MethIS

Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines

2030-1464 2030-1456

 

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Marie Viérin

« Une heureuse reconnaissance » : penser les relations inter-féminines dans la littérature néerlandaise de l’entre-deux-guerres

(Volume 7 (2023) : Usages de la déviance)
Article
Open Access

Résumé

Cet article propose un aperçu de la représentation des relations entre femmes dans la littérature néerlandaise de l’entre-deux-guerres, au travers de quatre ouvrages : Het purperen levenslied (1922) et De goddelijke zonde (1928) d’Edith Werkendam, Lea (1930) de Carla Simons et Terug naar het eiland (1937) de Josine Reuling. Une attention particulière sera apportée à l’auto-perception et l’auto-identification des personnages concernés par ces relations, à leur rapport au modèle hétéronormatif et à la notion de « déviance », ainsi qu’à divers éléments textuels susceptibles d’inscrire ces personnages dans un ensemble culturel plus large.


Introduction

1« Quand l’amour entre femmes devient-il lesbien ? » La question, qui pourrait paraître tautologique à qui la considérerait uniquement en surface, est soulevée dès 1982 par l’historienne Myriam Everard dans la conclusion de son article « Galerij der vrouwenliefde » (« Galerie de l’amour féminin »), dans lequel est proposé un panorama de la littérature néerlandophone parue entre 1880 et 1940 et mettant en scène une quelconque forme d’amour entre des figures féminines – qu’il soit « émotionnel ou sexuel, provisoire ou permanent1 ». Au travers de cette vue d’ensemble, Everard constate rapidement la très faible prévalence de références littérales à des relations « lesbiennes » dans les textes étudiés, notant ainsi que « la femme lesbienne n’est pas de tout temps, mais une apparition historique2 ». Cette observation l’amène à reconsidérer le problème sous un autre angle, puisqu’il ne s’agit désormais plus de « projeter nécessairement la catégorie “lesbienne” dans l’Histoire par effet rétroactif », mais bien d’identifier « les conditions sous lesquelles la femme lesbienne peut exister, ses manifestations, son expérience d’elle-même3 ». Dans l’absolu, le terme bénéficie pourtant d’un avantage historique, non seulement en raison de l’ancienneté de son usage (Judith Bennett souligne ainsi son emploi, dès le xe siècle, par le commentateur byzantin Arethas pour désigner les relations sexuelles entre femmes4), mais également par l’autorité à laquelle il renvoie : il est en effet inutile de rappeler que « lesbienne », tout comme « saphique » et ses dérivés, trouve son origine dans la figure de Sappho de Lesbos, poétesse grecque de l’époque archaïque dont les textes, retrouvés presque uniquement sous forme de fragments, constituent les premières réflexions littéraires connues (et exprimées à la première personne) sur le désir inter-féminin. Si, à première vue, le qualificatif peut sembler suffisamment évocateur pour englober une diversité de sensibilités et de vécus expérimentés par les femmes éprouvant une attirance envers leur propre genre, la réalité du terrain au début du xxe siècle est tout autre : entre la difficulté fréquente d’exprimer publiquement leurs inclinations pour un nombre important d’individus concernés (difficulté corrélée à un manque de production, donc d’accès à des ressources sociales et culturelles pertinentes) et l’essor de la médicalisation de l’homosexualité dès la seconde moitié du xixe siècle, qui aura pour effet la multiplication de termes techniques et de définitions parfois contradictoires5, sans oublier les nombreux glissements sémantiques6, une identité sexuelle « lesbienne » uniforme et reconnaissable peine à se dessiner. C’est particulièrement le cas aux Pays-Bas où, malgré un début de médiatisation dans l’entre-deux-guerres, la question des relations entre femmes occupe une place moins visible au sein de la société qu’en France ou en Allemagne7. À Paris, notamment, les amours féminines commencent à faire l’objet d’une réappropriation inédite au tournant du xxe siècle, sous l’impulsion d’autrices telles que Renée Vivien ou Natalie Clifford Barney. Néanmoins, malgré leur apport historique indéniable, les cercles artistiques où le lesbianisme s’inscrit dans une dimension culturelle marquée demeurent l’apanage d’une frange privilégiée de la population.

2Force est de constater que le débat autour des implications profondes d’une identité lesbienne commune perdure encore aujourd’hui. Dans le sillage de l’introduction des études queer au début des années 1990 et de leur expansion à l’échelle internationale, plusieurs auteur·rice·s se sont par ailleurs interrogé·e·s sur les conséquences d’un tel changement de paradigme dans la recherche académique, entre autres quant à la supplantation hypothétique du champ des études gay et lesbiennes8. En 2007, dans son article intitulé « Post-Lesbian ? Not Yet », Toni McNaron avançait l’argument selon lequel trop d’individus s’étaient construits par rapport au terme « lesbian » dans un climat d’adversité qui perdurait encore aux États-Unis (et spécialement dans le milieu universitaire) pour souhaiter l’abandonner9. Plusieurs années plus tard, les craintes que des identités telles que « gay » ou « lesbienne » soient phagocytées par le terme « queer » et perdent ainsi leur spécificité, y compris auprès du grand public, n’ont effectivement pas encore été confirmées. En outre, si l’on envisage la notion de queer non pas uniquement dans son aspect identitaire, mais comme outil de déconstruction et méthode d’analyse applicable à tout élément qui « subvertit, résiste, ou crée des alternatives à des formes variées de normativité10 », il semble alors tout à fait possible de penser les relations entre femmes à travers un prisme queer sans pour autant renoncer à réfléchir aux modalités qui leur confèrent (ou non) une dimension lesbienne.

3Notons que cet article ne prétend pas être une tentative de répondre à une question aussi vaste, mais a pour but d’illustrer la complexité entourant la caractérisation de ces relations dans la littérature ; à cette fin, nous nous concentrerons sur quatre ouvrages néerlandais de l’entre-deux-guerres, chacun d’entre eux mettant en scène un ou plusieurs personnages féminins questionnant leur rapport à la norme hétérosexuelle : le recueil Het purperen levenslied (« La chanson pourpre de la vie », 1922) et le roman De goddelijke zonde (« Le péché divin », 1928) d’Edith Werkendam, ainsi que les romans Lea de Carla Simons (1930) et Terug naar het eiland (« Retour vers l’île », 1937) de Josine Reuling11. Cette analyse se divisera en trois points : tout d’abord, l’auto-perception de la figure principale et de ses désirs non-hétéronormés ; dans un second temps, la position fluctuante des personnages entre « marge » et « norme » ; et en dernier lieu, les potentialités de dépassement d’une identité purement sexuelle au profit d’une construction de soi plus large.

