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- Volume 7 (2023) : Usages de la déviance
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Retour à l’anormal : réflexions et enjeux de la pensée queer multidimensionnelle
Résumé
Le discours simplifié d’un passage de la « déviance » à un statut de « normalité » que connaîtraient toutes les identités/pratiques non-hétérosexuelles et non-cisgenres s’impose peu à peu dans le Nord global. Prenant appui sur les avancées en matière de droits LGBTQIA+, cette conception de l’émancipation tend pourtant à consolider la binarité de genre, la cishétéronormativité et l’hégémonie blanche. Cette analyse interdisciplinaire propose de remettre en question ladite « normalisation » au travers du prisme queer afin de mettre en lumière le caractère multidimensionnel des identités, de rendre visibles les implications que le recadrage « homonormatif » engendre et d’élargir l’éventail des possibles pratiques réflexives en études de genre et de sexualité.
Table of content
Introduction
1« Ici et maintenant, vous avez quand même de la chance. » – Qu’entend-on par cet étrange sermon qui, plus que souvent, est adressé aux lesbiennes, gays, bisexuel·les et personnes trans* dans le Nord global1 ? Cette réflexion est sans nul doute intimement liée à la défense et promotion des droits LGBTQIA+. Les avancées en matière de droits législatifs LGBTQIA+ sont d’autant plus valorisées lorsque, à l’échelle globale, sont cartographiés les états condamnant sévèrement (notamment par la peine de prison ou de mort) les identités et pratiques non-normatives en termes de sexualité et de genre. En 2021, dans son classement des gouvernements européens respectant et promouvant les droits des personnes LGBTQIA+, ILGA Europe place la Belgique, pays dont je suis citoyen, en seconde position2. Il est vrai que les droits LGBTQIA+ offrent incontestablement une reconnaissance légale profitable à bon nombre de personnes. Le mariage pour tous·tes, la procréation médicalement assistée (PMA) et l’adoption homoparentale sont devenus les principes symboliques et métonymiques de l’émancipation LGBTQIA+. Mais cette « médaille d’argent » obtenue dans cette « course » aux droits LGBTQIA+ ne tendrait-elle pas à créer le mirage d’un paradis pour LGBTQIA+ européen dénué de toute nuance ? À affirmer que la partie est d’ores et déjà gagnée ? Pour prendre le cas belge, cette idéalisation se trouve aisément et tristement démystifiée par les meurtres homophobes de Wade Mbaye (septembre 2020, Liège) et de David Polfliet (mars 2021, Beveren), ou encore par le double féminicide lesbophobe de Nathalie Maillet et Ann Lawrence Durviaux (août 2021, Gouvy3). Force est alors de constater que le gage de normalité supposément acquis par les LGBTQIA+ cache encore certains angles morts qu’il convient d’explorer.
2Dans ce contexte où les contrastes posés entre espaces nationaux consolident une perspective manichéenne et simplificatrice du monde, nous sommes à même de remettre en question la supposée émancipation LGBTQIA+ qu’aurait gagnée le Nord global. De quelle émancipation, de quels droits, et surtout, de quelles formes de genres et de sexualités traite-t-on exactement ? Une grammaire de l’émancipation qui ne se construit qu’en rapport à la norme et la normalité – la cishétéronormativité – questionne-t-elle réellement les structures profondes ayant stigmatisé les LGBTQIA+ en premier lieu, comme les définitions sociétales encore rigides de femme et homme, de masculin et féminin ? Peut-on réellement affirmer que toutes les identités de genre et sexuelles non-normatives sont émancipées dans le Nord global ? En (re-)naturalisant le système cishétéronormatif et en le présentant comme référent intouchable, sont laissées à la marge les possibilités d’un futur « autre », d’un futur queer imprégné de nouvelles configurations relationnelles, communautaires et familiales, par exemple.
3Les études de genre se sont attelées à démontrer que les manières d’appréhender les pratiques et identités sexuelles et de genre, loin d’être anhistoriques et naturelles, varient en fonction du temps, des dimensions sociales et des instances dominantes régulatrices. Cette conceptualisation est à la base même de ce que l’on nomme théorie queer. Autrefois utilisé comme une insulte à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et trans*, la réappropriation du terme queer (signifiant « de travers », « étrange », « déviant ») est historiquement attribuée aux communautés militantes anglophones dont le but était de renverser le stigmate qu’on lui assignait et dont le célèbre slogan « We are here ! We are queer ! » est resté dans les annales.
4Apparue au sein des milieux académiques au début des années 1990, la théorie queer prend le contre-pied des études gays et lesbiennes qui tendaient alors vers l’homonormativité et l’ontologisation. En effet, certain·es intellectuel·les se refusaient de poursuivre la fausse promesse d’une émancipation LGBTQIA+ qui ne favoriserait que les plus privilégiés de ces sujets. Avec Teresa de Lauretis (1991) et Judith Butler (1990) comme figures de proue, la théorie queer, courant de pensée articulé autour de la déconstruction, met en lumière le fait que les catégories binaires de genre et de sexualité, tout comme les structures de pouvoir qui émanent d’elles, sont socialement construites, non-essentielles, non-naturelles4. Eve Kosofsky Sedgwick, l’une des penseur·euses queer précurseur·euses, décrit le queer comme
la matrice ouverte des possibilités, les écarts, les imbrications, les dissonances, les résonnances, les défaillances ou les excès de sens quand les éléments constitutifs du genre et de la sexualité de quelqu’un ne sont pas contraints (ou ne peuvent l’être) à des significations monolithiques5.
5En exposant le caractère fluide des identités et l’importance de l’auto-détermination, Sedgwick et sa définition du queer troublent les frontières des catégories sociales en termes de genre et de sexualité. Ainsi, le queer déstabilise inlassablement la pensée binaire et la dyade qui oppose le normal et l’anormal et invite à rompre avec le désir de normalité pour penser les potentialités d’un autre possible pour tou·tes6.
