Pour une défense de l’éprouvante inopérationnalité du droit face à l’opérationnalité sans épreuve du comportementalisme numérique
Antoinette Rouvroy est chercheuse qualifiée du FNRS au Centre de recherche interdisciplinaire en information, droit et société (CRIDS) chargée de cours à la faculté de droit de l’Université de Namur.
Introduction
1Le « monde réel », dans sa complexité, dans sa globalité, nul ne peut en rendre compte de manière satisfaisante*. N’existent pour nous que diverses manières de rendre le monde signifiant. Luc Boltanski énonce à cet égard une distinction intéressante entre « la réalité » et « le monde ». Il dit ceci:
La question de la relation entre, d’un côté, ce qui se tient et, de l’autre, ce qui se trouve frappé d’incertitude ouvrant ainsi la voie à la critique ne peut être complètement déployée si l’on se situe sur un seul plan qui serait celui de la réalité. En effet, dans un espace de coordonnées à deux dimensions, la réalité tend à se confondre avec ce qui paraît se tenir, en quelque sorte par sa seule force, c’est-à-dire avec l’ordre, et rien alors ne permet de comprendre la mise en cause de cet ordre, au moins dans ses formes les plus radicales (...) Mais parler de la réalité dans ces termes revient à en relativiser la portée et, par là, suggérer qu’elle se détache sur un fond au sein duquel elle ne peut pas être résorbée. Ce fond, nous l’appellerons le monde, considéré comme étant - pour reprendre la formule de Wittgenstein - "tout ce qui arrive". On peut, pour rendre palpable cette distinction entre la ’réalité’ et le ’monde’, faire une analogie avec la façon dont [on peut faire la distinction] entre le risque et l’incertitude. Le risque, en tant qu’il est probabilisable, constitue précisément un des instruments de construction de la réalité inventés au XVIIIe siècle (...) Mais tout événement n’est pas maîtrisable dans la logique du risque, en sorte qu’il demeure une part inconnue d’incertitude (...) "radicale". Et de même, alors que l’on peut faire le projet de connaître et de représenter la réalité, le dessein de décrire le monde, dans ce qui serait sa totalité, n’est à la portée de personne. Pourtant, quelque chose du monde se manifeste précisément chaque fois que des événements ou des expériences, dont la possibilité (...) ou la "probabilité", n’avait pas été insérée dans le dessin de la réalité, se rendent présents dans la parole et/ou accèdent au registre de l’action, individuelle ou collective. 1
2Cette distance entre « le monde » et « la réalité », la « part inconnue d’incertitude radicale », que Deleuze appelle le « virtuel »2, que Pierre Macherey3 et Georgio Agamben4, à la suite de Spinoza, appellent la « puissance » (potentia), que Boyan Manchev5 décrit comme récalcitrance de la vie à toute tentative d’organisation excessive, a toujours constitué une provocation pour les institutions, de même que la liberté a toujours constitué une provocation pour le pouvoir, provocation salutaire dans la mesure où, tenant le monde et la réalité à distance l’un de l’autre, instaurant de la négativité au sein même de la gouvernementalité, elle ouvre la possibilité de la contradiction herméneutique et de la critique6. Or c’est à l’assaut de la « part inconnue d’incertitude radicale », et donc en vue d’amenuiser ou d’annihiler la distance entre la réalité et le monde que surgit aujourd’hui, à la faveur du « tournant numérique », une nouvelle forme de gouvernementalité, sans positivité ni négativité, fondée sur une sorte de « comportementalisme numérique ». Cette « gouvernementalité algorithmique », immanente au « monde numérisé », préemptive plutôt que préventive, substituant à la logique « moderne », déductive une logique « post-moderne », inductive, nourrie de corrélations statistiques et indifférente aux causes des phénomènes, transcende la distinction entre « monde » et « réalité », et, articulée comme elle l’est à un régime d’opérationnalité objective, ne semble plus devoir être soumise à aucun régime d’épreuve (de validité, de légitimité, de proportionnalité, de nécessité…).
3Si la part inconnue d’incertitude radicale, qui a toujours existé, et existera toujours, fait aujourd’hui l’objet de tels investissements « gestionnaires », occupant une place, si ce n’est la place centrale au sein des préoccupations politiques, il me semble que c’est parce qu’elle est ressentie plus fortement aujourd’hui du fait de l’intensification, au niveau mondial, des flux de personnes, d’objets et d’information, conjuguée à la dissipation des universaux de la philosophie politique (les sujets, l’État, la société civile…). Dans ces circonstances, les technologies de pouvoir traditionnelles paraissent de moins en moins efficaces et effectives pour réaliser les tâches de planification et de production de régularités (dans les comportements et les situations). C’est donc sur le fond de cette problématique de l’inefficacité et de l’ineffectivité (perçues) des modes de gouvernement conventionnels, et du gouvernement par le droit et la loi en particulier, ainsi que sur le fond d’un questionnement concernant le rapport entre cette « inefficacité » et les possibilités de critique ou de mise à l’épreuve des « constructions de la réalité » (qui présupposent, rappelons-le, le maintien d’un écart entre la réalité et le monde), que je situe les questions qui m’intéressent ici.
4Cette question de la mise à l’épreuve me semble particulièrement épineuse et urgente relativement à une « gouvernementalité algorithmique » pour deux raisons au moins. La première est qu’en dépit de son aura d’impartialité et d’objectivité, le tournant numérique semble nous détourner à la fois de la rationalité moderne, déductive, causale, et du souci à la fois de l’intentionnalité des acteurs, et du « projet » politique. Cette mise à l’écart de la causalité, de l’intentionnalité et du projet rend « sans objet » les régimes d’épreuve, d’expérimentation, de tests de validité, d’évaluation de légitimité, etc. par lesquels les productions cognitives et normatives acquièrent normalement une certaine forme de « robustesse ». La seconde raison, étroitement liée à la première, est que cette nouvelle gouvernementalité semble se désintéresser, c’est-à-dire ne plus s’adresser à aucun « sujet », à aucune « personne », dans la mesure où, pour les gouverner, c’est à dire pour structurer leur champ d’actions possibles, elle peut se dispenser de présupposer des individus capables d’entendement et de volonté.