1. Auto-perception et auto-identification de la figure non-hétéronormée

4C’est à l’automne 1922 que la jeune maison d’édition amstellodamoise Querido, destinée à occuper par la suite une place prépondérante dans le paysage littéraire néerlandais, inaugure sa collaboration avec une autrice également débutante, Edith Werkendam, qui n’a alors à son actif que la publication d’une unique nouvelle dans la revue De Gids12. Le recueil Het purperen levenslied, dont les six récits s’attachent à explorer le spectre des désirs humains jusque dans leurs formes les moins conventionnelles (notamment à travers les expériences de figures féminines), reçoit de la part de la critique un accueil relativement tiède, non pas tant en raison des qualités littéraires de l’œuvre et des thèmes abordés par Werkendam que de la perspective « moderne » que l’écrivaine semble vouloir appliquer à son sujet13. S’écartant résolument du registre moralisateur pour accorder une attention particulière à l’aspect psychologique, l’autrice opte pour des portraits nuancés faisant écho à la vie intérieure complexe de ses personnages. Deux textes retiendront notre attention, à savoir les nouvelles « Wat niet kon » (« L’impossible », WNK) et « Zeven dagen » (« Sept jours », ZD), notables pour leur introduction d’une figure féminine non-hétéronormée. Dans la première nouvelle, Hans, une jeune artiste peintre dont la « nature robuste » ne « recèle pas grand-chose de féminin » (WNK, p. 85), prend peu à peu conscience de son attirance envers son amie Madeleine, présentée à plusieurs reprises comme une jeune fille frêle à l’allure infantile. Lorsque Madeleine se fiance à un dénommé Evert, Hans est d’abord en proie à la jalousie, mais ne laisse rien paraître :

Une peur sourde la torturait de plus en plus : qu’elle ne puisse pas se maîtriser et brise le lien qui les unissait par une révélation soudaine de sa nature. Sa nature ? Était-elle véritablement différente des autres ? L’amour était-il, dans la vie d’une femme, uniquement permis envers l’homme, et inversement ? Elle aimait, sans plus. Elle ne désirait pas physiquement Maddy, du moins pas au point d’en être tourmentée. Si leur batifolage avait ne serait-ce qu’une seule fois dépassé les embrassades sororales, elle l’aurait ressenti comme un avertissement contre elle-même et contre l’enfant qu’elle nommait Maddy14.

5Ce conflit intérieur s’intensifie davantage lorsque Hans finit par développer la même attirance pour Evert ; les deux personnages s’engagent dans une liaison à l’insu de Madeleine, tandis que les sentiments de Hans pour cette dernière demeurent inchangés. Incapable de supporter l’hypocrisie de la situation, Hans avouera à Evert la double nature de son amour, causant ainsi sa rupture avec le couple. Werkendam ne propose pas ici de solution au désir homo-érotique et/ou homosexuel autre que la réalisation par le fantasme (reconsidérant son affirmation initiale selon laquelle elle ne « désir[e] pas physiquement » Madeleine, Hans admettra par la suite s’être projetée « des centaines de fois » dans l’acte sexuel avec elle, WNK, p. 100). Malgré l’exclusion finale de l’individu non-hétéronormé, la nouvelle se distingue particulièrement par l’évocation claire du désir (y compris dans sa dimension physique potentielle), ainsi que l’introspection du personnage principal : comme souligné par Aukje Van Hout, le choix de Werkendam pour la focalisation interne ménage la sympathie des lecteur·rice·s envers la figure de Hans et son questionnement identitaire15. Bien que le dénouement du récit n’offre pas de place à une consécration du désir homosexuel, on assiste à une évolution discrète dans la perception de ce que la protagoniste désigne comme sa « nature », en résonnance avec les théories médicales émises dès la seconde moitié du xixe siècle, présentant l’homosexualité comme une affection congénitale plutôt qu’un vice acquis16. Les sentiments de Hans sont d’abord associés, dans son for intérieur, à une lutte constante où l’imagerie négative l’emporte le plus souvent : il est ainsi question d’un « amour profond » mais « dévorant, qui par moments lui apparaissait immoral et procurait à [son] âme forte un désespoir qui pouvait durer des jours17 » ; quant à Madeleine, elle est comparée à « une fleur étrange, dont elle [Hans] ignorait encore ce qu’elle puiserait : le miel sucré ou le poison pur18 ». C’est finalement avec une « satisfaction amère » que Hans prendra la pleine mesure de sa singularité, sans toutefois lui attribuer de terme précis : « “Tu es comme cela”, dit-elle. “Pourquoi te cacher de toi-même ? Maddy t’emplit jusqu’au plus profond de ton être, son existence s’est soudée à la tienne comme après une longue vie conjugale. […] Oui, c’est ainsi… Ne te le cache pas, ose l’accepter19… » Son personnage ne parviendra cependant pas à ancrer cette acceptation relative dans un modèle de vie, comme on peut le déduire de la querelle provoquée par sa confession et la dernière phrase du texte : « Mais le lendemain matin, seule à son chevalet, […] elle sut que toute illusion en elle était morte20. »

6Cette impossibilité de matérialiser le désir inter-féminin se retrouve également dans la nouvelle « Zeven dagen », où sont retracées les différentes rencontres qui surviennent au cours d’une semaine de la vie du personnage principal, une jeune femme prénommée Joy. Ces rencontres incluent un bref épisode homo-érotique : alors qu’elle s’approche d’un camp tsigane établi près de chez elle, où elle est d’abord intriguée par un musicien, Joy est repérée à son tour par « une petite créature ténébreuse », qui lui inspire « un flot chaleureux de tendresse soudaine », « une heureuse reconnaissance » (ZD, p. 154). Mue par la curiosité, Joy l’invite à son domicile dans la perspective d’une simple conversation, mais leur tête-à-tête se transforme rapidement en tentative de séduction de la part de la jeune tsigane, qui invoque simplement son « essence » (« wezen ») sans y apposer de jugement de valeur (ZD, p. 158). Consciente d’être en marge, elle ne considère toutefois pas son désir comme impur, sous-entendant au contraire qu’elle refuse de s’engager dans des relations avec des femmes dont les motivations ne correspondent pas aux siennes (« On me glisse parfois un sourire immoral, mais je n’en veux pas21 ») ; elle affirme par ailleurs que Joy est la seule à l’avoir véritablement « reconnue » (ZD, p. 158). Celle-ci est sur le point de céder aux avances de son interlocutrice, y compris physiquement, mais finit par la repousser avec violence. Une fois encore, le désir non-hétéronormé est caractérisé par son absence de réalisation formelle, mais c’est bel et bien vers la figure de la tsigane que l’empathie des lecteur·rice·s semble être dirigée, lorsque l’instance narrative la décrit comme n’étant « ni à sa place ici, ni nulle part où la sombre force masculine règne sur la douceur des bouches féminines, pourtant créées pour l’amour tout entier, par une puissance qui chérit toutes les formes d’amour22... » – une conclusion pour le moins suggestive, qui préfigure une évolution non négligeable dans le traitement que Werkendam réservera par la suite aux relations inter-féminines.

