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La Communauté andine : trajectoire d’un processus latino-américain d’intégration régionale
Résumé
Cet article dresse un portrait de la Communauté andine (CAN) à la lumière de l’intégration régionale en Amérique latine. Il précise ainsi les conditions de la création de l’intégration andine avant de prendre la mesure des mutations de la stratégie d’intégration économique et des spécificités de la dimension politique et institutionnelle. Cette démarche permet de préciser la place de la Communauté andine dans le régionalisme latino-américain contemporain.
Table of content
Introduction
1L’intégration andine a «mauvaise presse». Les rares études qui lui sont consacrées constatent, mettant souvent en avant le cas européen, ses crises, ses déficiences et ses objectifs manqués. Mais elles nous apprennent peu de choses sur les fondements de sa création, sur la logique de ses mutations ou encore sur la nature de ses particularités. Au lieu de se limiter à l’étude de la réalité effective des choses, la littérature contemporaine sur le régionalisme andin propose généralement des analyses normatives. D’ailleurs, la dénomination «Communauté andine des nations», utilisée autant par des journalistes et fonctionnaires que par des chercheurs et universitaires, est symptomatique de la consistance cognitive des regards portés sur cette expérience régionale dont le nom choisi par ses membres est Communauté andine (CAN).
2L’objectif de la présente contribution est de rendre compte du processus andin d’intégration régionale au regard du régionalisme en Amérique latine1. Afin de tracer la trajectoire du processus, il faudra, tout d’abord, préciser les conditions qui ont marqué la genèse de la CAN pour ensuite analyser le passage d’une intégration économique de type développementaliste à un régionalisme ouvert sur l’économie mondiale. Les champs, politique et institutionnel, seront également explorés dans le but de comprendre les logiques sur lesquelles est fondé le fonctionnement de la CAN. En guise de conclusion, quelques réflexions seront avancées autour de la place de l’intégration andine dans le régionalisme latino-américain contemporain.
1. L’intégration régionale pour le développement
3Les premières conceptualisations de la coopération et de l’intégration régionale prennent forme en Europe et en Amérique latine, vers la fin des années 1940. Alors qu’en Europe la Seconde Guerre mondiale est propice à une interrogation sur les conditions de la paix2, en Amérique latine, la réflexion porte sur les caractéristiques de son développement social, industriel et économique. L’argentin Raul Prebisch, secrétaire général de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) au moment de sa création en 1948, propose ainsi de stimuler la coopération intergouvernementale et l’industrialisation en la liant au protectionnisme afin de mettre fin à l’échange inégal et à la détérioration des termes de l’échange propres aux structures économiques mondiales. Selon son analyse, la stratégie d’industrialisation substitutive d’importations doit être mise en œuvre à l’échelle régionale et faire l’objet d’une planification soucieuse de complémentarité3. Pendant les années 1950 et 1960, la CEPAL considère la coopération et l’intégration régionales comme des moyens de surmonter les obstacles au développement socio-économique. En d’autres termes, l’intégration est conçue comme une méthode pour sortir l’Amérique latine du «sous-développement».
4Les réflexions issues de la CEPAL jouèrent un rôle de premier plan dans le dynamisme politique des latino-américains sur la scène économique internationale et dans la création d’accords d’intégration. Ainsi, le premier programme de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) fut celui de la CEPAL4. Sous l’égide des orientations de cette organisation et de la conviction que tant que l’Amérique latine sera divisée elle demeurerait «sous-développée» et sans aucune influence dans les négociations économiques globales, furent créés l’Association latino-américaine de libre-échange (ALALC) et le Marché commun centre-américain (MCC), au début des années 1960. L’ALALC, qui visait à instaurer une zone de libre-échange à travers des négociations sélectives, permit une réduction significative des droits de douane. Cependant, elle rencontra rapidement des difficultés en raison d’une organisation précaire et de l’extrême hétérogénéité des pays membres en matière de développement économique. L’Argentine, le Brésil et le Mexique ayant une base industrielle plus grande et des marchés plus larges que les autres pays associés, la libéralisation des échanges commerciaux risquait de n’être profitable qu’à ces trois pays. De plus, la structure même de l’ALALC – composée d’une Conférence des parties membres, d’un Secrétariat et d’un Comité exécutif – ne permettait pas de surmonter les trois obstacles auxquels elle était confrontée : la répartition des bénéfices, le mode de prise de décision et de négociation et l’absence d’un organe judiciaire5.
5Dans ce contexte, en janvier 1965, le président chilien Eduardo Frei Montalva demanda à quatre économistes de renom, l’argentin Raul Prebish (directeur de la CNUCED), le vénézuelien José Mayorbe (secrétaire de la CEPAL), le chilien Felipe Herrera (président de la Banque interaméricaine de développement) et le colombien Carlos Sanz de Santa Maria (secrétaire du Comité interaméricain de l’Alliance pour le Progrès), de lui soumettre des propositions concrètes pour redémarrer l’intégration latino-américaine. Les économistes suggérèrent la mise en place d’«institutions centrales fortes», ainsi que la création d’un organisme destiné au financement de projets d’investissements communs. Ils insistèrent également sur la nécessité de définir une nouvelle façon d’abaisser les tarifs et d’encourager l’entente d’un développement régional6. Néanmoins, leurs propositions ne furent pas été suivies d’effets dans la transformation de l’ALALC. C’est au cours de ce blocage que le processus andin d’intégration fut initié.