5Il ne sera pas question, ici, d’aborder les épreuves que le tournant numérique, et le déploiement des dispositifs technologiques variés qui en résultent, font subir au droit, du « retard » de celui-ci sur les « progrès » de ceux-là, ou de l’« inefficacité » du droit face aux défis que lui lancent les technologies. Il ne sera pas non plus question des épreuves que le droit fait subir à la technologie, lorsque s’inverse, en quelque sorte, ce rapport du retard de l’un et des progrès de l’autre, ou que l’innovation technologique se retrouve entravée par des textes juridiques marqués de ce fait du sceau légèrement infamant de l’obsolescence. C’est qu’à trop nous intéresser aux interactions entre droits et technologies sous l’angle de le leurs rapports d’encouragements ou de limitations réciproques, nous manquerions ce qui nous intéresse: les glissements et transformations des modes de production de la réalité (de ce qui compte comme « réel ») et du métabolisme normatif (de la manière dont les normes se forment, s’imposent, se contestent) induits par la collaboration des instruments juridiques et technologiques au renforcement de l’effectivité des normes. Il s’agira donc plutôt ici de mettre en lumière, au terme (disons tout de suite ici que nous devrons nous arrêter en chemin, bien avant d’avoir atteint notre but) d’une sorte d’enquête sur les spécificités du « savoir », du « pouvoir » et des « sujets » résultant de la « numérisation du monde » et des opérations de « datamining », de profilage, et d’anticipation des possibles qui en résultent, celles des spécificités du droit et du métabolisme normatif juridique qui agissent comme préconditions ou circonstances essentielles à la vitalité de l’ « État de droit »7. Ces caractéristiques sont justement celles qui, le plus souvent, passent pour des faiblesses, lourdeurs, lenteurs, manquements inhérents au système juridique et qui, précisément, semblent appeler la technologie au secours du droit. Je voudrais ici émettre à cet égard une série d’hypothèses.
6La première est que si l’ineffectivité consubstantielle du droit tient notamment au fait que le droit fonctionne grâce à la technologie du langage, une technologie qui, hors certains énoncés, est très peu performative8, cette ineffectivité est aussi ce qui, permettant la désobéissance, nécessitant l’interpellation des individus désobéissants, leur donnant l’occasion de comparaître, de rendre compte des « raisons », ou plutôt des « motifs » de leurs actes, est ce qui, fondamentalement, fait du droit quelque chose qui « s’éprouve » – que l’interpellation par le droit ait, ou n’ait pas lieu, que cette possibilité d’être interpellé soit toujours présente suffit à faire « éprouver », de façon latente, le droit. À la différence de la gouvernementalité algorithmique, caractérisée par une « esthétique » du temps réel, de la plasticité, de l’inobstrusivité, de l’invisibilité, du dynamisme, d’une objectivité la faisant échapper tant aux épreuves de validité (scientifique) qu’aux épreuves de légitimité (politique), le droit, lui, « s’éprouve » à double titre ou à deux niveaux au moins: d’une part, son caractère explicite et obstrusif éprouve les individus ou leur fait éprouver le droit; d’autre part, le droit organise lui-même la mise à l’épreuve, la possibilité de contestation et de révision de ses propres productions législatives et juridictionnelles. Voilà, en tous les cas, qui démarque la normativité juridique de la normativité algorithmique. Il m’intéressera ici d’enquêter à propos de l’écart entre la « création numérique de la réalité » à travers les opérations de datamining et de profilage - qui constituent l’ « intelligence » des systèmes de détection, de classification et d’évaluation anticipative des personnes et des situations en cours de déploiement dans une variété de plus en plus grande de domaines (la sécurité, le marketing, la gestion des ressources humaines...) et la « création juridique de la réalité », qui opère suivant une temporalité, une sélectivité, des récursivités qui lui sont propres.
7La seconde hypothèse que je mettrai ici à l’épreuve concerne « ce qu’il y aurait à sauver » de ce qui serait menacé par le comportementalisme numérique. J’aimerais parvenir à montrer qu’il ne s’agit pas de sauver un sujet mythique, libre, rationnel, autonome, maître de son intentionnalité en lui accordant ou en renforçant les « droits » et le « contrôle » dont l’exercice effectif serait de toute façon mis en échec dans une « réalité » numérique où les sujets n’existent que de manière infra-individuelle (fragmentés dans diverses banques de données) ou supra-individuelle (les « profils » ne s’adressant jamais qu’à des ensembles d’individus, ou, plus exactement, à des ensembles de comportements). C’est bien plutôt la capacité de (se) re-présenter et de donner du sens, c’est-à-dire de motiver nos actions a posteriori qu’il convient de sauvegarder, d’avantage que la maîtrise d’une mythique intentionnalité. Je plaiderai donc pour une reconceptualisation du « sujet de droit » : processus plutôt que phénomène, se tenant à égale distance de la personnologie et du structuralisme, il s’agirait de le concevoir comme un « sujet » qui se construit non pas tant en posant a priori des actes intentionnels, mais en donnant, a posteriori, par une narration dont il faudrait revaloriser le « cours »9, un sens singulier et/ou collectif à « ce qu’il lui est arrivé » de faire ou de ne pas faire. L’idée est que c’est par le récit, la re-présentation toujours différés que nous pouvons reconnaître comme nôtres ces composantes bio-graphiques, et que nous prenons consistance et puissance d’« auteurs ». C’est en ce sens-là que le maintien de scènes (du procès,…) sur lesquelles com-paraître, comme sujets « consistants», susceptibles d’événements et de « possibles » dont le sens n’est pas toujours déjà donné, mais doit être (re)construit est essentiel à la survivance d’un écart entre « réalité » et « monde », et donc à la survivance de la critique.
