Le bébé et son génie-animal (Sèmè du Burkina Faso)
Résumé
Chez les Sèmè, population de cultivateurs du Burkina Faso, les gestes des bébés qui commencent à se mouvoir sont parfois interprétés comme l’imitation d’un animal. Ce dernier serait leur génie-animal, une entité qui accompagne toute personne comme le ferait un chien de garde. Cet être hybride joue un grand rôle au moment de l’initiation au Dwo à laquelle tout Sèmè doit, en principe, se soumettre. C’est lui qui va alors infliger une possession publique aux hommes, porteurs de masques. Les vies des humains, des génies et des animaux sont ainsi associées dans une relation complexe qu’expriment divers degrés d’influence depuis la simple incitation jusqu’à la transe violente, que l’article se donne comme objectif de démêler.
Abstract
Among the Sèmè, a farming population in Burkina Faso, the gestures of babies as they begin to move are sometimes interpreted as an imitation of an animal. The animal is said to be their animal buh-spirit, an entity that accompanies everyone like a guard dog. This hybrid being plays an important role at the time of initiation into the Dwo, to which all Sèmè must, in principle, submit. It is he who will then inflict public possession on the men wearing masks. The lives of humans, bush-spirits and animals are thus linked in a complex relationship that expresses varying degrees of influence, from simple incitement to violent trance, which this article sets out to unravel.
Extracto
Entre los Seme, una población agrícola de Burkina Faso, los gestos de los bebés cuando empiezan a moverse se interpretan a veces como la imitación de un animal. Se dice que el animal es su genio animal, una entidad que acompaña a todos como un perro guardián. Este ser híbrido desempeña un papel importante en el momento de la iniciación en el Dwo, al que todos los Seme deben, en principio, someterse. Es él quien luego infligirá la posesión pública a los hombres enmascarados. Las vidas de los hombres, los genios y los animales están así ligadas en una relación compleja que expresa diversos grados de influencia, desde la simple incitación hasta el trance violento, que este artículo se propone desentrañar.
Introduction
1Chez les Sèmè, une société de cultivateurs du Burkina Faso1, le comportement fugace de certains bébés conduit à organiser un rite sacrificiel appelé « refroidir le mon nuon »2 qui les amène à porter, ou au moins à posséder, un pendentif qui représente un animal. Le comportement moteur de ces nourrissons à la période de leur développement où ils commencent à ramper, à avancer à quatre pattes ou à marcher, et avant qu’ils ne maîtrisent encore le langage3, est interprété comme la manifestation d’une entité invisible appelée mon nuon. Celle-ci, figurée par les masques initiatiques du Dwo4, est décrite comme un génie-animal personnel qui accompagne et garde chaque humain.
2C’est au cours de recherches sur le destin prénatal et l’initiation chez les Sèmè que nous avons entendu parler de l’entité mon nuon en question, mais ce n’est que bien plus tard que nous avons appris qu’elle pouvait affecter les nourrissons. L’information étant manifestement mineure aux yeux de nos interlocuteurs, il a fallu insister pour leur faire expliquer ce dont il s’agissait. Pour ce faire, ils ont décrit des mouvements ou gestes appartenant à un répertoire moteur très ordinaire et très éloigné de toute pathologie. Manifestement, il s’agit de traits « normaux », simplement un peu plus accentués que chez les autres enfants. Les parents de ces bébés ne remarquent d’ailleurs pas toujours ce que fait leur rejeton. Ainsi, de petits gestes d’apparence insignifiante chez les tout-petits prenaient du relief dans le vaste ensemble de représentations dont nous cherchions à cerner la logique. Qu’était donc l’entité mon nuon et pourquoi affectait-elle de cette manière certains petits ? Chez le bébé, l’imitation d’un animal relevait-elle de son initiative personnelle ou lui était-elle au contraire imposée par son génie mon nuon ?
3Pour saisir la signification d’un comportement qui survient à un âge si tendre, il nous faudra parcourir le champ de la fabrication des personnes, celui des relations entre créatures et enfin celui de l’initiation au Dwo. Donnons d’abord quelques repères. Les Sèmè se représentent la personne humaine comme prise dans un réseau de relations avec des ancêtres, des génies de brousse, des génies-animaux (mon nuon), aussi bien au cours de sa vie sur terre que dans l’au-delà avant de naître. Le nuon5 est un principe permanent qui constitue le noyau de la personne, nous l’appellerons « âme » chaque fois que cela pourra faciliter la compréhension. Les Sèmè pensent qu’après le décès, ce nuon vient renaître de façon cyclique dans de nouveaux humains6. La venue au monde d’un bébé implique un parcours préalable de son nuon dans l’invisible au cours duquel il interagit avec diverses puissances, dont son génie-animal. Il peut alors lui faire une promesse qui expliquerait le comportement décrit précédemment, observé chez le bébé.
4Le lien obligatoire des humains avec des génies et la nature animale de certains de ceux-ci est explicité par le mythe de la création. De plus, les génies mon nuon sont rattachés au culte d’une divinité auxiliaire du créateur Dionosso7, l’entité Dwo, qui s’affirme comme un opérateur d’ordre, imposant aux créatures le respect de sa loi (Fournier & Devineau 2021). L’affiliation des humains à des espèces précises de génies-animaux implique qu’une démonstration publique en soit faite. Lors de la sortie des masques zoomorphes de Dwo, ils sont possédés par cette entité, donnant lieu à une forme paroxystique de la relation entretenue avec elle.
