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- N° 3 (janvier 2013) / Issue 3 (January 2013)
- Médicalisation, socialisation, et solitude : Itinéraires de soins en présence de troubles gastro-intestinaux chez les enfants
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Médicalisation, socialisation, et solitude : Itinéraires de soins en présence de troubles gastro-intestinaux chez les enfants
Résumé
Dans cet article, nous examinons les itinéraires de soins d’enfants souffrant de troubles fonctionnels gastro-intestinaux, à partir d’une analyse centrée sur les rapports de continuité et de discontinuité entre la douleur qu’expriment les enfants, les significations qui s’y rattachent dans la famille et les actions thérapeutiques entreprises. Dans cette optique, nous avons documenté trois dimensions des récits : sémiologique (les signes), interprétative (les sens) et pragmatique (les actions). L’identification des dynamiques à l’œuvre, en termes de continuité/discontinuité entre ces dimensions a mis au jour trois forces différentes en jeu dans les itinéraires de soins : la médicalisation, la socialisation et la solitude. Nous les avons appelées « forces » car elles façonnent et infléchissent les itinéraires de soins au sein des familles et des services de santé.
Abstract
In this paper, we look at the pathways to care of children with functional gastrointestinal disorders. We documented patient and family narratives concerning three aspects of their experience: pain expressed by the children (semiological), meanings families give it (interpretative) and treatments provided (pragmatic). In focusing on the dynamics at work in terms of continuity/discontinuity between these aspects, we discovered three forces at play in pathways to care: medicalization, socialization and solitude. We refer to them as forces because they shape and inflect the pathways to care both within families and in health care services.
Table des matières
Introduction
1« La douleur est toujours subjective ». Simple et concise, cette définition de l’Association internationale pour l’étude de la douleur1 rejoint les récits que nous avons recueillis auprès d’enfants atteints de troubles fonctionnels gastro-intestinaux. Ces récits témoignent du fait que l’expression et la prise en charge de la douleur diffèrent, en raison du caractère unique des expériences personnelles et de la diversité des ancrages sociaux et culturels (Morris 1991). Ils s’inscrivent dans le paradigme général des travaux portant sur la notion de souffrance sociale, pour lesquels la douleur ne peut être entièrement ramenée à une expérience d’ordre individuel. En effet, ces travaux mettent en relation les douleurs ou les malaises qui peuvent être à la fois physiques, moraux ou psychiques, et les conditions sociales de vie des personnes touchées par ces maux (Blais 2008, Kleinman, Das & Lock 1997).
2Dans cet article, nous examinons les itinéraires de soins d’enfants souffrant de troubles fonctionnels gastro-intestinaux, à partir d’une analyse centrée sur les rapports de continuité et de discontinuité entre la douleur qu’ils expriment, les significations qui s’y rattachent dans la famille et les actions thérapeutiques entreprises. Dans cette optique, nous avons documenté trois dimensions des récits : sémiologique (les signes), interprétative (les sens) et pragmatique (les actions). L’identification des dynamiques à l’œuvre, en termes de continuité/discontinuité entre ces dimensions a mis au jour trois forces différentes en jeu dans les itinéraires de soins : la médicalisation, la socialisation et la solitude. Nous les avons appelées « forces » car elles façonnent et infléchissent les itinéraires de soins au sein des familles et des services de santé.
3Les troubles gastro-intestinaux des enfants qui ont participé à cette étude sont d’origine fonctionnelle, c’est-à-dire qu’ils sont sans lésion physiologique. Que leurs parents choisissent ou non de consulter un professionnel de la santé pour ces maux, les récits des enfants évoquent une souffrance qui demeure en partie irrésolue. Étant donné que les plaintes de douleurs en l’absence de lésions ou de causes patho-physiologiques sont courantes, l’Association internationale pour l’étude de la douleur souligne l’intérêt clinique des récits que les personnes concernées par cette plainte, font de leur expérience: « If they regard their experience as pain, and if they report it in the same way as pain caused by tissue damage, it should be accepted as pain »2.
4Dans cette perspective, l’expérience de la douleur ne répond pas à une rationalité facilement saisissable. Il en va de même des itinéraires de soins que les personnes empruntent pour tenter d’apaiser cette douleur. Des recherches à ce sujet ont fait ressortir l’importance des discontinuités entre les récits et les pratiques (Bibeau 1996, Fainzang 2001, Benoist 2006). La reconnaissance de telles discontinuités a favorisé le développement d’approches qui permettent d’interroger les dynamiques individuelles, en les situant dans le cadre d’ensembles sociaux plus larges, avec ce qu’elles supposent en fait d’idéaux et de normes, mais aussi de mouvements les contestant et de pratiques fondées sur des logiques différentes. Ces rationalités ou logiques différentes, celles des enfants, des parents et des soignants, se construisent au fil des expériences de la maladie et des trajectoires de chacun (Fortin & Maynard 2012). Le poids que peuvent avoir les attentes sociales sur les récits que les personnes font de leur expérience, et les forces créatrices qu’elles mettent éventuellement en œuvre lorsqu’elles sont confrontées à leur propre souffrance, ont été également soulignés (Becker 1999, Bibeau 2006).
5La prise en compte de ces différents éléments introduit dans l’analyse la question des formes que peut revêtir la plainte, de l’accueil qu’elle reçoit, et de leur implication au niveau des itinéraires de soins. Elle renvoie plus généralement à l’enjeu de reconnaissance qui se rattache à la notion d’idiomes de souffrance, telle que la définit Massé (2008), lorsqu’il évoque ce qui permet aux individus d'exprimer leur souffrance à travers des codes reconnaissables par les membres d'un groupe social ou culturel donné.
Méthodologie
6Notre étude3 s’est déroulée à Montréal, une ville cosmopolite où se côtoient plusieurs cultures et traditions thérapeutiques, avec une population comptant 30,7% de personnes nées à l’extérieur du Canada, en provenance de plus de 100 différents pays (Statistique Canada 2006).
