MethIS

Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines

2030-1464 2030-1456

 

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Vincent La Paglia

La transgression au sein d’activités participatives en milieu scolaire : entre « innovation » et « déviance »

(Volume 7 (2023) : Usages de la déviance)
Article
Open Access

Résumé

Depuis une quinzaine d’années, divers textes institutionnels issus du paysage scolaire en Fédération Wallonie-Bruxelles mettent un point d’honneur à ce que l’élève « participe » en tant qu’acteur au fonctionnement de l’établissement scolaire. Toutefois, la conception et les modalités effectives de cette participation varient d’une organisation scolaire à l’autre. Fort de ce fait, le présent article entreprend de porter son attention sur un terrain spécifique, lequel place au cœur même de son projet d’établissement les pratiques participatives entre élèves et professionnels : une école à pédagogie d’inspiration Freinet. Dans la prolongation d’une recherche développant une approche qualitative (entretiens et sessions d’observation avec professionnels et élèves) dans le cadre d’un mémoire en sociologie, cet article vise à analyser l’articulation entre le contenu normatif d’une activité participative et les dynamiques interactionnelles émergeant en son sein en se penchant sur les conduites des participants qui vont être étiquetées comme conformes ou transgressives.


Introduction

1Depuis environ quinze ans, les écoles secondaires en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) n’ont de cesse de nous rappeler qu’afin d’accroître ses capacités citoyennes dans une perspective démocratique, il est nécessaire que l’élève soit amené à s’inscrire dans des dispositifs lui permettant de « participer » au sein de l’établissement. En effet, depuis 2007, un décret relatif au renforcement de l’éducation à la citoyenneté en FWB recense trois points centraux que l’école doit développer pour permettre à l’élève de déployer sa citoyenneté, à savoir : la création ainsi que la diffusion d’un document référentiel visant à acquérir des références sur la compréhension de la société civile et politique, la mise en œuvre d’activités interdisciplinaires pour une citoyenneté responsable et active, ainsi que le déploiement de structures participatives incluant les élèves1. Ce décret fut renforcé par celui de 2015 portant sur la création d’un cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté. En quelques mots, il vise à ce que les élèves acquièrent une série de connaissances pour développer une réflexion philosophique ou éthique sur des questions de sens et de société. Ces connaissances s’acquièrent par la voie de l’argumentation, en favorisant la participation à des débats au sein de l’école ou à l’extérieur. Également, ce décret invite les élèves à développer des capacités en matière de vivre-ensemble dans une société démocratique et interculturelle en vue de s’y déployer en tant que citoyens solidaires, libres, autonomes, tolérants, jouissant de droits et de devoirs, et exerçant un esprit critique par l’intériorisation de principes démocratiques tout en développant une conscience, tant locale que globale, des enjeux de la société contemporaine2. En outre, un autre document juridique qui vient peaufiner le formalisme des dispositifs participatifs en milieu scolaire est une circulaire renforçant l’établissement d’un conseil de participation en Belgique francophone qui réunit, au moins quatre fois par an, des représentants d’élèves, d’enseignants et d’auxiliaires d’éducation, du personnel psycho-médico-social, des parents, ainsi que de l’environnement social, culturel et économique de l’établissement3. Cependant, aussi pertinente que puisse être la démarche de chacune de ces balises juridiques, elle n’implique pas automatiquement que toutes les organisations scolaires soient munies méthodologiquement en moyens pluriels leur assurant des pratiques participatives effectives. En effet, ces décrets proposent des normes formalisées agissant comme des balises référentielles, mais ils n’uniformisent pas une méthodologie d’un processus participatif. De ce fait, dans la pratique, « participer » au sein d’une école s’inspirant de la pédagogie Freinet, qui met au travail l’élève dans une logique collective, n’implique pas les mêmes dimensions qu’au sein d’une école proposant un autre modèle pédagogique.

Quelques mots sur la pédagogie Freinet

2Chabrun (2015) et Zune (2017) relatent que la pédagogie Freinet puise sa source dans une culture éducative imprégnée des mouvements sociaux. Cette culture vise inévitablement le déploiement d’une perspective politique aspirant à lutter contre des formes variées de fascisme, ainsi que la promotion d’un enseignement s’inscrivant dans une visée démocratique et populaire. Cet enseignement refuse les formes scolastiques traditionnelles, plutôt vues comme élitistes et méritocratiques4. Quant aux principes fondamentaux de cette pédagogie, les apports de Chabrun et de l’association « Éducation populaire Mouvement Freinet » en synthétisent les points centraux, à savoir : l’initiation d’une démarche de découverte, un apprentissage personnalisé de l’enfant où il est amené à être acteur du processus, ainsi qu’une vie éducative se développant dans une perspective de coopération démocratique par la mise en relation des élèves dans les groupes de travail et par une organisation sociale de la classe qui est pensée et gérée par eux5.

L’activité participative : une question de normes, d’interactions et de transgression

3Jusqu’à présent, nous avons vu que, dans le secteur de l’enseignement, si diverses balises juridiques orientent dans une certaine mesure les pratiques relatives à la participation de l’élève, dans les faits, elles ne prennent que trop peu en compte les connexions entre les normes plurielles au sein d’une organisation scolaire et les dynamiques interactionnelles des participants. En outre, nous avons pu voir que la participation de l’élève est une nécessité absolue pour la pédagogie Freinet quant aux perspectives de ses apprentissages qui tentent d’allier exercice de la démocratie, organisation autonome et esprit scientifique. Cependant, que signifie « participer » dans le cadre d’une activité de type démocratique en milieu scolaire ?

4Sur appui du travail de Charles (2016), nous entendons par activité participative toute activité rassemblant élèves et professionnels, où chacun est amené à contribuer personnellement en se coordonnant avec autrui en vue de parvenir à la réalisation d’un objectif commun6. Étant donné que l’individu doit fournir une contribution personnelle par une coordination avec autrui dans un but commun co-construit, le processus participatif implique inéluctablement un effet coercitif auprès de l’individu. De ce fait, compte tenu des contraintes qui la constituent, il se peut qu’une activité participative connaisse en son sein des transgressions qui jaillissent au travers des interactions entre les participants. Cependant, est-ce que toutes les transgressions sont considérées comme illégitimes ? L’objectif du présent article est d’éclairer cette question. En effet, dans la continuité de la recherche menée dans un mémoire en sociologie7, cet article vise à analyser l’articulation entre le contenu normatif d’une activité participative et les dynamiques interactionnelles en son sein. Pour ce faire, nous nous pencherons sur les éléments constitutifs des conduites des participants au sein des interactions qui vont être perçus tantôt comme conformes, tantôt comme transgressifs au regard du cadre de l’activité. Par cette perspective analytique, nous tenterons de comprendre l’organisation pratique de ces activités et les conditions de leur succès. Cela permettra également de souligner les raisons qui sous-tendent le fait que des actions transgressives peuvent être vues comme des conduites « déviantes8 », alors que d’autres seront plutôt considérées comme de l’ordre de « l’innovation9 ».