Les manifestations du génie personnel animal chez l’enfant
5Les Sèmè utilisent en français le mot « symbole » pour désigner de manière générale le génie-animal, ainsi que toute représentation qu’on peut en faire, notamment le pendentif déjà mentionné. Le mot composé sèmè correspondant est mon nuon (chose, « âme »), littéralement « âme de quelque chose ». Quand on veut être plus précis, on remplace mon par le nom de l’animal : kir nuon pour le phacochère, nouan nuon pour la panthère, etc8. Chaque village possède sa propre liste d’animaux mon nuon, ceux d’Orodara par exemple sont la panthère (Panthera pardus, Schlegel 1857), le chat sauvage (Felis silvestris lybica, Forster 1770), le buffle (Syncerus caffer brachyceros, John Edward Gray 1837), le phacochère (Phacochoerus africanus, Gmelin 1788), un canidé dont l’identification reste à confirmer9, l’épervier et le grand calao (cf. Figure 1 ci-dessous). Les sociétés voisines qui partagent en partie les représentations des Sèmè relatives aux génies-animaux (en particulier Toussian et Turka) ont aussi les leurs. Sauf exception, les gens sont affiliés à l’un des « symboles » de leur localité, souvent au même que celui de leur père. Tout chef de maison étant censé protéger la famille élargie qui vit avec lui, son propre génie mon nuon s’occupe un peu de tout le monde. Une figuration en est donc généralement installée soit sur le vestibule de la cour (pour la panthère) soit à l’extérieur de la cour non loin de son entrée (pour le buffle). Dans l’idéal, des végétaux, de préférence lianescents, doivent être plantés à cet endroit pour que les génies-animaux y trouvent un environnement sauvage familier de bosquet où ils se sentiront à l’aise. Les affiliations aux mon nuon sont contraintes par certaines règles. Ainsi, un cultivateur, un forgeron, un fossoyeur ne seront jamais affiliés au grand calao ou à l’épervier, animaux réservés exclusivement aux griots10. Autre exemple : l’affiliation au phacochère est automatique pour les ressortissants des quartiers Sro et Sroflè de patronyme Barro, arrivés tardivement et liés aux Toussian.
Figure 1 – Exemples de pendentifs de génies-animaux mon nuon

Source : à gauche : pendentif de panthère porté par un jeune enfant (Orodara 2015) ; à droite : en haut, pendentif de phacochère de monsieur Kine Barro (Orodara, 2017) ; en bas : pendentif de calao montré par monsieur Konaté Koin (Bandougou 2010).
© IRD, Anne Fournier
6Comment le mon nuon agit-il chez les bébés ? Cela dépend de l’animal impliqué.
7C’est le plus féroce des mon nuon, la panthère, qui provoque les signes les plus clairs. Dès qu’il a deux dents, le nourrisson mord le sein de sa mère, quand il en a quatre il mord quiconque le tient. Plus tard, il se jette sur la viande crue et ne s’entend plus du tout avec les chiens qui se méfient d’ailleurs de lui. Avec ses mains, il fait des gestes comme pour montrer des griffes. Les enfants affiliés au chat ont des comportements assez semblables, mais atténués, et ils restent toujours plus sociables. En posant ses mains paume contre paume, l’enfant « du chat » fait de plus les gestes d’un chat attrapant une souris ou un margouillat11. Une affiliation au mon nuon du buffle amène les bébés à donner des coups de tête aux objets et aux gens et à faire avec leurs mains des moulinets qui évoquent les mouvements d’une danse funéraire masquée réservée aux affiliés au buffle. Le mon nuon du phacochère rend les bébés toujours affamés, il leur fait faire des bruits caractéristiques de la bouche et hurler comme des porcs. Les petits « du phacochère » pouvant montrer aussi les signes de tous les autres « symboles », il est toutefois difficile d’identifier leur mon nuon par la seule observation de leur comportement. L’enfant joue certes beaucoup en utilisant sa tête, mange tout ce qu’il trouve, mais, de plus, il pourchasse tous les animaux domestiques (chat, chien, poulets…) qui ne l’aiment donc pas. Les mon nuon d’oiseaux (calao et épervier) font hocher la tête aux bébés. Un seul témoignage de manifestation (d’ailleurs jugée étrange) du mon nuon de « chien de brousse » décrit un bébé qui mord toujours les seins de sa mère, inflige des morsures aux enfants qui s’amusent avec lui et ne fait que jouer au chien.
8C’est chez les bébés qu’il est le plus facile pour l’entourage de deviner l’appartenance à tel ou tel « symbole » car les signes deviennent moins spécifiques chez les grands enfants et les adultes. Plus tard, toute infortune, tout rêve ou toute maladie répétés sont perçus comme des interpellations en provenance de l’invisible qui peuvent être adressés par diverses entités (ancêtres, Dwo, Chance, fétiches, mon nuon etc.) ou résulter d’une attaque sorcellaire. Ils conduisent systématiquement à consulter un devin.
9Quel que soit le degré de certitude des proches d’un enfant quant à la nature de son mon nuon, une confirmation par divination reste indispensable, car se tromper pourrait avoir des conséquences bien trop graves. En causant la fureur du mon nuon, l’erreur de parents négligents peut provoquer la mort de leur enfant. De même, si les signes anodins mais répétés qu’adresse son mon nuon sont ignorés, le petit peut tomber malade ou même mourir. Certains disent que les Sèmè, autrefois plus attentifs, procédaient toujours à une divination quand leur bébé atteignait l’âge de se mouvoir. Quand les parents n’ont rien remarqué par eux-mêmes, ce sont souvent des gens âgés qui ont de l’expérience en la matière qui les alertent sur le comportement des tout-petits. En l’absence de signe clair à ce stade de développement, on effectue une divination seulement à la prépuberté chez les filles (voir plus loin) et seulement avant la réclusion initiatique qui précède la sortie des masques pour les garçons car ils seront alors tenus de porter le pendentif.
10On fait alors forger le pendentif adéquat par les forgerons, à moins qu’on ne dispose déjà de cet objet, les pendentifs des personnes qui décèdent étant soigneusement conservés. Avant de le faire porter à l’enfant on le « refroidit » par le sacrifice d’un poulet sur l’autel de la Colline correspondante. Chaque mon nuon fait en effet l’objet d’un culte dans des « Collines »12, toujours assez éloignées des villages (Fournier & Coulibaly 2023). Pour les affiliés à la panthère, il existe deux autres sites sacrés relais où ce rite peut être effectué. Le village de Nyal, devenu un quartier d’Orodara dans le contexte moderne, dispose en effet d’une « maison de la panthère », petite bâtisse censée contenir un espace de brousse où vivent à leur aise des génies-panthères. Le doyen des initiés panthère à Orodara implante quant à lui au sol un autel sous l’effigie de l’animal qu’il a modelée et peinte sur le vestibule de sa cour (cf. Figure 2 ci-dessous). Il peut y effectuer les sacrifices les plus courants pour les autres affiliés13.
