppression de l’impôt sur le revenu et des droits de succession, ainsi que la dissolution de l’administration fiscale. Elle suggère également la fin de l’affirmative action, ainsi que du contrôle sur les armes ou sur le financement des partis.

23Enfin, les positions de la Droite religieuse sur les questions environnementales confinent au surréalisme, pour rejoindre les intérêts des lobbies industriels. La Droite religieuse présente en effet le réchauffement global comme un canular, et s’oppose à toute législation environnementale. On se souviendra avec intérêt, dans cette optique, qu’une des premières mesures prises par George W. Bush fut le retrait du Protocole de Kyoto, censé lutter contre le réchauffement global. La diminution des ressources naturelles est également présentée comme un mythe, construit par ceux qui ne croient pas en la providence divine : en effet, le bon chrétien sait que la providence divine est sans limite, et que la Terre ne peut donc, conséquemment, manquer de ressources naturelles.

La bataille des tribunaux

24Au-delà de sa bataille pour l’adoption de législations intégristes et conservatrices, la Droite religieuse vise également, et peut-être avant tout, à la nomination de juges conservateurs. Elle considère que là se trouve la pierre angulaire du processus qui permettra de mettre les lois américaines en conformité avec la loi biblique. L’arrivée à la présidence de George W. Bush a ainsi permis la nomination de plusieurs juges intégristes et conservateurs. C’est d’ailleurs sans doute dans ce domaine que George W. Bush aura été le plus utile à la Droite religieuse. Le président a d’ailleurs déclaré à plusieurs occasions que les deux juges qu’il admirait le plus à la Cour Suprême étaient Clarence Thomas et Antonin Scalia.

25Thomas a été nommé par son père, tandis que Scalia l’a été par Ronald Reagan. Thomas s’est fait l’un des hérauts du mouvement conservateur noir, alliant conservatisme et autoritarisme dans son interprétation de la Justice. Scalia, pour sa part, a une vision particulièrement rigide de la Constitution et du Gouvernement. Il estime ainsi que le Gouvernement dérive son autorité morale de Dieu, et que la démocratie obscurcit l’autorité divine. Quant à la Constitution, il la voit comme un document «mort», et qui ne doit pas évoluer avec la société15.

Une certaine vision du fédéralisme

26L’agenda de la Droite religieuse en matière de fédéralisme se caractérise par le refus de tout gouvernement centralisé, et de la plupart des institutions fédérales. Ainsi, elle plaide, en vrac, pour la dissolution de l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA), des Ministères de l’Energie, du Logement et du Développement urbain, de l’Education, du Commerce et du Travail. Elle réclame également le retrait américain des Nations Unies, et le bannissement de l’Organisation du territoire américain. En matière de fédéralisme, la doctrine de la Droite religieuse devient ultra-libérale, et son modèle absolu semble être Ronald Reagan.

27Paradoxalement, tout en réclamant la dissolution de la plupart des institutions, la Droite religieuse se prétend éminemment patriotique, et surtout, totalement fédéraliste. Mais elle se réclame du fédéralisme originel, qui aurait été dénaturé au cours du temps pour n’être plus aujourd’hui qu’un vulgaire ersatz du fédéralisme voulu par les Constituants de 1787, et surtout par les célèbres Federalist Papers.

28Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que l’un des principaux organes de presse de la Droite religieuse s’appelle «The Federalist». «The Federalist» est une revue électronique qui s’est donnée pour but de défendre la vision du fédéralisme de 1787. Selon la revue, ce fédéralisme a été grossièrement démantelé par Abraham Lincoln, Franklin D. Roosevelt et Lyndon Johnson. La revue n’hésite pas à attaquer de front deux des présidents américains les plus admirés, Lincoln et Roosevelt, qui disposent d’ailleurs tous deux d’un mémorial érigé à leur mémoire à Washington. «The Federalist» répand donc l’idée que le fédéralisme aujourd’hui en vigueur aux Etats-Unis n’a plus que de très lointains rapports avec le fédéralisme des Federalist Papers, qui prétendaient doter le gouvernement fédéral de pouvoirs très limités.

29Plus étonnante encore est sans doute la très influente Federalist Society. Fondée en 1982, la Federalist Society entendait réagir aux pouvoirs croissants dont la Cour Suprême dotait le Gouvernement fédéral. C’était l’époque où le Gouvernement fédéral était particulièrement pro-actif en matière de droits et libertés, de protection de l’environnement, de protection sociale, etc.

30La Federalist Society, qui se décrit16 comme un réseau de juristes et de chercheurs «conservateurs et libertariens», synthétise les intérêts de la Droite religieuse et des lobbies industriels, sous un couvert scientifique. Elle entend ainsi affirmer que le rôle essentiel du Gouvernement est la défense de la liberté, que la séparation des pouvoirs est centrale dans la Constitution, et que le rôle de la Justice est de dire la loi telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être. Mais derrière ces hauts principes philosophiques, et sous son couvert de responsabilité scientifique, le but réel de la Federalist Society est bien de fournir une base légale aux thèses de la Droite religieuse comme des lobbies industriels. Plus avant, elle a entrepris une vaste stratégie d’infiltration des Ecoles de Droit des principales universités du pays, de façon à favoriser l’émergence d’une nouvelle génération de juristes.