7Six ans après Het purperen levenslied, l’autrice publie De goddelijke zonde (1928, DGZ), toujours aux éditions Querido. Dans ce roman, Werkendam renoue avec la thématique du désir homosexuel dans une forme plus audacieuse, puisqu’il s’agit ici de le présenter comme une alternative envisageable face à une contrainte hétérosexuelle potentiellement toxique. Le récit suit le parcours d’une apprentie danseuse, Sylvie Herold, de son adolescence aux Pays-Bas à son ascension fulgurante sur la scène parisienne. Élevée dans un milieu artistique relativement libéral, elle commence par entretenir deux relations avec des hommes : loin d’être satisfaisantes, celles-ci s’avéreront relever davantage de la manipulation psychologique et de l’instrumentalisation, et conduiront le personnage à remettre en question l’inéluctabilité du modèle hétéronormatif. Arrivée à Paris, elle fait la connaissance d’une aristocrate, la Comtesse d’Aubry, qui lui fait prendre conscience de la possibilité de l’amour entre femmes, sans toutefois l’inviter à le concrétiser sexuellement, ayant elle-même renoncé à toute forme de relation physique. Leur amitié, quoique platonique, donnera cependant progressivement naissance à un désir tacite mais réciproque, jusqu’au décès tragique de la Comtesse dans un accident d’automobile. Après une période de deuil, Sylvie entame une relation de couple, consommée, avec Dorine de Rassart, une de ses admiratrices. Cette liaison la comblera à la fois physiquement et émotionnellement et ne sera jamais mise en doute d’un point de vue moral, ni rattachée à un quelconque désordre clinique. Contrairement à la nouvelle « Wat niet kon », l’éveil du désir pour une autre femme est associé à une abondance de termes mélioratifs ; Sylvie va jusqu’à déplorer le fait que la révélation (comparée à « une lumière soudaine », DGZ, p. 171) se manifeste si tard, car celle-ci aurait pu lui épargner ses expériences hétérosexuelles médiocres :

Était-ce vrai, était-ce là la raison de ses malheureux échecs ? Avait-elle cherché auprès d’eux ce qu’une femme comme elle ne pourrait jamais trouver chez un homme ? Mais elle ne pouvait pas non plus les blâmer, elle ne pouvait que se désespérer de l’obscurité dans laquelle elle s’était si longtemps démenée […], regretter les longues années vides, remplies de souffrance, où elle avait cherché en vain […]. Oh, pourquoi, pourquoi ne l’avait-elle pas su23 ?

8Si les premières nouvelles de Werkendam laissaient déjà entrevoir un positionnement contre la condamnation du désir homosexuel, l’évolution de l’auto-analyse du personnage principal vers une perception explicitement positive n’en demeure pas moins notable : selon toute vraisemblance, De goddelijke zonde se distingue ainsi comme le premier roman néerlandais à présenter un point de vue aussi marqué24. Nous pouvons supposer qu’un tel changement résulte d’une meilleure appréhension du sujet par l’autrice elle-même, comme en témoigne la correspondance entre Werkendam et son psychothérapeute Westerman Holstijn25. Dès lors, le retournement de situation survenant à la fin du récit paraît surprenant : Dorine quitte brusquement son amante pour un homme, la dépouillant au passage de la quasi-totalité de ses biens ; profondément blessée, Sylvie fera la connaissance d’un écrivain autrichien, qui lui redonnera goût à la vie et qu’elle finira par suivre dans son pays natal. Nous savons néanmoins, également grâce à une lettre destinée à Holstijn, que l’autrice a choisi ce dénouement conventionnel pour des questions de réception. Deux ans avant la parution du roman, Werkendam écrit depuis Bruxelles : « [Mon prochain livre] parle de mon “hobby” (un sujet très scabreux pour les Hollandais), le dualisme chez la femme, l’ambiguïté sexuelle : cause et conséquence. Pour tout de même accorder une petite concession à mon public, l’héroïne finit par se marier paisiblement avec le sujet détesté : un homme26 ! »

9Si le nom de Werkendam est aujourd’hui intrinsèquement lié à l’émergence d’une « littérature lesbienne » néerlandaise produite par des femmes, elle n’est cependant pas la seule autrice à s’intéresser au sujet. En 1930, le roman Lea de Carla Simons, sous-titré Episoden uit een vrouwenleven (« Épisodes d’une vie de femme »), décrit le passage à l’âge adulte du personnage éponyme, qui subit d’abord un viol à l’âge de quinze ans et tentera ensuite de se projeter sans succès dans des relations avec des hommes, avant d’avoir sa première relation sexuelle consentie avec une femme plus âgée, Magdalena. Leur rencontre fortuite dans un cinéma, ainsi que la spontanéité avec laquelle les deux protagonistes deviennent amantes (marquée entre autres par les ellipses de la narration) contribuent à banaliser la situation aux yeux des lecteur·rice·s et indiquent implicitement que cette liaison ne doit pas être interprétée comme immorale ou dysfonctionnelle. Pour le personnage de Lea, il ne s’agit pas d’un acte contre-nature, mais l’expérience ne correspond pas à l’idéal amoureux qu’elle poursuit, bien qu’elle admette ne pas pouvoir se soustraire à l’attirance qu’elle éprouve envers Magdalena (Lea, p. 91-92). Selon elle, cet idéal ne peut être atteint qu’avec un homme, ce qui est également l’avis de Magdalena, qui envisage davantage la relation comme faisant partie de l’éducation sentimentale de la jeune femme (Lea, p. 92). Celle-ci retournera finalement à une vie hétérosexuelle, mais sans renier cet « épisode » comme une partie intégrante de sa construction identitaire.

10Le dernier ouvrage abordé dans cet article, Terug naar het eiland de Josine Reuling (1937, TNHE), est probablement l’exemple le plus radical, non pas tant dans sa description concrète des relations inter-féminines (De goddelijke zonde est pour sa part beaucoup plus évocateur quant au caractère physique de ces relations) qu’au niveau de ses choix narratifs. Brita Salin, l’héroïne du roman, fille d’un riche industriel suédois, est consciente dès le début de l’intrigue, alors qu’elle est très jeune adulte, de son attirance exclusive envers les femmes et fera pour cela les sacrifices nécessaires, en coupant les liens avec sa famille et en s’expatriant dans la bohème parisienne, où elle vivra en-dessous de sa condition mais entretiendra une relation épanouie avec une artiste peintre. Elle n’aura par ailleurs jamais de liaison amoureuse avec un homme, malgré l’insistance d’un de ses compatriotes qui finira par être responsable de l’accident de voiture qui lui coûtera la vie. La figure de Brita se distingue par son refus catégorique de considérer ses désirs sous l’angle pathologique, ainsi que par un profond sentiment de féminité ; cette configuration a conduit Myriam Everard à émettre l’hypothèse selon laquelle Terug naar het eiland aurait pu être écrit en réaction au classique de la littérature lesbienne Le Puits de solitude (The Well of Loneliness27). Dans ce roman de Radclyffe Hall, publié en 1928 (quelques semaines après De goddelijke zonde de Werkendam), le personnage de Stephen Gordon se définit comme une « invertie » en se basant sur le discours médical en vigueur au début du xxe siècle, notamment les écrits du psychiatre Richard von Krafft-Ebing. Cette perspective, couplée au poids de son éducation religieuse, l’amènera à cultiver une image essentiellement négative d’elle-même et de ses semblables, bien que le roman ait été conçu avant tout comme un plaidoyer en faveur d’une plus grande tolérance à l’égard de la condition homosexuelle. En comparaison, l’héroïne de Reuling semble en accord permanent avec sa sexualité, y compris lorsque celle-ci est remise en question par l’ordre social. Dans ce sens, l’introspection nuancée et le sentiment d’épanouissement personnel exprimés par la figure de Brita mettent à mal la conception de l’individu homosexuel en souffrance, incapable de générer une réflexion propre, au moins partiellement détachée des influences de la norme ; à plusieurs occasions, elle fera même preuve d’une dérision plus ou moins marquée envers les tenant·e·s de la morale et du discours scientifique. Ce second degré, jusqu’alors relativement rare pour un personnage de fiction non-hétéronormé, vient appuyer l’attitude critique de la figure principale face au schéma traditionnel, tout en lui conférant une position de force tout au long du récit. Que Reuling ait envisagé ou non le roman comme une réponse intentionnelle au modèle proposé par Hall, la différence de ton est en tout cas perceptible, Le Puits de solitude ayant fréquemment été critiqué pour la contre-productivité de son message28.