6À travers une perspective mêlant l’histoire, la sociologie, la philosophie et des références aux cultures populaires, l’analyse interdisciplinaire qui suit propose de « retourner à l’anormal », c’est-à-dire de se distancer du discours dominant et normatif quant à la question de l’émancipation LGBTQIA+ et d’interroger les marges afin de rendre compte de certaines ombres venant obscurcir le tableau arc-en-ciel. Plus spécifiquement, cet essai va à l’encontre des représentations, homogénéisations et oppositions binaires qui sous-tendent une supposée libération LGBTQIA+ contemporaine sur laquelle se dessine le discours simplifié d’un passage de la marginalité et de la déviance à un statut de normalité acquis par toutes les identités/pratiques de genre et sexuelles.
7Ainsi, j’entends démontrer que, d’une part, ladite émancipation LGBTQIA+ n’a fait que déplacer les frontières de l’acceptabilité sociale, ce qui par conséquent n’a permis de donner du pouvoir qu’à celles et ceux s’alignant sur le modèle de la cishétéronormativité blanche. D’autre part, je mettrai en exergue une conception de l’émancipation qui s’écarte de la vision linéaire, monolithique et hégémonique, et qui envisage de contrecarrer la reproduction des hiérarchies de pouvoir. Cette approche s’inspire directement des politiques queers et intersectionnelles dont les élaborations sont indéniablement nécessaires, tant en termes d’épistémologie et de production de savoirs au sein du monde académique qu’au-delà de ses remparts. En outre, il est fort probable que les frontières qui sépareraient les recherches universitaires et les pensées politiques et activités militantes (traditionnellement – « objectivité » et « subjectivité ») soient plus perméables que ce que la scientificité normative et conservatrice laisse supposer. En ce sens, comme l’ont énoncé certain·es penseur·euses comme Donna Haraway, l’épistémologie dominante ne serait elle-même pas aussi objective et neutre que ce qu’elle prétend.
1. « Complètement normal » ? : Une mise à jour de la déviance sexuelle
Non, ne m’accuse pas, me descends pas
De pédéraste jusqu’au bout des doigts.
Si tu veux, crie que t’es plus fort que tout,
Sans rouge vernis et fard à joue.
Tu tentes de m’tuer de tes remarques
De me vider à coup de hache.
Mais jeune homme, sais-tu seulement,
Que j’me maquille pour t’rentrer dedans7.
8Artiste reconnu et célébré de la culture populaire francophone, Eddy de Pretto secoue la sphère du rap en 2018 lorsqu’il propose son titre « Normal », chanson dans laquelle le rappeur ouvertement gay répète à maintes reprises dans le refrain qu’il est « complètement normal, complètement banal ». Comme le démontre l’extrait ci-dessus, c’est avec une certaine véhémence que les paroles s’opposent à l’homophobie et au modèle hégémonique et monolithique de la virilité, et ce, au travers d’un personnage qui trouble le masculin et le féminin. Le maquillage, par exemple, traduit ici une position de résistance et de défiance, une technologie d’empowerment en opposition ferme à l’homme dit viril auquel le message est adressé. En ce sens, de Pretto chercherait à « normaliser » la transgression de la binarité de genre et, face aux normes actuelles, à exprimer son « indifférence » – dans tous les sens du terme. La normalité avancée par la chanson diverge d’autres stratégies discursives et expressives employées par certain·es gays et lesbiennes, d’hier et d’aujourd’hui, pour qui les binarismes de genre et l’hétéronomativité seraient à eux seuls capables de prodiguer un statut de « normalité » et de « banalité » – l’« anormalité » et l’« extra-ordinaire » n’étant plus désirables pour eux·elles. Afin d’appréhender les différences entre les versions socialement acceptées et stigmatisées de l’homosexualité – autrement dit, entre la « normalité homosexuelle » (ou « homonormativité ») et l’« anormalité homosexuelle » dans le Nord global –, il convient de revenir sur la notion même d’homosexualité, sur les liens forts qu’elle entretient historiquement avec la sociologie de la déviance et de la stigmatisation, et d’interroger les significations auxquelles elle renvoie dans l’imaginaire collectif contemporain8.
9Si en tout temps et dans toute culture, les pratiques sexuelles entre personnes de même sexe/genre ont été/sont une réalité, la naissance de l’identité homosexuelle européenne est plus que souvent associée aux théorisations de Michel Foucault et, notamment, au premier tome de sa célèbre Histoire de la sexualité (1976)9. Plus spécifiquement, le philosophe, que la postérité qualifiera de théoricien proto-queer, attribue l’émergence d’un soi homosexuel à l’apparition du terme dans l’article de Westphal de 1870, ainsi qu’à la publication du célèbre Psychopathia sexualis (1886) rédigé par le médecin germano-autrichien Richard von Krafft-Ebing10. Foucault indique que l’« homosexuel », alors que seules ses pratiques le qualifiaient de « relaps », de criminel, de pécheur, est passé en cet instant à l’état de malade, d’« espèce » possédant une « androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme », une façon « d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin11 ». La pathologisation de l’homosexualité n’a pas gommé le symbole du péché religieux qu’elle évoquait encore, mais a bien procédé à un marquage des corps. De fait, les autorités religieuses, qui étaient jusqu’alors gardiennes des normes en matière de sexualité, se sont donc vues remplacées par les instances scientifiques et médicales. Les normes sexuelles et les formes acceptables des pratiques sexuelles restèrent toutefois inchangées, puisque ces dernières devaient, impérativement et exclusivement, viser la reproduction. Les instances scientifiques établirent ainsi une véritable typologie des écarts à la norme – incarnés par celles et ceux que l’on nommera déviant·es sexuel·les – et dont la sexualité visait le plaisir. Parmi ces types de pathologies, nous retrouvons les homosexuel·les, mais aussi d’autres étiquettes, comme les monosexuel·les/onanistes et les hétérosexuel·les qui peuvent aussi s’adonner aux pratiques dites déviantes, telles que la masturbation, la fellation et la sodomie.