6Les gouvernements andins, insatisfaits par la lourdeur de l’ALALC et par son incapacité de mettre en œuvre les recommandations des économistes, choisirent de s’associer7. Leurs raisons reposaient sur des considérations économiques. Créer un marché régional permettrait d’exploiter les économies d’échelle et offrirait la possibilité aux entrepreneurs d’entrer dans un mode concurrentiel en bénéficiant d’une meilleure et plus efficace utilisation de la terre, du travail et du capital. D’ailleurs, une organisation sous-régionale renforcerait l’intégration latino-américaine. Face à un éventuel échec de l’ALALC, les pays andins disposeraient d’un moyen propre pour renforcer leurs négociations avec le reste du monde8. Outre l’intérêt porté aux négociations dans la CNUCED, l’ensemble des pays latino-américains s’inquiétaient du protectionnisme commercial des États-Unis et de l’avenir de leurs exportations, agricoles notamment, vers la Communauté économique européenne (CEE)9. Cependant, si les mandataires andins voulaient indubitablement renforcer la mise en place des idées issues de la CEPAL, l’intégration andine ne fut pas, contrairement à une idée reçue, le résultat des actions des técnicos (technocrates) mais d’une initiative d’hommes politiques10. Dans la configuration de l’intégration andine, le rôle des technocrates fut subordonné à celui des politiciens11.
7Le 15 août 1966, le président colombien, Carlos Lleras Restrepo, convoqua à Bogota ses homologues chilien, équatorien, péruvien et vénézuélien. Le Chilien, Frei Montalva, et le président vénézuelien, Raul Leoni, répondirent positivement à l’appel, alors que le Péruvien, Fernando Belaunde Terry et l’Équatorien, Clement Yerovi Indaburu, envoyèrent leurs représentants. La réunion donna naissance à la «Déclaration de Bogota», qui comprenait d’une part un «plan d’action immédiate» afin de mettre en œuvre, dans le cadre de l’ALALC, une intégration économique et, d’autre part, la création d’une «Commission mixte de travail».
8En août 1967, le régime militaire bolivien de Rene Barrientos annonça son adhésion au processus andin d’intégration. Trois mois après, une délégation bolivienne participa aux séances de la commission mixte et défendit la position de tenir compte des différents niveaux de développement des pays membres. Cette proposition, soutenue par le gouvernement équatorien de José María Velasco Ibarra, fut adoptée sans discussion car elle était similaire aux plaidoiries chilienne et colombienne au sein de l’ALALC pour la mise en place des mesures spéciales aux pays de marché intermédiaire. À partir de ce moment, l’Équateur et la Bolivie bénéficièrent d’un traitement préférentiel à l’intérieur de l’intégration andine. Ils dévirent de fervents défenseurs de l’idée de maintenir, dans toute politique concernant l’intégration régionale, un traitement différencié en fonction du degré de développement socio-économique des pays membres. La même année, dans le cadre de la commission mixte, des représentants de la Bolivie, du Chili, de la Colombie, de l’Équateur, du Pérou et du Venezuela, conçurent la Corporation andine de développement (CAF), chargée de financer des projets régionaux. En février 1968, la commission mixte se transforma en une assemblée, la Junta qui, lors de sa réunion en janvier 1969, nomma un groupe d’experts chargés de préparer un accord régional. Les experts ne prirent que quatre mois pour présenter le projet du traité. Le peu de temps consacré aux négociations s’explique par la méthode choisie : ils travaillèrent en vase clos ne permettant aux entrepreneurs de réviser le traité qu’après sa présentation aux membres de la Junta12.
9À l’instar de l’ALALC, où les pays membres étaient divisés en catégories en fonction de leur poids économique, l’intégration andine se composa par des économies hétérogènes. Des difficultés apparurent rapidement dans les pourparlers en raison d’intérêts nationaux divergents. Les gouvernements des deux pays les plus avancés industriellement, le Chili et la Colombie, cherchèrent une mise en place diligente de l’intégration régionale. Ils étaient soutenus par la Bolivie et l’Équateur, pays bénéficiant d’avantages dans le temps et la façon d’appliquer les obligations. Mais le Pérou et le Venezuela, pays d’une taille économique et industrielle intermédiaire, considéraient qu’une libéralisation du commerce trop rapide portait atteinte à leurs industries. Malgré ces difficultés, en mai 1969, des représentants de la Bolivie, de la Colombie, du Chili, de l’Équateur et du Pérou signèrent l’Accord de Carthagène, plus connu sous l’appellation de Pacte andin ou Groupe andin ; le gouvernement vénézuélien quant à lui reporta son adhésion à 197313.
10L’Accord de Carthagène institutionnalisa la Junta, comme son organe exécutif autonome. Il créa aussi une Commission, composée par les ministres du Commerce des pays signataires et chargée d’établir les normes, ainsi qu’un Comité social et économique, comme organe consultatif de la Junta. Lima, la capitale péruvienne, fut désignée comme siège du nouvel organisme régional qui se dota d’une prise de décision à la majorité de deux tiers et les ministres des Affaires étrangères entamèrent des réunions à titre informel. Ce cadre institutionnel était sans doute inspiré de la CEE. D’ailleurs, les théoriciens de l’intégration européenne considéraient la possibilité que d’autres régions reproduisent le modèle européen14. Mais franchir le pas pour affirmer que le Groupe andin fut modelé selon la CEE15, nous laisse au bord du réductionnisme. Les décideurs politiques à l’origine de l’intégration andine avaient davantage à l’esprit les problèmes concrets du processus latino-américain d’intégration que la reproduction du modèle européen.16 Le dispositif organisationnel andin visait non seulement à établir une intégration économique sous-régionale mais aussi à éviter les obstacles érigés par le fonctionnement de l’ALALC.