2. « Marge » et « norme » : négocier l’entre-deux

11Les ouvrages cités présentent donc cinq cas de figure distincts, dont trois offrent non seulement un espace d’articulation, mais également de réalisation physique pour l’expérience non-hétérosexuelle. Comme relevé par Everard, le trait commun le plus frappant est l’absence de terme concret pour qualifier la marginalité des personnages féminins, que ce soit en provenance d’un imaginaire historique et culturel (lesbienne, saphiste, tribade29) ou du vocabulaire médical (homosexuelle, invertie). Il ne s’agit pas d’un cas isolé : si l’usage d’un tel lexique se retrouve bel et bien dans plusieurs œuvres littéraires produites à la même époque ou antérieurement (Le Puits de solitude n’est qu’un exemple parmi d’autres30), il n’est en revanche pas systématique, y compris chez les autrices cherchant à inscrire les relations entre femmes dans une réflexion approfondie ; alors qu’en France, une personnalité phare comme Natalie Clifford Barney n’hésite pas à employer le terme « lesbienne » en référence à son propre vécu31, elle se montre plus parcimonieuse dans ses textes, s’attachant davantage à la description exhaustive desdites relations et à leur ancrage culturel qu’à la catégorisation à tout prix des individus concernés. Force est pourtant de constater que, dans le cas de la France, la visibilité sans précédent de la lesbienne en tant que figure de la sphère publique et artistique assure dès la Belle Époque un brassage important des qualificatifs qui lui sont associés. Aux Pays-Bas, et plus généralement dans l’espace néerlandophone, cette visibilité ne prendra son essor que tardivement, sans toutefois atteindre des proportions comparables32. En conséquence, le discours néerlandais autour du désir inter-féminin demeurera longtemps marqué par une certaine abstraction de la part des principales intéressées : il est en effet logique que la difficulté d’accéder à des ressources théoriques et/ou culturelles constitue un obstacle majeur à la revendication d’une identité propre. Dans son article « Subtle Shifts, Sapphic Silences », Cyd Sturgess s’attarde par ailleurs sur plusieurs témoignages de femmes, publiés par Benno Stokvis dans son anthologie De homosexueelen33 (1939) ; elle note que, bien que présentant une récurrence de l’idée d’homosexualité comme disposition congénitale, les récits en question ne semblent pas confirmer l’existence d’un sentiment identitaire particulier basé sur des considérations d’ordre scientifique34. C’est davantage la position « hors-norme » du sujet qui est mise en exergue dans les différentes descriptions ; Sturgess souligne ainsi :

The ways in which the women attempt to articulate their desires highlights that, even by the late 1930s, female homosexual feelings were still structured along the binary lines of “normative” and “non-normative” behaviour rather than in terms of a sexological homosexual identity35.

12On observe donc que la réflexion sociétale autour des relations entre femmes reste surtout conditionnée, pendant la période de l’entre-deux-guerres, par une vision dichotomique à laquelle même les premières concernées se voient contraintes de souscrire, faute de pouvoir trouver une alternative d’identification pertinente. C’est pourtant dans ce contexte que se dessine un espace où cette distinction est susceptible, sinon d’être abolie, au moins d’être questionnée : la littérature de fiction et ses protagonistes plus ou moins complexes qui, en interrogeant leur sexualité sans pour autant se définir entièrement à travers elle, s’arrogent d’une certaine manière le droit de naviguer plus librement entre la marge et la norme. Dans les ouvrages abordés dans cet article, ce phénomène se manifeste à des degrés variables : il existe logiquement un lien étroit entre l’auto-perception des personnages et les stratégies dont ils useront afin de négocier leur position par rapport au modèle traditionnel. Dans le cas de la nouvelle « Wat niet kon », la figure principale, poussée par son jugement essentiellement négatif de ses désirs marginaux, cherchera d’abord à rejoindre une condition exclusivement hétérosexuelle. Cette tentative de conformité réside cependant moins dans l’attirance effective envers un homme que dans le point de vue de l’héroïne, convaincue que seule une figure masculine lui permettra d’accéder pleinement à une identité de femme, lui apportant ainsi ce qu’elle interprète comme un « salut nécessaire » (WNK, p. 97). Comme mentionné précédemment, cette stratégie est vouée à l’échec, puisqu’elle ne peut faire abstraction de ses sentiments pour Madeleine. Au lieu d’envisager sa bisexualité comme une opportunité de se ménager une réalité personnelle indépendante de la notion d’« (a)normalité », Hans continue de faire la distinction entre ses penchants « naturels » et ceux « contre-nature ». De même, elle ne parvient pas à dissocier son désir pour une femme de l’impératif de complémentarité « masculin-féminin » lié à la notion d’inversion (bien que celle-ci ne soit pas explicitement formulée dans le texte de Werkendam, on peut lire entre autres que Hans ne se verrait comme « rien de plus qu’un homme, un homme fort et avide » si elle venait à concrétiser son amour pour Madeleine, WNK, p. 96). A priori, ce premier exemple est donc peu probant : bien qu’elle cesse de rejeter sa « nature » vers la fin du récit, Hans se retrouve réduite au statut de paria.