10Du xixe siècle à aujourd’hui, les politiques de l’identité en matière de sexualité et de genre, les luttes et mouvements identitaires, et les révolutions sexuelles ont indiscutablement permis, et permettent, une relative avancée en matière de droits et de défenses en faveur des personnes LGBTQIA+. La multiplicité des termes présents dans l’acronyme LGBTQIA+, bien qu’elle soit parfois moquée, propose un plus large choix d’auto-identifications, et par là même, différencie les expériences des individus dont l’expression de genre, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, et/ou la sexuation diverge(nt) des normes. En effet, l’orientation sexuelle non-hétérosexuelle et l’identité/expression de genre non-cisgenre connaissent une différence de traitement et ne jouissent pas du même degré d’acceptabilité sociale. Si la non-hétérosexualité, en tant que trait d’identité, jouit relativement du statut de normalité, les diktats de la binarité de genre – des définitions socialement construites du masculin et du féminin et leurs impositions à des corps sexués – sont encore rigides et relèguent à la marge les identités et les expressions de genre non-conformes. La dite normalité dépend ainsi de l’adéquation aux normes de genre prégnantes dans la société en question. L’échelle d’acceptabilité se calcule sur la visibilité de la différence, autrement dit, sur la perturbation ou non de l’ordre binaire dans l’expression de genre. Paradoxalement, lorsque la différence de genre et/ou sexuelle n’est pas (re)marquée, les personnes LGBTQIA+ font face à la pression sociale de devoir verbaliser cette différence, sans quoi elles risqueraient d’être qualifiées d’« hypocrites » ou de « sournoises ». L’injonction à « sortir du placard » reflète la tension existante entre différence visible, bouleversant ouvertement les normes de genre, et différence invisible, perturbant la taxonomie sociale et causant l’inquiétude de certain·es « normaux·les » de n’avoir pas su faire la distinction entre « eux·elles » et « les autres12 ».
11La déviance de genre – déjà décrite dans les écrits pathologisants des médecins du xixe siècle – est donc à la base de la stigmatisation de l’homosexualité ayant survécu jusqu’à nos jours. Erving Goffman définit le stigmate comme étant la relation spécifique que partagent un attribut et un stéréotype ou, en d’autres mots, entre une caractéristique spécifique « marquée » d’un individu et une catégorie sociale évaluée par le sens commun comme étant typique d’un groupe social. Le sociologue qualifie la stigmatisation des homosexuel·les de « déviation de traits personnels » et établit une distinction entre individus stigmatisés « discrédités » dont la différence est connue par les personnes présentes dans l’interaction sociale ou visible au premier regard, de celles et ceux qui sont « discréditables » – dont la différence, à l’inverse, est camouflée13. Il est intéressant de constater que les homosexuel·les peuvent entrer dans ces deux catégories. Certain·es, troublant le genre, sont perçu·es comme « anormalement » efféminés ou masculines ; d’autres, en revanche, ne divergeant pas des normes de genre, se fondent dans l’espace social cishétéronormé14. De manière similaire, on comprend que les personnes trans* ne se fondant pas dans le « cistème » – dont la différence est visible – sont susceptibles d’être discriminées dans la sphère publique et les interactions sociales15.
12Les images stéréotypiques associées à l’homosexualité – le gay efféminé et la lesbienne masculine – sont bel et bien toujours présentes dans l’imaginaire collectif. Néanmoins, à ces stéréotypes se sont ajoutées d’autres représentations s’étant construites à contre-courant de la déviance de genre, comme le démontrent par exemple les clones du groupe étatsunien The Village People, ou encore de la figure de la lesbienne « lipstick ». Dans L’art d’être gay, David M. Halperin situe l’apparition de ces nouveaux modèles dans les années 1970, moment où certains mouvements émancipatoires homosexuels ont tenté de promouvoir « un nouveau conformisme en matière de genre ce qui, par la suite, est devenu le style dominant de la lutte homosexuelle16 ». Cette demande de reconnaissance impliqua, selon Halperin, une forme de distanciation par rapport aux stéréotypes préexistants. À ce sujet, George Chauncey affirme que ces mouvements ont participé à la transition graduelle d’un « système dominé par la différence du genre (l’axe féminin/masculin) à un système ordonné par la préférence sexuelle (l’axe hétéro/homosexuel)17 ». Ainsi, en ces temps, la mise en exergue de la « normalité » de genre reflète le passage d’une stratégie discursive qui trouble le genre – perçue comme étant dépassée, honteuse, dégradante puisqu’elle est basée sur la différence – à une identité homosexuelle basée sur le conformisme aux normes de genre et à la cishétéronormativité – à la similarité avec la norme.
13S’il convient de souligner que les mouvements LGBTQIA+, entre autres, ont indiscutablement participé à la distanciation de l’impératif reproductif pour s’orienter vers une sexualité axée sur le plaisir, il est également nécessaire de mettre en lumière les conséquences d’une stratégie rhétorique uniquement basée sur la similarité avec la norme18. En effet, il est aisé de constater que les divergences de genre et l’exploration du désir/plaisir, bien qu’elles aient contribué auparavant à former des sous-cultures spécifiques, ont fait place à la normalisation. De ce processus s’est ainsi (ré)affirmée une dichotomie séparant l’acceptable de l’inacceptable. Ce dernier a vu naître un modèle homonormatif, lui-même issu de la cishétéronormativité. Mis en scène notamment dans la culture mainstream, cette homonormativité exemplifie la mise en conformité du sujet homosexuel au statu quo, à sa bonne volonté d’effacer sa différence et de laisser les stéréotypes au placard. Sam Bourcier décrit cet « homosexus normaticus » comme suit :
Le gai de la classe moyenne blanche n’est pas une « tapette », c’est-à-dire qu’il ne présente plus aucune discordance entre son sexe « biologique » et son genre et qu’il règle ses problèmes en privé. Des mecs, des vrais ; des femmes, des vraies, c’est-à-dire des lesbiennes qui ne « refusent plus ni leur féminité, ni leur maternité19 ».