7Nous avons rencontré 43 enfants et leurs parents issus de 38 familles d’origines ethniques et de trajectoires thérapeutiques variées. Pour être admissibles à l’étude, les enfants, âgés de 8 à 16 ans, devaient avoir présenté des symptômes associés aux troubles gastro-intestinaux, définis selon les critères de Rome III4. Au total, nous avons rencontré 5 familles haïtiennes, 4 familles maghrébines, 5 familles latino-américaines, 1 famille d’Europe de l’est et 23 familles franco-québécoises. Parmi ces familles, 9 ont été recrutées à partir du département de gastroentérologie d’un centre hospitalier pédiatrique de la grande région de Montréal, et les 29 autres ont été recrutées dans la ville, par l’intermédiaire de journaux de quartiers et d’organismes communautaires. Les rencontres ont donné lieu à 81 entretiens semi-dirigés, dont 38 auprès des groupes familiaux5 et 43 entrevues individuelles avec les enfants. La majorité de ces entrevues a été réalisée au domicile des familles.
8Les données ont été recueillies par l’intermédiaire du guide d’entretien ethnographique le Turning Point-Period Interview (Corin, Gauthier et Rousseau 2007) adapté par notre équipe à la problématique des troubles fonctionnels gastro-intestinaux chez les enfants. Les thèmes documentés ont été l’apparition et l’évolution, de même que la perception et l’expression des troubles ; les sens qui leur sont attribués ; les réactions et les façons de les traiter ; la place et l’impact qu’ils ont sur la vie familiale et sur celle des enfants ; le rapport aux services médicaux et dans le cas des familles immigrantes, leur parcours migratoire.
9Pour ordonner les données recueillies, nous avons pris appui sur le modèle connu sous le nom de « Signes, sens et actions », dont le but est d’approfondir la compréhension des facteurs qui entrent en jeu dans la manière dont s’organisent les itinéraires de soins (Corin et al. 1992). Des grilles de codification permettant de classer, pour chaque participant, les extraits d’entrevues correspondant aux trois catégories de variables (sémiologiques, étiologiques et pragmatiques) centrales à ce modèle, ont été utilisées. Les variables sémiologiques correspondent aux signes et aux symptômes qui caractérisent l’expérience personnelle de l’enfant au regard des troubles gastro-intestinaux. Les variables d’interprétation renvoient aux représentations mises en avant par les personnes elles-mêmes et par leurs proches, au sujet de l’apparition et de l’évolution des maux. Quant aux variables d’ordre pragmatique, elles renvoient à la pluralité des pratiques mises en œuvre en présence des symptômes de l’enfant, qu’ils s’agissent de « soins-maisons » ou de démarches orientées vers les services de santé médicaux ou paramédicaux.
10Les données ont été analysées de trois manières : (1) individuellement, pour identifier les aspects particuliers à chaque enfant et faire ressortir la dynamique interne au système de signes, de sens et d’actions dans les différents milieux familiaux considérés ; (2) transversalement, en regroupant les familles selon leur recours aux services de santé (familles n’ayant pas consulté un médecin pour les maux de ventre, familles ayant consulté un ou des services de médecine générale, et familles dont l’enfant est suivi au service spécialisé de gastroentérologie pédiatrique d’un centre hospitalier universitaire) et (3) en comparant les résultats obtenus dans les analyses de niveaux individuel et intragroupe, pour faire ressortir les points de divergence et de convergence des récits.
11Les analyses axées plus spécifiquement sur les itinéraires de soins ont documenté l’importance et la place des différents recours dans les récits des personnes, et ont conduit à distinguer entre les « soins-maisons », les recours alternatifs (hors du domicile familial, mais non médicaux) et les services de santé officiels. Elles ont aussi porté sur les liens entre les stratégies de soins privilégiées et la manière dont les enfants et leurs parents perçoivent, interprètent et réagissent aux troubles gastro-intestinaux.
À la source des itinéraires de soins
12L’analyse des récits à partir du modèle de signes, de sens et d’action a fait ressortir trois façons de s’appuyer sur les services de santé en présence des maux de ventre : (1) une première, où les services se présentent comme un acteur de premier plan dans la manière d’envisager le mieux-être chez l’enfant ; (2) une deuxième dans laquelle les services représentent plutôt un acteur parmi d’autres, dans un itinéraire de soins mettant en œuvre une pluralité de ressources ; (3) finalement, les récits de certains enfants font ressortir une troisième façon de situer les services en regard de leurs maux de ventre. Dans leurs récits, ces enfants expriment le sentiment que le mieux-être ou la guérison de leurs maux repose sur leurs propres ressources ou volonté.
13Dans la première façon de se référer aux services de santé, on observe une tendance à la médicalisation6 des maux de ventre de l’enfant. Dans la deuxième façon, les symptômes sont aussi, mais surtout socialisés en dehors des services de santé. Les réseaux familiaux et communautaires sont généralement présentés comme une source importante de soins. Dans la troisième, les récits suggèrent plutôt un espace de solitude dans lequel les enfants semblent chercher à prendre soin d’eux-mêmes. Ici, et comme pour les familles qui tendent à « socialiser » les maux de ventre dans leur entourage, les services médicaux peuvent être appréciés, mais ils ne se présentent pas à l’avant plan de l’itinéraire de soins, comme c’est le cas dans la première façon de s’appuyer sur les services de santé.
14Dans les lignes qui suivent, ces trois façons de s’appuyer sur les services de santé en présence des maux de ventre sont présentées et illustrées en prenant appui sur les récits des enfants et leurs parents. Des extraits d’entrevues sont rapportés, et des vignettes plus détaillées ont été rédigées lorsque le propos bénéficiait d’une mise en contexte enrichie.
Médicalisation
15Dans les récits des enfants du premier groupe, l’espace du corps et celui des relations sociales semblent à la fois confondus et conflictuels. Le corps, et plus particulièrement son système gastro-intestinal, apparaît comme une sorte de caisse de résonance où viendraient se loger des difficultés d’ordre familial et social. En outre, les réactions et les tentatives de résoudre ces difficultés semblent elles aussi participer de la douleur de l’enfant. Les plaintes des enfants et les tensions qu’elles suscitent dans les familles prennent alors parfois une tournure dramatique où viennent s’emmêler l’histoire et les problèmes des autres membres de la famille.