Le comportementalisme numérique
Atopie
8Devenus de nos jours des instruments privilégiés de gestion et de minimisation de l’incertitude pour les bureaucraties tant privées que publiques dans des domaines aussi variés que la sécurité, le marketing, les ressources humaines, la prévention des fraudes… les pratiques de datamining et de profilage s’appuient sur la disponibilité de fait de quantités massives de données numériques « brutes », non triées, résultant de l’enregistrement systématique et par défaut, sur un mode fragmenté et décontextualisé, des traces de tous les comportements, trajectoires et événements, même, et surtout les plus triviaux, traduisibles sous forme numérique10 (la numérisation du monde). Il ne faudrait pas non plus assimiler le « comportementalisme numérique » avec les usages classiques de la statistique. La statistique classique est le plus souvent pratiquée soit en vue de confirmer ou d’infirmer certaines hypothèses à propos du monde, soit, lorsqu’elle est pratiquée par les autorités publiques, afin de constituer, pour l’État, un savoir quantifié de ses ressources humaines et physiques. Les applications de la statistique impliquées dans la gouvernementalité algorithmique, par contre, ne présupposent aucune hypothèse (à confirmer ou infirmer) relativement au monde, et donc aucune sélectivité quant aux types et provenances des données impliquées dans le processus. Le « savoir » produit par le datamining apparaît pour cette raison particulièrement « neutre » : il n’est pas, contrairement à la présentation foucaldienne du savoir, le résultat de rapports de pouvoir et ne paraît favoriser ni défavoriser aucune portion de la population. Cette atopie peut paraître providentielle, dans la mesure où elle semble permettre d’éviter l’aporie d’un savoir toujours situé (lié au fait que nous avons des corps, qui occupent une certaine place dans l’espace, qui ne nous permettent donc qu’un certain point de vue sur les choses), mais elle rend aussi ce « savoir » algorithmique inappropriable pour les êtres humains dans la mesure, justement, où il n’est pas situé. Si l’on en croit Georges Didi-Huberman,
pour savoir, il faut prendre position. Rien de simple dans un tel geste. Prendre position c’est se situer deux fois au moins, sur les deux fronts au moins que comporte toute position puisque toute position est, fatalement, relative. Il s’agit par exemple d’affronter quelque chose [et il n’ y a pas d’affrontement possible dans le contexte de la gouvernementalité algorithmique]; mais, devant cette chose, il nous faut aussi compter avec tout ce dont nous nous détournons, le hors-champ qui existe derrière nous, que nous refusons peut-être, mais qui, en grande partie, conditionne notre mouvement même, donc notre position. Il s’agit également de se situer dans le temps. Prendre position, c’est désirer, c’est exiger quelque chose, c’est se situer dans le présent et viser un futur.11
Distanciation par rapport au conventionnalisme de la quantification
9La construction de réalité proprement dite résulte du traitement de ces masses de données indifférenciées par des algorithmes capables d’en faire émerger des structures de comportement, patterns ou profils (de consommateurs de fraudeurs ou criminels potentiels, etc.) suivant une logique purement statistique, inductive, indifférente tant aux éventuels rapports de causalité qu’à l’identification d’une quelconque intentionnalité dans le chef des personnes dont les comportements sont ainsi anticipés – par assignation d’un « profil », sorte de « moulage numérique et générique » des possibles qui s’offrent ainsi à la domestication. Le comportementalisme numérique s’écarte des opérations de quantification statistique telles que le benchmarking qui, elles, ont pour but d’instaurer de la commensurabilité entre des situations et performances hétérogènes. Le benchmarking, par exemple, traduit des objets et situations hétérogènes dans une forme chiffrée. Ce mécanisme de quantification pallie une série de difficultés d’évaluation (des actions et productions humaines). La quantification est une manière de construire des objets ayant une valeur conventionnelle, négociée. La quantification lie les personnes entre elles dans un système d’évaluation commun et les contraint à user du même langage de chiffres pour comparer leurs mérites et besoins respectifs. La quantification s’inscrit donc dans une sorte de conventionnalisme, ou de contractualisme qui sont tout à fait étrangers au monde de la gouvernementalité algorithmique. La force et l’efficacité du comportementalisme numérique, est, justement, de dispenser de toute épreuve herméneutique (y compris celle de la quantification) et de toute nécessité de négociation, de mise à l’épreuve, d’évaluation et même de rencontre ou de comparution des objets et des personnes.
Désinscription des contextes collectifs
10Dans le même ordre d’idée, il me faut ici répéter que, fragmentés comme ils les sont sous forme d’une myriade de données susceptibles d’être mises en corrélation avec une myriade d’autres données en provenance d’une multitude d’autres individus ne partageant entre eux que le fait de présenter un ou plusieurs des traits qui les relient à un même « profil », l’individu profilé ne sera pas en mesure de contester ni de résister à l’assignation automatique de profils ni aux conséquences pratiques qui en découleront en termes d’accès à certains lieux ou à certaines opportunités12. La situation est donc bien différente de celle qui se présente relativement au profilage ethnique, par exemple, où les « profils » se superposent à des catégories socialement éprouvées. « Les comportements des individus qui peuvent être prédits sur la base massive d’opérations de datamining et de profilage sont le plus souvent dépourvus de toute inscription dans des contextes collectifs, et même intentionnels »13 avions-nous déjà noté, Yves Citton poursuivait en suggérant que ce qui nous prive d’inscription dans un contexte collectif « ne peut que nous vider de toute intentionnalité singulière ».14 Le caractère ubiquitaire, total de la numérisation du mode, et l’« objectivité de la constitution algorithmique des profils, ne visant plus personne en particulier et en cela parfaitement « démocratiques » et « égalitaires », font de la gouvernementalité algorithmique un phénomène indépendant des systèmes de différenciations juridiques ou traditionnelles (en fonction du statut, de privilèges, d’avantages ou désavantages socio-économiques…) identifiés par Boltanski et Thévenot comme ce sur quoi s’appuie un modèle de cité qui en justifie ou en légitime les « états de grandeur » et dont l’existence est à la fois une condition et un effet des relations de pouvoir.15
Une gouvernementalité sans positivité ni négativité
11Voici qui suggère que l’une des caractéristiques inédites du type de savoir-pouvoir qui se met ainsi en place, de cette « gouvernementalité algorithmique » donc, est d’être une gouvernementalité sans positivité ni négativité.
12Par « positivité » j’entends le caractère de ce qui est « posé », à l’issue d’une prise de décision ou d’une délibération, à l’exemple du droit « positif », du projet, du programme, ne fût-ce que de l’agenda. Dans la gouvernementalité algorithmique, l’autorité – le statut d’auteur de la norme – n’est plus assumée par aucune figure concrète. Nous avons déjà évoqué les modalités très « métaboliques » de la normativité algorithmique qui gouverne à partir du réel (numérisé) plutôt que de gouverner le réel. Le seul « projet » que l’on puisse déceler ne se laisse définir qu’en creux : c’est celui de limiter ou de gérer l’incertitude en intervenant sur un mode préemptif éradiquant la dimension de potentialité, ce que l’actuel recèle comme « puissances », et en balisant les possibles. Autrement dit, « gouverner » s’amenuise et se réduit à faire perdurer la relative stabilité de l’actuel. Il ne s’agit assurément pas d’un réel « projet ». Point d’utopie, point de rupture, mais au contraire, l’organisation aveugle, scrupuleuse et automatique d’un flux ininterrompu, et l’éradication, autant que possible, de toute forme d’intempestivité. Gouverner s’amenuise jusqu’à ne plus consister qu’en la gestion d’un métabolisme sans autre finalité que sa propre fluidité. Gouverner par les algorithmes fait l’« économie » de toute projection humaine, de tout projet, et donc de tout type d’épreuve, ou de critique, qui pourrait se fonder sur une évaluation de l’efficacité de ce mode de gouvernement relativement à un projet, puisque, par « nature », pourrait-on dire, la gouvernementalité algorithmique est sans projet.