14Autrement dit, l’homosexuel·le est plus acceptable et valorisé·e socialement s’il·elle démontre – fait la performance – qu’il·elle ne perturbe en aucun cas les normes de genre. Si la facette identitaire de l’orientation sexuelle est socialement acceptée dans son unidimensionalité, la possibilité de déconstruire l’équation sexe/genre/sexualité cishétéronormative – dont se réjouiss(ai)ent les gays efféminés, les lesbiennes masculines, les personnes trans* et bien d’autres encore – est, quant à elle, restée aux marges de l’acceptabilité sociale.
15Les modèles hétéro- et homonormatifs ne se limitent pas à la valorisation d’une conformité de genre, mais régissent également les domaines invisibles (ou plutôt, « invisibilisés ») des personnes, et ce, jusque dans leur chambre à coucher car c’est bien (supposément) à cet endroit que la sexualité se cristallise. Comme l’écrit Michael Warner dans The Trouble with Normal, « sooner or later, happily or unhappily, everyone fails to control his or her sex life20 ». Codifiées par les forces biopolitiques de la religion, de la médecine, de la loi, et par l’acceptabilité sociale, les pratiques sexuelles, quelles qu’elles soient, ne sont de fait pas si privées et intimes21. Gayle Rubin (1984) distingue « bonne » et « mauvaises » sexualités : la sexualité est dite normale lorsqu’elle prend place au sein d’un couple marié hétérosexuel visant la fondation d’une famille, dans un espace privé, sans avoir recours à de quelconques stimuli extérieurs22. Alors que les espaces clos, mais aussi publics – les salons, les parcs, les pissotières, les saunas, les clubs et les cafés – étaient autrefois culturellement investis par les homosexuel·les dans leurs rencontres sexuelles et affectives, l’homonormativité contemporaine inclut l’homosexualité dans la « bonne sexualité », mais à condition qu’elle réitère l’ordre hétéronormé23. Ainsi, les non-hétérosexuel·les qui ne souhaiteraient pas vivre en couple, se marier, être monogames et avoir des enfants adoptés ou par PMA sont perçu·es comme riant au nez de la normalité : « Pourquoi ne voudrait-on pas être normal ? ». Il n’est pas ici question de critiquer les familles et relations hétéro- et homonormatives per se, mais bien de démontrer que la potentialité que de « nouvelles formes contractuelles de liens, d’intimité, de vie à plusieurs, attestées ou possibles, connaissent une ou des traductions sociales et culturelles24 » a été laissée sur le banc de l’inacceptabilité sociale.
2. Genre, race, sexualité : l’arc-en-ciel monochrome
16Comme cela a été mis en exergue précédemment, on pourrait légitimement interroger l’auto-satisfaction un peu aveugle face à la relative respectabilité sociale que certains sujets sexuels ont acquise puisque cette dernière ne s’est réalisée que conjointement au renforcement de la marginalisation d’autres identités/pratiques. C’est également aux dépens des personnes aux identités raciales, ethniques, nationales et confessionnelles non-hégémoniques – que ces dernières s’inscrivent dans les spectres des genres et des sexualités non-normatifs ou non – que l’homonormativité s’est instaurée. Les redéfinitions des formes sexuelles socialement acceptables ont également procédé à des reconfigurations des imaginaires et des catégorisations sociales et identitaires. Sans surprise, ces nouvelles partitions du « normal » et de l’« autre » ont poursuivi la voie de la binarité. Pour commencer cette discussion, prenons comme exemple l’ouvrage de référence des études postcoloniales intitulé Orientalism (1978) dans lequel Edward Said porte l’attention sur les mécanismes (sociaux, structurels et artistiques, notamment) au travers desquels l’Orient était dépeint par l’idéologie coloniale comme étant efféminé, lascif, où les individus faisaient preuve d’une sexualité débridée25. A contrario, l’Occident, par sa dite « modernité », s’auto-congratulait de sa sexualité contrôlée, non-déviante. Or, il semblerait qu’au fil du temps, les représentations imaginées se soient en quelque sorte renversées, fait découlant des redéfinitions de la normalité et de la déviance dans le Nord global.
17En effet, le Nord global se pare à l’heure actuelle du drapeau arc-en-ciel (dans sa version homonormative), tandis que le Sud global est présenté comme espace intrinsèquement antinomique aux nouvelles valeurs en matière de genre et de sexualité. Bien évidemment, ces contrastes exacerbés entre Nord et Sud sont profondément hypocrites et paradoxaux puisque tant le contexte colonial que néocolonial étaient et sont des espaces d’exploitations non seulement capitalistes, environnementales mais aussi sexuelles (pensons, par exemple, aux rapports de pouvoir qu’implique le tourisme sexuel à notre époque). Plus important encore, cette construction imaginaire n’est possible qu’au travers du contraste qu’elle produit, autrement dit, d’une vision simplifiée qui réitère et renforce l’hégémonie globale du Nord. Nombre de sociétés ayant été profondément marquées historiquement par le colonialisme et les rapports de pouvoir qu’il implique, il n’est pas étonnant de constater que certains états du Sud global tendent à se construire également en opposition aux « valeurs LGBTQIA+ » célébrées par le Nord global, méfiants quant à l’introduction de nouvelles mesures interprétées comme « extérieures » et « néocoloniales ». Ironiquement, ces états du Sud global reproduisent des formes d’homophobies et de transphobies que les Européen·nes ont importées dans les colonies, car ce sont bien les colons qui ont réprimé les normes culturelles relatives au genre et à la sexualité qui ne correspondaient pas aux modèles cishétéronormatifs européens. On peut ainsi affirmer que l’étude des genres et des sexualités des cultures précoloniales, tout comme les luttes « LGBTQIA+ » contemporaines du Sud global, renferment un réel potentiel pour la pensée décoloniale26.