Figure 2 – Autel de quartier du mon nuon de la panthère

Source : comme beaucoup de chefs de famille, feu monsieur Dekrin Traoré avait représenté son mon nuon de panthère sur le vestibule de sa cour ; en tant qu’initié le plus âgé à ce « symbole », il avait aussi placé au bas du mur un autel où il effectuait certains sacrifices.
© IRD, Anne Fournier, quartier Choko, Orodara, 7 juillet 2013
11Soulignons que l’affiliation à un « symbole » influence le caractère des personnes. Ainsi, le buffle confère du charisme, la panthère un tempérament coléreux, le phacochère de la gloutonnerie, le chat de la patience, etc. C’est pourquoi les parents soucieux du bien-être de leurs filles procèdent dès qu’elles ont une dizaine d’années ou, au plus tard, avant leur mariage, au rite d’« affaissement » tomel14, de leur mon nuon. Ce rite, qui désactive le mon nuon, ne sera pas décrit ici. Si le rite n’est pas effectué et que le « symbole » d’une femme est plus fort ou plus agressif que celui de son mari (notamment quand elle est affiliée à la panthère), il y aura un risque de mésentente dans son couple car, sans le vouloir, elle essaiera en permanence de dominer son conjoint15. Une telle désactivation du mon nuon ne présente pas d’inconvénient pour la plupart des femmes car la protection apportée par leur génie-animal leur est moins indispensable qu’aux hommes. Ces derniers côtoient de près les entités de l’invisible lors des rites qu’ils effectuent sans cesse aux nombreux autels dédiés à celles-ci pour assurer la survie du groupe et la bonne marche de ses activités. Ce faisant, ils s’exposent à des erreurs de procédure ou à des oublis qui risquent de déclencher la colère des entités dont certaines sont capricieuses. En effet, les responsables des cultes affirment que les femmes sont peu exposées car les rites (incluant presque tous des sacrifices sanglants) sont presque tous sous responsabilité masculine. Elles sont d’ailleurs protégées par les « choses gardiennes » de leur époux et par celles de leur famille paternelle qui continuent aussi à veiller sur elles. Quand les mon nuon de panthère d’un homme déjà initié mais âgé et sorti des affaires se montre trop virulent, on peut aussi l’« affaisser » car, en tant que « retraité » du Dwo, il n’est guère plus exposé qu’une femme.
Les choses gardiennes et la promesse prénatale au génie-animal
12Pour les Sèmè, ce sont les myen mê ou « choses gardiennes »16 qui font en sorte que chacun atteigne la durée de vie maximale17 que le créateur Dionosso lui a accordée. Ces entités protectrices invisibles seront remerciées tout au long de l’existence par des sacrifices sanglants. Si elles s’estiment négligées et relâchent leur surveillance, une mort prématurée peut survenir. Avançant dans la vie, chaque personne va acquérir les choses gardiennes supplémentaires qui correspondent à son sexe, à son âge et à sa place dans la société, mais à la naissance tout le monde est entouré par le même lot de choses gardiennes, au rang desquelles figure le mon nuon. Pour identifier au plus vite les puissances auxquelles de premiers sacrifices sont dus (notamment l’ancêtre18 dont le nuon est venu se réincarner dans l’enfant et les génies qui ont présidé à la constitution de sa personne), les parents d’un nouveau-né doivent procéder à une divination dite « pour les causes de la naissance ». À ce stade on ne cherche pas à tout prix à connaître son mon nuon.
13Comment les premières choses gardiennes sont-elles acquises au cours du processus de fabrication des personnes ? Pour les Sèmè, la personne humaine est constituée de trois éléments, gbê, mar et nuon19, qui se dissocient au moment de sa mort. Le corps de chair gbê, décrit comme de l’argile, pourrit et se décompose. Le souffle vital mar (terme dont le sens premier est « nez ») disparaît, le nuon poursuit en revanche son existence. Les corps, quels qu’ils soient, coexistent dans le monde d’ici-bas. Ceux des humains et des animaux se trouvent dans la partie visible aux humains, ceux des génies20 dans sa partie invisible pour les humains. Dès le décès d’une personne, son nuon sort de son corps. Divers rites funéraires ont pour rôle de le détacher de l’existence que le défunt vient de mener ; ils lui permettent en particulier de se dépouiller des parties génie et animale qu’il contient (nous allons voir plus loin l’origine de ce panachage). C’est donc sous une forme purement humaine que le nuon21 pénètre dans le monde d’en-haut pour s’y préparer à venir naître à nouveau dans le corps d’un ou de plusieurs nouveau-nés (Fournier 2016). Ce monde supérieur, entièrement invisible, est la résidence du créateur et des ancêtres qui, par définition, sont dépourvus de corps (Fournier 2024). Le nuon passe d’abord dans le village d’en-haut, espace des ancêtres des humains pour y recevoir leurs conseils (qu’il est libre de ne pas suivre), c’est là qu’il élabore un programme pour sa prochaine vie et choisit notamment sa future famille et son futur mon nuon. Il se rend ensuite dans la maison du créateur Dionosso pour lui faire valider son projet de destin personnel et celui-ci lui attribue alors une durée de vie et une part individuelle de chance22. Le nuon revient ensuite dans le monde d’ici-bas, où il s’arrête à la jonction entre la brousse et le village, dans l’un des lieux aquatiques où habitent les génies femelles. Un génie femelle issu de ce site « d’Eau » qu’il a choisi va lui servir de mère et l’accompagner pour la suite de son chemin. Ensemble, ils entrent dans la brousse, décrite dans le mythe de création comme l’espace qui appartient de droit aux animaux (voir plus loin). Ils se dirigent vers la « Colline » de mon nuon correspondant à l’espèce animale à laquelle le nuon a décidé de s’affilier. Comme il s’est imprégné d’une part d’animalité pendant son cheminement dans la brousse depuis « l’Eau » de sa mère-génie, le nuon est bien reçu par les génies-animaux23 qui y résident. Ces derniers font la connaissance du nuon du futur humain et reçoivent souvent de sa part la promesse24 de commencer à porter un pendentif à leur effigie à partir d’un moment précis de sa vie qui se situe entre la période où un bébé commence à se mouvoir et la prochaine cérémonie de Dwo appelée donoblé25. La halte suivante du nuon a lieu dans la « Colline », qu’il a également choisie lui-même, où réside le génie mâle qui va lui servir de père. Le couple de génies a alors un rapport sexuel et le sperme ainsi produit leur sert à fabriquer un placenta dont ils enveloppent le nuon26. Cette copulation a pour autre effet d’attacher fermement au nuon une partie animale dont il vient de s’imprégner en parcourant la brousse avec sa mère génie, mais qui n’est encore associée à lui que « comme le sont l’huile et l’eau ». Ainsi préparé, le nuon est placé par les génies « devant » le sexe de l’homme ou de la femme dont il a choisi d’être l’enfant, ce qui a pour effet de rendre fécond le premier rapport sexuel qu’aura cette personne. Désormais, les génies-parents vont s’occuper du nouvel humain : ils veillent sur la gestation puis sur sa vie et organisent sa protection par les choses gardiennes (eux-mêmes, ses ancêtres, sa Chance et son mon nuon). C’est toutefois le créateur Dionosso qui est censé modeler le corps de chaque humain « avec de l’argile » dans le ventre de sa mère.
