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La science sociale spinoziste de Frédéric Lordon : une intervention politique immanente ?
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1Frédéric Lordon s’est attelé, à travers de nombreux ouvrages, à développer ce qu’il a appelé une science sociale spinoziste. Son projet est de développer une socio-anthropologie économique à partir du « postulat » du conatus, selon lequel « toute action est la manifestation d’une puissance individuée que Spinoza nomme conatus, cet effort que chaque chose déploie "pour persévérer dans son être"1 ». Ce concept de conatus lui permet de développer un concept générique d’intérêt, capable de rendre compte tant de l’inclination à donner que de l’intérêt égoïste à prendre pour soi, tous deux constituant des formes de « l’intérêt à effectuer ses puissances2 ». C’est ainsi que F. Lordon renvoie dos à dos les figures de l’homo oeconomicus rationnel de la science économique et celle de l’homo donator de la théorie du don développée entre autres par Alain Caillé et Jacques Godbout. Il s’agit « de sortir de l’infernale alternative de l’"intérêt" (utilitaire) et du "désintéressement"3 ». Les deux pôles de cette alternative doivent donc être appréhendés comme deux cas, deux actualisations de l’intérêt fondamental du conatus, mouvement d’une existence intéressée à soi4.
2Ce qui dirige l’élan du conatus n’est cependant pas à chercher dans une subjectivité souveraine. Il ne s’agit ni d’une capacité de calcul, telle la rationalité optimisatrice de l’acteur de la Rational Choice Theory, ni d’une « tendance naturelle à donner » ou d’une « pulsion du don »5. Le conatus « ne se fera activité dirigée que par l’effet d’une affection antécédente – un quelque chose qui lui arrive et la modifie –, une affection qui lui désignera une direction et un objet sur lesquels s’exercer in concreto6 ».
1. La genèse conceptuelle des institutions : la puissance de la multitude
3C’est à partir de cette anthropologie spinoziste que F. Lordon rend compte des institutions sociales7 en tentant de résoudre, de manière « génétique », la question de la constitution des institutions. Par génétique, il ne faut pas entendre une tentative de restitution de la genèse empirique des sociétés, ou de la naissance historique des institutions sociales. Dans L’intérêt souverain, F. Lordon affirme proposer un « modèle d’engendrement conceptuel8 ». Il s’agit, par « expérience de pensée », non pas d’imaginer la reconstitution historique des institutions, mais « à nous figurer, et par le simple jeu de l’inversion de la perspective temporelle … ce qui suivrait de leur destruction9 ». Pour Lordon, imaginer une décomposition de l’institution, « restituerait assez fidèlement la situation contre laquelle elle a eu à s’ériger, en tout cas l’essentiel des "problèmes" qu’elle s’est trouvé "régler"10 ». Dans un article co-écrit avec André Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie11 », F. Lordon qualifie encore cette méthodologie de « genèse conceptuelle » pour désigner cette expérience de pensée et de fiction théorique qui permet d’éclairer des mécanismes réels12.
4C’est le phénomène de composition mimétique des affects individuels en affect commun qui permet à F. Lordon de rendre compte de la constitution des institutions. Ainsi de la genèse conceptuelle de l’État :
S’imitant les uns les autres à propos des choses qui doivent être jugées bonnes ou mauvaises, les individus finissent par converger vers une définition unanimement agréée du licite et de l’illicite, sorte de genèse des mœurs préalable à la captation souveraine qui se pose ensuite comme conservateur de la norme, et formalisera la polarité axiologique de l’approuvé et du réprouvé en polarité juridique du légal et de l’illégal13.
5Ce qui constitue la force des institutions sociales, leur « faire autorité », ne découle donc pas d’un pouvoir-substance détenu par le souverain, mais est l’effet d’une composition des affects des sujets en un affect commun, capturé par le souverain et retourné contre eux. « Le fait de puissance qu’est la souveraineté n’a donc pas d’autre origine que ceux-là mêmes à qui elle s’applique – et en ce sens elle est typiquement l’effet d’une auto-affection du corps social »14. De ce modèle de l’auto-affection du corps social, F. Lordon tire un modèle explicatif générique de la « force institutionnelle » : « la potentia multitudinis constitue le principe fondamental de tout "s’imposer socialement", de tout "faire autorité", c’est-à-dire le principe de toute efficacité institutionnelle15 ». Si les hommes respectent les normes institutionnelles, s’ils se plient à l’autorité de l’institution, c’est parce « qu’ils en sont impressionnés, c’est-à-dire affectés, et qu’au fond de ce pouvoir, par-delà toutes les médiations, il y a la force de la puissance de la multitude16 ».