18Les droits LGBTQIA+, tout comme les droits des femmes, sont ainsi incorporés par les gouvernements occidentaux dans leurs relations politiques internationales et, sans nul doute, sont instrumentalisés, subtilisés à des fins pouvant être qualifiées de néocoloniales. Ce que l’on nomme homonationalisme a peu à peu construit et alimenté les imaginaires opposant et hiérarchisant les espaces nationaux selon leur degré de « tolérance » en matière de législation et au travers d’une compréhension homogénéisante et autocentrée de ce que désignent les diversités de genre et de sexualité. Au sein-même du Nord global, ces hiérarchisations se sont vues réassignées et normalisées, à tel point qu’elles se sont inscrites sur les corps. Jasbir K. Puar explique :
L’acceptation passagère d’un sujet homosexuel national dépend non seulement de la prolifération de sujets sexuels-raciaux qui transgressent invariablement les limites étroites de l’acceptable, mais aussi de la création et du désaveu simultanés de populations sexuellement et racialement altérisées, exclues de fait du cadre de la nation27.
19Par ce phénomène politique, il est aisé de constater que l’homonormativité ne concerne pas seulement l’adéquation aux normes de genre, mais engendre également des inclusions/exclusions à/de la normalité sur base de la race, de l’ethnicité et de la nationalité, entre autres paradigmes.
20Au travers des discours homonationalistes, l’homophobie – objet contre lequel s’instaure l’une des nouvelles luttes dominantes du Nord global – est dès lors naturalisée comme étant une caractéristique monolithique et culturelle du Sud global. Il n’est pas question ici de nier les conditions de vie difficiles que peuvent connaître des personnes aux genres et sexualités non-normatifs du Sud global, ou encore de suggérer l’inexistence de divergences culturelles quant à la conception de ces signifiants. Bien au contraire, il s’agit plutôt de déconstruire les a priori, de démystifier les représentations ontologiques ayant été produites au cours du processus dit émancipatoire LGBTQIA+. Selon la vision binaire, xénophobe et manichéenne du mode de pensée prégnant dans le Nord global, les personnes non-blanches en viennent à incarner la violence homophobe. Dans Queer Lovers and Hateful Others (2015), Jin Haritaworn met particulièrement bien en évidence comment l’homosexualité, autrefois légalement, institutionnellement et socialement jugée abjecte, incarne à cette heure cette valeur « civilisationnelle28 ». En contrepartie, Haritaworn indique qu’une figure en particulier, celle du jeune homme musulman, a été imposée au travers des médias comme étant le représentant du « problème homophobe » par excellence. Communément présenté comme inassimilé et inassimilable aux valeurs « modernes » en raison de sa culture, de son éducation, ou même de ses constituants biologiques, cet « autre haineux », comme Haritaworn le surnomme, se voit démonisé, une déshumanisation ainsi rendue possible par la transformation de l’homophobie en un problème s’inscrivant sur le corps, sur une identité identifiable. Par ailleurs, cette dynamique produit indéniablement un appui subtil à l’islamophobie et la xénophobie déjà bien présentes. Quant à certain·es gays et lesbiennes (blanc·hes), les promesses du néolibéralisme et de l’ascenseur social de la normalisation leur ont fait oublier les structures spécifiques qui les qualifiaient de « dégénéré·es » et de « pervers·es » pour se retourner contre les « déviants homophobes », notamment en se joignant à l’« innocence blanche29 » des partis d’extrême droite et politiques anti-immigration30.
21Outre que la racisation de l’homophobie rend invisibles de nombreuses tensions et légitime insidieusement les privilèges associés à la blanchité, de multiples angles morts dans les luttes contre les LGBTQIA+phobies se concrétisent, simultanément sur les plans micro- et macrologiques. Comme exemple, prenons la compréhension biaisée de l’émancipation LGBTQIA+ des organismes subsidiants issus du Nord global. Ces derniers tendent effectivement à imposer des programmes spécifiques (tel que le mariage pour tous·tes) sans prêter d’attention particulière aux besoins des associations locales du Sud global, à leurs propres aspirations et priorités, comme l’accès aux soins de santé ou au logement. Par ailleurs, de nombreuses expériences sont également laissées à la marge par la persistance du racisme, de la xénophobie, du fétichisme, du tourisme sexuel et de l’hypersexualisation auxquels font face les LGBTQIA+ noir·es, arabes et asiatiques (pour ne citer qu’eux·elles) dans leurs interactions avec des personnes blanc·hes, dans le Nord global comme dans le Sud global.