14À l’instant où naît le bébé, son corps inclut donc une part non humaine issue des génies : le placenta. Celle-ci doit être éliminée. Pour « renvoyer » cet organe au génie-mère d’Eau, on l’enterre sous le trou d’écoulement des eaux de la cour familiale. Cette restitution éloigne quelque peu l’enfant du monde des génies, mais c’est sa maîtrise de la langue sèmè qui, plus tard, le rapprochera véritablement du monde des humains. En effet, les tout-petits étant censés voir les génies et converser avec eux, leur babil est perçu comme la « langue des génies ». Cet entre-deux est une période délicate pendant laquelle on craint toujours que le bébé, attiré par les génies, ne « reparte » dans l’autre monde, explication couramment donnée au sujet des décès d’enfants en bas âge27. Un long travail rituel sera encore nécessaire pour faire de l’enfant un être humain accompli, c’est-à-dire socialisé et initié. Le rite de passage de l’adolescence tyel28, qui fait partie du Dwo, sera une étape importante qui aura pour effet de « retirer » du comportement du jeune ses « manières animales », notamment en matière sexuelle (Fournier 2023).
15Revenons au bébé qui imite les gestes d’un animal. Une fois que le nuon est passé à la « Colline » de son mon nuon, les génies-animaux de ce lieu savent que l’un d’entre eux sera bientôt une sorte de chien de garde pour cet humain29. Il le suivra et le protégera, sans être toutefois avec lui dans une intimité aussi grande que ses génies-parents. Les Sèmè décrivent ce génie-animal comme posté à l’entrée de la cour collective où vit son protégé, l’attendant pour accompagner ses sorties. C’est ce que symbolisent les figurations du mon nuon des chefs de famille avec leur bosquet miniature à l’entrée des cours.
16Dès la naissance de l’enfant, différents génies-animaux de la Colline concernée commencent donc à lui rendre des visites pour l’habituer à leur présence. Au début, le bébé peut en être effrayé, d’où certains pleurs incoercibles et des fièvres. Quand le petit commence à se mouvoir, sa familiarité avec les mon nuon est devenue suffisante pour qu’il joue avec eux, imitant leurs gestes et leur comportement. En l’incitant à exécuter de tels mouvements, les génies-animaux font savoir à l’entourage qu’ils exigent que le petit commence à porter un pendentif ou qu’au moins il en possède un, manière d’afficher son affiliation à leur espèce comme il l’a promis avant de naître. Dès que le rite « refroidir le mon nuon » a été effectué, ils délégueront l’un d’entre eux qui se postera devant la demeure de son protégé. Ainsi, à sa naissance, l’être humain contient deux parts non-humaines, l’une animale attachée à son nuon, l’autre de génie, attachée à son corps (le placenta).
17Une clé de compréhension du rapport étroit entre les humains et ces « autres » se trouve dans le mythe de création des Sèmè.
Humains, génies et animaux : le mythe de création
18Avant de résumer le mythe qui explique comment la mise en place du monde tire son origine de la résolution de deux conflits successifs (Fournier 2024), il faut préciser que Dionosso a toujours engendré ses « enfants » de deux manières distinctes.
19Les plantes et les animaux « à sang blanc » (pour l’essentiel, les insectes) naissent directement de son sperme, la pluie, qui tombe du ciel et féconde la Terre son épouse. Ils n’ont ni nuon ni Chance individuelle. Les humains et les animaux à sang rouge sont plus ou moins longuement modelés avec de l’argile, tâche dans laquelle le génie Gweni Kwa assistait Dionosso au début du monde. Ces êtres possèdent un nuon et une Chance. Si les bébés humains naissent les poings fermés, c’est parce qu’ils tiennent solidement dans leurs mains cette Chance, considérée comme distincte d’eux-mêmes. En tant qu’êtres responsables, humains et génies sont tenus de s’occuper de leur Chance pour la maintenir ou même l’augmenter en lui offrant des sacrifices à de petits autels individuels. La Chance des animaux à sang rouge a simplement été « incorporée à leur pâte », selon l’expression des Sèmè, si bien qu’ils n’ont pas à s’en occuper.