11Or, le Pacte andin ne s’est écarté ni du mouvement de l’intégration d’un marché latino-américain, ni du courant cherchant à consolider la région dans les négociations économiques mondiales. En juillet 1969, l’ALALC donna son approbation au nouvel accord régional. Trois mois plus tard, les ministres andins des Affaires étrangères ratifièrent un des objectifs consignés dans l’Accord de Carthagène : celui-ci constituait un moyen de favoriser la création d’un marché commun sous-continental17. En mai 1969, simultanément à la fondation du Groupe andin, fut signée au Chili la déclaration Consenso Viña del Mar dans laquelle les gouvernements d’Amérique latine insistaient sur l’impératif d’une coopération des pays de la région dans les enceintes internationales et sur leur détermination de créer un marché commun afin de favoriser le développement et la croissance économique18. À partir de cette année-là, le double objectif d’intégration économique et du développement dans la région andine, se matérialisa par une stratégie constituée de procédés à la fois innovateurs et traditionnels.
2. Stratégies de l’intégration économique
12En adoptant l’Accord de Carthagène, les gouvernements andins ne se contentaient de se doter d’institutions politiques (la Junta et la Commission) et économiques (la CAF). Ils s’engagèrent également à harmoniser leurs politiques commerciales ainsi qu’à créer une zone de libre-échange et une union douanière, basée sur un «tarif extérieur minimum commun», au plus tard en 1980 pour la Colombie, le Chili et le Pérou, et en 1985 pour la Bolivie et l’Équateur. À ces méthodes classiques de libéralisation commerciale, les membres du Pacte andin ajoutèrent la mise en place de programmes industriels sectoriels basés sur une politique de substitution aux importations traditionnelles. Mais l’innovation la plus significative relevait du plan financier.
13En 1970, la Commission andine adopta la décision 24 qui accordait une préférence aux capitaux et entreprises andins19. Favorisant le marché interne et la substitution des importations, le régionalisme se voulait un processus fermé. Ce choix avait pourtant un contenu manifestement politique et stratégique. D’une part, la conviction que le libre commerce seul ne conduisait pas à l’intégration demandait la protection et l’encouragement d’une industrie régionale. D’autre part, l’interprétation selon laquelle un marché commun naissant allait attirer des multinationales qui seraient les premières à tirer profit des opportunités d’un marché élargi au détriment des capitaux locaux et de la souveraineté économique des pays andins. Ainsi, la dependencia ne pourrait diminuer qu’avec un contrôle régional des investissements étrangers20. Sous cet angle, la décision 24 promouvait avant tout une nouvelle forme d’association avec les multinationales, un moyen de redéfinir «les règles du jeu»21.
14À n’en pas douter, la politique volontariste d’intégration andine obtint des aboutissements concrets et ses décisions furent même imitées. L’Argentine, le Brésil et le Mexique suivirent les principes et moyens de la décision 24. En 1973 fut créée la Communauté des Caraïbes (Caricom, acronyme anglais) octroyant un traitement préférentiel à ses membres moins développés économiquement. Les normes andines relatives au transfert technologique devinrent des sources d’inspiration pour d’autres pays latino-américains et l’expérience andine incita un projet de régulation mondiale du commerce de technologie qui ne fut pas pourtant mis en marche22. Pendant la première moitie des années 1970, le commerce intra-régional augmenta significativement en raison d’une rapide diminution des droits de douane. De plus, les programmes sectoriels de développement favorisèrent une réorientation industrielle vers les produits de consommation. Mais malgré ces avancées, l’intégration régionale fut par la suite affectée par des facteurs internes et externes.
15Aux conflits frontaliers entre le Pérou et l’Équateur ainsi qu’entre le Venezuela et la Colombie s’ajouta un du non-respect des obligations dérivées des institutions andines. L’union douanière fut reportée et les projets conjoints retardés. En outre, la décision 24 et le régime commun qui en découlèrent, provoquèrent des réactions antagonistes du gouvernement, des banques et des entreprises des États-Unis23. Par ailleurs, en 1973, un coup d’état militaire éclata au Chili qui contesta rapidement de nombreuses applications communautaires et annonça trois ans plus tard son retrait du processus d’intégration. Pourtant, à la fin des années 1970, le régionalisme andin expérimenta un approfondissement structurel. En 1976, le Fonds andin de réserves (FAR) fut créé afin d’attribuer des crédits aux pays membres rencontrant des difficultés de balance des paiements. Cette même année, le gouvernement vénézuélien invita les pays membres à réitérer leur engagement avec l’intégration. L’invitation fut lancée juste une année après la création du Système économique latino-américain (SELA), l’organisme régional qui, impulsé par le Venezuela et le Mexique, fut chargé de stimuler la coopération régionale pour le développement économique et de favoriser l’adoption de positions communes vis-à-vis des tiers et des organisations internationales.
16Trois ans après, les présidents andins signèrent deux documents en vue de dynamiser les processus d’intégration. Le premier, le Mandant de Carthagène, marqua le début des sommets présidentiels andins ainsi que la formalisation de la coopération politique confiée aux ministres des Affaires étrangères. Cependant, tant cette coopération ministérielle que les réunions présidentielles demeurèrent hors des institutions régionales. Le deuxième document signé créa le Tribunal andin de justice. Les pays membres décidèrent également de mettre en place un Parlement régional, un Comité du travail et un Comité d’entrepreneurs, tous les trois sous un statut d’organe consultatif. Ils signèrent aussi des accords de coopération nommés «Andrés Bello» relatifs à l’éducation et à la culture ; «Hipólito Unanue», à la santé et «Simón Rodrigues» au travail. Le choix de réformes institutionnelles en vue d’encourager l’intégration de la région était généralisé. En 1980, sous l’égide des pays du Cône Sud-américain, l’ALALC se transforma en l’Association latino-américaine de développement industriel, équipée d’un mandat souple pour établir progressivement un marché commun, et quatre ans plus tard, la CEPAL inclura les pays de la Caraïbe pour devenir Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Toutefois, au cours des années 1980, l’affermissement des structures de coopération politique ne se traduira ni dans l’approfondissement des échanges latino-américains ni dans la mise en place d’un tarif externe commun au sein du Groupe andin. Au contraire, une régression se produisit avec l’adoption de restrictions au commerce réciproque.