13Par ailleurs, alors que dans la présentation qu’en donnait Michel Foucault, le pouvoir, toujours et inévitablement, produit de la récalcitrance, et que la récalcitrance est même un élément absolument essentiel, voire constitutif du pouvoir comme « phénomène » (rappelons que pour Foucault, le pouvoir est toujours un « rapport de pouvoir ». Ce n’est pas quelque chose que l’on détient, quelque chose que l’on possède, mais bien plutôt un phénomène dynamique, fait d’échanges, de forces et de puissances), la gouvernementalité algorithmique ne produit aucune récalcitrance en son sein, dans la mesure où rien en elle ne « provoque » la liberté, et où elle évite, préemptivement, toute provocation que la liberté pourrait lui adresser. Elle est sans récalcitrance, sans négativité, et sans critique puisqu’elle ne laisse aucun écart entre « le monde » et un projet ou programme gouvernemental (inexistant). Si les possibilités de récalcitrances existent donc bel et bien, elles ne sont pas inhérentes à la gouvernementalité algorithmique, ni produites par elle, et ne peuvent donc agir à même ce terrain-là. Les stratégies de résistance doivent donc être repensées, à partir d’un terrain qui soit extérieur à la gouvernementalité algorithmique. Cet « extérieur » est difficile à trouver dans un système qui se fonde, justement, sur la numérisation du monde lui-même et qui se propose de gouverner à partir de cette immanence-là. C’est là, à mon avis, quelque chose de nouveau. Contrairement au modèle foucaldien du pouvoir qui toujours produit des contre-conduites ou récalcitrances, la particularité de la gouvernementalité algorithmique est de réintégrer tout comportement extérieur à la norme dans la base statistique servant le calcul anticipatif et la structuration a priori du champ d’action possible des individus. On peut encore présenter les choses en disant que la gouvernementalité algorithmique, à la différence, par exemple, de ce qui caractérise notamment la gouvernementalité du droit, n’organise ni ne permet la mise à l’épreuve de ses propres productions (nous y reviendrons). Articulée à un régime d’opérationnalité, plutôt qu’à un régime de validité, ou encore de légitimité, ou même, encore, d’efficacité (laquelle ne peut être évaluée dans la mesure où aucun projet n’est plus identifiable), elle est « performante », d’une performativité à rebours qui consiste en ceci que ce qui surgit du monde, tout événement, « valide » et affine les « méthodes » d’interprétation, ou plutôt les modèles ou profils qui peuvent avoir servi à l’anticiper. Cette articulation au registre de l’opérationnalité est exclusive de toute évaluation ou mise à l’épreuve – l’évaluation ou l’épreuve nécessiteraient une commensurabilité des événements du monde (à laquelle il est ici renoncé), une extériorité (abolie par le caractère absolument non sélectif et « idéalement » total de la numérisation du monde), une interruption, un moment interrogateur (court-circuité par l’immédiateté du processus algorithmique), et une comparution. La comparution est doublement exclue puisque d’une part, ce qui compte comme réel, pour la gouvernementalité algorithmique, est ce qui est numérisé, à l’exclusion des « consistances » physiques des personnes et des objets et, d’autre part, puisque la préemption est une adhésion anticipée à une réalité évitée (c’est particulièrement clair dans le cas des applications sécuritaires du profilage), excluant la comparution de ce qui a été détecté comme événement susceptible de se produire.
Préemption plutôt que prédiction
14C’est à une anticipation d’un genre nouveau que nous avons affaire ici. Disons qu’il s’agit d’une sorte de prophétie numérique16 opérée par l’analyse algorithmique des relations fines entre données numérisées au sein d’un « corps statistique » éminemment plastique – non négocié, non conventionnel - évolutif en temps réel, corps numérique supra individuel composé de fragments infra individuels. Cette construction numérique de la réalité façonne une « mémoire du futur », mémoire éminemment plastique, actualisée en temps réel, « objective », non située, dont tous les éléments sont en permanence et immédiatement disponibles. Cette « mémoire du futur » permet une nouvelle manière de « gouverner » à partir du monde (numérisé) lui-même, suivant une logique purement inductive (de corrélations statistiques), et à travers des stratégies de préemption consistant à structurer a priori le champ de perception et d’action possible des individus – en fonction de ce qu’ils pourraient faire ou vouloir - et ce tout en se dispensant tant d’une évaluation individualisée des personnes et des situations, que de toute intervention directe sur l’actuel.
15« Mémoire du futur » certes, mais il ne faudrait pas croire pour autant que ce tournant numérique et algorithmique ait ressuscité une forme de déterminisme métaphysique du genre de celle qui accompagnait l’émergence de la pensée statistique au dix-neuvième siècle, notamment chez Laplace17 (qui défendait l’idée suivant laquelle les actions humaines, même celles qui semblent résulter du hasard ou de la liberté humaine, seraient en réalité gouvernées par des lois aussi nécessaires que les lois régissant les phénomènes de la physique) ou de Quételet (qui construisit l’idée d’un « homme moyen »). Au contraire pourrait-on dire, c’est bien parce que la pensée déterministe n’apparaît absolument plus plausible, et parce que tant les causes des phénomènes que les motivations psychologiques des acteurs paraissent frappées d’une irréductible incommensurabilité en raison notamment de la massification et de l’internationalisation des flux de personnes, d’information, et d’objets que les systèmes algorithmiques de profilage statistique rencontrent aujourd’hui un tel engouement. C’est bien dans la mesure où ces dispositifs – en cela efficaces – dispensent les êtres humains de la charge d’interpréter et d’évaluer les faits dans un univers progressivement déserté par des critères d’évaluation communs, qu’ils constituent un outil de gouvernement tout à fait adapté aux temps « postmodernes » caractérisés notamment par l’abandon de la rationalité moderne, causale, déductive. Dans un mode de fonctionnement préemptif, la cible du pouvoir n’est jamais actuelle, mais toujours virtuelle, c’est-à-dire présente à titre de potentialité, présente en puissance, sur un mode potentiel plutôt que sur un mode probable. La cible n’est jamais un corps ni des corps, elle est « ce que peuvent les corps ».18 À la différence de la prévention, qui présuppose à la fois une action sur les causes probables et identifiées d’un événement redouté et une probabilisation, un calcul et donc une domestication de l’incertitude par le nombre, la préemption se justifie précisément par l’abandon de la recherche des causes et l’indication d’une incalculabilité, associée à l’impossibilité d’en localiser l’origine dans l’espace et d’en imputer l’intention ou la responsabilité à des sujets.