Les activités participatives constituant le terrain

5L’objet de cet article porte sur le terrain exploité durant la recherche de notre mémoire en sociologie10, à savoir une école secondaire, située en région bruxelloise, qui développe un modèle pédagogique d’inspiration Freinet. Cet établissement comptait un peu plus de 400 élèves de la 1e à la 5e (lors de l’étude, la dernière année n’existait pas) et environ 50 professionnels au total (enseignants, éducateurs, logopède, équipe du centre psycho-médico-social et la direction). Le terrain avait été choisi pour son projet d’établissement qui développe diverses formes d’activités sollicitant la participation de l’élève. En ce qui concerne la méthodologie, 17 entretiens semi-directifs de type « compréhensif11 » furent réalisés (9 avec des élèves allant de la 1e à la 5e année, 6 avec des enseignants, un avec un éducateur et un avec la direction), ils ont été enregistrés et retranscrits intégralement. De surcroît, 16 séances d’observation dites « directes12 » menées au sein des activités participatives de l’école ont été retranscrites : chacune réunissait en moyenne 20 personnes, à raison d’un enseignant voire deux, le reste étant des élèves. Les résultats de cette recherche furent construits sur la base d’une analyse s’inspirant de la théorisation ancrée de Paillé13 (1994). À travers cet article, des extraits de données empiriques émanant de ces méthodes seront utilisés à des fins analytiques, et pour des raisons de confidentialité les noms des personnes sont pseudonymisés.

6Quant aux formes d’activités participatives, la recherche a pu en dresser trois registres distincts que nous allons présenter ci-dessous. Le premier registre d’activités participatives prend la forme du conseil :

Conseil de classe

Membres : rassemble les élèves de la même classe et l’enseignant titulaire.

Périodicité : tenue hebdomadaire et d’une durée d’une heure en moyenne.

But : gestion de conflits, élection de délégués, propositions de projets, modification de règlements, et recommandations à faire remonter aux conseils impliquant un plus large public.

Conseil de plateau

Membres : rassemble les enseignants titulaires, parfois un éducateur, et les élèves d’années différentes dont les classes sont réparties sur chaque étage.

Périodicité : tenue hebdomadaire et d’une durée d’une heure en moyenne.

But : gestion des locaux, du matériel et modification/établissement de règlements impliquant l’étage dans son entièreté.

Conseil d’école

Membres : rassemble les délégués de classe de chaque année et la direction.

Périodicité : toutes les deux semaines et d’une durée d’une heure en moyenne.

But : modification de règlements portant sur l’entièreté de l’école (y compris les modalités propres aux cours) et évaluation/validation de projets émanant des conseils impliquant un public plus localisé.

Conseil de participation

Membres : rassemble les élèves délégués, enseignants, direction, représentants des parents et tout acteur environnant le quartier de l’école (associations, services publics, etc.).

Périodicité : minimum 4/an et d’une durée d’une heure en moyenne.

But : consultation et proposition de projets destinés à l’entièreté de l’école, et la société dans son ensemble.

Liste et description des différents conseils tenus par l’établissement.

7Ces conseils ont chacun une plage horaire prévue quant à leur déroulement au sein de l’organisation, ainsi qu’un espace, des règles et des rôles assignés s’y rattachant (président, secrétaire, distributeur de parole, etc.). Chacun a une durée d’au moins une heure. Leur but est de répondre aux besoins pluriels des participants et de résoudre les problèmes qu’ils expriment via un mode de gouvernance qui propose un vote démocratique. D’ailleurs, diverses formes de pratiques démocratiques sont développées : majorité absolue, fixation d’un quorum de vote, voire le consensus. Ces modi operandi décisionnels peuvent varier au sein de l’activité en fonction des intérêts des participants.

8Le deuxième registre prend la forme d’activités orientées sur la réalisation d’une tâche inhérente à un objectif pédagogique :

Activités de travail autonome

Membres : rassemble les élèves de la même classe et l’enseignant.

Périodicité : d’une durée d’une heure et trente minutes durant les plages horaires prévues à cet effet.

But : permet aux élèves de travailler, seuls ou en groupe, sur ce qu’ils souhaitent durant leur temps disponible au niveau d’un contenu lié au cours.

Activités de tutorat

Membres : rassemble les élèves de la même classe et l’enseignant.

Périodicité : tenue hebdomadaire et d’une durée d’environ une heure.

But : les élèves se répartissent par groupe pour travailler sur une tâche à concrétiser comme la préparation d’un autre conseil, un projet faisant suite à un conseil, la matière d’un cours ou la remise en ordre pour les élèves ayant été absents.

Travaux de groupe au sein d’un cours

Membres : rassemble les élèves de la même classe et l’enseignant.

Périodicité : la durée du cours dans son entièreté (une à deux heures) durant les plages horaires prévues à cet effet en fonction du programme de chaque activité pédagogique. Les sessions sont proposées par l’enseignant.

But : l’apprentissage du contenu propre à un cours.

Liste et description des activités pour la réalisation d’une tâche pédagogique.

9À l’instar des conseils, ces activités possèdent également une plage horaire prévue pour son déroulement ainsi qu’un espace et des règlements spécifiques (formels/informels, pouvant être localisés). Toutefois, leurs finalités s’inscrivent plutôt dans une gestion de groupe orientée vers la réalisation d’une tâche liée à un objectif pédagogique. Quant à leurs modi operandi décisionnels, ils oscillent entre des ajustements mutuels et des moments de décisions imposées par l’enseignant ou un autre élève au sein du groupe.

10Quant au dernier registre d’activités, il se traduit principalement par des activités participatives peu formalisées ou en cours de formalisation. C'est-à-dire qu’elles se définissent par un aspect naviguant entre le formel et l’informel, une initiative « spontanée » et volontaire, ainsi qu’une finalité limitée dans le temps au sein d’espaces provisoires internes à l’organisation. Par exemple, cela peut prendre la forme de réunions d’élèves décidant de créer des sessions de jeux, durant plusieurs semaines sur le temps de midi, ou d’autres réunions focalisées sur l’élaboration de manifestations pour le climat qui ont muté et engendré d’autres types d’actions (conférences, débats avec des politiciens, etc.). Les modi operandi de ce type d’activité varient entre ajustement mutuel et vote démocratique plus « réglementé » en fonction de sa finalité et des intérêts des participants.