6F. Lordon précise que ce principe de production d’un affect commun par un processus d’imitation affective est mis au jour à travers ce procédé méthodologique de genèse conceptuelle. En effet, « dans les institutions réelles, ce principe fondamental ne se manifeste que de manière hautement médiée 17 ». La complexité des appareils institutionnels fait reposer l’autorité d’une institution sur l’autorité d’institutions antérieurement constituées. F. Lordon illustre ce point en faisant référence à l’exemple de l’autorité de l’expert ou de l’universitaire. Cette autorité « s’appuie sur – il faudrait même dire : procède de – l’autorité de l’institution, l’université en la circonstance, qui, par titre interposé, les a symboliquement dotés ; mais l’institution université à son tour ne tire son autorité propre que de la reconnaissance d’État »18. Une longue chaîne de médiations se constitue entre l’institution et ce qui, ultimement, fonde l’autorité des institutions : la potentia multitudinis. Ce ne sont pas en elles-mêmes les médiations institutionnelles qui sont la source du « faire autorité » d’une institution. C’est plutôt en tant qu’elles ont capté l’affect commun produit par la multitude que ces médiations peuvent faire effet. Ce dernier point explique, selon Lordon, le fait que ce qui a fait l’autorité d’une institution peut tout aussi facilement défaire cette autorité. En effet, la puissance de la multitude est toujours susceptible de se fractionner. Nulle garantie que cette puissance demeure une. Des courants antagonistes peuvent se créer qui, par contagion mimétique, peuvent conduire à la production d’un nouvel affect commun dominant.
7Le modèle que F. Lordon développe est un modèle explicatif générique de la force institutionnelle : le concept de « puissance de la multitude » a pour ambition de rendre compte du fondement du « faire autorité » de toute institution. C’est pourquoi il peut rapprocher son travail des recherches d’Aglietta et Orléan sur la monnaie19 : « c’est une fameuse intuition qu’auront eue, hors de toute intention spinoziste, Michel Aglietta et André Orléan en parlant de la "monnaie souveraine", décalage décisif pour détacher le concept de souveraineté des usages exclusivement politiques auxquels il était rivé et l’appliquer à une tout autre matière institutionnelle. Car ce qu’entendent Aglietta et Orléan par "monnaie souveraine" est on ne peut plus conforme à la caractérisation spinoziste générale de l’imperium : peut être dite souveraine la monnaie qui parvient à s’imposer socialement comme le représentant unanimement de la richesse. L’être souverain de la monnaie c’est donc son faire autorité. Et c’est, formellement parlant, par les mêmes mécanismes que le souverain monétaire et le souverain politique se font l’un et l’autre reconnaître : par captation de la puissance de la multitude comme pouvoir de produire un affect commun20 ».
2. Un plan d’immanence radicale
8S’il fallait caractériser d’un seul mot cette tentative de fonder une science sociale spinoziste, ce serait par celui d’immanence. L’anthropologie de F. Lordon ne se fonde sur aucune « transcendance intérieure », au sens où nulle compétence ou puissance d’agir n’est présupposée au sein des acteurs sociaux comme ce qui excéderait leurs actes par leur rétention même :
Il n’y a pas pour Spinoza de puissance qui ne soit immédiatement et intégralement en acte. En d’autres termes, il n’y a pas de réserve dans l’ontologie spinoziste. Il n’y a pas de puissance inaccomplie ou ineffectuée qui se tiendrait en retrait, disponible pour être activée, et toujours le conatus est au bout de ce qu’il peut, même s’il peut très peu … toujours le conatus sature ses « possibilités » (parler ainsi est d’ailleurs encore inadéquat) et, non, il n’aurait pas « pu » davantage, car pouvoir et faire sont une seule et même chose : l’on n’a jamais pu que ce que l’on fait et réciproquement, ni plus ni moins21.