22Si ces rapports de pouvoir ne sont pas nouveaux, il faut également mettre l’emphase sur le fait qu’historiquement, un pan non-négligeable des luttes LGBTQIA+ du Nord global s’est construit sur la base d’une volonté d’allier féminisme, anti-racisme, anti-transphobie, anti-homophobie, et anti-capitalisme. De facto, valorisées par certain·es et jugées honteuses par d’autres, les marches des fiertés ou prides témoignent symboliquement de l’émancipation des identités LGBTQIA+. Dans les marches actuelles, au milieu des chars décorés de marques, de logos, de sponsors de multinationales et partis politiques, les raisons et revendications politiques qui animaient leurs origines se dissipent. Les émeutes de Stonewall, qui fêtaient en 2019 leur cinquantième anniversaire, sont à l’origine de la réappropriation politique de l’espace public par les personnes LGBTQIA+. Roderick A. Ferguson dénonce dans One-Dimensional Queer (2018) le manque de considération actuelle accordée aux fières porte-paroles du mouvement (Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera) et aux personnes LGBTQIA+ principalement non-blanches et travailleuses du sexe que comptaient ses rangs31. Le théoricien critique tout particulièrement l’effacement progressif de la dimension politique des prides. La disparition des convergences des luttes politiques peut sans aucun doute être attribuée à l’émergence des stratégies de normalisation et d’unidimensionalité. Ferguson nous invite donc à repenser ladite émancipation, à nous interroger sur la multidimensionalité de l’identité, sur les implications des intersections des catégories sexuelles, de genre, de sexualité, de race, de nationalité et de classe.
23La remise en question proposée par Ferguson est tout aussi nécessaire en ce qui concerne la théorie queer en elle-même. En effet, ce champ d’étude a connu de nombreuses critiques, notamment pour avoir procédé à la mise à l’écart de certains paradigmes, une déviation qu’il critiquait pourtant initialement. On retrouve cette critique chez certain·es théoricien·nes trans*, telle que Susan Stryker (2004) ayant pointé du doigt la (re-)marginalisation des transidentités dans les travaux de théoricien·nes queers32. De manière similaire, la « queer of color critique », inspirée des féminismes intersectionnels et dans laquelle Ferguson s’inscrit, met en avant les enchevêtrements de la race, de la sexualité, du genre et de la classe. Si Kimberlé Crenshaw (1990) est la première à employer le terme à la fin des années 198033, la notion d’intersectionnalité ne peut être dissociée de la pensée féministe noire étatsunienne développée antérieurement, notamment, par le Combahee River Collective et par des « artivistes » telle que Audre Lorde (1984), pour ne citer qu’elle34. Initialement, l’intersectionnalité met en évidence le fait que les femmes de couleur de classes sociales non-privilégiées se trouvent aux intersections du racisme, du sexisme et du classisme, démontrant que les différents axes d’oppression sont des systèmes imbriqués les uns dans les autres.
24Ainsi, alors que les stratégies normalisatrices et unidimensionnelles ne promettent qu’une émancipation partielle et sélective, les voies intersectionnelle et multidimensionnelle pourraient bien offrir plus de possibilités et d’attention à ces reproductions de rapports de pouvoir. Le prisme du queer multidimensionnel, pour reprendre la notion développée par Ferguson35, nous invite à adopter des perspectives et approches plus larges, plus inclusives, plus politiques encore. Bourcier, dont la théorie est bien en accord avec la « multidimensionnalité » du queer, remarque d’ailleurs que :
Cette constante re-délimitation des zones d’exclusion [et] la critique de la prééminence de certaines catégories d’analyse au détriment d’autres tels que le genre, la race ou la classe font de la théorie queer une théorie de la production de la marginalisation et de la marge, du fait d’être « in » et « out »36.
25Du reste, il faut souligner que l’instabilité, la fluidité et l’appareil de déconstruction que prodigue le queer vont à l’encontre, non seulement de la catégorisation sociale normative, mais aussi des principes épistémologiques encore rigides au sein des mondes universitaires. D’aucuns s’interrogent alors sur le destin des savoirs produits au travers du prisme instable et fluide qu’est le queer multidimensionnel : ne sont-ils pas voués à l’impasse et à la remise en question permanente ? Maxime Cervulle et Marco Dell’Omodarme, dans leur discussion des « épistémologies-caméléon », retournent en quelque sorte le stigmate (universitaire) attribué à la théorie queer :
Cette capacité à sans cesse remettre en discussion les fondements du savoir produit – et à continuellement marquer la défaillance du discours dans une perpétuelle « chasse aux points aveugles » (tour à tour l’oubli de la race, de la classe, du genre, de la sexualité, de l’âge, de la nationalité, etc.) – est sans doute l’un des outils queer les plus puissants37.
26La pensée queer, dans sa version multidimensionnelle, nous permet donc de continuellement remettre en question l’ordre établi et le caractère de normalité afin de rendre visible la résurgence des oppressions et des privilèges que la normalisation, la naturalisation et l’essentialisation ont de fortes chances de réinstaurer. C’est bien dans la constance de l’instabilité, ainsi que dans la déstabilisation de la constance, que le queer, toujours à l’affût, offre une visée émancipatoire.
Conclusion : « Queer me by your name ? »
27Cette conclusion, en réalité, ne clôture aucun débat, mais espère modestement ouvrir la voie à d’autres réflexions. L’intitulé de cette section a été choisi en raison d’une référence triple et qui, peut-être, transperce cet essai intégralement. Tout d’abord, elle s’inspire de Call me by your name (2017), film homoromantique de Luca Guadagnino38. Dans le cadre bucolique d’une Italie des années 1980, le film à l’ambiance nostalgique peut émouvoir par cet amour impossible entre Elio, jeune homme de 17 ans, et Oliver, étudiant étatsunien de quelques années son ainé. Leur relation intense, bien que tumultueuse, ne dure finalement qu’un été. La note finale du film présente Elio abandonné par l’homme qu’il aimait, rentré aux États-Unis pour se marier avec une femme. L’histoire est une « simple » histoire d’amour – comprenez, dans la lignée du genre dramatico-romantique traditionnel – dont la dimension tragique, affective et axée sur le pathos normalise le fait – en vient à nous faire oublier – qu’elle relie deux hommes.