20D’après le mythe de la création, quand les humains sont arrivés sur terre, les génies et les animaux qui avaient été créés avant eux ont uni leurs forces pour tenter de les éliminer. Dionosso, prenant le parti des hommes, leur a donné des armes grâce auxquelles ils se sont imposés et ont maltraité les autres créatures. Les génies puis les animaux ayant protesté, Dionosso a accordé l’invisibilité aux premiers et a créé la brousse pour que les seconds puissent s’y cacher. C’est ainsi que le monde d’en bas comporte deux espaces (village et brousse) et deux faces (visible et invisible). Plus tard, Gweni Kwa a voulu par arrogance créer seul un humain. De colère, Dionosso a failli détruire Gweni Kwa et les génies. Ces derniers ne doivent leur survie qu’à la proposition coupant court à toute volonté de destruction mutuelle qu’ils ont su faire à Dionosso, celle d’une interdépendance entre les humains et eux pour la procréation. Depuis, ce n’est qu’après avoir servi de placenta aux humains que le sperme des génies peut revenir féconder leurs femelles30. Bien que sauvés, Gweni Kwa et les génies ont été proscrits de l’entourage du créateur, mais les animaux les ont accueillis dans la brousse, et ont fait d’eux leurs maîtres et protecteurs. C’est alors que Dionosso a envoyé Dwo sur la terre pour mettre de l’ordre en imposant son culte aux génies et aux humains.
21Lors de ce réarrangement du monde, les animaux, qui étaient eux aussi coupables envers les humains, ont accepté que leur corps et leur nuon servent de nourriture à ceux-ci. Les humains mangent ainsi de la viande provenant de la chasse et de l’élevage, et les nuon animaux viennent se réincarner dans le corps des petits qui naissent. Les génies reçoivent aussi leur part puisqu’ils se nourrissent du nuon des victimes rituelles tuées par les humains. Ceci est important pour les génies car, même s’ils se trouvent dans le même monde que les animaux, ils ne peuvent pas accéder aux corps de ceux-ci. En effet, la limite entre les subdivisions visible et invisible du monde d’ici-bas ne peut être franchie par les corps, toute interaction entre êtres assignés à des compartiments différents se faisant donc uniquement via leurs nuon31.
22En contrepartie de leur générosité, les animaux ont demandé qu’une part d’animalité soit introduite chez les humains et les génies, et que celle-ci soit montrée et mise à l’honneur lors des cérémonies du Dwo (auxquelles, rappelons-le, les bêtes ne s’initient pas). C’est en vertu de cet accord que les génies âgés adoptent pour un temps l’apparence fixe d’une espèce animale, devenant alors des mon nuon.
Le mon nuon dans la cérémonie donoblé
23Le culte du Dwo se serait imposé il y a moins de 200 ans chez les Sèmè d’Orodara ; ses rites initiatiques s’étendent quasiment sur toute une vie (Fournier & Devineau 2021). Lors des célébrations du Dwo32, la distinction entre brousse et village est dans une certaine mesure momentanément suspendue car « Dwo veut que nous soyons tous les mêmes », expliquent les Sèmè. La sortie des masques zoomorphes de donoblé tous les 40 ans est la plus grandiose d’entre elles. Elle sanctionne l’accession d’un nouveau groupe d’humains masculins au grade d’initié complet au Dwo. L’entente entre humains, génies et animaux est alors célébrée de la façon la plus grandiose.
24Les néophytes masculins suffisamment mûrs (de 15 à 35 ans) viennent d’effectuer une réclusion initiatique de plusieurs semaines en brousse qui est assimilée à un séjour chez les génies et les animaux visant à leur témoigner de l’amitié. Les trois dernières nuits, ils ont quitté le camp d’initiation, et ont dormi en groupes distincts à la Colline de leur mon nuon. Lors de leur réintégration au village, les néophytes devenus des initiés portent un masque à l’effigie de leur « symbole » et dansent publiquement durant trois semaines. Ils se présentent alors comme des êtres de brousse et chacun est censé être escorté par son vieux génie-animal mon nuon invisible qui a la même forme que l'espèce animale représentée par le masque porté par l’humain33. Ce génie va alors obligatoirement posséder l’humain qu’il accompagne, du moins si celui-ci est adulte et donc porteur de masque et en assez bonne santé pour le supporter. Cette dure épreuve initiatique est épargnée aux plus jeunes qu’identifie un costume différent. Les enfants participent à la danse dès qu’ils sont en mesure de marcher, mais ne portent pas le lourd masque de bois : leur accoutrement se compose seulement de fibres noires. Lors de la possession rituelle, les manifestations les plus violentes sont observées chez les hommes du « symbole » de la panthère ; ils attrapent des volailles ou des chiens et les déchirent vivants avec leurs dents. Les initiés du phacochère se contentent de manger tout ce qu’ils trouvent, y compris les déchets, et ceux du buffle se battent entre eux, courent de joie surtout s’il pleut, ou chargent la foule des humains. Les griots, qui portent les masques oiseaux, ne seraient jamais possédés ; on dit d’ailleurs d’eux, comme des femmes, qu’ils ne sont « pas vraiment initiés » (Fournier & Devineau 2021). En tant que professionnels de la musique et de la danse, ils offrent toutefois la performance la plus belle à voir.
25C’est ainsi que les animaux sont mis à l’honneur lors de donoblé, la présence des génies se manifestant quant à elle par la possession des humains par leurs mon nuon. Les végétaux ne sont pas absents du spectacle car ils constituent le visage de bois des masques, les fibres de leur costume et la jupe de feuilles fraîches d’un arbre sauvage34 portée par les femmes qui dansent à côté des hommes. Bien que leur initiation soit différente, elles sont tenues d’accompagner ceux-ci lors de donoblé, mais sont jugées trop fragiles pour subir une possession35.