9De même, nul appui sur une forme quelconque de « transcendance extérieure ». L’autorité des institutions sociales ne prend pas appui sur des forces extérieures au social. « C’est parce qu’elle est une affirmation radicale de l’immanence que la philosophie de Spinoza abandonne les solutions d’extériorité transcendante et ne cherche qu’ici-bas les origines de toutes les puissances sociales. La puissance de la multitude est l’expression de ce que les hommes s’entre-affectent interindividuellement et collectivement22 ». Enfin, nul crypto-normativisme dans la science sociale spinoziste défendue par Lordon. On n’y trouvera aucun présupposé de standards moraux ou d’un point de vue moral a priori qui déterminerait l’agir des acteurs. La normativité de l’approche spinoziste défendue par Lordon est celle d’une « normativité immanente de la puissance » : ce n’est pas la valeur posée ex ante qui détermine le désir. La valeur est plutôt produite « par les forces désirantes qui s’en saisissent23 ».
10Une phénoménologie de la souveraineté s’appuiera par conséquent sur une requalification de ce qui apparaît comme « transcendant » dans les termes de l’immanence : on parlera de « transcendance immanente24 » :
On peut nommer de façon oxymorique « transcendance immanente » cette apparente extériorité à la multitude de ses propres productions. Ce paradoxe d’une production immanente et pourtant devenue extérieure et comme étrangère, caractéristique observable en tous les domaines où se manifeste la puissance de la multitude, est l’une des questions, mais pas la seule, qui suggère d’élaborer quelque chose comme un modèle général de la potentia multitudinis, base commune à partir de laquelle penser ensuite ses différentes déclinaisons spécifiques.25
3. La science sociale spinoziste de Frédéric Lordon : l’articulation d’un triple travail
11Il nous semble que cette science sociale spinoziste, brièvement présentée ici, doit être comprise, pour pouvoir être appréhendée dans toute son ampleur, comme l’articulation de trois dimensions. À suivre F. Lordon lui-même, il s’agit – indissociablement – d’une science certes sociale, mais aussi philosophique et politique.
12Si cette science sociale est philosophique, c’est parce qu’elle se construit à partir de l’emprunt de concepts proprement philosophiques – au premier rang desquels le concept spinoziste de conatus, qui constitue son point de départ. Pour autant, il ne s’agit pas d’assumer l’ensemble de l’ontologie de la puissance de Spinoza. Plutôt qu’une proposition dérivée de cette ontologie, F. Lordon appréhende le conatus comme un postulat :
D’une part, la science sociale emprunte à la philosophie spinoziste un de ses concepts les plus puissants – et aussi toutes les élaborations conceptuelles adjacentes à l’aide desquelles le concept de conatus déploie pleinement ses effets (je pense bien sûr à la théorie de la vie passionnelle). Mais d’autre part, les sciences sociales demeurent délibérément à l’écart des considérations ontologiques qui donnent au conatus sa matrice. Telle est bien la part de rupture irréversible des sciences sociales d’avec la philosophie : les sciences sociales se sont définitivement soustraites à l’obligation d’un fondement ontologique explicite.26
13On voit ici que le « conatus est extrait de sa matrice ontologique ». Toutefois, poursuit F. Lordon :
cette matrice ne cesse pas d’être là, à disposition, et pourrait en principe être convoquée à tout instant si on le voulait. À ceci près que, dans le jeu de langage propre aux sciences sociales, on ne le veut pas. Il n’en reste pas moins que cette convocation, toujours possible, fait perdre son arbitraire au postulat du conatus qui pourtant, comme postulat, assume parfaitement… mais ne trouve pas moins un surplus de consistance dans ce statut paradoxal, peut-être même oxymorique, qui fait de lui un postulat fondé27.
14Philosophique, une science sociale spinoziste est également politique. Dans de nombreux passages de ses ouvrages, F. Lordon ne se limite pas à exposer son modèle de genèse conceptuelle, et soulève la question du changement possible des institutions sociales. Ainsi dans La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, défend-t-il un certain nombre de propositions : « Réduction de la finance de marché, instauration d’un système socialisé de crédit, desserrement de la contrainte actionnariale (SLAM), cessation des formes de concurrence les plus violentes par la réorganisation du commerce international selon un principe d’ouverture modulée, justice sociale-fiscale redistributive immédiate »28. Ces propositions doivent avoir pour effet de desserrer les contraintes actionnariale et concurrentielle, structures du « capitalisme de basse pression salariale ».