13En revanche, la seconde nouvelle du recueil Het purperen levenslied laisse déjà entrevoir une possibilité intermédiaire au travers de la figure de la tsigane. Dans son analyse du personnage, Van Hout met en avant sa position paratopique (selon le concept développé par Dominique Maingueneau36). C’est par son statut d’itinérante que la jeune femme, déjà affranchie des conventions sociales, peut déjouer la contrainte hétéronormative et recréer un espace parallèle au fur et à mesure des déplacements de sa communauté, ainsi qu’elle l’affirme face au personnage principal : « Pourquoi puis-je [supporter ma tristesse] ? Nous voyageons de ville en ville, de pays en pays. Et chaque ville et chaque pays m’apporte un nouveau désir37 ». Contrairement à la protagoniste de « Wat niet kon », elle ne doute pas du bien-fondé de son attirance envers son propre genre, de même qu’elle n’exclut pas la perspective d’une issue favorable malgré les échecs répétés de ses tentatives de séduction (« Et il faut tout de même bien que cela m’arrive – comme cela arrive à chaque être humain, une seule fois dans l’existence38 »). Bien qu’évoluant en dehors des codes, elle n’envisage pas d’être ostracisée au point de ne pas pouvoir disposer d’un privilège revenant selon elle à tout un chacun, à savoir l’accomplissement amoureux. Cette conviction lui permettra d’obtenir brièvement l’ascendant sur le personnage de Joy, qui refusera finalement de se défaire de sa propre appartenance à la norme, donnant par conséquent lieu à une conclusion où l’instance narrative prend clairement parti contre l’injonction à l’hétérosexualité, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

14Cette perturbation des frontières entre norme et marge se poursuit dans De goddelijke zonde, avec la déconstruction des valeurs traditionnelles : ce sont en effet les relations hétérosexuelles qui sont majoritairement présentées comme des entraves à l’épanouissement de l’héroïne, tandis que ses relations avec des femmes lui apportent une satisfaction d’abord intellectuelle puis physique. Il est à noter également que ces relations ne semblent pas constituer un obstacle significatif dans les autres aspects de sa vie sociale, puisque Sylvie Herold est libre de s’afficher avec son amante tout en continuant de bénéficier d’une carrière artistique solide et d’une admiration importante de la part du public. Sa popularité en tant que danseuse atténue sa position marginale (à la fois comme artiste et comme femme non-hétérosexuelle), tandis que l’aisance financière du couple lui permet de profiter du confort d’une existence bourgeoise pendant plusieurs années. On assiste donc à l’émergence d’une sorte de zone grise, dans laquelle les protagonistes peuvent vivre à leur convenance, sans pour autant renoncer à tous les codes de la norme. Un tel arrangement n’est pas sans rappeler l’influence culturelle, sociale ou économique (parfois considérable) dont jouissent certaines personnalités lesbiennes au début du xxe siècle. Cette liberté a néanmoins un prix : l’expatriation dans la métropole parisienne, offrant alors une dynamique plus propice au développement d’une nouvelle identité pour la population non-hétérosexuelle. Si la fin du roman révèle l’échec de cette expérience (Paris devient une ville de désillusions pour le personnage de Sylvie, par opposition aux valeurs plus « saines » de la province néerlandaise et du foyer parental), il convient de garder à l’esprit le souhait exprimé par Werkendam de donner au récit un dénouement plus consensuel, ceci expliquant le changement de ton abrupt, voire quelque peu forcé. Malgré cette contrainte, De goddelijke zonde est le premier texte de l’autrice à présenter une relation inter-féminine comme viable sur le long terme et existant dans son espace propre.

15Dans le roman Lea, Carla Simons propose une configuration encore différente : l’expérience homosexuelle est intégrée pleinement au parcours de vie de la figure principale et est envisagée comme un moyen d’acquérir une connaissance plus étendue des rapports humains. Clairement transitoire, la relation avec une femme est ici subordonnée à l’hétérosexualité, en ce sens qu’elle ne parvient jamais à assouvir entièrement les besoins physiques et émotionnels de l’héroïne ; cependant, son caractère formateur l’élève au-dessus du statut de simple expédient. Plutôt qu’une déviance, elle est une façon de repenser, voire de compléter, la norme. Si le choix d’assimiler cette liaison à une « phase » qui ne peut se suffire à elle-même paraît aujourd’hui daté, il se distingue, au moment de la parution du roman, en altérant l’opposition absolue entre sexualité normée et marginale. Dans une optique similaire, le sous-titre « Épisodes d’une vie de femme » vient appuyer l’idée d’une dimension potentiellement universelle de l’expérience. Notons enfin que le personnage lui-même affirme ne ressentir « aucun interdit » quant à la question de l’homosexualité, malgré la désapprobation de son entourage (Lea, p. 92).

16Enfin, la protagoniste du roman Terug naar het eiland confronte le cadre hétéronormatif et ses principaux agents en y opposant ses propres critères :

Selon la théorie de Freud […], elle était malade. Selon la doctrine chrétienne, elle était pécheresse. Selon la science, elle était une anomalie physique. Selon les idées de la masse, elle était étrange, effrayante, immorale, malheureuse, pitoyable ; « pitoyable » était encore extrêmement clément. […] Et qu’était-elle selon elle ? Car c’était bien de cela qu’il s’agissait ! […] Elle, Brita Salin, déclarait se trouver normale, et tous les autres qui n’étaient pas comme elle, anormaux. Pour elle, chaque femme qui désirait enlacer un homme, qui était capable de donner son amour, sa passion à un homme, était une énigme, une créature incompréhensible, qu’elle contemplait avec stupeur et une aversion secrète. Ainsi, elle agissait envers les autres exactement comme eux envers elle39.

17En redéfinissant ainsi l’idée de norme, le personnage de Brita met en évidence le fait que celle-ci n’est pas immuable. Ceci ne l’empêche toutefois pas de rester attachée à certaines conceptions moins flexibles, notamment en matière d’expression de genre, lorsqu’elle avoue par exemple son incompréhension face aux hommes parfumés ou aux femmes affichant des caractéristiques masculines. Ici encore, la féminité marquée de l’héroïne doit être replacée dans un contexte de pathologisation des désirs homosexuels, et peut être lue comme réaction à l’image de l’invertie, toujours très présente dans le discours médical des années 193040. Brita envisagera même la maternité, avec un géniteur qui ne serait pas le père social de l’enfant ; tout en subvertissant fondamentalement la norme, elle ne se projette donc pas totalement en dehors du schéma traditionnel, rendant une nouvelle fois compte d’une expérience personnelle irréductible à la simple binarité entre sujet normé et sujet déviant.

3. Vers une identification alternative ?

18D’une manière générale, nous constatons que les personnages féminins évoqués ci-dessus occupent une position ambivalente, étant (presque tous) capables de s’affranchir d’un mode de vie strictement hétérosexuel et de conserver en parallèle certains codes inhérents à la norme, le plus souvent à leur propre avantage. Ceci résulte en une remise en question de la notion même d’hétéronormativité, ainsi qu’en l’apparition d’un espace indéfini (comme le montre l’absence de terme précis dans le discours et/ou la réflexion des personnages), où l’altérité sexuelle est réalisable sans pour autant être assimilée automatiquement à une déviance, sinon par une instance extérieure. Seule la nouvelle « Wat niet kon » ne parvient pas à résoudre ce clivage de manière satisfaisante, puisque la figure principale finit par être socialement isolée, sans moyen apparent d’articuler concrètement son désir.