L’opérationnalité: une performativité à rebours
16Nous l’avons déjà évoqué, la notion même de comparution – de personnes, d’objets – que ce soit en audience ou au laboratoire (par exemple), est exclue par le comportementalisme numérique, qui ne connaît jamais, et ce, dès le départ, que des traces numériques du monde, enregistrées avec une telle absence de sélectivité que ces traces, dans leur globalité, en viennent à tenir lieu à la fois de monde et de réalité (pour reprendre encore la distinction faite par Boltanski). Réalité et monde (numérisé) se trouvent alors, dans l’esthétique du temps réel, de l’immédiateté, de la fluidité, de la non-obstrusivité qui caractérise la production numérique de la réalité, dans un rapport d’homologie quasi parfaite. Voilà qui inscrit la gouvernementalité algorithmique dans une immanence et une « spontanéité » qui la font échapper à toute forme de mise à l’épreuve. La gouvernementalité algorithmique paraît immanente au monde lui-même (sous sa forme numérique): tout se passe comme si le réel n’était plus produit, mais toujours déjà donné, les algorithmes se contentant de le « découvrir » sous la forme de corrélations entre données. Dans une telle configuration du monde et de la réalité, le pouvoir n’est plus assumé par aucune figure concrète. Le comportementalisme des données semble donc transcender cette distinction entre réalité et monde dans la mesure où « tout ce qui arrive » et qui semble incarner l’incertitude radicale, donc le monde, est immédiatement enregistré, enrôlé dans les « bases statistiques ». Les dispositifs préemptifs semblent dotés d’une performativité à rebours : « le monde » (ce qui arrive) confirme et affirme, valide les méthodes d’« interprétation » (ou plutôt d’indexation) qui lui sont appliquées. La « réalité » ne se laisse plus aisément provoquer par le « monde ».
Le comportementalisme numérique dispense de tout effort herméneutique
17Le « succès » de la « raison algorithmique » – qui est aussi une déraison si l’on considère la manière assez radicale dont l’induction statistique s’écarte des ambitions de la rationalité « moderne » qui visait à comprendre et prédire les phénomènes en les reliant à leurs causes –, est proportionnel à sa capacité à aider les bureaucraties tant privées que publiques à anticiper, à défaut de pouvoir les prévoir, les potentialités et virtualités dont les individus et les situations sont porteurs, c’est-à-dire à percevoir anticipativement ce qui n’est pas (encore) manifeste tout en dispensant du « travail » ou de l’effort, coûteux en temps et en argent, d’éprouver, tester, expérimenter, interroger le monde physique pour lui faire « dire » les puissances, possibilités, potentialités qu’il recèle. Nul besoin d’encore s’en remettre au témoignage, à l’aveu, à la confession, au discours d’expert ou d’autorité, ou au récit d’expérience. Nul besoin, non plus, pour anticiper ce qui peut advenir, de s’attacher à identifier les causes des phénomènes, ou encore les intentions des individus. L’induction algorithmique dispense de tout effort herméneutique. La seule chose que j’évoque ici, qui me semble réitérer un constat réalisé par Walter Benjamin dans le contexte bien différent qu’est celui de la guerre, c’est que « le cours de l’expérience a chuté » et, s’agissant de ce dont nous pourrions aussi affirmer, en parallèle, que le cours de la causalité et celui de l’intentionnalité ont, eux aussi, chuté. Cette notion de « cours » renvoie bien évidemment non pas à une disparition ontologique (de l’expérience, de la causalité, de l’intentionnalité), mais bien plutôt à notre capacité et à notre volonté d’utiliser ces catégories pour rendre le monde signifiant, pour rendre compte des phénomènes et des actions humaines.
18Il est bien évident que chaque époque, et que chaque culture – que chaque discipline aussi – privilégie certaines manières d’attester de « ce qu’il en est de ce qui est », de mettre le monde à l’épreuve pour le rendre signifiant. Il est vrai aussi que certaines circonstances rendent certaines « ressources de production de sens » indisponibles. En 1933, Walter Benjamin relatait l’impossibilité dans laquelle se trouvaient les soldats au retour des combats de rendre compte de leur expérience, leur incapacité donc à transmettre leur expérience, et donc la « faiblesse de l’expérience » comme conséquence directe de la guerre mondiale (les soldats revenaient muets, non pas enrichis d’une expérience qu’ils pourraient partager, mais au contraire appauvris, amenuisés par l’irreprésentable) :
C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. L’une des raisons de ce phénomène sauté aux yeux : le cours de l’expérience a chuté. Et il semble bien qu’il continue à sombrer indéfiniment. 19
19Le « fonctionnement » de l’expérience comme ressource pour la production de sens peut également être empêché dans les situations où la « valeur de vérité » reconnue à cette expérience (ou à l’expérimentation empirique) diminue. Georgio Agamben, à cet égard, articule la chute du « cours de l’expérience » au déclin de l’« autorité pour parler » :
Car l’expérience trouve son nécessaire corrélat moins dans la connaissance que dans l’autorité, c’est-à-dire dans la parole et le récit. Aujourd’hui nul ne semble plus détenir assez d’autorité pour garantir une expérience ; la détient-on c’est alors sans être effleuré par l’idée d’établir sur une expérience le fondement de cette autorité. Ce qui caractérise le temps présent c’est au contraire que toute autorité se fonde sur ce qui ne peut être expérimenté ; à une autorité que seule légitimerait une expérience, personne n’accorderait le moindre crédit.20
20Dans le contexte du datamining et du profilage, de la gouvernementalité algorithmique donc, la même chose se produit : le profilage n’est pas seulement en compétition avec le témoignage, l’aveu, l’expertise, les discours d’autorité ou la confession, ils rendent ces modalités-là de construction de la réalité obsolètes, comparées à l’opérationnalité, l’immédiateté et l’objectivité du comportementalisme numérique. Sans avoir d’impact direct sur les « phénomènes » de la causalité, de l’intentionnalité humaine et des capacités réflexives qui lui sont sous-jacentes, le tournant numérique distrait néanmoins l’attention, la vigilance, des perspectives précédemment privilégiées d’appréhension du monde et de construction de la réalité qu’étaient la causalité, l’agir intentionnel ou l’« autorité » individuelle et/ou collective (par autorité j’entends ici non pas l’ascendant sur autrui, mais plutôt la capacité d’« originer », d’être auteur des actions que l’on reconnaît comme « nôtres » et d’en rendre compte).
Ressources pour une critique de la rationalité algorithmique
21Si l’attente de l’événement est chose vaine dans un système préemptif, l’on peut se demander dès lors ce qui pourrait bien sauver la vitalité individuelle et collective dans une « réalité » dont le virtuel, le potentiel, l’intempestif auraient été préemptivement extirpés et dans laquelle les singularités autant que les utopies collectives auraient toujours déjà été désarmées. La tentation défaitiste ne pourrait venir, toutefois, que d’un oubli d’une série de ressources critiques et (donc) vitales à trouver dans le « monde » non numérisé, matériel, habité de consistances irritables que sont les corps vivants, et d’un oubli de la récalcitrance de la vie même à toute tentative d’organisation excessive.