16Hugo, 15 ans, vit avec son père et sa mère, tous deux enseignants à l’école primaire. Il a une sœur aînée, qui souffre pour sa part de migraines, comme sa mère. Hugo manque souvent l’école en raison de ses maux de ventre : « je reviens à la maison, parce que je ne suis pas capable d’endurer le mal ». Lorsqu’il souffre, il préfère « être sans son monde ». Si ses amis lui demandent pourquoi il s’absente, il invente des raisons afin de ne pas dévoiler sa souffrance et risquer de paraître « pas viril ».
17La mère est agacée par les absences scolaires de son fils. Son père le supervise de près : « Je veux voir les livres, je veux qu’il travaille ». Dans son récit, Hugo présente un père sévère et intraitable et une mère avec qui « c’est possible de négocier ». Cependant, les points de vue sur ces dynamiques familiales divergent. En effet, tandis que le fils évoque la possibilité de négocier, la mère parle d’enjôlement. Son fils, dit-elle « enjôle maman mais il n’enjôle pas papa. ». Le père reproche à la mère de ne pas se « tenir » face à son fils.
18La mère et sa fille disent que cette dynamique familiale les entraîne tous dans un cercle vicieux car quand Hugo est puni, il a des maux de ventre et manque l’école. En effet, bien qu’ils expriment leur souci d’un plus grand engagement de leur fils envers l’école, ses parents lui disent de rester couché lorsqu’il se réveille en se plaignant. Hugo pense que c’est la seule chose à faire puisqu’endormi, il « ne sent rien ». Il lit parfois, ou allume la télévision : « je vais allumer, comme s’il y avait quelqu’un ». Ainsi, lorsqu’il est malade, Hugo ne semble pas pouvoir compter sur la présence réconfortante des membres de sa famille. Sa mère a cessé de compatir et tolère mal sa souffrance. Hugo a confié avoir déjà appelé le service d’écoute téléphonique « Tel-Jeunes », mais de manière générale, il considère qu’avec la famille il est « correct », et il ne cherche aucune autre aide.
19Dans la foulée de leur récit concernant l’itinéraire de soins, les parents ont raconté plusieurs anecdotes tirées de l’enfance d’Hugo, de celle de sa sœur et des histoires des membres de leurs familles respectives. Pour Hugo, entendre ces histoires de famille n’est pas rassurant: ces histoires sont truffées d’accidents et de maladies face auxquels il se sent vulnérable. Par ailleurs, dans le récit de ses parents, Hugo lui-même fait l’objet de plaintes : ses parents le présente comme un garçon qui dès son plus jeune âge, n’a pas voulu faire d’efforts et qui fait généralement les choses « tout croche ».
20Si l’on regarde la façon dont cette famille organise ses rapports aux services de santé, il ressort qu’ils entretiennent des rapports de colère, de déception et d’insatisfaction. La mère est choquée par le « peu de réponse » que la médecine apporte à ses questions. Elle craint que son fils ne développe un cancer à l’insu des médecins. Pour sa part, Hugo adopte une position passive : « Qu’on me guérisse », dit-il. Les consultations proposées en psychologie, de même que le traitement pharmacologique antidépresseur ont été déconsidérés par les parents, qui les jugent inappropriés.
21Les récits des familles de ce premier groupe témoignent de leur sentiment d’avoir peu de ressources pour infléchir leur histoire et envisager un rétablissement durable. Ils indiquent aussi la porosité des frontières entre la vie familiale et sociale des enfants, et ce qu’ils éprouvent dans leur corps. Avoir mal au ventre devient alors une expression qui condense une souffrance plus vaste, comme si les symptômes gastro-intestinaux, ainsi que les vies personnelle, familiale et sociale, faisaient partie d’un ensemble homogène qui pouvait soit bien, soit mal se porter. Ainsi, dans les récits de ces enfants, la plainte prend souvent une forme diffuse qui intrique ces divers éléments. Leses signes, les sens et les actions semblent ici se renforcer mutuellement, donnant lieu à ce que Bibeau (1999 : 219) appelle un « nœud problème », ou une sorte de « dispositif pathogénique » peu propice au rétablissement. On pourrait aussi parler d’une butée où l’itinéraire de soins paraît échouer, à chaque nouvelle tentative de résoudre le problème.
22Dès sa naissance Valérie a souffert de problèmes gastro-intestinaux. Sa mère dit qu’elle faisait « des diarrhées sans bon sens ». Valérie voit le suivi médical à la fois comme un échec et un espace de soins pour ses maux. D’un côté, elle dit qu’à l’hôpital où elle va, elle est vraiment entre de bonnes mains. De l’autre, son récit des traitements est ponctué de « ça ne marche pas » et de « ça ne fonctionne pas ». Le traitement ne permet pas de mettre fin aux douleurs et aux nausées quasi-permanentes qu’elle ressent, ainsi qu’aux vomissements ponctuels qui l’affligent. Soit les médicaments ne font pas effet, soit elle les vomit en disant que son corps n’est pas capable de les assimiler. La mère se sent dépassée: « Comment moi je dois gérer ça ? Elle rejette tout. Depuis cinq jours, elle fait comme une crise de quelque chose que je ne sais pas, jusqu’à temps qu’elle se déshydrate ».