1. La structuration de l’activité participative : des normes plurielles paramétrant les conduites des participants

11Participer implique que chacun soit amené à contribuer personnellement en se coordonnant avec autrui14, ce qui conduit donc l’individu à s’extirper de son intérêt personnel en vue de tendre vers un intérêt commun en cours de construction15. En outre, participer peut engendrer des retombées personnelles : la participation peut être vue comme une « épreuve » étant donné que la recevabilité de l’intervention de chaque individu dans le processus est évaluée par d’autres16. Ces éléments nous amènent donc à penser que le dispositif participatif ne peut faire fonction qu’à travers une série de normes élaborées par les agents de l’enseignement, et reproduites par les élèves au cours de leurs interactions. Ces normes viennent définir le contenu de chaque activité, sa finalité, ainsi que les conduites des participants. Cette normalisation plurielle fait écho à la mécanique disciplinaire du dispositif analysé par Foucault, et qui se constitue par l’intermédiaire de quatre divisions permettant d’assurer son fonctionnement : l’espace, l’activité, le temps et la composition des forces17. Le philosophe relève que cette division propre à la mécanique disciplinaire du dispositif entend inscrire un individu dans un rapport d’utilité et de docilité18. De ce fait, ces normes établies ne sont pas créées « par hasard » ; elles paraissent motivées par des logiques. Cet extrait de témoignage d’un élève abordant la réalisation d’une sanction au sein d’un conseil de classe peut être éclairant à ce niveau :

Maintenant on a fait une règle, on a mis deux chaises en dehors du cercle et on l’exclut pendant cinq minutes et tu dois te mettre sur les chaises et tu peux plus participer, c’est le prof qui exclut, mais c’est pas vraiment le prof, c’est surtout le porte-parole, s’il voit quelqu’un qui prend la parole sans avoir été interrogé, il peut l’exclure, et des fois il y a des conflits, parce que il y en a qui disent « non j’ai pas envie » ou quoi, là le prof intervient en disant qu’il est obligé […] Il y a un avertissement avant, même des fois deux avertissements, et après si ça dépasse vraiment après là il va s’asseoir… Des fois ça arrive qu’il y a des élèves qui vont dehors de la classe, parce qu’ils parlent sur nous ou quoi durant le conseil, du coup, là le prof les met dehors de la classe19.

12Ce recadrage de l’acte transgressif semble viser à transformer une attitude définie comme « anormale » en « normale » en vue d’en faire valoir une utilité20 au regard de l’activité. En d’autres termes, dans ce conseil de classe, semble être considéré comme élément « transgressif » tout mode relationnel faisant sortir le participant d’une logique d’interdépendance, en s’axant davantage sur une logique d’intérêt individuel voire « égocentrée », comme les conflits, le non-respect d’une règle, ou la non-implication. Ces conduites peuvent être vues comme amoindrissant l’efficacité de l’activité tant au niveau de son déroulement que de sa finalité. En outre, si tout élément qui relève d’une logique relationnelle égocentrée est perçu comme « transgressif » et non « efficace », cela semble tenir au fait que chaque activité participative, au sein de l’établissement, suppose également une perspective inclusive dans son fonctionnement. Ce qui nous amène à entrevoir la première condition nécessaire à la participation : le développement d’un référentiel commun en matière de codes langagiers et de conduites.

13En effet, comme le relate Louviot (2019), un espace perçu comme sécurisant pour l’élève est nécessaire pour lui permettre d’exprimer son point de vue et de favoriser une participation effective21. De ce fait, établir un cadre sécurisant semble essentiel à ce que la prise de parole soit la plus aisée possible et qu’elle permette d’inclure au mieux les participants. De fait, certains participants peuvent, plus que d’autres, afficher des facilités à s’inscrire et à interagir parmi les activités participatives. Nous pouvons supposer que ces formes d’aisance à « participer » sont plus intériorisées chez des élèves qui, par leurs expériences socialisatrices auprès de groupes sociaux divers22, ont bénéficié d’un apprentissage des codes se rattachant à ce type d’activité ayant nourri leurs capacités à participer. Ces codes peuvent se traduire via différents éléments : parler quand cela est autorisé, attendre son tour, laisser la place pour l’autre, ne pas railler, ne pas rire quand cela n’est pas adéquat, ne pas faire d’« aparté », proposer des pistes concrètes, etc. D’ailleurs, cette inégalité en matière de capacité à participer23 peut faire percevoir l’espace de l’activité participative comme inhospitalier pour le participant24. D’où le fait qu’émerge la nécessité d’instaurer un cadre commun où des référentiels de langage et de conduite sont établis. Le déploiement d’un cadre de ce type semble assurer deux fonctions. La première est de permettre un contexte d’activité sécurisant et « accueillant », qui favorise pour chacun un droit à un minimum « d’aisance » dans la participation. Ce cadre permet donc premièrement une logique la plus inclusive qui soit. La seconde fonction est de veiller à éviter les conduites « inutiles » afin de garantir l’efficacité du processus participatif. Nous pouvons supposer qu’une intériorisation balbutiante des éléments constitutifs de ce cadre référentiel fait émerger des actions considérées comme relevant d’attitudes « anormales » pour deux raisons. D’une part, parce qu’elles peuvent amoindrir la contribution personnelle de chaque participant à la finalité de l’activité. D’autre part, parce qu’elles déforcent par la même occasion la solidité des liens de sociabilités « locaux » et freinent la construction d’une cohésion sociale localisée au sein du groupe. Ce dernier effet amène les participants, au sein de leurs interactions, à s’éloigner d’une relation d’interdépendance et à fragiliser la logique inclusive.

2. Les transformations du cadre élaborées par les participants : une question de dynamiques interactionnelles

14Bien que les activités participatives soient le fruit d’une construction partagée, il se peut que les normes qui la constituent soient vues à la longue comme « peu appropriées » par les participants. Gardons par ailleurs à l’esprit que bien qu’une norme soit coercitive25, elle peut être remise en question lorsqu’elle paraît peu adéquate à l’égard des attentes d’au moins une partie de ses membres. De ce fait, il se peut que les dynamiques interactionnelles transforment les normes d’une activité de manière à ce qu’elles se superposent davantage aux intérêts des participants. Cela nous amène donc à penser que chaque activité participative peut se voir également comme un « cadre » au sens goffmanien, donc comme un ensemble de principes organisationnels venant structurer un évènement ainsi que l’engagement subjectif d’un individu26. En effet, les cadres se constituent à la fois comme un vecteur cognitif, permettant de comprendre autrui, le contexte situationnel ainsi que les règles s’y rattachant, et comme un vecteur d’action, permettant d’élaborer les conduites répondant à une situation spécifique27. Cependant, les cadres ne sont pas statiques : ils peuvent subir des « transformations » au gré des interactions. La transformation se traduit comme un processus de transcription d’une séquence d’activité initiale en une autre sur laquelle elle prend appui : elle développe une nouvelle dynamique interactionnelle qui suscite un changement de perception envers toutes les personnes qui interagissent28. Toutefois, lorsqu’une transformation ne fait pas l’unanimité parmi les participants à travers les interactions, le sociologue la qualifiera plutôt de « fabrication », en distinguant les bénignes, qui servent les intérêts d’autrui, ou au moins ne visent pas à lui nuire, et les abusives, qui lui portent directement atteinte29. L’extrait suivant, issu d’une observation transcrite d’un conseil de classe, peut être éclairant en la matière :