19Cet espace de transaction(s) entre deux positions a priori irréconciliables peut parfaitement être lu comme un espace queer, dans le sens où il permet aux personnages de penser leur sexualité en dehors de catégories préexistantes et hermétiques. Ceci rejoint par ailleurs les observations de Sturgess sur l’absence manifeste de revendication d’une identité sexuelle basée sur une attirance inter-féminine dans la société néerlandaise du début du xxe siècle41. Dès lors, nous pourrions nous interroger sur les éventuelles autres possibilités d’identification personnelle et/ou d’affiliation à un groupe particulier. Nous avons par exemple vu que, en France ou en Allemagne, l’idée de culture commune a pu jouer un rôle prépondérant dans la construction identitaire des individus non-hétéronormés ; nous savons également qu’en raison d’un ensemble de facteurs, une culture similaire n’a pas pu se développer significativement aux Pays-Bas, du moins pas avant plusieurs décennies. Elle n’est cependant pas totalement inexistante dans la période de l’entre-deux-guerres : pour preuve, il est possible d’identifier, dans les ouvrages analysés précédemment, plusieurs passages où cette appartenance culturelle fait surface. Il s’agit souvent de références intertextuelles plus ou moins discrètes et d’influence européenne, comme dans De goddelijke zonde, lorsque le personnage de la Comtesse d’Aubry mentionne l’écrivaine allemande Marie-Madeleine (pseudonyme de Gertrud von Puttkamer) dont l’œuvre, récemment redécouverte après être tombée dans l’oubli suite à la censure du Troisième Reich, bénéficie au début du siècle d’une popularité importante en Allemagne, notamment le recueil d’inspiration saphique Auf Kypros42 (1901). Chez Werkendam, le choix d’ouvrir le recueil Het purperen levenslied par une citation empruntée à l’autrice française Rachilde43 relève de la même logique de filiation littéraire44 ; le titre de l’ouvrage lui-même rappelle fortement la chanson allemande Das lila Lied (1920), considérée sous la République de Weimar comme un véritable hymne en faveur de l’acceptation de la communauté homosexuelle45. L’exemple le plus flagrant d’une « culture lesbienne » sous-jacente se trouve probablement dans le roman Lea : juste avant sa rencontre avec celle qui deviendra son amante, le personnage principal coud un bouquet de violettes sur le revers de son manteau. Or, au début du xxe siècle, et particulièrement depuis la retraduction des poésies de Sappho par Renée Vivien, la violette est porteuse d’une forte symbolique dans les cercles d’initiées ; ce langage codé deviendra accessible au grand public avec la représentation de la pièce La Prisonnière d’Edouard Bourdet en 192646. Nous pouvons donc légitimement supposer que son apparition dans le récit est totalement intentionnelle. Plus subtile, l’utilisation de la couleur mauve chez Werkendam est une autre manifestation du lien entre les figures féminines47. L’ancrage géographique de cette culture dans des métropoles telles que Paris est reflété dans le choix du décor de De goddelijke zonde et Terug naar het eiland.

20En outre, il arrive que les personnages eux-mêmes soient à l’origine de productions à contenu homo-érotique, participant ainsi activement à l’élaboration et la solidification de cette culture : l’héroïne de Terug naar het eiland est l’autrice de plusieurs recueils de poésie (dont un dédié à sa première amante) dont la teneur, sans jamais être révélée explicitement, suscite de vives réactions dans son entourage. La trajectoire artistique de Sylvie Herold dans De goddelijke zonde est plus parlante : l’une de ses chorégraphies est directement inspirée par un texte passionné de la Comtesse (que le critique néerlandais Henri Borel, à l’occasion de la parution du roman, qualifiera non sans indignation de « cantique à l’amour Lesbien48 ») ; plus généralement, ses danses sont fréquemment associées à des termes en rapport avec l’Antiquité grecque, ce qui n’est pas sans rappeler le fort regain d’intérêt pour cette période dans les cercles artistiques lesbiens du Paris de la Belle Époque49. Enfin, comme pour toute culture, la notion de transmission « intergénérationnelle » est représentée, non seulement entre la Comtesse d’Aubry et Sylvie Herold (bien qu’elles n’aient, dans les faits, que quelques années de différence), mais également entre Sylvie et Dorine de Rassart, ou encore entre Magdalena et Lea chez Simons. Cette connexion peut également prendre la forme d’un lien sororal plus spirituel (exprimé par l’« heureuse reconnaissance » entre le personnage de Joy et de la tsigane dans la nouvelle « Zeven dagen »). C’est donc un ensemble d’éléments parfois cryptiques, mais bien présents, qui relie les sujets féminins à un héritage commun dépassant les identifications personnelles, leur permettant par conséquent d’acquérir une légitimité propre au travers de ce qui peut être envisagé comme une continuité sociale et historique.

Conclusion

21Nous avons vu successivement comment les différents personnages présentés dans cet article déjouaient les attentes d’identification en ne s’apposant aucun qualificatif en lien avec leurs préférences sexuelles. Si leur perception d’eux-mêmes et de leur attirance prend des formes variées, dans la plupart des cas, la relation inter-féminine est associée à des sentiments positifs, voire à une plus-value évidente par rapport à l’expérience hétérosexuelle. À l’exception de la première nouvelle, les figures concernées n’analysent pas leur désir en termes de déviance ; par ailleurs, cette absence d’auto-catégorisation leur permet de créer et d’investir un espace de négociation entre la marge et la norme, donnant ainsi lieu à une ré-interrogation, voire une subversion, du modèle traditionnel. Alors que les sujets ne semblent pas se définir intrinsèquement en fonction de leurs préférences amoureuses ou sexuelles (ce qui corrobore les observations indiquant une disposition similaire au sein de la population néerlandaise dans la première moitié du xxe siècle), on remarque néanmoins, dans les ouvrages mentionnés, plusieurs manifestations d’un héritage culturel plus large (notamment au travers de références intertextuelles ou d’éléments chargés symboliquement), susceptible de servir de base à une forme d’identification commune.

Notes

1 Everard, M., « Galerij der vrouwenliefde. “Sex Variant Women” in de Nederlandstalige literatuur 1880-1940 », dans Homojaarboek, vol. 2 (1982), p. 81. Nous traduisons.

2 Ibid., p. 80.

3 Ibid.

4 Bennett, J.M., « “Lesbian-Like” and the Social History of Lesbianisms », dans Journal of the History of Sexuality, vol. 9 no 1-2 (2000), p. 11.

5 Il est à noter que cette médicalisation concernera d’abord principalement les relations entre hommes (voir à ce propos Revenin, R., « Conceptions et théories savantes de l’homosexualité masculine en France, de la monarchie de Juillet à la Première Guerre mondiale », dans Revue d’Histoire des Sciences Humaines, vol. 17 no 2 [2007], p. 23-45) ; par conséquent, on constate que l’intérêt plus marginal accordé à l’homosexualité féminine résulte en un discours scientifique généralement moins documenté quant aux réalités de vie des femmes non-hétérosexuelles, limitant ainsi davantage les possibilités pour ces dernières de s’identifier à des modèles précis. Pour un aperçu de la caractérisation médicale de l’homosexualité féminine, voir Albert,N., Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, Éditions de la Martinière, (2005), p. 83-99.