23Agée de 16 ans, Valérie est l’aînée d’une sœur de 13 ans, et vit avec ses deux parents. La crise dont parle sa mère, Valérie la décrit comme suit : « Je suis en pleurs puis je crie ! C’est comme si je reçois des coups de couteau. Je suis irritée, puis je suis en sang. La douleur on dirait que ça n’a pas de limites! Quand ça passe, c’est que ça détruit tout, ma santé, ça m’épuise totalement, ça détruit aussi la … Ça fait une grosse tension, dans la famille c’est… C’est imprévisible ». Outre les médicaments que lui prescrit le gastroentérologue, elle consomme quotidiennement des pilules anti-nausées et des antiacides en vente libre, en plus de s’astreindre à une diète parcimonieuse. Valérie se voit contrainte de revoir ses aspirations et de repenser sa façon d’être en relation avec les filles de son âge. Elle fait progressivement le deuil d’un idéal dans lequel sa vision des choses s’impose aux autres, sans avoir à être négociée.
24De son côté, Paul, 9 ans, cadet d’une famille de trois enfants, se plaint de nausées. Presque chaque soir, il affirme qu’il va vomir, mais en réalité, cela ne se produit pas. Les médecins ont suggéré qu’il s’agissait d’angoisse. Le père pense qu’ils doivent rencontrer d’autres spécialistes. La conduite de son fils lui apparaît anormale : « On ne sait plus quoi faire […] ; on devient fous avec cette affaire-là ». La mère souhaiterait que d’autres tests soient prescrits, afin de lui garantir que les symptômes ne recèlent aucune pathologie. De plus, elle songe à consulter un psychologue pour elle-même, car les méthodes éducatives qu’elle a utilisées avec ses deux aînés ne fonctionnent pas avec Paul : « J’ai de la difficulté à m’adapter à ces crises-là. J’ai de la difficulté à m’adapter à ce que l’enfant soit aussi… Il est malheureux Paul, quand il a ses crises. Puis je ne sais pas comment l’aider ? ».
25Les sentiments d’angoisse et d’incompréhension constituent la toile de fond des récits des enfants et des parents de ce premier groupe. Leurs récits sont mis en forme d’une manière telle que le problème apparaît ingérable. Les sentiments qu’ils éprouvent en présence des maux de ventre précipitent en quelque sorte leur recours à un système de soins où ils ne semblent trouver qu’un écho partiel, souvent perçu comme insuffisant ou même inadapté à leur plainte. Cette dernière s’étend du corps aux relations sociales, et semble demeurer bien vivante, en dépit des réponses du milieu. Dans ce contexte, le recours à des services sur-spécialisés en gastroentérologie pédiatrique peut venir faire office de « dernière instance », ainsi que le suggère cet échange tiré de l’entrevue familiale avec la famille d’Hugo dont nous avons brièvement relaté l’histoire plus haut.
26« M : Disons qu’on attend que le docteur parle, trouve quelque chose. Parce que moi, je me dis, bon si Sainte-Justine ne trouve pas, écoute…
27P. : Qui va trouver ?
28M. : Qui va trouver, oui.
29P. : Y a-t-il d’autres meilleurs spécialistes ?
30M. : Oui, y a-t-il d’autres spécialistes après? ».
31Hugo partage avec ses parents cette attente que les experts « trouvent ». Mais du même souffle, il s’en distancie en leur rappelant, sur la base d’une trajectoire de recherche d’aide décevante et frustrante, que la science n’a pas réponse à tout. Néanmoins, la lecture de son récit donne l’impression que les aspects plus personnels de sa souffrance sont négligeables, et il prend peu d’initiative pour les exprimer. Ce qui occupe le devant de la scène, ce sont surtout les interprétations et les angoisses de ses parents. Ainsi, bien qu’entouré de ses proches, Hugo semble être sans interlocuteur, seul dans une famille où sa plainte est mal tolérée.
32De façon générale, malgré les échecs éprouvés, la guérison apparaît dans les récits de ce premier groupe comme une affaire médicale, qui dépend d’un savoir extérieur aux personnes. Le caractère fonctionnel des troubles gastro-intestinaux, et l’incertitude diagnostique et thérapeutique qui se rattache à ce statut, semble projeter les parents dans l’attente d’une continuité réparatrice, entre leur souffrance et les services médicaux.
Socialisation
33Les récits du deuxième groupe d’enfants et leurs parents situent autrement les services de santé. Ils parlent des liens de parenté et amicaux en leur donnant souvent une signification positive et protectrice, et l’on pourrait évoquer avec Harrington (2008), historienne de la science, une narration centrée sur « les liens qui apaisent ». Les enfants comme leurs parents évoquent l’importance de ces liens qui procurent un réconfort, un soutien apprécié et des conseils que l’on peut suivre à la recherche d’un mieux-être. Ici, la présence et l’accueil des parents apparaissent centraux : les soins et la diligence dont ils entourent l’enfant forment une sorte de filet de sécurité dans lequel les maux de ventre semblent pouvoir être contenus, même s’ils ne se résorbent pas.
34Les récits de Tamara et de sa mère situent ce type de soutien dans le contexte d’un réseau familial et social élargi. Tamara, 16 ans, est née avec une déficience cardiaque. Quand elle avait deux ans, elle a commencé à faire de l’asthme, puis sont venus les allergies et l’eczéma. Ses maux de ventre remontent à l’époque de ses 13 ans. Tamara semble vivre au milieu d’un réseau social d’entraide et de solidarité. Elle se sent bien dans le quartier où elle habite depuis 10 ans, avec son frère cadet et sa mère. À l’école, elle ne semble pas rencontrer de problèmes majeurs : « La plupart des professeurs m’aiment et disent que je travaille bien ».
35Quand elle a eu des maux de ventre à l’école, elle a bénéficié de l’accompagnement de ses amis : « ils me donnent à boire de l’eau ou ils me donnent quelque chose à manger ». Ceux-ci, tout comme les membres de sa famille, donnent différentes significations aux maux de ventre dont elle souffre. Ces échanges de significations sont sérieux, mais parfois aussi teintés d’humour. Ainsi, des amis de la famille lui reprochent constamment, à la blague, de boire trop d’alcool alors qu’en réalité, elle en consomme très peu.