Conclusion : le libre choix prénatal d’une entité initiatrice
26Avant de revenir au bébé, considérons la place des animaux et de la possession dans l’initiation au Dwo. Comme on l’a vu, la possession par les génies-animaux mon nuon y est fondamentale. Lors de donoblé, les protagonistes dont les conflits ont motivé l’organisation actuelle du monde sont mis en scène comme quasiment fusionnés. Les humains déguisés pour rendre hommage aux animaux sont, de plus, possédés par les génies, qui sont eux-mêmes transformés en animaux. L’image de l’animal tient alors lieu d’extérieur (masque) et d’intérieur (possession) à un être hybride auquel un corps humain sert de support36. Dans une synthèse sur les espaces initiatiques comme fabriques du genre en Afrique de l’Ouest (2021), Klaus Hamberger avance que le passage par un tel espace confère aux initiés la capacité « de porter cet espace sur eux à l’instar d’un masque ou de le porter en eux à l’instar de la possession ». C’est la première de ces capacités qu’acquièrent les initiés masculins sèmè pendant leur séjour initiatique « en brousse » dans un camp de Dwo et une Colline de mon nuon où ils fabriquent des masques et apprennent comment les porter. C’est la deuxième qu’ils expérimentent lors de la cérémonie publique donoblé. Les bêtes étant pour les Sèmè l’emblème même de la brousse37, c’est en toute cohérence que les masques représentent celles-ci et que la possession est le fait de génies-animaux ; la brousse appartient aux animaux, rappelons-le.
27Que signifie de différent l’initiation pour les génies et pour les humains ? Pour les génies, être initié c’est apprendre à se transformer, un savoir qui les rendra aptes, une fois vieux, à jouer les chiens de garde des humains et à les posséder. C’est ainsi, en se transformant en animaux, puis en modifiant la motricité des corps humains par une possession que les génies se rendent perceptibles pendant donoblé38. Leur métamorphose est une imitation des animaux qui est maîtrisée, parfaite et de longue durée. Pour les humains, s’initier c’est apprendre à fabriquer des masques, à les porter et à danser en imitant les animaux ; c’est aussi et surtout être possédés par leurs génies-animaux et se comporter alors eux-mêmes comme des animaux. Fondamentalement, être affilié à un « symbole » animal pour un humain, c’est donc l’avoir imité, et avoir un moment fusionné avec lui par la possession. Cette imitation est toutefois imparfaite, de courte durée, et elle dépend d’une intervention extérieure. Les jeunes gens se préparent longuement à ce moment. Ainsi, un ou deux ans avant donoblé, un « entraînement » rituel public sans masque est organisé sous la direction d’hommes initiés. Les habitants des deux sexes, initiés ou non, entourent et observent les néophytes maladroits ; ils s’associent à eux et les imitent pour les moquer, mais aussi pour les encourager.
28Le seul moment où la possession est obligatoire, et donc recherchée, survient quand les hommes sortent de réclusion, tout juste initiés et portant les masques. Le reste du temps, la possession représente une punition pour l’initié qui, n’ayant pas rempli ses devoirs sacrificiels ou ayant enfreint un interdit, a de plus négligé les signes répétés envoyés notamment par rêve par son mon nuon irrité. Tout comme un chien maltraité peut mordre son maître, le mon nuon se retourne alors contre son « propriétaire » en lui infligeant cette épreuve. Lors de toute possession, le nuon du possédé (son « âme ») est momentanément expulsé de son corps et remplacé par celui de l’être qui s’empare de lui. On imagine combien profondes sont les traces laissées par une telle absence à soi-même. Les Sèmè estiment qu’il s’agit d’une épreuve fort rude, qu’elle soit rituelle (donoblé) ou punitive (autres occasions). Les néophytes les plus âgés qui ont été mis en rapport avec l’invisible de façon particulièrement intense et violente par la possession ont donc connu les épreuves initiatiques les plus pénibles. Ils seront les guides de la génération montante. Leurs cadets qui ont expérimenté un contact moins brutal avec l’invisible sont toutefois tout aussi initiés qu’eux.
29La logique de l’initiation est celle de la communitas (Turner 1977[1969] : 96) : les néophytes forment un bloc indifférencié et l’effet des épreuves subies par les aînés rejaillit sur tout le groupe ainsi que d’ailleurs sur les enfants à naître au cours des trois années suivantes, puisque ces derniers vont naître déjà initiés à donoblé (mais pas à tyel). Il importe toutefois que l’épreuve subie par chacun soit ajustée à sa force. Seuls des hommes physiquement adultes et en bonne santé subissent la réclusion toute entière, portent des masques et sont possédés. Les adolescents ne font au camp qu’un séjour plus court, dont la durée dépend de leur âge et de leur maturité ; les enfants déjà grands mais impubères n’y passent qu’une seule nuit pendant que leurs aînés se trouvent dans les Collines. Les garçonnets et les bébés ne vont pas du tout au camp. Quand les petits garçons marchent aux côtés des hommes masqués, ils ne portent pas de lourd masque de bois, mais seulement un costume de fibres. On peut imaginer combien il peut être impressionnant pour un bambin de défiler aux côtés des masques. La mine sérieuse et concentrée des enfants à 5 ou 6 ans sur les images de donoblé dont on dispose39 le montre bien. Seuls les porteurs de masques (à l’exception des griots) seront donc possédés, la possession étant donc également épargnée aux femmes. Les maîtres de la possession sont de vieux initiés postés dans les Collines de mon nuon où ils effectuent en continu les rites qui la permettent ou l’interdisent pour les uns et les autres et en ajustent soigneusement l’intensité40.
30Pour les Sèmè, l’animal est l’être fort par excellence, si bien qu’être possédé par lui semble une épreuve qui dépasse les forces humaines. Quand le nuon d’un génie non hybridé (génie-parent) possède parfois un humain41, il le fait toujours de façon bien moins violente qu’un mon nuon, disent les Sèmè. Ceci suggère que l’interposition d’un génie à donoblé protège l’humain, le nuon d’un génie-animal hybride étant moins « virulent » que celui d’un animal. Si les génies se transforment en animaux, les humains ne deviennent jamais vraiment des bêtes, ils se limitent à les imiter par le déguisement et en se trouvant sous leur emprise indirecte et momentanée, insistons-y. Les génies, dont la force est plus grande, se transforment vraiment. Même s’il influence la personnalité humaine, un mon nuon ne fait jamais « chauffer » personne avant l’initiation. Quand ce génie hybride veut se manifester chez une personne non initiée ou fragile comme un bébé, il se contente de lui faire faire « de petits gestes comme ceux de l’animal », il n'entre jamais dans son corps et ne le possède pas. Quand exceptionnellement un mon nuon veut se révéler chez un enfant déjà doté de parole qui ne le voit donc plus, le génie n’entre pas non plus dans son corps. Pour lui faire exécuter les mouvements de l’animal, il le manipule depuis l’extérieur après l’avoir endormi ou lui avoir fait à peine perdre conscience pour qu’il ne puisse rien comprendre ni rien raconter ensuite. La relation avec le génie-animal se déploie ainsi en une vaste gamme de phénomènes qui vont d’une influence extérieure assez discrète à une transe violente. Cette caractéristique se retrouve dans trouve dans d’autres régions du monde où se produisent des « possessions par un esprit » (Zempleni 2022).