Iko interpelle le groupe pour exprimer que les activités du cours de gym l’ennuient, car il préfère le sport collectif, plutôt que faire de « l’expression corporelle ». À cela plusieurs élèves rient. Ensuite, Charles lève la main, Nacer, le distributeur de la parole, fait signe qu’il peut intervenir, Charles dirige sa posture vers Iko en lui disant « ce n’est pas de l’expression corporelle, car on ne fait pas de théâtre, ce n’est pas correct de dire ça », Charles se fait interrompre par Iko « Ouais mais mec tu vas pas jouer sur les mots » puis Iko se fait interrompre par le titulaire (Pascal) qui, d’un ton ferme, dit à Iko qu’il doit respecter la parole de chacun et que la règle, il la connaît : on lève la main pour prendre la parole et on attend son tour. Iko regarde le titulaire et verbalise « oui, c’est vrai », puis regarde brièvement Charles et lui adresse un « je m’excuse ». Pascal manifeste un hochement de la tête du haut vers le bas, pendant ce temps Jérémy, qui avait levé la main avant l’interruption d’Iko, est désigné par Nacer : Jérémy regarde Iko, puis balaye l’ensemble des participants en disant que rien n’empêche les élèves d’en parler à la professeure de gymnastique, car elle ne sait peut-être pas que les activités ne plaisent pas tant que ça. Jérémy enchaîne en disant que lui aussi il aimerait que les activités changent, mais pour ça il faut lui en parler. Iko, qui avait levé la main, souhaite prendre la parole, Nacer lui fait signe de la main qu’il peut intervenir : Iko répond que cette démarche a déjà été faite à plusieurs reprises, mais que rien n’a changé […] Nacer enchaîne en demandant aux participants s’ils ont d’autres recommandations : Alice intervient pour évoquer le changement des places au sein de la classe. Elle se dirige, avec deux de ses amies, vers le tableau et elles illustrent par un dessin le changement proposé. Le projet de modifier la disposition des places est accepté comme phase « test » par l’ensemble des participants et ils se mettent à bouger les bancs. Une fois l’agencement disposé, la grande majorité des élèves rigole de la nouvelle disposition des bancs, Alice verbalise, en riant, qu’elle trouve cela bizarre : elle avoue face à la classe que cela donnait mieux sur papier. Nacer intervient, sans lever la main, en disant que c’est normal que ça soit bizarre, mais qu’ils peuvent essayer, et qu’ils verront bien si au bout d’une semaine ils n’aiment plus ils changeront. À cela Nicolas enchaîne immédiatement en disant qu’il est d’accord avec Nacer. D’autres élèves corroborent les dires de Nacer. Alice dit que pour elle on pourrait changer les bancs « demain, si jamais ». Le titulaire enchaîne, sans lever la main, en disant que c’est normal d’être un peu dépaysé face au nouveau, et que c’est bien de voir que même si on propose un projet on peut avoir des difficultés avec, le mieux pour lui c’est d’attendre une semaine pour le changement. Suite aux propos de Pascal, les élèves, y compris ceux plus en retrait, manifestent successivement un acquiescement, par des hochements de tête ou de manière verbale, quant au fait de ne plus changer la disposition.

15Par cet extrait, nous voyons que la manière d’intervenir d’Iko va déstabiliser le cadre initial du conseil. De fait, Iko, en interrompant Charles, tente d’instaurer une nouvelle dynamique qui s’éloigne des règles « formelles » propres à la gestion de parole. Lorsqu’Iko fait cela, le titulaire développe une action visant à retransformer la tentative du changement de cadre de l’élève afin que ce dernier puisse revenir à la « normale ». Le titulaire s’engage dans l’interaction avec une logique différenciée par rapport aux autres membres, qui paraît nettement plus mobilisatrice. En effet, bien que nous puissions supposer qu’Iko aspirait à susciter une nouvelle dynamique interactionnelle, dans ses réalisations elle ne fut pas unanimement mobilisante parmi les participants, et de surcroît elle s’inscrivait en antinomie vis-à-vis des règles de la prise de parole, ce qui a suscité une correction normalisatrice de la part de l’enseignant.

16Cependant, il se peut que de nouvelles interactions viennent proposer une modification du cadre initial de l’activité sans qu’elles soient perçues pour autant comme inadéquates pour les participants. Nous pouvons observer cela avec la proposition du changement des bancs dans ce même extrait. En effet, progressivement les interlocuteurs mettent de côté l’obéissance envers le cadre initial quant à la manière de réguler la parole, et privilégient un autre mode interactionnel plus focalisé sur une logique d’immédiateté dans l’échange d’arguments perçus comme « pertinents ». En somme, chaque élève peut commettre une transgression sans qu’elle ne soit pour autant considérée comme nécessitant une correction. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’une action transgressive serait corrigée uniquement lorsqu’elle propose un mode d’interaction s’éloignant de ce que semble attendre l’organisation en matière de discours et d’agir30. En d’autres termes, l’action est corrigée si elle s’inscrit en antinomie d’une dynamique interactionnelle aspirant à une logique d’inclusion. Toutefois, si l’action transgresse sans s’inscrire dans une antinomie de ce type, elle sera plutôt considérée comme étant du domaine de « l’innovation », car bien qu’elle puisse momentanément agir contre un ordre établi, elle permettrait d’en concevoir un nouveau plus adapté aux attentes des participants31. Cet apport fait donc émerger une deuxième condition à la participation : la prise en compte des intérêts de chacun et de l’activité participative en vue de les synchroniser.

17En effet, par le prisme des transformations élaborées au sein des interactions, nous avons vu que tant le fonctionnement que la finalité d’une activité peuvent parfois paraître éloignés des intérêts des participants. En soi, cela est loin de se constituer comme un « problème » car, afin que la participation puisse être perçue comme concrète, il semble nécessaire que les participants soient sollicités pour exprimer leurs voix, même si elle n’est pas identique à celle d’autrui32. De ce fait, la garantie du succès d’une activité participative paraît dépendre d’une considération de l’intérêt personnel de chaque participant qui débouche sur la construction d’un intérêt commun synchronisé. Toutefois, cette synchronisation des intérêts ne paraît possible qu’à partir du moment où les intérêts personnels des participants ne sont pas perçus comme antinomiques par rapport à l’activité. En d’autres termes, les différences de perception sont tolérées par les participants, y compris donc par les représentants officiels de l’organisation, tant qu’elles peuvent faire émerger des transformations amenant une meilleure adéquation entre les intérêts sous-tendant la contribution de chacun et ceux propres à l’activité.