28Dans une tout autre ambiance, l’intitulé de cette conclusion fait également écho au titre « MONTERO (Call Me By Your Name) » (2021) de Lil Nas X, artiste noir et publiquement gay étatsunien défiant les codes du masculin et du féminin, et dont le clip musical a provoqué une vague d’indignation. Dans la chanson, le rappeur s’exclame « Romantic talkin’ ? You don’t even have to try / You’re cute enough to fuck with me tonight », et « I’m not phased, only here to sin / If Eve ain’t in your garden, you know that you can / Call me when you want, call me when you need / Call me in the morning, I’ll be on the way39 ». Si les paroles reflètent une sensualité homo-érotique décomplexée, les détracteur·rices du titre ont plus particulièrement dans le viseur la vidéo où l’on aperçoit Lil Nas X s’étreindre lascivement avec le serpent du jardin d’Eden, descendre aux enfers en virevoltant sur une barre de pole dance et exposant des cuissardes de cuir et de longues tresses rouges, ou encore, effectuer une lap dance au diable et finalement accéder au trône infernal. À contre-courant de la normativité et de l’acceptabilité homonormative, Lil Nas X embrasse, artistiquement et politiquement, le péché longtemps associé à son identité, se l’approprie et habite la marge. Ainsi, le contraste existant entre le film et le clip mentionnés est évident : l’un adhère aux normes tandis que l’autre s’en écarte avec ferveur. Ces modèles, bien que différents, doivent-ils pour autant s’exclure mutuellement ? Le prisme queer met en exergue des politiques de représentations plurielles et, en ce sens, ne pose pas de hiérarchies. Ainsi, si la critique est bien nécessaire et doit permettre l’ouverture au champ des possibles, aucun modèle ne devrait prévaloir sur les autres.
29Enfin, « Queer me by your name ? » fait directement référence à la manière de nommer, de catégoriser les genres et les sexualités. Puisque la théorie queer s’évertue à questionner les essentialisations que la langue peut générer, il convient également de s’interroger sur « la violence épistémique » pouvant être causée par le référent queer, qui consiste
à contrôler les sujets de savoirs marginalisés et leurs productions par le biais de diverses opérations d’exclusions, d’effacement, de délimitation, de régulation, de dépossession/appropriation culturelle et d’incorporation40.
30Le terme queer et la théorie associée prennent leurs racines au sein du Nord global anglophone. Il est dès lors primordial, particulièrement pour les chercheur·euses en études postcoloniales et transnationales issu·es du Nord global dont je fais partie, de s’interroger sur leurs pratiques méthodologiques. Il est tout aussi important dans une perspective de praxis queer d’entrer en dialogue avec les « savoirs situés41 », les productions de savoirs spécifiques et contextuels. Par là, peut-être, le queer multidimensionnel a-t-il le potentiel d’offrir des alternatives aux récits occidento-centrés de l’émancipation « moderne » LGBTQIA+ et de déstabiliser les hiérarchies néo/coloniales. Retourner à l’anormal, encore et toujours, signifie construire des ponts au-dessus des binarités naturalisées hommes/femmes, masculin/féminin, homo/hétéro, trans*/cis, mais aussi Nord/Sud, dedans/dehors, hier/aujourd’hui, là-bas/ici, public/privé, Elio/Lil Nas X, académique/militant, et bien d’autres encore. C’est bien dans l’exploration des interstices de cette constellation, en s’abandonnant à l’instabilité et aux vacillements de ces arcs, que peuvent émerger des pratiques épistémologiques plus attentives aux marges et au clair-obscur.
Notes
1 Je tiens à remercier mes deux collègues et amies Marie Kill et Siân Lucca pour leurs précieux conseils apportés au cours de l’élaboration de cet article. J’utilise ici l’expression Nord global issue notamment des études postcoloniales pour désigner les pays dits occidentaux. Bien que cette appellation implique une certaine binarité et une généralisation englobante auxquelles nous devons rester vigilant·es, le Nord global et le Sud global sont des expressions qui rendent compte de rapports de pouvoir historiques, socio-économiques et politiques.
2 ILGA-Europe, Rainbow Europe Map, (2021), https://rainbow-europe.org/.
3 Il est effroyable de constater que le caractère homophobe du meurtre de Mbaye ait été écarté aux prémices de l’enquête par le simple fait que l’auteur serait lui-même homosexuel. Cet écartement cristallise l’optique binaire et erronée qui sous-tend qu’un homme qui a des rapports sexuels avec d’autres hommes ne puisse être homophobe. Par ailleurs, concernant le meurtre de Nathalie Maillet et Ann Lawrence Durviaux, la tendance principale des médias a été de se focaliser sur le passé du meurtrier et de présenter les faits sous la lumière d’un crime « passionnel ». Si certains médias ont bien qualifié les évènements de double féminicide, très peu d’entre eux ont cependant traité du caractère lesbophobe de ce dernier.
4 de Lauretis, T., « Queer Theory: Lesbian and Gay Sexualities. An Introduction », dans differences, vol. 3 no 2 (1991), p. iii-xviii ; Butler, J., Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York/Londres, Routledge, (1990).
5 Sedgwick, E.K., « Construire des significations queer », dans Éribon, D. (dir.), Les Études gay et lesbiennes, Paris, Éditions du Centre Pompidou, (1998), p. 115.
6 Muñoz, J.E., Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity, New York, New York University Press, (2019).
7 de Pretto, E., « Normal », Clip officiel, (2018), https://www.youtube.com/watch ?v =yzUxyT-J5mE.
8 Je me focalise ici sur l’homosexualité en particulier (et non pas sur la bisexualité, la transidentité, ou d’autres catégories de genre et sexuelles) afin de pouvoir rendre compte de l’acceptabilité sociale particulière que certaines personnes de cette catégorie ont gagnée. Cette sélection partielle, qu’il convient d’analyser, concerne ici l’axe de l’orientation sexuelle.