31Revenons au comportement du petit enfant commençant à se déplacer et dont les gestes évoquent ceux d’un animal. À la lumière du matériel ethnographique qui vient d’être exposé, il peut être compris de deux manières. Il s’insère d’abord dans des pratiques connues dans une vaste aire culturelle qui correspondent au respect d’un projet prénatal : à la suite de certains signes, une divination révèle qu’une personne a promis de porter tel ou tel objet (tissu, bague, bracelet) ou de le déposer sur un autel personnel et que le temps est venu de respecter cette parole prénatale (Surgy 1986 : 186-189 ; Dugast 2012, nos observations chez les Bwaba). Chez les Sèmè, de tels faits sont bien connus. En exigeant qu’une personne arbore certaines parures pour montrer qu’elle est « sa personne », une puissance lui fait afficher son affiliation et redouble sa protection (Fournier 2021)42. Le port du pendentif se rattache indéniablement à de telles pratiques. D’un autre côté, les mouvements du bébé qui servent à alerter et à provoquer une divination peuvent être vus comme la toute première étape du chemin qui mène un individu à devenir pleinement initié et pour cela à subir une possession. Son génie-animal, stimulant en lui la part animale dont tout humain est comme on l’a vu pourvu dès sa naissance, exerce sur lui une première emprise très légère. Sans être une possession – qu’il ne serait pas encore en mesure de supporter – la gestuelle imitative ludique du jeune enfant anticipe celle qu’il va subir à donoblé. La possession d’un jeune enfant serait une dangereuse « conjonction des mêmes » car, selon les mots des Sèmè, « on n’est jamais possédé par un même que soi ». Or, le bambin est encore très proche des génies.
32Comme le souligne Daniela Bognolo (2009) à propos du peuple toussian – qui porte presque les mêmes masques que les Sèmè et se réfère à des représentations voisines des leurs –, l’animal est « au cœur de l’identité ». Bien que la divination désigne le mon nuon comme l’entité qui exige la tenue anticipée du rite « refroidir le mon nuon », la décision qui permet à celui-ci de venir réclamer son dû a bien été prise par un individu, même si c’était avant sa naissance et sous la forme désincarnée d’un nuon. La décision de commencer à porter un pendentif bébé, plutôt que seulement à donoblé, et donc parfois à trente ans passés, semble se poser comme un acte individuel de liberté.
33C’est ainsi qu’un rite de l’enfance est éclairé par l’analyse de sa relation à d’autres rites liés au cycle de la vie et qu’un regard vers l’enfance aide à saisir ce qui se joue dans des rites concernant des personnes accomplies (les initiés).
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Notes
1 Arrivés dans la région avant les Toussian, ils s’en affirment distincts. Leurs représentations au sujet de la divination (Guilhem & Hébert 1964) et du culte du Dwo (Petridis 2008 ; Bognolo 2009 ; Fournier & Devineau 2021) diffèrent sensiblement.
2 [mɔ́n nwɔ́ǃɔ́n gbɛ́l] (chose, âme, refroidir), nous reviendrons plus loin sur la signification à donner à ce vocable. Les termes en alphabet phonétique placés entre crochets sont issus de la base de données établie par les linguistes du programme RADICEL-K (2009-2014) (http://radicel-k.huma-num.fr/radicelk).
3 Entre le moment où il peut s’asseoir et la puberté, l’enfant est appelé du terme général [bīʃá̰à̰n]. Celui-ci entre dans la composition d’expressions renvoyant à des stades physiologiques : [bīʃá̰à̰n-kpɛ̀ŋl] (enfant, rouge) pour le nouveau-né, [kɛ̄l kàrn bīʃá̰à̰n] (marcher, manque ou absence, enfant) pour le bébé qui ne marche pas encore, [bīʃá̰à̰n bóbó] (enfant, muet) pour celui qui ne parle pas encore. Une autre série de mots, dont certains figurent dans ce texte, renvoie à des stades initiatiques.
4 [dwɔ́ǃɔ́], culte à initiation « inclusive », terme proposé par Klaus Hamberger (2021) pour désigner des initiations collectives et obligatoires. Le terme polysémique de Dwo désigne une entité de l’invisible, les masques, les objets sacrés qui la manifestent, un dispositif initiatique et une loi rituelle (Fournier & Devineau, 2021).
5 [nwɔ́ǃɔ́n].
6 Quand le terme de « réincarnation » sera employé ici, c’est à ce cycle qu’il fera référence. Il n’aura aucune relation avec les idées de résurrection des corps des Chrétiens, ni avec la transmigration ou le karma des religions indiennes.
7 [jɔ̀nɔ̀sɔ́ɔ̄].
8 [kír nwɔ́ǃɔ́n] (phacochère, « âme »), [núwáàn nwɔ́ǃɔ́n] (panthère, « âme »).
9 Il est souvent qualifié de « chien » ([bwóòn], chien domestique) à Orodara, mais son véritable nom est [klɔ̰̄-bwóòn] /brousse, chien/ soit « chien de brousse ». L’espèce aurait disparu de la région et il avait été identifié de façon erronée comme la mangouste dans une publication précédente (Fournier 2021). La description que des chasseurs âgés donnent de son apparence, le caractère social qu’ils signalent et leurs commentaires devant des photographies de canidés d’Afrique de l’Ouest qui leur ont été présentées évoquent un animal appartenant à groupe dont la systématique est actuellement en plein remaniement. Il s’agit d’un ensemble comprenant notamment : C. aureus (Linné), 1758), C. anthus (Cuvier 1820), Lupulella adusta (Sundevall 1847), C. lupus lupaster ou C. adustus (Sundevall 1847), voir Gaubert et al. (2021).