36Les récits de Tamara et de sa mère dessinent un portrait où l’entraide et la solidarité occupent une place de choix. Un tel portrait n’exclut pas les tensions relationnelles, ainsi que le suggèrent ces mots, où Tamara se définit comme une fille « électrique » : « quand je suis stressée je deviens une personne qui s’éloigne des autres, et s’il y a quelqu’un qui s’approche de moi je réagis agressivement.». De plus, la mère relate que lorsqu’elle a des maux de ventre, certaines personnes s’éloignent : « Quand ils savent qu’elle a des maux de ventre ils l’évitent ». Cette réaction trouve un écho chez Tamara elle-même, qui tend à rechercher la solitude lorsqu’elle a mal au ventre.
37En dehors de ces moments, ses proches lui conseillent différentes façons de se soigner. En parlant d’une tante qu’elle affectionne, Tamara relate : « Elle me donne des conseils d’après ce qu’elle a vécu, elle a été toujours là pour moi, elle nous aide autant au niveau moral qu’économique ». Sa grand-mère maternelle lui a recommandé de boire du thé à la menthe et au gingembre, mais Tamara dit que « cela ne fonctionne pas ». Elle préfère le café, qui lui fait du bien en dépit des contre-indications que soulignent ses proches. Bien qu’elles ne suivent pas systématiquement ce qu’on lui dit, les échanges d’idées et de remèdes semblent aider Tamara à mettre son expérience en mots et à agir pour elle-même.
38Dans les récits des familles de ce premier groupe, le rôle et la portée de l’expertise médicale ne se posent pas de la même façon que dans les récits du groupe précédent. La demande envers le système de santé apparaît moins insistante. Dans le cas de Tamara, le fait d’avoir consulté, et qu’aucune pathologie n’ait été décelée semble avoir atténué la demande. En effet, la mère a consulté le médecin avec sa fille et se souvient que ce dernier : « lui a fait faire des examens du sang et la seule chose qu’il a dit c’est que les maux de ventre pourraient être causés parce qu’elle ne mangeait pas très bien à l’école ». C’est la seule fois qu’ils sont allés chez le médecin pour les maux de ventre de Tamara.
39De son côté, la fille dit ne pas se souvenir d’examens en lien avec ses maux de ventre. Elle se souvient par contre des tests sanguins, mais les associe au fait que sa mère pensait qu’elle souffrait d’anémie. Les résultats n’avaient alors rien révélé en ce sens. Interrogée au sujet de son intérêt et de ses attentes au regard d’une aide médicale éventuelle, Tamara formule une réponse ambivalente : « Franchement je ne sais pas s’ils vont trouver quelque chose et pouvoir m’aider à soulager mon problème au ventre, mais s’ils peuvent m’aider c’est sûr que j’irai ». Elle explique son hésitation et sa réserve en mentionnant qu’il lui est difficile de transmettre à autrui la nature de son expérience : « Si tu n’as pas vécu la même chose c’est difficile, même si je leur explique très bien ce que je ressens ». Elle pense qu’être aidée est possible, cependant elle ne sait pas clairement quand ni d’où pourrait lui venir cette aide vers un rétablissement durable.
40Ici, les services de santé se situent dans un cadre social où ils trouvent généralement leur place parmi d’autres ressources. En outre, la limite de l’aide offerte n’est pas dramatisée comme un écueil sur laquelle la demande rebondit inlassablement, comme cela tend à être le cas dans les familles du premier groupe. Par exemple, dans le récit de la mère d’Alejandro, 9 ans, cette limite se présente plutôt comme une incitation à déployer d’autres ressources. Elle raconte que la consultation médicale n’a pas permis d’élucider les maux de ventre de son fils et se souvient s’être dit que puisque les experts n’avaient rien trouvé, il lui appartenait d’essayer de chercher les causes et les solutions du problème. La mère a donc mis quelques aliments à l’épreuve, afin de savoir s’ils augmentaient les douleurs de son fils. La diète suivie par Alejandro, dans la foulée des expérimentations de sa mère, des conseils et des encouragements de leurs proches et amis, est présentée dans le récit de cette famille comme ce qui a guéri le garçon.
41En dépit de la possibilité qu’ils ont de s’appuyer sur leur entourage, la plainte des enfants de ce deuxième groupe ne trouve pas de résolution définitive. Cependant, si l’on compare leur récit avec ceux du premier groupe, cette absence de résolution n’entraîne pas autant de frustration et de découragement que dans le premier groupe. Par ailleurs, l’insistance de la plainte face à ce qui reste irrésolu ne semble pas imbriquer ni entraîner dans son sillage les divers aspects de la vie de l’enfant. La constellation de symptômes associée aux maux de ventre est comme délimitée, laissant ainsi un espace de socialisation libre et ressourçant dans lequel la souffrance de l’enfant peut être accueillie. Une aide est présente, appréciée et tangible. De plus, cette aide semble revêtir une certaine efficacité au regard des maux de ventre, comme en témoignent les récits suivants des enfants de ce groupe.
42Dans la famille Temimi, le père joue un rôle actif dans le soulagement des maux de ventre des deux filles du couple, âgées de 7 et 10 ans. Les relations de confiance plutôt harmonieuses entre les membres de la famille nucléaire, et le soutien que les filles trouvent dans ces relations, semblent efficaces. C’est en partie grâce au soutien de son père que l’aînée, Lina traverse sans trop de souffrance ses épisodes de douleurs. Elle rapporte ce qui suit : « Mon père, il a de bons conseils quand j’ai mal au ventre. C’est que je me couche sur le ventre, je mets un coussin sous mon ventre. Puis ça me soulage ». En suivant les conseils de son père, les maux de ventre de Lina semblent moins éprouvants. Quand ses parents ne sont pas disponibles, elle essaie de s’approprier les gestes apaisants du père.
43De son côté, Carlos, 8 ans, a le sentiment que la douleur lui donne du répit lorsqu’il prend un breuvage chaud et se repose. Il se souvient qu’au Chili où il est né, ses grands-parents lui préparaient « un jus chaud de miel avec des oranges, qu’on prenait avec une cuillère, et que je buvais avec mon cousin et ma sœur ». La mère indique qu’il s’agissait d’un thé fait pour soulager la grippe, pas les maux de ventre. Néanmoins, le garçon maintient qu’il aimait beaucoup boire ce breuvage. À l’occasion de ces moments de plaisir partagé avec ses proches, ses douleurs cessaient.