9 Il convient de souligner que cette section se situe en partie dans le prolongement de mon mémoire de Master de spécialisation en études de genre (Master interuniversitaire [UCLouvain, ULB, ULiège, Université Saint-Louis, UNamur, UMons]). Bomans, B., Les minets ont-ils leur mot à dire ? De la stigmatisation à l’idéalisation d’une tribu gay jugée in/désirable, mémoire de Master de spécialisation, Bruxelles, ULB, (2019).
10 von Krafft-Ebing, R., Psychopathia sexualis, Stuttgart, (1886).
11 Foucault, M., Histoire de la sexualité : la volonté de savoir, Paris, Gallimard, (1976), p. 59. Je n’utilise pas l’écriture inclusive ici de manière intentionnelle. En effet, dans son ouvrage, Foucault ne se penche que sur l’historicité de l’homosexualité masculine.
12 La question étant posée aux personnes avec « passing » sera typiquement : « Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ? ». Pour plus d’informations quant à « l’aveu » et l’injonction au coming-out, voir Foucault, M., op. cit., p. 79.
13 Goffman, E., Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity, Upper Saddle River, Prentice Hall, (1963), p. 14.
14 Bien évidemment, il existe également des individus qui naviguent entre ces deux catégories, s’adaptant (consciemment ou non) au contexte donné.
15 Le néologisme « cistème » que j’emprunte ici est un terme utilisé principalement au sein de la sphère militante trans*.
16 Halperin, D.M., L’Art d’être gai, Paris, Epel Éditions, (2015), p. 91.
17 Chauncey, G., et Mangeot, P., « De l’autre côté du placard. Entretien avec George Chauncey, auteur de Gay New York, 1890-1940 », dans Vacarme, vol. 26 no 1 (2004), p. 6.
18 Il faut toutefois souligner que les femmes sont encore et toujours, stéréotypiquement, associées à la maternité. De ceci se dégage une pression sociale vis-à-vis des femmes, mais on peut aussi encore y rapporter le fait que les droits LGBTQIA+ (principalement, le mariage et l’adoption) miment également cette visée de la reproduction hétéronormative.
19 Bourcier, S., Queer Zones : la trilogie, Paris, Éditions Amsterdam, (2018), p. 659-660.
20 […] « tôt ou tard, heureusement ou malheureusement, tout le monde échoue à contrôler sa vie sexuelle ». Warner, M., The Trouble with Normal: Sex, Politics and the Ethics of a Queer Life, Cambridge, Harvard University Press, (2000), p. 1. Je traduis.
21 Foucault, M., op. cit.
22 Rubin, G., « Thinking Sex: Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality », dans Vance, C.S. (dir.), Pleasure & Danger: Exploring Female Sexuality, Boston/Londres, Routledge & Kegan Paul, (1984), p. 267-293.
23 Bien que ces espaces « sexuello-culturels » existent encore aujourd’hui, il semblerait qu’ils soient moins investis que par le passé. Cette décroissance pourrait être expliquée par l’émergence de l’homonormativité, mais également par l’arrivée de dispositifs technologiques qui ont reconfiguré les rencontres sexuelles, comme par exemple les applications de rencontre tel que Grindr.
24 Bourcier, S., op. cit., p. 656-657.
25 Said, E., Orientalism, Londres, Routledge & Kegan Paul, (1978).
26 Je souhaite préciser ici qu’il serait également problématique d’idéaliser les sociétés précoloniales en avançant une quelconque absence de normes et de hiérarchies sexuelles et de genre avant l’arrivée des Européens. Néanmoins, l’imposition de lois et de normes (imprégnées d’une idéologie raciste, sexiste, homophobe et transphobe) par le système colonial a indéniablement marqué historiquement les dynamiques de genre et de sexualité dans les sociétés postcoloniales, dont les effets sont visibles aujourd’hui.
27 Puar, J.K., Homonationalisme et biopolitique, trad. par Cervulle, M., dans Cahiers du Genre, vol. 54 no 1 (2013), p. 154.
28 Haritaworn, J., Queer Lovers and Hateful Others: Regenerating Violent Times and Places, Londres, Pluto Press, (2015).
29 Wekker, G., White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race, Durham, Duke University Press, (2016).
30 Dans l’essai intitulé « Of Homo Nostalgia and (Post)Coloniality: Or, Where Did All the Critical White Gay Men Go? », Gloria Wekker analyse, par exemple, le cas du politicien néerlandais Pim Fortuyn. Ibid., p. 108-138.
31 Ferguson, R.A., One-Dimensional Queer, Medford, Polity Press, (2018).
32 Stryker, S., « Transgender Studies: Queer Theory’s Evil Twin », dans GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies, vol. 10 no 2 (2004), p. 212-215.
33 Crenshaw, K., « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », dans Stanford Law Review, vol. 43 (1990), p. 1241-1300.
34 Lorde, A., Sister Outsider: Essays and Speeches, Berkeley, Crossing Press, (1984).
35 Ferguson, R.A., op. cit.
36 Bourcier, S., op. cit., p. 176.
37 Cervulle, M., et Dell’Omodarme, M., « Épistémologies-caméléon : vers une critique post-straight », dans Contemporary French and Francophone Studies, vol. 12 no 1 (2008), p. 44.
38 Guadagnino, L., Call me by your name, Frenesy Film Company, et al., (2017).
39 Lil Nas X, « MONTERO (Call Me By Your Name) », Clip officiel, (2021), https://www.youtube.com/watch ?v =6swmTBVI83k.
40 Bourcier, S., Homo Inc.orporated : le triangle et la licorne qui pète, Paris, Éditions Cambourakis, (2017), p. 79.
41 Haraway, D., « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », dans Feminist Studies, vol. 14 no 3 (1988), p. 575-599.