3. L’établissement d’un accord d’intérêt commun visant une finalité concrète

18Nous avons vu que les dynamiques interactionnelles peuvent amener des transformations du cadre de l’activité, mais aussi qu’elles peuvent être freinées et susciter des discordes. De facto, chaque activité participative peut se présenter comme un lieu de « luttes » en matière de transformation tant au niveau de son fonctionnement que de sa finalité, luttes qui se cristallisent lorsque des accords communs doivent s’établir. Par ailleurs, chaque activité, en fonction du registre dans lequel elle se développe, propose inévitablement des modi operandi différents quant à l’établissement d’un intérêt commun. Néanmoins, aussi différents puissent-ils être, ces modes opératoires poursuivent tous comme objectif la réalisation d’un but spécifique. Le témoignage de Marjorie, professeure de français et titulaire d’une classe de 3e, est plutôt éloquent en la matière, lorsqu’elle évoque la validation d’un vote lors d’un conseil de classe :

Il y en a qui avaient envie de visiter un camp de concentration, et on en a discuté au conseil de classe donc là, on a eu une discussion, on a fait un premier vote d’opinion qui était assez partagé et il y avait une majorité pour ceux qui voulaient y aller, mais pas écrasante quoi, et en fait chacun a pu s’exprimer, et notamment ceux qui étaient pas d’accord. Il y en a plusieurs qui ont dit « moi je me sens pas d’encaisser aujourd’hui la visite d’un camp en fait, j’ai peur de pas assumer et tout » […] et donc on a tous entendu ça, et du coup, voilà, il y a plusieurs élèves après qui ont pris la parole, et en fait le projet a été refusé car on peut pas imposer ça à ceux qui veulent pas.

19Nous pouvons voir qu’une importance est accordée à l’inclusion des élèves dans une logique d’accord visant la création d’un intérêt commun, tout en considérant les heurts possibles que l’activité peut susciter au niveau personnel. En outre, bien que les formats des processus décisionnels démocratiques au sein de ce type d’activité puissent varier, la forme de la démarche n’est pas une fin en soi, mais bien un moyen de mobilisation collective visant à réaliser une finalité devant convenir à l’intérêt commun construit par les participants. D’ailleurs, bien qu’une activité participative puisse prendre une dimension informelle, cela ne la détourne pas de sa condition de réalisation qui fait écho au « faire ensemble33 », comme l’illustre ce témoignage d’une élève de 2e année qui relate son expérience dans le cadre des « réunions climats », autre type d’activités participatives non formalisées/en cours de formalisation :

V : tu as déjà proposé des pistes lors de ces réunions ?
D : oui, c’était à propos des poubelles oranges dans l’école, donc j’ai participé à ça en proposant d’en mettre plus, mais c’est surtout les deux personnes qui ont vraiment commencé le projet qui décident un peu plus, elles disent « ok on a parlé de ça au début, il faut qu’on essaie de trouver une solution » […] en fait c’est les premières personnes qui ont expliqué pour la marche pour le climat, et elles ont demandé dans les classes qui serait volontaire pour venir aider à préparer les panneaux et à venir à la marche et aussi faire des activités, et on a dit oui pour ça.

20Cet extrait souligne que les processus décisionnels, qu’ils soient peu ou très formalisés, poursuivent la réalisation d’une finalité concrète prenant appui sur les attentes synchronisées des participants suite à leur contribution personnelle. Toutefois, nous voyons également qu’un processus de ce type peut compter des inégalités au niveau du pouvoir décisionnel : les personnes les plus expérimentées et « portées » par le projet peuvent avoir tendance à s’approprier davantage des rôles tendant plutôt vers la conception et la gestion des conduites, et d’autres plus « novices » s’inscrivent plutôt dans des tâches d’exécution, sous l’action des premières. De fait, au regard d’une normativité initiale très peu balisée en matière d’obligations et d’attentes34, ce type d’activité est plus en proie à une coordination informelle des conduites à adopter dans l’interaction, ce qui peut produire des iniquités entre les participants qui manifestent une intériorisation plus mûre des codes et des compétences constitutifs d’une capacité à participer35, et ceux qui n’ont pas (ou peu) ces codes et ces compétences. Tout cela génère, en conséquence, que « l’aisance » des uns les pousse à ce qu’ils s’imposent davantage vis-à-vis des autres, voire les dirigent. Dès lors, la dernière condition nécessaire à la participation se dessine : assurer une réalisation concrète des accords d’intérêts communs élaborés par les participants.

21De fait, nous avons vu que l’accord d’intérêt commun statué par un collectif d’individus nous enseigne qu’il ne peut se suffire à lui-même, car il ne peut faire sens en tant que moyen que s’il parvient à déboucher concrètement sur des actions visant à répondre à une finalité connectée aux attentes des participants. En effet, comme le relate Louviot, afin qu’une participation soit effective, il est nécessaire que la voix de l’élève ait une influence concrète sur le processus de décision et qu’il puisse en tirer un bénéfice découlant de sa contribution36. De ce fait, comme l’illustrent Godbout (1983) et Charles (2016), participer en soi sans aboutir à une quelconque réalisation effective ne permet pas d’apporter des bénéfices. Il convient donc que la contribution de chacun aboutisse à des actions visant à répondre à des attentes spécifiques : lorsqu’elles ne sont pas rencontrées, le processus de participation peut paraître peu pertinent pour les participants37. Le témoignage d’Henry, élève de 5e, vient éclairer cet aspect, et ce en évoquant un projet porté par les élèves qui entreprenait de modifier une règle interne à l’école : il visait à ce que dans le règlement d’ordre intérieur, la règle interdisant formellement de consommer des boissons sucrées et des snacks issus du secteur capitaliste soit aussi applicable à tous les professionnels de l’établissement. Le projet, dont les bribes ont été préalablement pensées au sein de plusieurs conseils de classe, fut rapporté jusqu’au conseil d’école. Ce dernier a débouché sur une solution qui appelait à ce que les enseignants se rassemblent entre eux et puissent voter pour valider, ou non, la modification de cette norme. Suite à ce rassemblement, la majorité des enseignants a décidé de refuser l’extension de la règle à l’ensemble des professionnels, ou de sa suppression pour les élèves :

Les élèves ont du mal à voir que les profs font quelque chose qu’eux peuvent pas faire, parce qu’on nous dit toujours que les profs et les élèves il y a pas de hiérarchie, on est au même niveau, on se tutoie, etc. Et puis tout à coup, il y a quelque chose qu’on ne peut pas faire, alors qu’on est dans une école où on est censé trouver des compromis […] en fait ils [les professeurs] assument pas très bien le fait que tout à coup il y ait trop de transparence […] Les profs veulent bien que les choses changent, mais en même temps, là en fait leur discours change pas alors que le nôtre prouve bien que de leur côté il y a une certaine forme d’hypocrisie. Si le discours change pas, l’hypocrisie restera là, ça donne parfois moins envie de s’impliquer parce qu’on peut se dire que parfois ça sert à rien.