6 Pour une étude plus approfondie de l’évolution du lexique se référant aux femmes non-hétérosexuelles dans l’espace francophone, nous mentionnerons à nouveau ibid., ainsi que Robic, M., « Femmes damnées ». Saphisme et poésie (1846-1889), Paris, Classiques Garnier, (2012).

7 Sturgess, C., « “Anders dan de anderen”. Articulating Female Homosexual Desire in Queer Dutch Narratives (1930-1939) », dans Internationale Neerlandistiek, vol. 53 no 3 (2015), p. 198-199 ; Sturgess, C., « Subtle Shifts, Sapphic Silences. Queer Approaches to Female Same-Sex Desire in the Netherlands (1912-1940) », dans Journal of Dutch Literature, vol. 6 no 2 (2015), p. 22-27. Voir également l’ouvrage de Schuyf, J., Een stilzwijgende samenzwering. Lesbische vrouwen in Nederland 1920-1970, Amsterdam, Stichting beheer IISG, (1994).

8 Voir par exemple Halperin, D., « The Normalization of Queer Theory », dans Journal of Homosexuality, vol. 45 no 2-4 (2003), p. 339-343.

9 McNaron, T.A.H., « Post-Lesbian ? Not Yet », dans Journal of Lesbian Studies, vol. 11 no 1-2 (2007), p. 145-151.

10 Amin, K., « Genealogies of Queer Theory », dans Somerville, S.B. (dir.), The Cambridge Companion to Queer Studies, Cambridge, Cambridge University Press, (2020), p. 21.

11 Werkendam, E., Het purperen levenslied, Amsterdam, Em. Querido, (1922) ; Werkendam, E., De goddelijke zonde, Amsterdam, Em. Querido’s Uitgevers-Maatschappij, (1928) ; Simons, C., Lea. Episoden uit een vrouwenleven, Amsterdam, N.V. Em. Querido’s Uitgevers-Maatschappij, (1930) ; Reuling, J., Terug naar het eiland, Amsterdam, N.V. Em. Querido’s Uitgevers-Maatschappij, (1937).

12 Bink, S., « De kleine garnaal. Edith Werkendam », dans Zacht Lawijd, vol. 5 no 1 (2005), p. 58-59.

13 Voir par exemple la critique du quotidien Het Vaderland. Staat- en letterkundig nieuwsblad, 15 novembre 1922, p. 8.

14 « Een doffe angst martelde haar meer en meer : dat zij zich niet zou kunnen beheerschen en de band die hen bond zou breken door een plotseling openbaring van haar natuur. Haar natuur ? Was zij werkelijk anders dan anderen ? Was in ‘t leven van een vrouw de liefde alleen veroorloofd tot den man zooals ook andersom ? Zij had lief, zonder meer. Zij verlangde niet lichamelijk naar Maddy, tenminste niet zóó, dat ’t haar plaagde. Was al eens een enkele keer hun gestoei overgegaan tot meer dan zusterlijk gekus, zij had ’t gevoeld als een waarschuwing tegen haarzelf en ’t kind, dat ze Maddy noemde. » (WNK, p. 83-84). Tous les extraits de romans néerlandais présentés en français dans cet article sont des traductions personnelles.

15 Van Hout, A., « Van het pad af. De verbeelding van lesbische liefde in proza van Edith Werkendam en Johan de Meester », dans Nederlandse Letterkunde, vol. 22 no 2 (2017), p. 87.

16 Voir Albert, N., op. cit.

17 « […] een diepe, vretende liefde, die op sommige oogenblikken zondig uitflikkerde en Hans’ sterke ziel een wanhoop gaf, die dagen kon aanhouden. » (WNK, p. 80).

18 « […] een vreemde bloem waaruit ze nog niet wist wat ze putten zou : de zoete honing of het pure vergif… » (WNK, p. 81).

19 « „Je bènt zoo”, zeide ze. „Waarom speel je schuilhoekje met jezelf ? Je bent van Maddy vervuld tot in ’t diepst van je wezen, haar bestaan is aan ’t jouwe vastgegroeid als na een lang huwelijksleven. […] [J]a, zoo is het… verberg het jezelf niet, dùrf het aanvaarden…” » (WNK, p. 96).

20 « Maar den volgenden morgen, voor haar ezel […], wist ze alle illusie in-zich gestorven. » (WNK, p. 103).

21 « Soms sluipt een zondelach mij tegen – maar die wil ik niet. » (ZD, p. 158).

22 « […] misplaats hier, misplaats overal waar de donkere mannenkracht heerscht over de weeke vrouwenmonden, die toch voor alle liefde geschapen zijn door een macht die iedere liefde liefheeft… » (ZD, p. 161).

23 « Was het waar, was daarom de ellende der mislukkingen geweest ? Had zij bij hen gezocht wat voor een vrouw als zij bij een man nooit te vinden zou zijn ? Maar dan kon ze hen ook niet beschuldigen, dan kon ze alleen maar wanhopig zijn om de duisternis waarin zij zoolang had rondgewoeld, […] alleen maar de jaren, de lange, leege, leed-gevulde jaren betreuren waarin zij tevergeefs gezocht had […]. O, waarom, waarom had ze het niet geweten ? » (DGZ, p. 171-172).

24 À ce propos, nous renvoyons de nouveau à l’article de Van Hout, et en particulier à la comparaison avec le roman Walmende lampen de Johan de Meester (1921) : si ce dernier semble également appeler à la tolérance envers les personnages non-hétérosexuels, c’est uniquement car leur situation (conséquence involontaire d’un état pathologique) est davantage à plaindre qu’à blâmer. Voir Van Hout, A., op. cit., p. 95-98. On retrouve un postulat similaire dans le roman The Well of Loneliness de Radclyffe Hall (1928). Hall, R., The Well of Loneliness, Londres, Jonathan Cape, (1928).

25 Bink, S., op. cit., p. 68-69.

26 « [Mijn volgende boek] handelt (een voor Hollanders zéér scabreus onderwerp) over mijn “hobby”, dualisme in de vrouw, tweeslachtigheid : oorzaak en gevolg. Om echter een klein beetje aan mijn publiek tegemoet te komen, trouwt de héroine op ’t laatst rustig met het gehate onderwerp : man ! » Ibid. Nous traduisons.

27 Everard, M., op. cit., p. 98.

28 « This melodramatic account of the ill-treatment and suffering of a female invert in the early twentieth century has been the object of repeated attacks by readers who have found it outdated, homophobic, depressing, and manipulative. At the same time, it is one of the most read and discussed of all queer novels. Despite complaints about their toxicity, such tragic, tear-soaked accounts of same-sex desire compel readers in a way that brighter stories of liberation do not. Although it may be difficult to account for the continuing hold of these texts on us in the present, we have evidence of it in the powerful feelings – both positive and negative – that they inspire. » Love, H., Feeling Backward. Loss and the Politics of Queer History, Cambridge/Londres, Harvard University Press, (2007), p. 3.