17Le désordre macroéconomique des années 1980 dans la zone fut encadré par la crise qui influença la balance des paiements en raison de l’augmentation des prix du pétrole et par l’énorme dimension de la dette extérieure qui frappa toute l’Amérique latine. En 1983, sur les 336 milliards de dollars qu’atteignait l’endettement latino-américain, les pays andins en concentraient 20 %24. En outre, la décision prise par le gouvernement mexicain en 1982 de ne pas rembourser sa dette extérieure eut un effet boule de neige dans toute la région. À Quito, à Caracas et à Carthagène, les gouvernements andins organisèrent des conférences latino-américaines sur la négociation du paiement de la dette25. En 1988 le FAR, qui avait connu des résultats favorables, s’élargit à toute la région pour devenir le Fonds Latino-américain de réserves (FLAR). Pourtant, le bras de fer avec les créanciers – dont les gouvernements étaient placés en position dominante dans les structures financières mondiales – était de taille et l’Amérique latine échoua à coordonner une position commune pour négocier ses obligations.
18Pourtant, dans le contexte de fin des dictatures sud-américaines et des guerres centre-américaines, l’intégration andine rentra sur les devants de la politique internationale avec le lancement d’un mécanisme de concertation politique innovateur en Amérique latine. En 1979, à l’occasion de la crise politique au Nicaragua, les ministres andins des Affaires étrangères s’accordèrent pour agir en bloc et défendre la souveraineté du pays. Deux ans plus tard, cette coopération politique régionale fut mise à l’épreuve avec le coup d’État en Bolivie et, en 1983, ses principes furent repris par deux pays membres – la Colombie et le Venezuela – et par le Mexique et le Panama pour créer le Groupe de Contadora afin de participer aux efforts de paix en Amérique centrale. La multiplication des adhésions latino-américaines à cette coopération politique donna lieu à la création, en 1986, du Groupe de Rio, mécanisme permanent de consultation avec lequel l’intégration et la coopération latino-américaines entrèrent de nouveau au cœur du débat politique. Bien qu’éloigné des institutions et des expériences régionales en marche, le Groupe de Rio proclama clairement, dès sa fondation, ses objectifs d’intégration et de coopération entre ses membres à partir «d’un vigoureux développement économique et social de la région». Il revint également sur la nécessité de trouver des positions communes dans les espaces multilatéraux26.
19Or, fin des années 1980, le régionalisme se transforma pour répondre à la logique de l’économie internationale et aux crises nationales. L’ensemble des pays latino-américains adoptèrent individuellement des programmes dits d’«ajustement structurel» pour faire face aux problèmes de crédits et d’endettement27. Ces mesures furent le prélude de la nouvelle orientation où la libéralisation économique et la diminution de tout interventionnisme dans le marché et l’encouragement de l’initiative privée devinrent des pôles intégrateurs des pratiques politiques. Bien que l’interprétation de ces raisonnements soit souvent réduite à un schéma simplificateur de mesures «imposées» à la région par les principaux acteurs et/ou agencements de l’économie mondiale, il s’agissait plutôt d’un processus complexe par lequel des orientations particulières du politique et de l’économie entraînèrent un consentement au niveau global28.
20En Amérique latine, le nouveau credo universel porte aussi des contenus stratégiques. L’idée selon laquelle le commerce intra-régional et le développement industriel local seraient des axes centraux dans la création d’un marché commun, se voit peu à peu déplacée au profit d’une autre qui désigne les investissements et les exportateurs comme les pivots, à long terme, du développement socio-économique et d’un commerce complémentaire. Ainsi, l’année 1987 fait date dans le processus andin d’intégration régionale. En mai, ses membres signent à Quito un protocole qui, reformant l’Accord de Carthagène, énonce deux décisions fondamentales. La première tient à ratifier la volonté de créer une zone de libre-échange et adopter un tarif extérieur commun. La seconde vise à permettre aux pays membres de conclure des accords bilatéraux avec des tiers. De plus, cette année-là, une particularité majeure des transformations de la stratégie andine est la dérogation de la décision 24 et la mise en place d’un nouveau régime qui donne de l’autonomie aux économies nationales pour l’élaboration de leurs propres normes sur la régulation des investissements et le transfert de technologie. Ces modifications sont à l’origine de l’intégration régionale qui est conçue au tournant des années 1990.