44La recherche de gestes, de conseils ou d’une présence apaisante prend toute sa portée dans les récits de ces enfants qui souffrent de maux de ventre récurrents. Tout en évoquant le fait que ce qui leur fait du bien, c’est moins l’application d’une expertise que le contexte dans lequel les soins sont prodigués, les récits suggèrent que les enfants et leurs proches trouvent ici une façon de répondre à la plainte en l’accueillant. La façon de s’appuyer sur les services de santé apparaît ainsi plus libre et moins insistante. L’entourage semble répondre non seulement aux maux de ventre de l’enfant, mais également à ce que sa plainte peut comporter en fait de demande d’accueil, de considération et de créativité de la part des adultes qui l’entourent. De manière générale, on peut dire que dans ce groupe, l’articulation des signes, des sens et des actions se fait de manière souple. Dans les familles où domine une interprétation plus exclusive des troubles, comme dans celle où les parents revendiquent des certitudes biomédicales qui ne peuvent leur être données, cette articulation semble se faire moins facilement.
Solitude
45La solitude constitue le fil directeur qui organise le récit de quelques enfants, en regard de ce que le système de santé et les proches peuvent apporter. Le récit d’Hélène reflète en partie ce point de vue ainsi que sa dimension d’autodétermination, en plus des soins médicaux et familiaux offerts. Hélène, 14 ans, vit en alternance avec son père et sa mère, tout comme son frère aîné. Elle a vu s’intensifier ses maux de ventre au moment où elle a commencé à fréquenter une école privée : « Je pleurais à tous les matins, parce que je ne voulais pas y aller. Je me sentais pas bien là-bas, je me sentais pas à ma place. J’avais toujours mal au ventre ». Elle a souffert de maux de cœur, a perdu l’appétit, et s’est affaiblie. Interrogée sur ce qui l’a aidé à traverser ces moments pénibles, elle parle de son engagement dans une équipe de hockey : « Les seules fois que j’allais bien, c’était quand j’allais au hockey. C’est la seule place que j’étais bien, puis que je sentais que je servais à quelque chose ». Malgré ses problèmes, Hélène a donc travaillé d’arrache-pied pour obtenir les résultats scolaires qui allaient lui permettre de s’inscrire au programme « sport-école » d’une autre école. Elle a ainsi retrouvé un certain sentiment de bien-être. Toutefois, au moment de l’entrevue, elle craignait une résurgence de ses maux de ventre, après un an de répit.
46Un autre enfant, Aaron, 13 ans, donne de ses maux cette représentation imagée : « Je sens que deux personnes serrent une corde autour de mon ventre, alors je me sens asphyxié et oppressé en même temps ». Il ajoute plus loin : « Je ne vais pas bien, je me sens mal, très triste, vraiment trop triste». Puis, alors que l’interviewer lui demande s’il a tendance à rechercher la compagnie de ses proches lorsqu’il a mal au ventre, Aaron souligne le sentiment de liberté que lui procurent les moments de solitude, et ce autant à l’école qu’à la maison : « J’aime vraiment être seul parce que quand je suis seul je me sens plus en liberté ». Cette quête de liberté semble répondre au sentiment d’oppression qu’Aaron associe à ses maux de ventre. Or, elle est découragée par sa mère, qui a l’impression que son fils ne lui obéit pas.
47Les récits d’Hélène et d’Aaron mettent en évidence l’implication des enfants au regard d’un itinéraire de soins qui ne peut être entièrement ramené au soutien médical et familial offert. Dans leur récit, ce qui semble compter le plus sont les ressources particulières qu’ils mettent en œuvre, avec l’appui relatif de leur entourage. Ainsi, Hélène parle de la psychologue qu’elle a rencontrée sur recommandation de son gastroentérologue, qui associait ses maux de ventre à un vécu de stress : « Elle m’a surtout donné des trucs de respiration. Mais t’sais moi aussi, j’en ai trouvé des trucs ». Pour sa part, Aaron souligne l’amélioration récente de sa condition et le caractère précieux des conseils qu’il a reçus de la part des membres de sa famille : « Je pense qu’ils m’ont beaucoup aidé… je me sentais plus accompagné et grâce à ma famille j’ai senti que j’améliorais peu à peu ». Cependant, il croit que la solution dépend de lui : « Je pense que cela dépend de moi…J’ai beaucoup changé avec ma famille, mes parents et mes amis ».
48Dans son récit, Ayat focalise elle aussi sur sa propre potentialité, en décrivant un mouvement vers la part d’elle-même qui est posée comme ayant une influence sur le cours des choses. Après avoir dessiné une petite fille qui a des maux de ventre, Ayat dit qu’elle est « capable de dessiner un cœur ». Le cœur qu’elle a dessiné arbore des ailes et une couronne. Elle remarque que la petite fille « regarde le cœur parce que ses yeux sont comme ça » :
49Interviewer : Le cœur…qu’est-ce que tu peux dire sur le cœur ?
50Ayat : Elle pense qu’elle va être guérie.
51Interviewer : Elle pense qu’elle va être guérie ?
52Ayat : Oui, parce qu’elle regarde le cœur.
53Interviewer : Ok. Est-ce que le cœur peut la guérir ou bien…
54Ayat : (rire)…
55Interviewer : Dans quel sens ?
56Ayat : Quand elle regarde, elle pense que c’est elle-même, elle doit se guérir ».
57Sa mère, par contre, dit paniquer chaque fois que sa fille exprime des symptômes. En conséquence, elle amène régulièrement sa fille chez leur médecin de famille. Le père pense que la réaction de son épouse est exagérée et il essaie de l’encourager à prendre les choses plus légèrement. Les enfants de ce troisième groupe peuvent recevoir de l’aide de diverses sources, tout en se posant comme des agents incontournables de leur mieux être. Leurs récits révèlent à la fois le caractère essentiel et les limites de l’aide extérieure qui leur est apportée, en suggérant parfois que certaines façons d’être ou de vivre pourraient les aider.