15Il faut bien prendre la mesure de cette dimension politique. Elle n’est pas restreinte aux textes où F. Lordon présenterait des propositions de transformations institutionnelles. Selon lui, « toute position en science sociale … emporte nécessairement une charge politique29 ». En décrivant le réel à partir d’un cadre conceptuel emprunté à la philosophie spinoziste, la science sociale est une forme d’intervention politique. D’abord parce qu’elle contribue à remettre en question les catégories abstraites qui font la métaphysique libérale, au cœur de laquelle réside la conception d’un individu atomisé souverain et maître de lui-même. « En liquidant le sujet, en nous montrant l’infinie série de ses déterminations à agir, telle qu’elle ruine toutes ses prétentions au libre arbitre et à l’autodétermination, [la science sociale spinoziste] détruit le socle métaphysique de la pensée libérale30 ». À une telle entreprise critique, répond la constitution d’une nouvelle grammaire économique :
Le récommunalisme est une cohérence d’ensemble qui s’étend nécessairement aux apporteurs de fonds, et l’on découvre ici ce qu’est la généralité d’un rapport social, c’est-à-dire de ce qu’on vient de nommer allusivement une « grammaire », quand il est constitutif d’un mode de production : de même que le rapport social du capital fait régner partout la logique de la valeur et de l’accumulation, de même le rapport social récommunaliste affirme l’universel primat de la vie productive collective concertée. La grammaire récommunaliste ne soumet pas les comportements des groupements économiques à la contrainte première de la performance-profit, mais à celle d’être la meilleure expression possible de la volonté de ses membres.31
16Mais critiquer cette métaphysique libérale, ce n’est pas simplement œuvrer à un renouvellement théorique. C’est également tenter d’ébranler les « grammaires (subjectivistes) du libéralisme » qui affectent nos manières de penser et d’agir. C’est, pour reprendre les mots de F. Lordon, participer à la « réfection de nos sous-sols mentaux32 ». Face à l’« imaginaire néolibéral » et à son noyau métaphysique libéral, une science sociale spinoziste constituerait un « imaginaire antidote », un « imaginaire anti-humaniste théorique, un imaginaire antisubjectiviste »33.
4. Une intervention politique immanente ?
17Cette prétention de la science sociale spinoziste à exercer une forme d’intervention politique est à bien des égards légitime, et même nécessaire. C’est d’ailleurs ce qui constitue l’une des originalités du travail de F. Lordon, et l’intérêt de sa lecture. Mais il est tout aussi légitime, et nécessaire, de problématiser les conditions d’effectuation de l’intervention politique de la science sociale spinoziste : à quelles conditions une telle intervention permet-elle de déplacer – pour utiliser un terme qui relève tant du jeu de langage du sens que de celui de la force – les acteurs ? Nul doute que dans son modèle de genèse conceptuelle des institutions sociales, Lordon ne mobilise aucune instance transcendante dans son analyse. Mais en est-il de même dans les passages où il pose la question de la transformation effective des institutions ? Chercher à intervenir politiquement à travers sa science sociale spinoziste, n’est-ce pas prendre appui – consciemment ou inconsciemment – sur une forme de transcendance ?
18On peut en effet se demander d’où vient le pouvoir de ces propositions avancées et de la grammaire anti-subjectiviste d’initier un processus d’auto-affection social. Parler de la science sociale spinoziste comme d’un « imaginaire antidote34» qui participerait à la « réfection de nos sous-sols mentaux » semble reposer sur le pari d’un pouvoir métaphorique du langage, c’est-à-dire d’un pouvoir du langage qui nous permettrait de voir autrement la réalité. C’est ce que l’herméneutique de Paul Ricœur s’est employée à explorer : la façon dont le langage, fondamentalement métaphorique, permet d’exercer un pouvoir de « révélation » et de « transformation » de notre expérience vive. De ce point de vue, il est intéressant de souligner qu’on retrouve l’expression de « transcendance immanente » dans la phénoménologie herméneutique de Paul Ricœur, pour désigner la proposition de monde possible ouverte par le texte :
Une œuvre peut être à la fois close sur elle-même quant à sa structure et ouverte sur un monde, à la façon d’une « fenêtre » qui découpe la perspective fuyante d’un paysage offert. Cette ouverture consiste dans la proposition d’un monde susceptible d’être habité … Ce que nous appelons ici expérience fictive du temps est seulement l’aspect temporel d’une expérience virtuelle de l’être au monde proposée par le texte. C’est de cette façon que l’œuvre littéraire, échappant à sa propre clôture, se rapporte à…, se dirige vers…, bref est au sujet de… En deçà de la réception du texte par le lecteur et de l’intersection entre cette expérience fictive et l’expérience vive du lecteur, le monde de l’œuvre constitue ce que j’appellerai une transcendance immanente au texte35.