22Une manière d’envisager la question des défis que la liberté humaine peut encore opposer au pouvoir serait donc de la poser non plus sous l’angle, le plus habituel en droit, du contrôle, voire même de la propriété des « traces » numériques, ni de l’intentionnalité, de l’autonomie, de l’information des sujets et, partant, de leur responsabilité, mais plutôt sous l’angle de la récalcitrance « impersonnelle », de l’excès, de ce qui échappe éventuellement à toute planification, à toute intention, et dont on ne peut rendre compte qu’a posteriori, au cours d’opérations donnant du sens, par le récit, le témoignage, à ce qui était imprévisible (a contrario de la production numérique de la réalité qui, à défaut de rendre le monde signifiant, le rend « prévisible »21), en accordant crédit à l’idée suivant laquelle la potentialité, la puissance de l’intempestif, de la spontanéité, de l’imprévisibilité, toutes ces qualités vitales qu’Hannah Arendt associait à la natalité, échapperont toujours, au moins en partie, à la préemption22. Face à l’atopie et à l’ubiquité du comportementalisme numérique cependant, face donc à sa vocation totalisante, et à son possible déploiement dans l’ensemble des secteurs de l’activité et des interactions humaines, il importe de faire la cartographie des zones où peut naître de la récalcitrance ou de la critique, d’identifier les lieux qui doivent impérativement échapper à la logique algorithmique. Parmi ces lieux, la « scène » du droit, et en particulier celle du « procès », la « scène » des sciences, et en particulier celle du laboratoire, me paraissent constituer des hétérotopies tout à fait intéressantes, ménageant un espace et un temps dans lesquels comparaissent des « objets » et des « sujets » qui se construisent, précisément, à travers l’épreuve de comparution.
23La proposition d’abandonner le prisme du contrôle au profit de celui de la récalcitrance n’est pas sans conséquence pratique. Elle suggère par exemple qu’il ne sert à rien de doter les « sujets » de prérogatives qu’ils ne pourraient de toute façon pas exercer substantiellement dans un registre de la gouvernementalité algorithmique dont ils sont absents tout autant que les prétendus objets sur lesquels ils pourraient faire valoir de telles prérogatives. Il n’y a, dans le registre du comportementalisme numérique, ni sujets, ni objets (dans la mesure où, s’agissant ces derniers, il n’existe aucune instance d’arbitrage quant à la définition, la substance, la valeur, la signification de ce qui circule dans les réseaux). Parler en termes de droits subjectifs dans ce registre-là est presque aussi efficace que de réciter du Ronsard à un inspecteur des contributions pendant son service. L’exemple le plus frappant de ce que j’essaie ici de signifier est sans doute l’inapplicabilité des régimes de protection des données à caractère personnel – de ses exigences de nécessité, de légitimité, de proportionnalité des traitements de données – dans le contexte d’une gouvernementalité algorithmique caractérisée par la numérisation de la vie même, par la structuration des données non plus en fonction de projets explicites (finalités), mais au contraire, sans finalité autre, a priori que la découverte de structures de comportements anonymes, structures ou modèles auxquels toute donnée, personnelle ou non, éventuellement triviale, peut contribuer (éviction de toute proportionnalité)23.
24Il me semble donc intéressant de déterminer de quelle manière, suivant quelles modalités, les « pratiques » et méthodes, les lieux et temporalités propres à chaque discipline (les sciences, le droit, les arts…) peuvent continuer à proposer, avec une force suffisante, leurs manières spécifiques de produire de la réalité à distance du monde. Voilà qui passe par la garantie d’une imperméabilité (relative) des régimes d’énonciation, de véridiction, d’épreuve donc, spécifiques à chaque discipline. Voilà qui passe aussi par l’organisation, au sein de chaque « discipline » ou « domaine » de « scènes » (celle du laboratoire, celle du procès, celle du théâtre…) qui sont des hétérotopies, les unes par rapport au monde et à la réalité numérique et les unes par rapport aux autres. Ces espaces, scènes, hétérotopies sont des lieux d’épreuve herméneutique, sur lesquelles les objets (dans le laboratoire), les sujets (du procès), les auteurs et acteurs (au théâtre), s’éprouvent, rendent compte, se construisent comme objets ou comme sujets, interrompant la fluidité cognitivo-normative immanente de la gouvernementalité algorithmique. Ce que j’entends défendre ici, c’est bien l’hétérogénéité des modes de production de la réalité. Cette hétérogénéité, maintenant, à un niveau méta, une incertitude radicale, rend « palpable » ce qu’on ne peut décrire ni anticiper, dont en ne peut que faire l’expérience, et qui relève de l’intempestivité de la vie. C’est une incertitude radicale à propos de laquelle du sens est produit. À la différence de ce qui se passe dans le contexte de la gouvernementalité algorithmique, où le sens n’apparaît plus construit, mais toujours déjà donné, où tout semble toujours déjà présent et rien n’a besoin d’être re-présenté ni interprété, la construction du réel par le droit (a)ménage, précisément grâce à tout ce dont on lui fait reproche – son inefficacité, son défaut d’effectivité, ses retards, son caractère obstrusif, l’inélégance du débat parlementaire… – des « espaces » et une temporalité qui réintroduisent un interstice entre la réalité et le monde, interstice qui est précisément un lieu de re-présentation, d’interprétation, et de constitution des individus comme « sujets de droit ». Il me faut à présent dire quelques mots de tout cela.
La scène du droit, et le « sujet de droit » comme puissance
25Alors que la gouvernementalité algorithmique ne s’éprouve pas – elle évite soigneusement toute forme de mise à l’épreuve de ses propres productions, s’inscrivant en cela parfaitement dans l’esthétique « postmoderne » du temps réel, de l’immédiateté, de la plasticité, de la fluidité, de la non-obstrusivité… –, le droit, éprouve et s’éprouve, dans la lourdeur et la lenteur du processus législatif, dans le retard de la loi et dans les abysses de l’arriéré judiciaire, comme quelque chose d’éminemment inesthétique dont le mode de fonctionnement est l’interruption de la fluidité de la vie et du monde. Le droit s’éprouve lui-même, à travers la confrontation que lui imposent les récalcitrances de la vie à se conformer à la norme juridique. Ces récalcitrances sont précisément ce qui, interrompant l’effectuation du prescrit de la loi, permettent sa mise à l’épreuve et, le cas échéant, sa révision législative (c’est tout l’enjeu dialectique de l’interaction entre les institutions judiciaire et législative lorsque survient l’événement récalcitrant). Mais plus fondamentalement encore, la scène du procès, qui n’existe que parce qu’il y a récalcitrance, est le moment herméneutique et de prudence, moment d’hésitation ou de suspension essentiel à l’initiation du processus réflexif de mise à l’épreuve de la loi.