29 Le terme « tribade » (du grec tribein, « frotter ») est attesté pour la première fois dans la langue française en 1566, sous la plume d’Henri Estienne. Voir Robic, M., op. cit., p. 79. Une des premières occurrences en littérature néerlandaise apparaît en 1789, dans l’ouvrage Historische proeve over het leven van Maria Antonia van Oostenryk, Koningin van Frankryk (traduit du français). Goupil, P.E.A. (présumé), Historische proeve over het leven van Maria Antonia van Oostenryk, Koningin van Frankryk. Om te dienen voor de geschiedenis van deze vorstin, trad. par Inconnu, Paris, Imprimerie royale, (1789).

30 Pour les exemples issus de la littérature francophone, voir Albert, N., op. cit., p. 100-113. Pour des exemples d’œuvres du xixe siècle, voir également Robic, M., op. cit.

31 Correspondance de Natalie Clifford Barney à Pierre Louÿs (1901). Reprise dans Goujon, J.-P., Correspondances croisées. Suivies de deux lettres inédites de Renée Vivien à Natalie Barney et de divers documents, Muizon, Éditions À l’Écart, (1983), p. 45.

32 Cyd Sturgess mentionne à ce propos l’impact de la sexologie allemande (et notamment des travaux de Magnus Hirschfeld) sur le discours médical néerlandais, mais souligne en revanche que, dans la sphère sociale, l’activité des subcultures homosexuelles berlinoises d’avant-guerre ne semble avoir connu qu’un écho limité dans le climat plus conservateur des Pays-Bas. Voir Sturgess, C., « Subtle Shifts, Sapphic Silences. Queer Approaches to Female Same-Sex Desire in the Netherlands (1912-1940) », op. cit., p. 25-27.

33 Stokvis, B., De homosexueelen. 35 autobiographieën, Lochem, De Tijdstroom, (1939).

34 Sturgess, C., « Subtle Shifts, Sapphic Silences. Queer Approaches to Female Same-Sex Desire in the Netherlands (1912-1940) », op. cit., p. 30-33.

35 Ibid., p. 32.

36 Van Hout, A., op. cit., p. 89-90.

37 « Waarom kan ik het wel ? Wij reizen van stad naar stad, van land naar land. En iedere stad en ieder land brengt mij een nieuw verlangen. » (ZD, p. 158).

38 « En eenmaal moet het toch komen voor mij – zooals het voor ieder mensch komt, éénmaal in ’t leven. » (ZD, p. 159).

39 « Volgens de leer van Freud […] was zij ziek. Volgens de leer van het Christendom was zij zondig. Volgens de wetenschap was zij een physieke afwijking. Volgens de opvattingen van de massa was zij raar, griezelig, onzedelijk, ongelukkig, zielig ; dit laatste was al uiterst clement. […] En wat was zij volgens zichzelf ? Want dáár ging het toch om ! […] Nu, zij, Brita Salin, verklaarde, dat zij zichzelf normaal vond en alle anderen, die niet waren zoals zij : abnormaal. Voor haar was elke vrouw, die ernaar verlangde, een man te omhelzen, die in staat was haar liefde, haar hartstocht te geven aan een man, een wonder, een haar volkomen onbegrijpelijk wezen, dat zij met verbazing en heimelijke afkeer bekeek. Dus zij deed precies hetzelfde tegenover hen als de anderen tegenover haar. » (TNHE, p. 138).

40 Voir également Sturgess, C., « “Anders dan de anderen”. Articulating Female Homosexual Desire in Queer Dutch Narratives (1930-1939) », op. cit., p. 206-207.

41 Voir note 32.

42 Les textes de Marie-Madeleine ont récemment fait l’objet d’une compilation et d’une traduction en anglais dans l’ouvrage commenté de Siegel, K. (dir.), Priestess of Morphine. The Lost Writings of Marie-Madeleine in the Time of the Nazis, Port Townsend, Process Media, (2015).

43 Le passage en question est issu du roman La Souris japonaise (1921) : « Où prenez-vous que l’ANORMAL PUR ne vaut pas le normal IMPUR, que l’absolu dans la sincérité n’est pas préférable aux hypocrisies qui ne démontrent que l’impossibilité d’arriver à la vertu par des chemins ordinaires ? » Rachilde, La Souris japonaise, Paris, E. Flammarion, (1921).

44 Van Hout, A., op. cit., p. 86.

45 Marhoefer, L., Sex and the Weimar Republic. German Homosexual Emancipation and the Rise of the Nazis, Toronto/Buffalo/Londres, University of Toronto Press, (2015), p. 63.

46 Bourdet, E., La Prisonnière. Pièce en trois actes, Paris, Librairie théâtrale, (1926) ; Horak, L., Girls Will Be Boys. Cross-Dressed Women, Lesbians, and American Cinema, 1908-1934, New Brunswick/New Jersey/Londres, Rutgers University Press, (2016), p. 142-146.

47 Outre de multiples occurrences dans l’œuvre de Vivien, on peut par exemple voir que la portée symbolique de la couleur mauve (ou violette) dans les cercles homosexuels berlinois est soulignée dès 1928 par Ruth Margarete Roellig dans son ouvrage Berlins lesbische Frauen. Voir Roellig, R.M., Berlins lesbische Frauen, Leipzig, Bruno Gebauer Verlag, (1928), p. 25.

48 Voir la critique de Borel, H., « De Goddelijke Zonde, door Edith Werkendam », dans Het Vaderland. Staat- en letterkundig nieuwsblad, 15 juillet 1928, p. 10.

49 Voir par exemple Dorf, S.N., « Dancing Greek Antiquity in Private and Public. Isadora Duncan’s Early Patronage in Paris », dans Dance Research Journal, vol. 44 no 1 (2012), p. 5-27.

Pour citer cet article

Marie Viérin, «« Une heureuse reconnaissance » : penser les relations inter-féminines dans la littérature néerlandaise de l’entre-deux-guerres», MethIS [En ligne], Volume 7 (2023) : Usages de la déviance, URL : https://popups.uliege.be/2030-1456/index.php?id=516.

A propos de : Marie Viérin

Titulaire d’un Master en langues et littératures germaniques, Marie Viérin occupe depuis 2017 un poste d’assistante-doctorante en littérature néerlandaise à l’Université de Liège. Son projet de thèse s’oriente sur l’étude de la représentation des relations inter-féminines dans la littérature néerlandophone du xxe siècle, au travers du double prisme des études de genre et des études culturelles. L’objectif principal de ce travail est d’interroger les rapports entre les individus et communautés hétéronormés et non-hétéronormés, ainsi que les notions d’identité et d’héritage culturel.