58De tels indices au regard de ce qui pourrait les aider à aller mieux sont également repérables dans les récits des enfants des deux premiers groupes. Le récit de Paul, par exemple, apporte des pistes pour voir ce qui différencie les moments où il va bien des moments où il est envahi pas ses maux de ventre et de cœur. Lors de ces derniers, il ressent de la colère et de la tristesse. Non seulement Paul identifie certaines situations qui avivent en lui ces sentiments, mais il a aussi une idée assez nette de ce qui lui permet d’aller mieux. Avoir la possibilité de s’exercer davantage à ce qu’il aime lui permettrait, dit-il, d’être moins malade : « Comme une fois, j’étais au service de garde, je peinturais. Avant ça que je peinture, j’avais mal au cœur, puis au ventre. Puis quand j’avais fait quelque chose que j’aimais, bien ça m’avait passé ». Le propos de Paul témoigne de la pertinence et de l’intérêt que représente la perspective des enfants, si l’on souhaite réfléchir à leur participation dans l’itinéraire de soins plus large qui concerne leur vie et leur devenir. Pour les chercheurs, le fait de mettre en évidence l’apport des enfants, permet de saisir ce qu’ils vivent avec plus de sensibilité, en particulier lorsqu’ils traversent des moments de vulnérabilité (Singh et Keenan 2010).
59Cependant, leur entourage peut voir leur quête et leur requête sous un œil différent. Ainsi en présence de ses maux qui surgissent toujours à l’heure du coucher et qui s’accompagnent de conflits avec sa mère, Patricia, 10 ans, a mis en application le conseil de sa pédiatre de lire avant de s’endormir. D’après le récit de sa mère, Patricia est une fille qui ne trouve pas d’intérêt ni de talent à l’école. Cependant, elle semble s’être abandonné à son premier roman avec grand plaisir. Lors de l’entrevue, le seul temps de parole qu’elle s’est réellement accordé a été pour décrire l’histoire des personnages de ce livre: « C’est trois jeunes, ils sont dans une maison hantée, mais c’est la maison de leurs arrière-grands-parents, puis là, ils sont là, puis ils couchent là, mais là, c’est comme une personne, elle est toute habillée en noir, mais ils ne savent pas c’est qui. Fait que là, ils le découvrent, ils le découvrent, mais ils ne le savent pas c’est qui ? Fait que là, ils s’en vont quelque part d’autre. Puis là, il y a une personne soit qui se fait tuer, ou qui est morte, puis après ça, c’est comme une affaire de drame. Mais à la fin, c’est comme tu trouves, personne n’est mort. C’est rien que ça te fait peur ». Elle conclut son récit par ces mots : « Ça va mieux depuis que je lis le soir ». Or, de manière paradoxale, sa mère tend à interférer avec cette solution partielle en se plaignant du fait que « ça ne finit plus ». Depuis qu’elle s’adonne à la lecture, Patricia ferme sa lumière tard le soir.
Conclusion
60D’un itinéraire de soins à l’autre, le défi de canaliser une expérience unique et déstabilisante dans des termes qui reflètent les enjeux propres à chaque groupe familial, traverse l’ensemble des récits. L’expérience des troubles gastro-intestinaux est particulière à chaque enfant, mais elle engage toujours une quête familiale vers le mieux-être. À cette quête, trois réponses différentes semblent pouvoir être apportées. Dans cet article, ces réponses ont été examinées sous l’angle des forces qui paraissent guider les itinéraires de soins.
61Quand on examine la manière dont les récits articulent les signes, les sens et les actions, ce qui ressort est la force organisatrice de la médicalisation, de la socialisation et de la solitude au regard des itinéraires de soins. Bien que ces trois forces aient été examinées séparément, aucun récit n’est entièrement représentatif d’une seule de ces forces, qui peuvent être représentées à des degrés divers dans les récits. De plus, elles ne doivent pas être vues comme étant, en elles-mêmes, soit positives, soit négatives. Leur intérêt est de permettre l’exploration de différentes logiques à la source d’itinéraires de soins diversifiés, où se profilent de multiples façons de se représenter l’expérience, le contexte dans lequel on se trouve, les relations sociales qui en constituent la trame, et la position changeante qu’on peut y occuper (Cambrosio, Young et Lock 2000).
62Quelle que soit la force qui semble infléchir les itinéraires de soins, c’est sur fond de conflits d’ordre personnel et social que semblent venir s’inscrire les maux de ventre. Les difficultés peuvent revêtir différentes formes, mais les récits convergent tous autour d’éléments conflictuels. L’intensité avec laquelle ces éléments se répercutent sur le corps et dans la vie de l’enfant semble tracer la ligne de démarcation entre différents récits.
63Ainsi, dans les récits des enfants du premier groupe, la prégnance de ces conflits semble venir fragiliser la famille et l’enfant. La famille apparaît dépassée, comme si les maux de l’enfant faisaient partie d’un tout ingérable, où conflits familiaux et symptômes s’emmêlent. On peut souligner la tendance à chercher des solutions définitives du côté de la médecine chez ces familles, comme si la biologie, avec le poids des certitudes qu’elle promet, pouvait venir limiter à la fois la souffrance et la quête d’un sens pour cette souffrance. Dumit (2006) évoque à ce titre la force que peuvent avoir les faits biomédicaux dans les itinéraires de soins marqués par l’incertitude diagnostique et thérapeutique. Une telle force peut s’imposer à l’encontre d’autres ressources possibles. Dans ce cas, ce que l’on a appelé la « médicalisation » des troubles peut faire partie du « dispositif pathogénique » dont parle Bibeau (1999), et ce par-delà les intentions thérapeutiques qui animent les enfants, leurs parents et les soignants rencontrés sur ce parcours.