26C’est bien dans cette inélégance que la gouvernementalité juridique, à la différence de la gouvernementalité algorithmique, s’éprouve. Et tout cela peut bien passer pour l’une des manifestations les plus pures de ce que l’on appelle l’inefficacité. Cependant, il m’intéressera plutôt, ici, de souligner ce qui, malgré tout cela, justifie que l’on considère encore le droit, comme système d’épreuve, dans ses dimensions institutionnelles et pratiques, comme un élément essentiel à la vitalité individuelle et collective de nos sociétés. Je voudrais ici souligner deux manières particulièrement essentielles suivant lesquelles le droit, « s’éprouvant », peut constituer un « contre-pouvoir » rendant aux individus et aux collectifs une certaine puissance, à l’encontre d’une gouvernementalité algorithmique qui la leur dénie.
27Le droit réintroduit donc, dans le courant des choses et de la vie, un certain souci, une certaine vigilance à l’égard des fonctions personnologiques qui réhabilitent la personne – attaquée sur le plan ontologique - sur un plan déontologique. Précisons tout de même qu’il ne s’agit pas pour moi, après une lamentation en bonne et due forme inspirée par la « chute » du cours du récit, de l’expérience, et l’impuissance autobiographique face à la puissance du profilage, d’en appeler à une résurrection d’un sujet, d’une personnologie, ou d’un individualisme méthodologique. S’agissant de la notion de « sujet » ou de « personne », je fais l’hypothèse ici qu’il n’y a rien, et qu’il n’y a jamais rien eu à cet égard qui puisse nourrir la nostalgie de quoi que ce soit. L’individu libre et rationnel, unité fondamentale du libéralisme, ou le sujet autonome, capable d’entendement et de volonté, présupposé par le droit dans les régimes libéraux, n’a jamais été rien de plus, ni rien de moins, qu’une fiction fonctionnelle et nécessaire, opérationnelle donc, mais sans existence empirique ni ancrage ontologique, mais qu’il est nécessaire de présupposer dans une série de domaines. C’est précisément ce qu’explique Jean-Pierre Cléro :
On pourra, par exemple, contester l’existence du je, du moi, lui disputer les caractéristiques, qu’on lui accorde spontanément ou traditionnellement, d’être une substance, d’être un, d’exister individuellement et comme personne, en dénonçant les paralogismes qui prétendent démontrer ces attributs. Et pourtant, on peut se servir de la fiction du moi pour orienter des comportements moraux, finaliser des conduites juridiques, organiser des systèmes de valeurs. La personne, attaquée sur le plan ontologique, se voit ainsi réhabilitée sur le plan déontologique ; est-ce raisonnable ? Mais aussi : a-t-on le moyen de faire autrement ? Pourrait-on, tout d’un coup, réorganiser notre droit, notre éthique, sans le secours de la notion de personne, alors même que sa valeur ontologique est faible ? Dans l’impossibilité d’opérer ce changement, j’envisage ma vie comme la réalisation de ma personne, celle d’autrui comme étant à promouvoir à la même enseigne ou, du moins, à respecter au même titre. Nous dirons que la notion de personne est une fiction.24
28Cette conception d’un sujet processus plutôt que phénomène nous place dans la perspective antihumaniste déjà bien balisée par Althusser (les sujets sont constitués à travers et par l’interpellation idéologique qui leur est adressée, et ne préexistent pas à cette interpellation), Butler (les sujets se constituent en rendant compte d’eux-mêmes, et ne préexistent pas à ce geste du « rendre compte »), Foucault (les sujets ne préexistent pas à leur co-constitution à travers les discours de vérité construits à leur endroit et les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris) ou encore Derrida (selon qui le droit présume et construit le sujet de droit. On se présente devant la loi avec nos volontés et imaginations, mais sans le droit nous ne serions pas des sujets.) 25
29L’une des particularités du droit est qu’il s’adresse aux « sujets de droit » en présupposant chez eux des capacités d’entendement et de volonté qui en font des sujets moraux. Cette attention ou ce souci de l’intentionnalité des individus – cette intentionnalité fût-elle même fictive - fait partie du mode juridique de construction du réel. En comparaison, le « drame », pour autant que le comportementalisme numérique puisse être considéré comme un « drame », infligé au « sujet » par la gouvernementalité algorithmique n’est pas tant le fait que, n’ayant aucune maîtrise sur les caractéristiques (les traces numériques laissées par nos comportements, y compris les plus triviaux, y compris ceux que nous n’avons même aucune conscience d’avoir adoptés) sur la base desquelles divers « profils » nous sont assignés, nous en perdrions nos capacités d’êtres moraux, comme le suggérait Georgio Agamben26, que dans un glissement encore beaucoup plus fondamental. Le « drame » n’est pas tant que la gouvernementalité algorithmique prive l’individu de ses capacités de jugement moral ou éthique, c’est plutôt que quel que soit l’état de ces capacités, ce n’est plus à partir d’elles que l’on conçoit de conduire les conduites.
30L’enjeu fondamental n’est peut-être pas tant la « conservation » ou la prise en compte d’une moralité des individus, que le maintien des conditions d’une puissance des sujets. L’idée que je voudrais défendre est que les « sujets » se définissent moins par la maîtrise de leur intentionnalité (leurs capacités d’entendement et de volonté, leur moralité…) que par la possibilité, ou le potentiel qu’ils « ont », d’agir ou de ne pas agir, d’obéir ou de ne pas obéir. À la différence de systèmes que l’on pourrait dire de domination – et dont se rapprochent, à cet égard, les systèmes de préemption (dans lesquels, à travers les profils, les individus se retrouvent en position de cibles plutôt que de puissances) - qui séparent les individus de ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire, il me semble crucial de souligner que, s’il est une vertu du droit (vertu qui vient de son défaut d’effectivité et de l’incertitude quant au degré de conformité ou de régularité des comportements relativement à la norme juridique), c’est bien qu’il conserve à ses « sujets » leur pleine « puissance ».
31Prenons ce que dit Jérémy Bentham dans De la nomographie27, à propos de la manière suivant laquelle l’on produit de l’obéissance à la loi. Classiquement, « gouverner » avec de la loi consiste à produire une certaine régularité dans les comportements en incitant les individus à choisir, parmi toutes les conduites possibles, c’est-à-dire parmi toutes les choses qu’ils peuvent (qu’ils ont la possibilité de) faire ou qu’ils peuvent s’abstenir de faire, celles qui sont les plus compatibles avec les intérêts de la communauté. C’est par la connexion de deux espèces de lois : l’une qui indique la « direction » souhaitée, adressée aux personnes chez qui l’on cherche à produire des comportements conformes, et l’autre, qui donne la « disposition », c’est-à-dire la sanction, adressée aux juges qui auront à la prononcer dans l’éventualité de la désobéissance à la volonté exprimée par la loi (principale) indiquant la « direction ».