22Cet extrait nous montre qu’une forme de frustration émerge suite au manque de concrétisation d’une action pensée au travers d’une activité participative. En effet, Charles relate que les réflexions qui ne se concrétisent pas au travers d’un processus participatif peuvent s’apparenter à des « baratins » assez éloignés des besoins des participants38. Dès lors, si cette condition n’est pas remplie, et qu’elle en vient à provoquer des désillusions liées aux réalisations balbutiantes voire absentes du processus, cela peut amener à rendre l’espace de l’activité inhospitalier, voire hostile39. En conséquence, la contribution personnelle de chaque participant au sein d’une activité peut être amoindrie, en impactant également les contributions futures de celui-ci. De ce fait, l’élève évoque une « hypocrisie » qui se dévoile lorsque l’école est prise dans une certaine contradiction et, qu’en guise de réponse, la revendication d’une dissymétrie devient un argument d’autorité par le corps enseignant. Toutefois, il ne semble pas que la dissymétrie, en elle-même, pose un « problème » à l’élève, mais plutôt la position ambiguë des professionnels à propos de la revendication de leur posture hiérarchique, et le pouvoir s’y rattachant qui leur permet d’arrêter une action réalisée démocratiquement au sein d’une activité participative, tout en tentant de conserver un discours « égalitariste ».

4. Des logiques qui se matérialisent à travers trois conditions nécessaires à la participation

23Les activités participatives nous apprennent une série de choses à propos de leurs éléments constitutifs. Tout d’abord, chaque activité se déroule au sein d’un espace, et des rôles sont attribués aux participants. Ces rôles peuvent varier en fonction du type d’activité et des intérêts des membres. De ce fait, les règles présentes au sein de l’activité fixent la raison de la finalité poursuivie et, de manière concomitante, paramètrent les manières d’agir des membres dans l’interaction afin qu’ils puissent se coordonner avec autrui. Ces paramétrages de la conduite personnelle visent la poursuite d’un intérêt commun construit par les membres et débouchant sur une réalisation effective. Toutefois, les lieux de la participation peuvent aussi être le théâtre de luttes et de transformations du cadre de l’activité, en raison des intérêts personnels des participants (y compris les professionnels représentant officiellement l’organisation) et de l’intérêt commun se construisant au fil des interactions. De facto, ces aspects, qui constituent le « cœur » d’une activité participative, mettent en lumière trois conditions nécessaires à leur succès40 :

  • le développement d’un référentiel commun en matière de codes langagiers et de conduites ;

  • la prise en compte des intérêts de chacun et de l’activité participative afin de les synchroniser ;

  • la garantie d’une réalisation concrète des accords d’intérêts communs élaborés par les participants.

24Nous avons vu que ces conditions prises isolément ne garantissent pas la réalisation effective d’une activité participative, car c’est dans leurs imbrications que naît son succès. D’ailleurs, ce succès souligne que les conditions nécessaires sont traversées par des logiques d’efficacité et d’inclusion : l’efficacité se traduit par le déploiement d’éléments visant la réalisation de la finalité poursuivie de l’activité, et l’inclusion par le déploiement d’éléments veillant à ce que tous les participants puissent contribuer personnellement aux choses du commun en se coordonnant avec autrui.

25Cependant, l’établissement de ces conditions n’a rien de naturel. Inévitablement, elles font l’objet de luttes et de négociations à propos d’intérêts, mais également au niveau de la perception même de l’efficacité et de l’inclusion entre les participants, ce qui explique l’émergence de transgressions. Toutefois, deux registres sont observables selon la considération effectuée par les membres du groupe : des transgressions socialement acceptables, étant de l’ordre de « l’innovation », et des transgressions socialement moins, voire pas du tout, acceptables, de l’ordre de la « déviance ». Nous avons vu que les transgressions « innovantes » sont considérées comme toute action s’écartant des logiques d’inclusion et d’efficacité propres à une activité participative sans s’inscrire spécifiquement dans une perspective antinomique : elles viennent plutôt proposer un modèle alternatif en matière de gouvernance interactionnelle et de finalité à réaliser. En revanche, est plutôt considérée comme « déviante » toute transgression amoindrissant l’efficacité de la contribution d’un individu envers la finalité de l’activité au sein de laquelle il est impliqué, ainsi que toute action qui le soustrait à une logique d’interdépendance en l’orientant vers une perspective plus individualisante.

26La différenciation de cette perception d’étiquetage de l’action transgressive s’observe aussi par les attitudes « correctrices ». En effet, les transgressions « déviantes » font l’objet de corrections normalisatrices, c’est-à-dire qui facilitent un retour à la « normalité » du fonctionnement de l’activité participative et de la réalisation inhérente à la finalité poursuivie. Quant aux transgressions « innovantes », elles font plutôt l’objet d’une certaine tolérance, car une forme de « laisser faire » se manifeste (par les professionnels et les élèves, y compris ceux faisant fonction de « normalisateurs ») jusqu’à ce qu’un épuisement des interactions surgisse, ou qu’un « ratage interactionnel » s’opère (donnant lieu dans ce cas à une correction normalisatrice). En somme, ces actions semblent être plutôt considérées comme les preuves d’une réappropriation estimée « efficace » et « inclusive » des normes initialement définies au sein de l’activité. Cela nous amène donc à penser que l’émergence de luttes paraît liée à la présence de « seuils » au sein de l’activité participative distinguant, sur la base de critères, « l’innovation » de la « déviance » en matière d’action dans l’interaction.