3. L’articulation du régionalisme avec l’économie et la politique globales
21En janvier 1992, les membres de l’Accord de Carthagène honorent leur dernier engagement visant à créer une zone de libre-échange, bien qu’incomplète. Ils fixent également un tarif externe commun, à quatre niveaux (5 %, 10 %, 15 %, 20 %) pour mettre en place une union douanière imparfaite à partir de l’année suivante et adoptent une décision qui laisse des marges d’autonomie à chaque pays membres dans ses négociations avec les partenaires latino-américains. Ces pas en avant de l’intégration vont de pair avec des programmes nationaux de libéralisation du commerce extérieur et des marchés, de dérégulation financière et de privatisations. Il s’agit là de l’approche adoptée aussi bien par le régionalisme latino-américain que par celui issu d’autres continents. En 1991, les pays membres du Caricom s’accordent sur un tarif externe commun et le MCC crée de nouvelles institutions régionales. Simultanément, est signé le traité instituant le Marché commun du sud (Mercosur) où la mise en place dès le départ d’un échéancier automatique de réduction tarifaire débouche rapidement sur la création d’une union douanière. Ainsi, parallèlement au zèle de déréglementation et de libéralisation des marchés qui s’opère dès les années 1980, se produit une relance de l’intégration. La nouvelle stratégie mise en marche – d’intégration régionale et d’ouverture économique des États membres – est baptisée par la CEPAL de «régionalisme ouvert»29. Autrement dit, si le poncif soutient que la reprise latino-américaine de l’intégration régionale au début des années 1990 a une nouvelle fois trouvé son origine dans la CEPAL, cet organisme systématise les caractéristiques des processus en marche depuis la décennie précédente.
22L’ouverture du régionalisme se traduit dans un renforcement de ses liens avec les pôles de l’économie mondiale et dans une augmentation significative du commerce intra- régional. Entre 1989 et 1995, la valeur des échanges au sein de l’intégration andine est multipliée par quatre. Dans un contexte d’application uniforme d’un tarif externe commun imparfait, d’harmonisation des règles et de régimes douaniers, la proportion des échanges interrégionaux dans le commerce total atteint 12,7 % en 1995, alors qu’elle n’avait jamais dépassé les 5 %. En fait, cette année-là l’intégration commerciale atteint son plus haut niveau depuis sa création30. Les réformes économiques rendent la zone andine attractive pour les entreprises extrarégionales mais ce sont moins les échanges commerciaux que les investissements qui en ont bénéficié. En effet, en raison de la déréglementation de capitaux et des privatisations, les investissements directs étrangers (IDE) augmentent31. En comparaison avec d’autres groupements régionaux latino-américains, les membres de l’intégration andine voient croître sensiblement leurs revenus en IDE, avec les États-Unis et l’Union européenne (UE) comme principales sources32.
23Si la nouvelle forme d’intégration régionale ne prône plus la fermeture économique aux échanges internationaux mais l’ouverture au monde, à partir de 1990 les actions concertées des membres de l’Accord de Carthagène ne se limitent pourtant pas à la libéralisation économique et à l’intégration commerciale. Depuis, l’intégration régionale s’est complexifiée en incorporant progressivement d’autres thèmes de coopération : la citoyenneté, les droits économiques et sociaux, la diversité culturelle ou la lutte contre la criminalité internationale33. Bien que le régionalisme andin reste formellement inscrit dans des problématiques de portée globale, telles que «la démocratie cosmopolite», «l’émergence de la société civile», «la protection de l’écosystème mondial», c’est particulièrement dans la lutte contre le trafic illicite de stupéfiants, un champ incontournable de la politique mondiale, que les pays andins se concertent. Rapidement, une initiative lancée par les présidences se concrétise au niveau de la coordination et de la coopération entre les services concernés des gouvernements.
24En 1990, le double constat du traitement commun appliqué aux exportations andines par les États-Unis et l’UE et le phénomène de violence issue de la production et le commerce illicites de cocaïne dans les pays andins, conduisent ces derniers à demander l’ouverture des marchés étasunien et européen pour les exportations licites andines. La logique andine étant que les pays destinataires du trafic illicite de cocaïne sont obligés de contribuer dans la compensation des problèmes sociaux et économiques engendrés par la «lutte anti-drogue» dans les Andes, et que l’ouverture aux exportations andines est un moyen indiscutable pour un tel dédommagement puisqu’elle permettrait de contribuer au renforcement des économies andines. C’est là que réside l’origine des préférences commerciales demandées par les présidents andins34, octroyées par les États-Unis et l’UE. Jusqu’au milieu des années 2000, l’octroi, la défense et l’extension de ces privilèges commerciaux, au titre de la «lutte anti-drogue», obligent les pays andins à construire une diplomatie commerciale commune auprès de Washington et Bruxelles.
25Les relations extérieures s’imposèrent comme un domaine clé des processus de «régionalisme ouvert». Les pays andins en prirent acte en 1996 en opérant une réforme institutionnelle par la signature du Protocole de Trujillo qui modifia le traité fondateur afin de renforcer la volonté d’une intégration au-delà des questions commerciales, leur permettant ainsi d’agir collectivement sur la scène mondiale. Le processus régional fut baptisé Communauté andine, la Junta se transforma en Secrétariat et le rôle des présidents, situé jusque-là en dehors des structures organisationnelles, fut institutionnalisé avec la création du Conseil présidentiel andin, de même que le fut la participation des ministres des Affaires étrangères avec le Conseil des ministres des Affaires étrangères doté de pouvoirs législatifs. De plus, le Protocole de Trujillo revint sur les objectifs «d’adopter des positions communes dans les conférences et les organisations internationales» et «d’approfondir l’intégration avec les autres groupements régionaux d’Amérique latine». Désormais, l’intégration andine octroya aux pays membres les instruments juridiques nécessaires au développement d’une coopération multidimensionnelle et de pourparlers à mener en bloc avec le Mercosur, l’UE et dans le cadre du projet d’une zone de libre-échange pour les Amériques (ZLEA), lancé à l’initiative des États-Unis.