32La menace de la sanction (ou la promesse de récompense) n’affecte pas les potentialités (ou la puissance d’agir) des individus. Que les personnes, présumées capables d’entendement et de volonté, obéissent à la loi parce qu’après délibération rationnelle ils pensent que les inconvénients associés au risque d’être sanctionnés surpassent les avantages à obtenir d’une désobéissance n’affecte aucunement leur faculté d’obéir ou de désobéir. Cette potentialité, ou puissance des sujets, ce que j’ai appelé précédemment du nom de « virtualité », est indépendante de ce qu’ils font effectivement, c’est-à-dire qu’elle est indépendante de toute forme d’actualisation28. Cet élément de virtualité est, me semble-t-il, essentiel pour « définir » ce dont il s’agit lorsque l’on parle de subjectivité dans une perspective non humaniste. Partir de là, de la virtualité, défendre non le sujet, mais une sorte de puissance subjectivante nous renforce dans la perspective, évoquée plus haut, d’une inversion du point de vue qui nous permet d’appréhender les choses non plus sous l’angle du contrôle, ni de l’intentionnalité, mais sous celui de la récalcitrance29, de l’excès du monde sur le réel, de la récalcitrance de la vie à toute tentative d’organisation excessive, et de la production de sens, toujours a posteriori, en retard sur les faits, à travers notamment le mécanisme juridique d’interpellation des sujets appelés à « rendre compte ». La possibilité de désobéir, souvent dénoncée comme le résultat de la faiblesse de la loi, participe au contraire de sa dignité, pourrait-on dire.
33La « puissance » des sujets tient à leur virtualité constitutive : jamais complètement contenus dans le « présent », ils sont des processus, bien plus que des phénomènes, tendus entre souvenirs et projets, qui ne se cristallisent, pourrait-on dire, qu’aux moments où ils ont à rendre compte d’eux-mêmes sous l’effet d’une interpellation, d’où qu’elle vienne. C’est cette dimension virtuelle ou utopique de l’être humain, il me semble, que le droit protège à travers une construction juridique de la réalité – la qualification notamment – qui est extrêmement sélective, à la différence du comportementalisme numérique. Cette sélectivité, qui ne fait retenir dans le champ de la « réalité juridique », que certains éléments, laisse subsister tout le reste dans le monde, et donc dans le domaine de l’incertitude radicale qui est aussi le domaine dans lequel peut surgir de l’événement, du radicalement neuf. Les mécanismes de la prescription (qui font que les infractions s’éteignent d’elles-mêmes, ne peuvent plus être poursuivies, après l’écoulement d’un certain temps), mais aussi, beaucoup plus largement, la qualification des faits par le droit (qui sélectionne, parmi les événements possibles dans le monde, ceux qui intéressent le droit, ignorant soigneusement tout le reste) permet notamment que « tout ne soit pas toujours retenu contre nous », et organise de facto une sorte de droit à l’oubli par défaut qui permet de relancer les dés, d’éviter que tous nos faits et gestes passés nous soient en permanence imputés au titre d’un destin identitaire.
34Dans L’homme sans qualité, déjà, Robert Musil suggérait cette primauté de la signification et du motif, sur la causalité :
Le motif, c’est ce qui me conduit de signification en signification. Quelque chose arrive, quelque chose est dit : cela accroît le sens de deux vies humaines, ce sens renforce leur union ; mais ce qui se passé, quelle notion physique ou juridique l’événement représente, cela n’a aucune importance, c’est une tout autre affaire.30
35Alors que les motifs ne peuvent servir de causes, ils sont néanmoins ce qui donne à nos actions leur sens et leur valeur. Cependant, à part dans le contexte psychanalytique où l’on donne des réponses à des questions qui ne sont pas posées, dans la vie quotidienne, les motifs singuliers ne sont exposés qu’à l’occasion d’une interpellation par autrui. L’interpellation est une sorte de mise à l’épreuve à travers laquelle les motifs et, dans un même mouvement, les sujets prennent « consistance ». C’est à dessein bien sûr que j’utilise ici ce terme de « consistance » qui, en Anglais plus fortement encore qu’en Français, désigne à la fois ce qui « tient ensemble » dans une sorte d’ordre logique fut-ce au milieu du désordre, et ce qui présente une certaine robustesse, une certaine résistance physique.
36La gouvernementalité juridique s’éprouve, justement, dans le processus de subjectivation juridique que déclenche l’interpellation qu’elle lance aux individus, la manière qu’il a de s’adresser à eux. En réponse à l’interpellation du droit, les individus se positionnent comme sujets d’un droit qu’ils « éprouvent » en y mesurant leurs « raisons » et « motivations », et en reconnaissant leurs actes comme les leurs propres. Le « motif » ou la « motivation » juridique apparaît ici comme la réponse ou récalcitrance (auto-bio)graphique (reliant entre eux des significations chronologiquement et temporellement disjointes – « filets tendus sur le chaos ») irréductible aux « réseaux de données et de localisations dans des tables actuarielles » qui tiennent lieu de « sujets » à la gouvernementalité algorithmique. Notons que, dans la mesure où les sujets ont à rendre compte de leurs comportements alors même qu’ils n’ont pas nécessairement eu la maîtrise des circonstances qui les ont fait agir de telle ou telle manière, le « motif » qui surgit est peut-être moins de l’ordre de la « re-présentation », mais de l’ordre de l’ouverture de nouvelles possibilités politiques au lieu même de l’exposition des limites de la représentation et de la représentabilité31, dans l’interstice entre monde et réalité.
37J’aimerais donc faire la proposition d’une compréhension nouvelle du sujet de droit, abandonnant la conception juridique classique ancrant la subjectivité juridique dans une conception du sujet rationnel, capable d’entendement et de volonté, maître de son intentionnalité (les théories de la rationalité limitée, mais aussi tout l’héritage antihumaniste de Lacan, Foucault, Fanon, Althusser, Butler,… nous ont appris à ne plus présupposer les capacités de rationalité et d’autonomie du sujet), au profit d’une conception du sujet de droit comme « auteur » et « lieu » de formation de la signification, ou de la « motivation », c’est-à-dire de la production et de l’assignation, a posteriori, du sens de l’agir humain, que celui-ci ait été ou non intentionnel. Le geste théorique n’est pas sans conséquence, étant donné la place et le rôle privilégié assigné actuellement à l’intentionnalité par le droit notamment. Se débarrasser de l’intentionnalité, en rappeler le caractère toujours incertain, et souvent mythique, permet de préparer des outils théoriques plus adéquats pour faire face aux nouveaux défis, pour la pensée et pour l’action, que posent les développements technologiques actuels ou annoncés – tels que l’informatique « autonomique », les environnements dits intelligents, le « cloud computing », ou encore la robotisation des conflits armés ou de l’aide aux personnes – qui promettent, à des degrés divers, de « distribuer » l’intentionnalité entre humains et dispositifs techniques d’une manière inédite.