31On ne sera pas surpris de trouver dans les membres de la Federalist Society nombre de leaders de la Droite religieuse, différents Ministres du cabinet de George W. Bush, dont l’Attorney General John Ashcroft, ainsi que Clarence Thomas, Antonin Scalia, et Kenneth Starr, le procureur qui avait mené la procédure visant à destituer Bill Clinton lors de l’affaire «Lewinsky».

Conclusion

32Le rapport de la Droite religieuse au fédéralisme est éminemment paradoxal : d’un côté, elle refuse toute idée de gouvernement central, mais de l’autre, elle vise à contrôler tous les organes de ce gouvernement central. Et c’est bien tous les rouages du système fédéral qu’elle entend investir pour imposer ses vues. Le paradoxe veut donc que cette Droite n’a jamais été aussi puissante, aussi en  mesure d’imposer son agenda, que depuis qu’elle est introduite dans tous les organes de pouvoir de Washington. Elle rejette un gouvernement qu’elle vise à contrôler.

33Sa stratégie d’infiltration commençant à porter ses fruits, notamment avec les nominations de John Ashcroft et de Tommy Thompson, on a donc un peu de peine à croire qu’elle va scier la branche sur laquelle elle vient d’enfin s’asseoir. John Ashcroft, mieux que tout autre, s’est affirmé comme le champion de la Droite religieuse à Washington, au point que celui qui n’a pas hésité à déclarer que l’Amérique avait «une identité divine et éternelle, et non laïque et temporelle»17 est aujourd’hui présenté comme le candidat le plus crédible pour la vice-présidence des Etats-Unis18, si George W. Bush obtenait un deuxième mandat.

34On voit bien la grave menace que la Droite religieuse fait peser sur les institutions américaines, et sur le système fédéraliste. Cette Droite constitue pour lui un véritable test : le système de contre-pouvoirs mis en place par la Constitution américaine va-t-il suffire à endiguer la Droite religieuse, ou, au contraire, va-t-il être l’instrument qui lui permettra de contrôler toutes les institutions du pays ? Ce système de contre-pouvoirs est donc aujourd’hui mis à l’épreuve par ceux-là mêmes qui prétendent lui rendre son sens originel. Mais ce défi au fédéralisme n’est au fond rien d’autre qu’un défi à la démocratie, comme le sont les défis posés par les droites extrêmes de tous genres et de tous pays…

Bibliographie

35Brown (R.), For a «Christian America» : a history of the religious right, Amherst, New York, Prometheus Books, 2002.

36Fourest (C.), Foi contre choix – La Droite religieuse et le mouvement pro-life aux Etats-Unis, Paris, Golias, 2001.

37Frachon (A) et Mermet (D.), «Le stratège et le philosophe», Le Monde, 15 avril 2003, pp. 14-15.

38Hassner (P.) et Vaïsse (J.), Washington et le Monde. Dilemmes d’une superpuissance, Paris, Autrement, 2003.

39Kintz (L.) et Lesage (J.) (ed.), Media, Culture, and the religious right, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998.

40Programme du Parti républicain Texan, 2002.

41Robertson (P.), The New Millenium, Dallas, Word Publishing, 1990.

42Toobin (J.), Qui gouverne l’Amérique ? Le cas Ashcroft, Paris, Le Seuil, 2003.

43Utter (G.) et Storey (J.), The religious right : a reference handbook, Santa Barbara (Californie), ABC-CLIO, 1995.

Sites Internet

44American Values : http://www.ouramericanvalues.org

45Campaign for Working Families : http://www.cwfpac.com

46Christian Coalition : http://www.cc.org

47Christian Coalition of Florida : http://www.ccfla.org

48Comité national du Parti républicain : http://www.rnc.org

49The Federalist : http://www.federalist.com

50The Federalist Society : http://www.fed-soc.org

Notes

1  Qui, en fait, comme l’observent judicieusement Alain Frachon et Daniel Vernet dans Le Monde du 15 avril 2003, n’a pas grand’ chose de conservateur.
2  Hassner (P.) et Vaïsse (J.), Washington et le Monde. Dilemmes d’une superpuissance. Paris, Autrement, 2003.
3  Citons, outre Paul Wolfowitz, Richard Perle, Robert Kagan, William Kristol, etc.
4  http://www.rnc.org
5  http://www.cwfpac.com
7  Sur son site Internet : http://www.cc.org
8  On rappellera ici, pour mémoire, les célèbres expériences de Stanley Milgram.
9  Voir ainsi le site de la revue progressiste The Nation : http://www.thenation.com
10  Krugman (P.), «Some Crazy Guy», in The New York Times, 15 juin 2003.
11  On trouvera ces relevés sur le site Internet de la Christian Coalition : http://www.cc.org
12  http://www.ccfla.org
13  Robertson (P)., The New Millenium, Dallas, Word Publishing, 1990.
14  Rapporté par Time Magazine, 24 février 1997, vol. 149, n° 8.
15  Discours à la Divinity School de l’Université de Chicago, janvier 2002.
16  Sur son site Internet, http://www.fed-soc.org
17  Au cours de l’allocution prononcée lors de la remise de son doctorat honoris causa à la Bob Jones University, en 1999.
18  Voir notamment Toobin (J.), Qui gouverne l’Amérique ? Le cas Ashcroft, Paris, Le Seuil, 2003.

Pour citer cet article

François Gemenne, «La Pieuvre et l’Eléphant. L’emprise de la Droite religieuse sur le Parti républicain américain», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Volume 2 : 2001-2002 - Extrême droite et fédéralisme, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=256.

A propos de : François Gemenne

Assistant au Département de science politique de l’Université de Liège