27Le concept des « seuils » de la participation fut utilisé par Berger et Charles (2014), qui les définissent comme des espaces normatifs intermédiaires au sein d’une activité participative, espaces normatifs qui se constituent en trois registres de critères de validation, à savoir la marginalité, l’incapacité et la subjectivité41. Le seuil de la marginalité définit les bornes relatives aux comportements attendus envers lesquelles la communauté de référence doit se plier. En cas de non-respect, le risque est que le participant soit étiqueté de « marginal », ce qui signifie donc que son engagement envers l’activité demeure encore embryonnaire ou totalement inadéquat au regard des exigences des autres membres se constituant comme la « communauté de référence42 ». Le seuil de l’incapacité définit les règles attendues quant aux compétences, à acquérir et à déployer, relatives à la capacité de participer. Il implique donc une dimension de cognition localisée qui est à nourrir en vue de comprendre les éléments constitutifs du format de l’activité et de sa réalisation43. La non-intériorisation des règles se rattachant à ce seuil peut donc refléter un processus de compétences capacitaires en cours d’acquisition, voire potentiellement une inadaptation. Quant au seuil de la subjectivité, il définit les règles attendues quant au déploiement d’une logique aspirant à un intérêt commun. C’est-à-dire qu’il vise à ce que l’individu soit amené à s’extirper de son intérêt personnel en vue d’œuvrer à la construction d’un intérêt commun, donc en vue d’être privé d’une partie de soi-même pour se transformer en tant que sujet politique44.

28En somme, ces seuils qui fixent le valide et l’invalide en viennent ainsi à distinguer « l’innovant » du « déviant ». Cela nous amène à penser que les transgressions « déviantes » sont celles qui, en matière de comportements, compétences et discours, sont considérées comme antinomiques au regard des logiques traversant les conditions nécessaires au succès d’une activité participative. Cette considération « hors des normes » légitimées du cadre conduit à un étiquetage45 temporaire des individus qualifiés comme étant inappropriés, car inefficaces46 et égocentrés au regard de l’activité. Toutefois, l’intensité de cette considération et l’étiquetage qui s’y rattache peuvent varier en fonction du profil du participant : entre celui en phase d’intériorisation des codes et celui qui s’inscrit plus rationnellement en contraste envers l’activité, la donne peut être différente. Cependant, un dénominateur commun entre ces profils contrastés de « déviants » se manifeste et s’articule en trois aspects au sein de l’interaction : l’altération passagère de sa légitimité en tant que contributeur, sa mise à l’écart temporaire du groupe, et un déploiement normalisateur de la part des membres qui entreprend de modeler son action transgressive afin qu’elle corresponde au mieux aux logiques attendues.

Conclusion

29Si émancipateur que puisse être l’idéal poursuivi par la pédagogie Freinet, il ne peut se réaliser que par l’édification de normes spécifiques qui, inévitablement, suscitent des luttes entre ses membres en raison des divergences d’intérêts pouvant se manifester en matière d’efficacité et d’inclusion. En outre, ces luttes reflètent également des hiérarchisations concernant le pouvoir décisionnel parmi les participants. En effet, le corps enseignant, qui est présent au quotidien dans la vie scolaire des élèves, a pour fonction d’honorer les normes inhérentes aux activités participatives, mais aussi de veiller à leur inculcation par une mise au travail et de corriger le public lorsqu’il s’inscrit en antinomie vis-à-vis d’elles. De ce fait, ces normes fixées par l’organisation, que les professionnels représentent, semblent prioritairement amorcées et encadrées par ces professionnels, et les élèves ont plutôt des marges de manœuvre parmi ces « cadres ». Ils y sont amenés à se situer davantage au niveau de la réflexion d’un projet à amorcer et de son exécution pratique une fois qu’il est validé : l’approbation finale d’un projet est du ressort du professionnel, et cela est d’autant plus le cas pour les activités focalisées sur la réalisation d’un objectif pédagogique « strict » où les marges de manœuvre sont davantage réduites pour les élèves.

30De fait, en ce qui concerne la fixation de « seuils » distinguant le légitime de l’illégitime en matière de comportements, compétences et discours du contributeur au sein d’une activité participative, une longueur d’avance semble être inéluctablement prise par les professionnels incarnant l’organisation scolaire. Toutefois, cet avantage ne paraît pas immuable. En effet, les transformations du cadre d’une activité portent leurs fruits lorsqu’elles parviennent à susciter, également, « l’intéressement » du professionnel et son enrôlement47. Cela démontre qu’une voie pour une gouvernance interactionnelle alternative est possible, tant qu’elle parvient à jouer un jeu d’équilibre assurant une cohérence entre les intérêts de l’organisation et ceux du public, mais aussi entre le discours annoncé du projet d’une activité et la réalisation concrète qui émerge de sa mise au travail.

31Dès lors, en vue de mieux cerner les manières d’intéresser autrui dans l’interaction, et spécifiquement lorsque cet « autrui » occupe une position hiérarchiquement supérieure au public et exerce un pouvoir sur lui, notamment par un statut lui permettant d’asseoir cette autorité, il semble pertinent de nous focaliser davantage sur le pathos des participants. En effet, saisir les affects comme une composante influençant de bout en bout la dynamique interactionnelle permet d’assurer une vigilance envers les diverses « ruptures de cadres48 » – ruptures qui génèrent des épisodes émotionnels parfois traduits en malaise voire en humiliation. Ces ruptures peuvent amener à une désertion de la contribution ainsi que féconder des sentiments qui conduisent à un repli sur soi et à de la méfiance de l’autre voire, à force d’infélicités répétées, à de la haine49. En somme, considérer davantage la sensibilité émotionnelle du participant peut apporter une certaine finesse compréhensive du paramétrage des « seuils », ce qui permettrait d’observer comment ces espaces participatifs peuvent faire preuve de souplesse dans leurs perspectives d’inclusion d’un participant étiqueté de « déviant », tout en l’amenant à modeler sa contribution au sein de l’activité. Cela permettrait aussi d’identifier les détournements interactionnels pouvant amener des glissements anti-démocratiques.

32Pour conclure, si la déviance en tant que processus jaillissant des interactions semble inévitable lorsqu’une transgression est de mise, sa portée et la mise à l’écart qu’elle peut générer pour le transgresseur vis-à-vis du groupe peuvent clairement être variables en raison du degré « d’antinomie » de l’action vis-à-vis des normes du cadre de l’activité.

33Dès lors, considérer les dimensions émotionnelles des participants donne aussi l’occasion de rendre « sensible » la déviance. Il s’agit ainsi de mettre en lumière les émotions qui peuvent être des indicateurs du niveau d’aisance de l’engagement ou de la transgression de l’individu au sein des interactions. Également, ces émotions peuvent aussi s’avérer être des éléments mobilisateurs insufflant un nouvel ordre au sein d’une activité qui aspire à rencontrer davantage les besoins des personnes y prenant part.

Notes

1 Parlement de la Communauté française de Belgique, Décret relatif au renforcement de l’éducation à la citoyenneté responsable et active au sein des établissements organisés ou subventionnés par la Communauté française, 12 janvier 2007, p. 2-4.