10 À Orodara, les groupes socio-professionnels en partie endogames, localement appelés « castes », sont : les cultivateurs, les fossoyeurs, les forgerons et les griots (au sujet des « castes » en Afrique, voir Tal Tamari 1997).
11 Le lézard Agama agama (Linnaeus 1758).
12 [kɛ́ǃɛ́l], terme désignant en réalité un lieu de brousse non aquatique.
13 Les dispositions particulières aux autres « symboles » ne seront pas décrites ici.
14 [tōmɛ̄l] éparpiller (donc affaiblir) ou « affaisser » dans la traduction française des Sèmè.
15 Un couple de panthères cohabitera en revanche dans l’harmonie, même si le rite tomel n’a pas été fait.
16 [myɛ̀n mɛ̂] (surveiller – comme on le fait pour des bêtes au pâturage –, choses).
17 [wō dɛĺ ʃi ̄] (dehors, durer, vie) littéralement, « le nombre d’années à faire dehors ».
18 Il ne s’agit pas nécessairement d’un ascendant direct. Cet ancêtre (dans le sens de mort pour qui le rite d’ancestralisation a été effectué) peut même appartenir à l’une des ethnies du voisinage (notamment Toussian et Turka) qui partagent en partie les représentations des Sèmè au sujet de la constitution prénatale des personnes, ainsi que certains des sites sacrés qui gouvernent les naissances (Collines de naissance) (Fournier 2016).
19 [gbɛɛ́], [mar̄], [nwɔ́ǃɔ́n].
20 Tout comme les humains, les génies possèdent un corps sexué et mortel ainsi qu’un nuon.
21 Plus exactement, le kono-biin, « petit ancêtre » ou encore « graine d’ancêtre », termes qui désignent le nuon à ce stade de son parcours (Fournier 2021).
22 Bono [bɔ́nɔ́ɔ̀], la puissance Chance fait partie des choses gardiennes.
23 Comme on le verra plus loin, les génies apprennent à se transformer en animaux lors de leur initiation. Certains vieux génies, pendant une période où ils se chargent d’assurer le gardiennage des humains, vont garder constamment cette forme animale. Ce sont ces génies-animaux qui habitent les Collines de mon nuon.
24 [wú-tǃá-gbɔ̄] (dire, affaire) littéralement « les choses dites ». Ce terme ne décrit pas seulement les promesses au mon nuon, mais toutes celles que le nuon peut aussi faire pendant son parcours prénatal à l’une ou l’autre de ses choses gardiennes. Le vu ta gbo l’engage à montrer son « appartenance » ou sa reconnaissance à un moment précis de sa vie. Il s’agira aussi par exemple de porter un bijou ou un vêtement en l’honneur de son Eau de naissance ou de lui offrir un sacrifice (voir à ce sujet Fournier 2016 et 2021).
25 [dɔ́nɔblè], rite se tenant tous les 40 ans pendant lequel sortent les masques (voir plus loin).
26 Ces deux génies qui font partie des choses gardiennes du futur humain sont appelés [ŋmil̄ ta ̄ kóol̀] (tête, sur, génie) « génie sur la tête », sous-entendu de l’humain, ce qui exprime une grande proximité avec celui-ci.
27 Au sujet des décès de petits enfants dans cette région d’Afrique voir également Bonnet (1994), Haxaire (2007), Teixeira (2007), Dugast (2012).
28 [tyɛ̀l], considéré comme symétrique pour les garçons et les filles, comportait autrefois l’excision, aujourd’hui en principe abandonnée, et la circoncision, aujourd’hui pratiquée au dispensaire sur les bébés.
29 Quand un jeune perd son pendentif à l’extérieur, la règle est qu’il le retrouve bientôt chez lui, car tout comme un chien revient vers son maître après être parti vagabonder, un pendentif « revient » à la maison.
30 Les Sèmè ne postulent toutefois aucun lien individuel direct entre le rejeton humain et le rejeton génie qui sont nés du même éjaculat de génie (qui se transforme en placenta humain).
31 Le nuon d’un génie peut toutefois emprunter un corps animal ou humain qui lui sert alors de véhicule dans le visible.
32 Sortie annuelle de rhombes dont la vue est interdite aux femmes et aux enfants, initiation tyel des garçons et des filles, initiation donoblé avec sortie des masques.
33 Les génies s’initient au Dwo et sont affiliés à la même série d’animaux que les humains. C’est lors de leur initiation qu’ils apprendraient à se transformer en cet animal.
34 Écorce de Pteleopsis suberosa Engl. & Diels (masques), Berlinia grandiflora (Vahl) Hutch & Dalziel (jupes).
35 En réalité, on estime aussi et peut-être surtout que par nature elles ont déjà une proximité trop grande avec les génies (voir Fournier & Devineau 2021).
36 Voir aussi la réflexion de Stéphan Dugast (2021) sur les processus d’emboîtement des êtres dans l’acquisition des masques dits hombo des Bwaba, autre société du Burkina Faso.
37 D’autres sociétés culturellement proches et pratiquant aussi le culte du Dwo, comme les Bobo (Le Moal 1980 : 127-128) et les Bwaba (Capron 1957), confient plutôt ce rôle aux végétaux.
38 Voir aussi la réflexion de Camille Devineau (2019 : 229-230) sur l’effet des génies sur les corps masqués des danseurs de la société bwa.
39 Vidéos du donoblé de 2003 à Bandougou, faites par M. Kass, photographe professionnel local.
40 De telles inductions de transes à distance sont connues ailleurs, en particulier chez les Évhé du Togo (Surgy 2017 : 192).
41 Éventualité rare qu’il n’y a pas lieu de décrire ici.
42 Le refroidissement d’un tissu, d’une bague, d’un bracelet sont montrés dans la vidéo 2.