64Les symptômes apparaissent moins menaçants lorsqu’ils ne sont pas entièrement ramenés à des faits d’ordre physiologique, auquel un traitement médical serait censé mettre fin. Lorsqu’au sein des familles, s’exprime aisément une diversité de perspectives au regard des maux, le sentiment de menace semble être limité, relativisé. Dans ces cas, la demande prend une forme différente, en comptant avec les limites de ce que la science médicale peut faire pour soulager les troubles gastro-intestinaux. Le fait de considérer cette limite semble permettre un déploiement plus large et varié des ressources de l’enfant et de son entourage. Les récits font ressortir la portée positive d’un tel déploiement où la plainte est accueillie sans être d’emblée associée à un processus pathologique ou inquiétant. Chez les familles qui attendent plus exclusivement une prise en charge extérieure imaginée comme salvatrice, tout en ayant fait l’expérience des limites inhérente au suivi médical, la souffrance semble s’exacerber plus facilement.
65Au sein des familles du deuxième groupe, la possibilité de faire coexister des positions différentes tout en continuant de rechercher des solutions d’apaisement pour les maux de ventre semble être une ressource importante, qui amenuise l’intensité des conflits. Elle permet aux familles qui ne recourent pas ou peu aux services, d’établir un dynamisme flexible où l’enfant trouve une place. On doit alors admettre l’influence positive que peuvent avoir les dynamiques relationnelles au regard de l’expérience et des itinéraires de soins. Dans les récits examinés ici, l’analyse a surtout fait ressortir l’aspect apaisant et ressourçant qui peut se rattacher à certaines personnes ou relations.
66Les récits suggèrent néanmoins l’importance d’être attentif à la possibilité que le consensus qui semble harmoniser les récits dans certaines familles puisse recéler une dynamique où un membre donne le ton et prescrit dans une certaine mesure, sa façon de voir au groupe familial. Sous cet angle, les récits montrent que l’inflexibilité dans les prises de position à l’égard des maux de ventre constitue une source de contrainte et de souffrance qui peut exacerber l’impression d’impasse à leur égard. Une telle inflexibilité pourrait être reliée à ce que certains chercheurs désignent comme une tendance à concevoir ou à éprouver la douleur comme une expérience catastrophique et excessivement négative (Langer et al. 2009). Ce trait ressort surtout dans les récits des familles dont l’itinéraire de soins s’organise à partir d’une médicalisation des problèmes de l’enfant.
67Chez les enfants du troisième groupe, la solitude pose la question de l’aide que l’enfant attend de sa famille et des soins qui peuvent lui être prodigués. Dans leurs récits, ces enfants cherchent à se situer comme des sujets producteurs d’un savoir et d’un savoir-faire au regard de ce qui leur arrive. En effet, leurs récits s’élaborent à partir d’une expérience et parfois d’une vérification personnelle des situations qu’ils associent à leurs maux. Le fait de se situer en position d’agent semble réduire la confusion entre ce que l’enfant vit dans son corps, et les problèmes qu’il peut rencontrer dans la vie familiale et sociale.
68En outre, au cœur même de l’asymétrie qui marque les relations sur les scènes familiale, sociale et clinique, les paroles et les actions des enfants semblent introduire une synergie propice à l’établissement d’une certaine réciprocité dans les relations qu’ils entretiennent avec leur entourage. Dans cette perspective, on peut dire que c’est par la position qu’ils assument dans les échanges, et l’accueil qu’ils reçoivent, qu’on peut reconnaître l’influence des enfants dans les itinéraires de soins.
69Dans le cadre de l’analyse qu’elle fait des discours et des pratiques au sein de familles issues de la société française, Fainzang (1988) fait ressortir avec éloquence cette autre facette de la maladie que mettent en relief nos analyses. Elle relève du symbolique, s’étaye sur le langage, et échappe à la logique biomédicale. L’anthropologue propose ainsi que « la maladie n’a pas besoin d’exister (du point de vue biomédical) pour être représentée voire même identifiée par les agents ». Dans les récits présentés, cette logique se révèle dans le rapport à un Autre imaginaire, qu’incarne éventuellement un proche, ou tout autre à qui ou à quoi est attribué, plus ou moins explicitement, le surgissement, l’aggravation ou le soulagement des symptômes.
70Dans ce contexte, les enjeux familiaux et sociaux apparaissent autant, sinon plus décisifs que ceux d’ordre médicaux, dans la façon dont s’orientent les itinéraires de soins. Nos analyses démontrent aussi, par ailleurs, que ces enjeux affleurent, et sont parfois exacerbés par le surgissement des symptômes portés par les enfants. À cette occasion, les relations familiales sont éprouvées. La réponse aux maux paraît aller dans le sens d’une mise en cause des liens filiaux, dans les familles du premier groupe. Elle paraît au contraire viser une mise en valeur de ces relations, dans celles du deuxième groupe. Au-delà de ces mouvements qui oscillent entre rupture et consolidation, dans les familles du troisième groupe cette perturbation semble être une opportunité saisie par les enfants pour soutenir leur position de sujet.
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Notes
Pour citer cet article
A propos de : Annie Gauthier
Associée de recherche, Centre de recherche du CHU Sainte-Justine, 3175, chemin de la Côte Sainte-Catherine (Montréal, QC, H3T 1C5), gauann@gmail.com
A propos de : Sylvie Fortin
Chercheur principal, professeur Université de Montréal, Département d’anthropologie, Université de Montréal, C.P. 6128, Centre-Ville (Montréal QC H3C 3J7), sylvie.fortin@umontreal.ca
A propos de : Liliana Gomez
Assistante de recherche, Centre de recherche du CHU Sainte-Justine, 3175, chemin de la Côte Sainte-Catherine (Montréal, QC, H3T 1C5), ligomcar@yahoo.fr
A propos de : Gilles Bibeau
Co-chercheur, professeur, Université de Montréal, Département d’anthropologie, C.P. 6128, Centre-Ville (Montréal QC H3C 3J7), gilles.bibeau2@sympatico.ca