2 Parlement de la Communauté française de Belgique, Décret relatif à l’organisation d’un cours et d’une éducation à la philosophie et à la citoyenneté, 22 octobre 2015, p. 2-3.

3 Fédération Wallonie-Bruxelles, Circulaire 7014 : Conseil de participation – Article 69 de décret « Missions » du 24 juillet 1997, 28 février 2019, p. 22-25.

4 Chabrun, C., Entrer en pédagogie Freinet, France, Libertalia, (2015) ; Zune, M., Pour une autre éducation : les pédagogies alternatives, dans Analyse, vol. 10 (2017), p. 12.

5 Chabrun, C., op. cit. ; Éducation populaire Mouvement Freinet, « Pédagogie Freinet », Représentation graphique, (2022), https://www.educpop-freinet.be/pedagogie-freinet/.

6 Charles, J., La Participation en actes. Entreprise, ville, association, Paris, Desclée de Brouwer, (2016), p. 27-28.

7 Le mémoire visait à étudier, par une approche qualitative, les mécanismes de participation et de pouvoir d’un public d’élèves au sein d’activités participatives développées par une école secondaire s’inspirant de la pédagogie Freinet. La Paglia, V., Pouvoir et participation des élèves au sein d’un établissement scolaire d’inspiration Freinet : étude de cas, mémoire de Master, Louvain-la-Neuve, UCLouvain, (2019).

8 Becker, H.S., Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. par Briand, J.-P., et Chapoulie, J.-M., Paris, A.-M. Métailié, (1985), p. 33.

9 Babeau, O., et Chanlat, J.-F., « Déviance ordinaire, innovation et gestion. L’apport de Norbert Alter », dans Revue française de gestion, vol. 210 (2011), p. 35.

10 La Paglia, V., op. cit.

11 Kauffmann, J.-C., L’Entretien compréhensif, 4e édition, Paris, Armand Colin, (2016), p. 11.

12 Arborio, A.-M., et Fournier, P., L’Observation directe, 4e édition, Paris, Armand Colin, (2015), p. 9.

13 Paillé, P., « L’analyse par théorisation ancrée », dans Cahiers de recherche sociologique, vol. 23 (1994), p. 147-181.

14 Charles, J., op. cit.

15 Derbaix, B., Pour une école citoyenne : vivre l’école pleinement, Bruxelles/Paris, Éditions La Boîte à Pandore, (2018), p. 23.

16 Berger, M., « S’inviter dans l’espace public. La participation comme épreuve de venue et de réception », dans SociologieS (2018) [en ligne], https://journals.openedition.org/sociologies/6865 ; Charles, J., op. cit.

17 Foucault, M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, (1975), p. 166-196.

18 Ibid., p. 161.

19 Les notes de terrain, dont la méthodologie est présentée dans la section 1.3., seront reprises en caractères italiques au long de cet article.

20 Ibid., p. 200.

21 Louviot, M., « La participation des enfants à l’école sous le prisme des droits de l’enfant », dans Éducation et socialisation, vol. 53 (2019), p. 6.

22 Lahire, B., « Catégorisations et logiques individuelles : les obstacles à une sociologie des variations intra-individuelles », dans Cahiers internationaux de sociologie, vol. 110 no 1 (2001), p. 73.

23 Berger, M., et Charles, J., « Persona non grata. Au seuil de la participation », dans Participations, vol. 9 no 2 (2014), p. 21-22.

24 Berger, M., op. cit.

25 Derbaix, B., op. cit., p. 23.

26 Goffman, E., Les Cadres de l’expérience, trad. par Joseph, I., Dartevelle, M., et Joseph, P., Paris, Éditions de Minuit, (1991), p. 19.

27 Revillard, A., « La sociologie des mouvements sociaux : structures de mobilisations, opportunités politiques et processus de cadrage », (2003), p. 1-12.

28 Goffman, E., op. cit., p. 54.

29 Ibid., p. 94-112.

30 Depoilly, S., « Co-construction et processus d’étiquetage de la déviance en milieu scolaire : filles et garçons face au traitement de la transgression scolaire », dans Déviance et Société, vol. 37 no 2 (2013), p. 221.

31 Babeau, O., et Chanlat, J.-F., op. cit., p. 36.

32 Louviot, M., op. cit.

33 Charles, J., « Les conditions de la participation, marqueurs de la vulnérabilité du participant », (2013), p. 14, https://www.cesep.be/PDF/ETUDES/PRATIQUE/Conditions_participation.pdf.

34 Goffman, E., Les Rites d’interaction, trad. par Kihm, A., Paris, Éditions de Minuit, (1974), p. 44.

35 Charles, J., La Participation en actes. Entreprise, ville, association, op. cit., p. 74-75.

36 Louviot, M., op. cit., p. 6-7.

37 Godbout, J.T., La Participation contre la démocratie, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, (1983), p. 41 ; Charles, J., La Participation en actes. Entreprise, ville, association, op. cit., p. 124-127.

38 Ibid., p. 127.

39 Berger, M., op. cit.

40 Charles, J., La Participation en actes. Entreprise, ville, association, op. cit. ; Louviot, M., op. cit.

41 Berger, M., et Charles, J., op. cit., p. 19-23.

42 Ibid., p. 20.

43 Ibid., p. 21-22.

44 Ibid., p. 23.

45 Becker, H.S., op. cit., p. 186-187.

46 Dans cet article, l’efficacité est abordée principalement sous le prisme de la portée effective d’une activité qui débouche sur une finalité concrète à réaliser.

47 Callon, M., « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », dans L’Année sociologique, vol. 36 (1986), p. 169-208.

48 Goffman, E., Les Cadres de l’expérience, op. cit.

49 Berger, m., « Locked together screaming. Une assemblée municipale américaine enfermée dans l’offense », dans Kaufmann, L., et Quéré, L. (dir.), Les Émotions collectives, Paris, Éditions de l’EHESS, (2020), p. 381-417.

Pour citer cet article

Vincent La Paglia, «La transgression au sein d’activités participatives en milieu scolaire : entre « innovation » et « déviance »», MethIS [En ligne], Volume 7 (2023) : Usages de la déviance, URL : https://popups.uliege.be/2030-1456/index.php?id=520.

A propos de : Vincent La Paglia

Vincent La Paglia est maître-assistant à la Haute École Namur-Liège-Luxembourg (Hénallux) où il enseigne au sein des départements sociaux de Namur et d’Arlon (Hénallux-Hers). Il est également chercheur au Centre de Formations continues, de Recherche et de Services à la société (FoRS) de l’Hénallux dans le domaine des sciences politiques et sociales & information et communication. Ses travaux portent principalement sur la participation des publics au sein de services de la première ligne de soin et de santé en Belgique francophone, ainsi que sur la précarité.