26En 1996, soit une année après l’entrée en vigueur du tarif externe commun (avec un régime d’exception), les représentants de la CAN et du Mercosur s’accordèrent pour mettre en place une zone de libre-échange qui, en dépit d’être limitée à l’Amérique du Sud, dévoila la persistance de l’objectif régional d’une intégration latino-américaine. Sur le plan interne, un succès du processus régional fut de contribuer à la conciliation entre le Pérou et l’Équateur qui s’étaient opposés par les armes pendant un mois en 1995. Par ailleurs, cette même année, la CAN et l’UE lancèrent le «dialogue spécialisé de haut niveau en matière de drogues» afin de contrer le trafic illicite de stupéfiants. Et l’année suivante, Andins et Européens structurèrent la réalisation de réunions régulières dans le cadre d’un processus interrégional entamé en 1983. Toutefois la véritable nouveauté d’une action coordonnée se trouvait dans les négociations de la ZLEA, pendant lesquelles les pays andins sont parvenus à défendre une position commerciale commune, notamment entre 1998 et 200335. Avec les États-Unis, la CAN a créé, en 1998, un Conseil du commerce et des investissements qui s’est réuni une fois, en 1999, mais n’a pu être réactivé malgré l’insistance des pays andins jusqu’à 2003.
27Si entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 il se produit une forte chute des investissements, sur une perspective à long terme l’approche du régionalisme ouvert encouragea au sein de la CAN l’augmentation du commerce intra et extra régional et une transformation de la structure industrielle des pays membres36. Dans ce cadre d’essor de l’intégration commerciale, la CAN établit, en 1999, les objectifs, les critères et les mécanismes d’une «politique extérieure commune». En 2002, le Conseil présidentiel fixa à l’année 2005 la mise en place d’un marché commun. Toutefois, le tarif externe commun n’entra jamais en vigueur, tout comme l’objectif d’une zone andine de libre-échange. En fait, depuis le début des années 2000, autant le processus interne que l’agenda externe de la CAN ont été différés en raison de divergences politiques entres ses pays membres.
4. La dimension politique dans le régionalisme andin
28L’homogénéité politique n’a pas été une caractéristique du régionalisme andin. L’idée d’un groupement sous-régional andin au sein de l’ALALC est partie d’une initiative du président chilien Frei Montalba et de son homologue colombien, Lleras Restrepo, tous deux intéressés par une intégration en vue de mener à bien leurs reformes socio-économiques. Ils furent successivement rejoints dans leur projet par les présidents du Venezuela, Rafael Leoni ; du Pérou, Fernando Belaunde ; et ensuite par le président équatorien Velasco Ibarra et le régime militaire bolivien. Cependant, si les gouvernements andins étaient prêts à accepter la création d’institutions supranationales afin d’accélérer l’intégration, le projet intégrationniste provoquait des craintes et des critiques chez les entrepreneurs37. Ainsi, peu avant la signature de l’Accord de Carthagène, le gouvernement vénézuélien, sous pression du secteur privé, annonça qu’il reportait sine die son adhésion, et le Pérou bascula dans une dictature, sous le mandat du général Velasco Alvarado qui prôna un changement révolutionnaire et nationaliste38. Le projet d’Alvarado, peu soucieux des questions économiques, trouva un soutien dans le nouveau gouvernement chilien de Salvador Allende et dans les régimes militaires du général «gauchiste» Juan José Torres, en Bolivie, et le «nationaliste et révolutionnaire» général Guillermo Rodriguez en Équateur. Du côté de la Colombie et du Venezuela, les alternances politiques amenèrent des gouvernements respectivement conduits par Misael Pastrana et Rafael Caldera qui se prononçaient en faveur de réformes économiques et sociales modérées. Peu de temps peu après sa création, deux camps émergèrent au sein de l’intégration régionale andine : d’une part trois régimes radicaux et de l’autre deux réformistes.
29En 1976, la décision de la dictature chilienne de renoncer à son adhésion à l’intégration andine n’entraîna pas la sortie des régimes militaires instaurés en Bolivie, en Équateur et au Pérou. Mais un autre clivage politique émergea. Le général péruvien Velasco Alvarado fut renversé par Morales Bermudez, un autre militaire moins révolutionnaire et plus centriste. En Bolivie, le général Hugo Bazner, proche des milieux conservateurs, chassa du pouvoir le général Torres39. Les dissemblances politiques ne changèrent guère et pendant les années 1970, l’intégration andine continua d’être soutenue par des régimes militaires (en Bolivie, en Équateur et au Pérou), des démocraties (en Colombie et au Venezuela) et deux institutions : la Junta, l’organe exécutif totalement autonome à l’égard des gouvernements, et la Commission, détentrice du pouvoir législatif.
30Les divergences idéologiques frappèrent certainement l’objectif de mettre en place un développement commun des pays andins. Cependant, au cours de la décennie 1970, malgré la complexité politique des rapports entre les pays membres, l’intégration économique offrit toujours des profits à chacun des pays andins, raison pour laquelle leur économie nationale supporta, en dépit de ses imperfections, le processus d’intégration40. Or, la sollicitation pour plus d’intégration qui émergea chez les entrepreneurs, dont témoigne le cas vénézuélien41, n’a pourtant pas été satisfaite par les institutions andines mais par les responsables de l’ordre politique. En 1976, en réaction à la crise provoquée par le retrait du Chili, le président vénézuélien Carlos A. Pérez invita ses homologues andins à réitérer leur engagement pour l’intégration. Deux ans après, lors de l’investiture du président colombien Julio C. Turbay, les présidents et les représentants des régimes militaires consignèrent dans une déclaration leur intérêt pour approfondir l’association régionale. Plus tard, à l’occasion du dixième anniversaire de l’Accord de Carthagène, le régionalisme andin se dota d’un Tribunal de justice propre qui visa deux objectifs : homogénéiser l’interprétation des règles et garantir que les normes entrent en vigueur simultanément dans les pays membres. Ainsi, pendant la première décennie de l’intégration andine se configurèrent deux caractéristiques dominantes dans la CAN. D’une part, d’institutions d’orientation supranationale et, d’autre part, l’essor de l’intégration par l’entente entre présidents, accompagnés par le soutien des entrepreneurs quand ils tirent parti du processus.