19Pour Ricœur, loin de constituer un monde pour elle-même, l’œuvre renvoie au monde, à la manière du « comme si ». Elle se rapporte à un monde non pas donné, mais possible : « par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne ; fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir être36 ». L’œuvre aurait le pouvoir d’échapper à sa propre clôture, et de « susciter un autre monde, – un monde autre qui corresponde à des possibilités autres d’exister37 ». En présupposant que la science sociale spinoziste devrait permettre de constituer un « imaginaire antidote » qui participerait à la « réfection de nos sous-sols mentaux », F. Lordon semble compter sur ce pouvoir du langage d’ouvrir un autre horizon d’existence. N’est-ce pas dès lors sortir du strict plan d’immanence pourtant revendiqué par son analyse ?
20Mais il faut également faire droit à d’autres passages des écrits de Lordon, qui laissent entendre qu’il présuppose qu’une puissance sociale de la société, en excès sur son effectuation, doit tôt ou tard se manifester. Il écrit ainsi, dans La crise de trop, qu’« il est des données de la vie collective qu’on n’insulte pas durablement sans qu’elles fassent un jour retour, mais possiblement de la plus désordonnée, et peut-être de la plus éruptive des manières38 ». N’est-ce pas ici prendre appui sur une forme de transcendance implicite et non interrogée ? F. Lordon lui-même semble le reconnaître. À la fin de Capitalisme, désir et servitude, il énonce le risque de renouer avec le schème de la dé-séparation d’un corps d’avec sa puissance, pourtant dénoncée par ailleurs :
Il n’est pas de potestas qui n’émane de la potentia (multitudinis) – mais sous la forme du détournement et au profit du plus puissant des désirs-maîtres, le désir du souverain. Or de tous les régimes, seule la démocratie organise les retrouvailles de la multitude et de sa propre puissance39.
21Parler de « retour des données de la vie collective », de « retrouvailles de la multitude et de sa propre puissance », n’est-il pas l’indice du présupposé de l’existence d’une puissance sociale « en réserve », qui se tiendrait « en retrait » du corps social en acte ? Ne risque-t-on pas à nouveau de sortir du cadre strict de la « normativité immanente de la puissance » pourtant revendiqué par F. Lordon ? Approfondir ces questions nous semble essentiel : la possibilité pour cette science sociale spinoziste de se concevoir comme une réelle intervention dans le champ social en dépend. Sans doute sont-elles profondément philosophiques, et demandent-elles de s’affronter à l’ontologie spinoziste comme telle. Mais on voit qu’elles ne sont pas sans enjeux ni conséquences proprement politiques.
Notes
1 F. Lordon, L’intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006, p. 5.
2 Ibid., p. 44.
3 Ibid., p. 45.
4 « Car le conatus est l’intérêt générique par excellence, intérêt de l’existence pour elle-même et de la persévérance dans l’être, et c’est de cet intérêt essentiel que découlent, par mises en forme historiques, toutes les formes actuelles, spécifiques (et observables) de l’intérêt, désirs concrets, illusio, calculs utilitaires, mais aussi toutes les inclinations qui, pour sembler s’opposer aux formes les plus visibles de l’égoïsme intéressé, n’en sont pas moins toujours des expressions d’un même intérêt fondamental à agir » (ibid., p. 61).
5 J. Godbout, Le don, la dette et l’identité, Paris, La Découverte, 2000, p. 171, cité par Frédéric Lordon, L’intérêt souverain, p. 33.
6 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, p. 33.
7 F. Lordon prend notamment appui sur les travaux d’Alexandre Matheron : A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
8 F. Lordon, L’intérêt souverain,p. 62.
9 Ibid., p. 63.
10 Ibid.
11 F. Lordon et A. Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie, Le modèle de la potentia multitudinis », dans Y. Citton et F. Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales, De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Amsterdam, 2008.