31Or, pendant la première moitie des années 1980, ni la coordination politique entre les chefs de gouvernements ni les institutions régionales ne se sont révélées comme des moyens pour faire face au coup de la dette publique extérieure sur les économies nationales. Certes, en 1982, lors de l’investiture du président colombien Belisario Betancur, une deuxième «Déclaration de Bogota» annonça la décision d’«imprimer un nouveau dynamisme à l’intégration». En décembre 1983, l’association andine acquit son autonomie juridique et souscrit un accord avec la CEE. De plus, la Commission andine signa un «mémorandum d’entente» avec les États-Unis dans les domaines du financement, du commerce et du transfert de technologie42. Cependant, ces événements relevèrent moins d’une dynamique d’intégration que d’une force d’inertie. L’arrivée des capitaux et de l’activité commerciale diminua fortement et entraînera des positions protectionnistes dans toute la région. Par effet direct, l’intégration et les échanges intra-andins ont été frappés. En outre, les institutions régionales ne furent pas sollicitées lors des conférences latino-américaines sur le problème de la dette extérieure, organisées entre 1983 et 1984 par les gouvernements de l’Équateur, de la Colombie et du Venezuela. Aux problèmes économiques de la région s’ajoutèrent des conflits sociaux et des problèmes de violence politique, liés souvent à la production et au trafic illicites des stupéfiants, en Bolivie, en Colombie et au Pérou43.
32Le redémarrage du fonctionnement du régionalisme andin revint aux présidents réunis à Quito en 1987. La nouveauté fut que les agents économiques soutinrent rapidement la reprise politique de l’intégration. Dans les Andes, à l’instar du reste de l’Amérique latine, le processus de régionalisme ouvert comportait, en effet, trois particularités : la participation des technocrates régionaux dans le soutien des rapports entre les États et les agents non-étatiques ; l’entrée tardive dans le processus des acteurs sociaux ; et l’hégémonie du secteur privé dans l’expansion du marché régional44. Conséquence de sa propre logique, le régionalisme façonna une autre de ses spécificités : la marche de l’intégration andine demeura articulée entre la politique et l’économie mondiale. L’augmentation des échanges intra-régionaux demeura très faible en comparaison du commerce extrarégional des pays membres45. Pourtant, si à la fin des années 1990, la Politique extérieure commune andine vit le jour, au seuil du 21e siècle, les négociations de la CAN avec ses deux principaux partenaires commerciaux – les États-Unis et l’UE46 – se restreignirent en raison des divergences politiques entre les pays andins.
33La fin anticipée de plusieurs gouvernements en Équateur et Bolivie, la transition politique au Pérou après dix ans du «fujimorisme», la tentative de coup d’État au Venezuela, et la recrudescence du conflit armé en Colombie, bâtirent le contexte des désaccords andins autour du modèle politico-économique basé sur l’ouverture au commerce mondial et sur la limitation de la participation de l’État dans l’économie. Aussi, en 2003, la Colombie, l’Équateur et le Pérou optèrent ensemble pour un accord de libre-échange avec les États-Unis. La Bolivie participa comme observateur et le Venezuela s’écarta du processus. La situation se dénoua au Conseil des ministres des Affaires étrangères qui, à l’instar de ce qui avait été prévu auparavant pour les États latino-américains en 1992, autorisa par la décision 598 de 2004 les négociations commerciales bilatérales avec tout État tiers. Parallèlement, le Secrétariat de la CAN tenta sans succès de créer un espace de débat afin d’enrayer les divergences. Ces actes dévoilèrent que, contrairement à une idée largement répandue, le parti pris par certains États andins de négocier un accord de libre-échange avec les États-Unis ne s’est pas fait à l’insu des institutions de la CAN.
34Or, la décision 598 garantit la primauté du droit communautaire sur les dispositions contenues dans les accords commerciaux souscrits avec les pays tiers. Ainsi, les négociations avec les États-Unis provoquaient des altercations parce qu’elles affectaient les acquis du droit andin dans des thèmes comme l’agriculture ou la propriété intellectuelle. En 2005, la division andine se confirma durant le sommet des Amériques quand la Colombie, l’Équateur et le Pérou, soutinrent l’initiative des États-Unis de relancer les négociations pour la création de la ZLEA, à laquelle le gouvernement vénézuélien d’Hugo Chavez s’opposa vigoureusement. En 2006, le nouveau gouvernement bolivien d’Evo Morales adhéra à la position vénézuélienne, alors que la Colombie, l’Équateur et le Pérou abandonnèrent l’intention de coordonner leurs positions face aux États-Unis pour continuer les négociations séparément. Seuls le Pérou et la Colombie décidèrent de signer des traités de libre-échange avec les États-Unis, décision qui provoqua le retrait du Venezuela de la CAN.