12 F. Lordon rapproche cette méthodologie de genèse conceptuelle de la démarche durkheimienne : « Durkheim partant à la recherche des formes élémentaires de la vie religieuse était voué à s’y trouver confronté, et c’est en des termes très semblables qu’il les a résolus pour son propre compte : "Si, par origine, on entend un premier commencement absolu, la question n’a rien de scientifique et doit être résolument écartée. Il n’y a pas un instant radical où la religion ait commencé à exister et il ne s’agit pas de trouver un biais qui nous permette de nous y transporter par la pensée. Comme toute institution humaine, la religion ne commence nulle part […]. Tout autre est le problème que nous nous posons. Ce que nous voudrions, c’est trouver un moyen de discerner les causes, toujours présentes, dont dépendent les formes les plus essentielles de la pensée et de la pratique religieuses" » (F. Lordon, « La puissance des institutions », dans La société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013, p. 169-220, p. 187 ; F. Lordon cite un extrait d’Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1990, p. 10-11).
13 F. Lordon, « La puissance des institutions », p. 187.
14 Ibid., p. 182.
15 Ibid., p. 189.
16 Ibid., p. 191-192.
17 Ibid.,p. 189.
18 Ibid., p. 190.
19 Pour une analyse critique des travaux de Michel Aglietta et André Orléan, nous nous permettons de renvoyer le lecteur aux travaux suivants : A. Loute, La création sociale des normes, De la socio-économie des conventions à la philosophie de l’action de Paul Ricœur, Hildesheim/Zurich/New York, Olms, 2008, p. 5-140 ; A. Loute et M. Maesschalck, « La philosophie de l’argent : Du lien social à la "communauté de destin" (ou régulation et innovation) », dans Frédéric Mertz (dir.), Éthique et commerce, Réalités et illusions, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 181-202.
20 F. Lordon, « La puissance des institutions », p. 189.
21 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, p. 182-183.
22 F. Lordon, « La puissance des institutions », p. 181.
23 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude,p. 90.
24 F. Lordon rapproche également ce concept de celui d’« auto-transcendance du social » développé par Jean-Pierre Dupuy. Cf. J.-P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992.
25 F. Lordon et A. Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie, Le modèle de la potentia multitudinis », op. cit.
26 F. Lordon, « Du système formel au système spectral, Itinéraire d’une économique politique spinoziste », dans La société des affects, p. 70.
27 Ibid., p. 70-71.
28 F. Lordon, La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009, p. 32.
29 F. Lordon, « Introduction, Le mouvement en marchant », dans La société des affects, p. 19.
30 Ibid., p. 21.
31 Ibid., p. 291.
32 Ibid.
33 F. Lordon, « Les imbéciles heureux, (Encore un effort pour être antilibéraux !) », dans La société des affects, p. 273-274.
34 Précisons que si F. Lordon présente « l’imaginaire spinoziste » comme un « imaginaire antidote », il souligne également que l’imaginaire néolibéral a été le fruit d’un processus historique multiséculaire. « Il faudra donc se faire à l’idée que son dépassement antisubjectiviste par une politique de la raison spinozienne appelle une temporalité du même ordre – et nous ne sommes visiblement pas rendus […] la formation et la reformation d’un imaginaire collectif sont des processus abandonnés à une histoire si longue qu’on ne saurait presque plus les qualifier de politiques stricto sensu – plutôt qu’anthropologiques » (ibid., p. 274).
35 P. Ricœur, Temps et récit 2, La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 189-190. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à A. Loute, La création sociale des normes, De la socio-économie des conventions à la philosophie de l’action de Paul Ricœur, p. 197-206.
36 P. Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 115.
37 P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 288.
38 F. Lordon, La crise de trop,p. 239.
39 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, p. 201. Cet extrait renvoie à la note suivante où F. Lordon reconnaît n’être pas loin de renouer avec le schème de la dé-séparation d’un corps avec sa puissance : « On pourrait trouver incohérent de reprendre ici, après l’avoir exclu plus haut, le schème de la dé-séparation d’un corps d’avec sa puissance. Mais c’est qu’il s’agit en l’espèce du corps social et que cette dé-séparation est ici envisagée du point de vue des parties en tant que qu’elles se font une idée du tout où elles se trouvent incluses. Même si, comme tout corps, le corps social ne fait jamais que ce qu’il peut, ni plus ni moins, il reste du sens pour les hommes à considérer que leur agir collectif et ses produits leur échappent – et à désirer en retrouver un certain degré de maîtrise » (ibid., p. 213).