35Face à l’UE, la situation fut similaire. En 2003, la CAN avait signé un accord de dialogue politique et de coopération avec l’UE incluant le projet d’une zone de libre-échange. Mais fin 2006, le rapport de force entre deux champs politiques définis dans la CAN fut défavorable au processus interrégional. D’un côté, les gouvernements des présidents Alan Garcia au Pérou, et Alvaro Uribe en Colombie promouvant le déploiement intégral des négociations commerciales avec la Commission européenne. De l’autre, les gouvernements d’Evo Morales et du président équatorien Rafael Correa, œuvrant pour une négociation graduelle avec Bruxelles et soucieuse de mettre en avant les asymétries socio-économiques entre les membres de la CAN. La Colombie et le Pérou insistèrent pour entamer des négociations bilatérales avec la Commission européenne, alors que la Bolivie et l’Équateur, s’opposèrent à l’accord commercial proposé par l’UE. Finalement, Bruxelles souscrit à la proposition de la Colombie et du Pérou de négocier bilatéralement un accord de libre-échange.
362008 marqua un coup d’arrêt dans le processus régional andin, lorsque le gouvernement d’Alvaro Uribe décida d’attaquer un campement de guérilla colombienne sur le territoire équatorien provoquant une grave crise diplomatique de dimension latino-américaine. Les nouveaux gouvernements d’Ollanta Humala au Pérou et Juan Manuel Santos en Colombie pourraient annoncer un nouvel alignement du champ politique avec la Bolivie, l’Équateur et le Pérou sur le même camp idéologique. Or, malgré la baisse d’intensité dans le processus d’intégration au cours des dernières années et d’éventuelles différences politiques à l’avenir, la CAN et ses pays membres demeurent toujours des moteurs du mouvement de régionalisme latino-américain.
5. La Communauté andine dans le régionalisme d’Amérique latine
37Pendant la dernière décennie, l’extrême fragilité des liens politiques entre les membres de la CAN s’est accompagnée d’une dynamique activité des institutions régionales. La politique extérieure andine a mis en place un réseau de fonctionnaires chargés de préparer en amont les décisions concernant les négociations commerciales et les affaires de politique extérieure. Entre 1996 et 2005, ont été pris 625 décisions qui représentent 61 % du total des décisions adoptées depuis 196947. Pendant la même période, sur un total de 172 cas de non-respect de normes traités par les institutions andines, 78 % ont été rectifiés48. En 2004, le Secrétariat général a favorisé une discussion autour du modèle de développement des pays andins et promu la coordination de leurs positions face à la réforme des Nations unies. Certes, ces actions n’ont guère eu de succès, mais elles illustrent la portée du fonctionnement du Secrétariat. Son travail a aboutit à nombreuses initiatives similaires, de nature propositionnelle, entre 1997 et 201049. Le Tribunal andin de justice, l’autre institution autonome, a lui aussi connu une hausse sensible de son travail dès 2000. Depuis lors, il a rendu quelque 1 200 interprétations préjudicielles. L’expérience dévoile que lorsque les pays ont fait appel au mécanisme de sanction, il a été possible de trouver des solutions au non-respect de normes communautaires, notamment commerciales50. De plus, grâce à la crédibilité et au succès de ses projets de financement, la CAF a vu augmenter ses pays actionnaires de 12 à 19 entre 2001 et 2010. Et entre 2003 et 2007, ses opérations sont passées de 3 303 à 6 607 millions de dollars51. À côté de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine de développement, la CAF est une de premières sources de financement en infrastructure en Amérique latine et les Caraïbes.52
38Sans aucun doute, autant la dynamique des institutions andines que son riche corpus normatif demandent des études rigoureuses en vue de préciser leurs effets sur le processus d’intégration. Mais l’expérience dans l’administration du processus d’intégration et dans la résolution de conflits compte comme une des principales vertus de la CAN. Son organisation institutionnelle est unanimement reconnue comme étant la plus solide dans l’ensemble des processus d’intégration régionale en Amérique latine et les Caraïbe. Néanmoins, on connaît très peu la configuration de la bureaucratie andine, le fonctionnement des institutions de la CAN et leurs liens avec les états membres.
39En outre, en dépit du fait que les initiatives des pays andins soient souvent négligées dans les analyses contemporaines du régionalisme en Amérique latine, les gouvernements de ces pays ont joué un rôle majeur dans la construction des plus récentes expériences d’intégration régionale latino-américaine. En effet, le premier sommet sud-américain qui lança à Brasilia, en 2002, le processus donnant lieu à la création de l’Union de nations sud-américaines (UNASUR), a été suivi par des rencontres à Guayaquil en Équateur (2002), à Cuzco au Pérou (2004) et à Cochabamba en Bolivie (2006). D’emblée, l’UNASUR déclara l’entente de ses membres autour de l’intégration comme moyen pour atteindre «le développement durable» et favoriser «le renforcement du multilatéralisme» sur la scène globale. Et, comme il est caractéristique dans la zone, le nouveau groupement régional latino-américain, issu d’une initiative politique et basé sur la diplomatie présidentielle, visa une intégration économique. Ainsi la CAN et le Mercosur ont signé, en 2003, un accord établissant une zone de libre-échange qui n’a certes guère avancé depuis, malgré le travail des organismes régionaux53. Mais l’association réciproque des pays membres de la CAN au Mercosur et des pays du Mercosur à la CAN confirme que les jalons d’un tel processus ont été posés. D’ailleurs, la Bolivie et l’Équateur ont adhéré à l’Alternative Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, l’association fondée en 2004 à partir d’une initiative vénézuélienne. Et en avril 2011, le Chili, la Colombie et le Pérou ont fondé avec le Mexique, l’Alliance du Pacifique. Autant dire que, comme à son origine en 1969, l’avenir de la Communauté andine est emboîté dans les mouvements du régionalisme latino-américain.