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Perspectives ethnographiques sur les enfants & l'enfance / Ethnographic Perspectives in Children & Childhood / Perspectivas etnográficas sobre los niños & la infancia

2034-8517

 

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Marie Campigotto

– Note de recherche – Sujet de disputes ou objet de partage ? L’anthropologue au centre de conflits entre enfants de 5 à 8 ans (Liège, Belgique)

(N°4 (janvier 2014) / Issue 4 (January 2014))
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Résumé

Au départ de situations où l’anthropologue se voit impliqué dans des « disputes » entre enfants, cette contribution décrit les tensions qui surgissent entre d’inéluctables prises de position et l’idéal positiviste de neutralité. L’analyse montre que les solutions sont bricolées à la manière de stratégies adaptatives, où l’apprentissage des codes des enfants par le chercheur s’avère nécessaire. Ces réflexions révèlent du même coup l’étroite articulation entre choix méthodologiques, espoirs épistémiques, impasses heuristiques et exigences éthiques.

Mots-clés : assignations, autorité, catégories enfantines, Disputes, méthodologie, neutralité, positionnement

Abstract

Subject of dispute or subject of sharing? The anthropologist at the center of conflicts between children aged 5 to 8 (Liege, Belgium). Stemming from situations in which the anthropologist is implicated in children “disputes”, this contribution describes tensions resulting from inevitable positions and the positivist ideal of neutrality. The analysis reveals that solutions are tinkered by means of adaptive strategies, where codes used by children must be apprehended by the researcher. At the same time, these reflexions reveal the strong linkage between methodological choices, epistemic desires, heuristic impasses and ethical requirements.

Keywords : assignations, authority, children categories, Disputes, methodology, neutrality, places

Introduction –  Choix ethnographiques sur un terrain auprès d’enfants : contraintes épistémiques et dilemmes pragmatiques

1Depuis 2012, je mène une ethnographie qui consiste à partager des tranches de quotidien avec des enfants entre 5 et 8 ans, de l’école à la famille, en passant par les diverses associations qu’ils fréquentent, éducatives à divers degrés, au sein de la Ville de Liège (Belgique)1.

2Le but de ma recherche est de comprendre les cultures de ces enfants, et en particulier leurs rapports au religieux : comment ils interprètent et investissent contenus et pratiques de l’ordre du religieux à partir de ce qu’on leur transmet dans différents contextes, mais aussi au regard d’éléments culturels qui circulent entre pairs. Une telle approche se base sur l’idée de « cultures enfantines », c’est-à-dire l’ensemble des « pratiques, connaissances, compétences et comportements qu’un enfant doit connaître et maîtriser pour intégrer le groupe de pairs. (…). Ce que les enfants construisent à partir de ce que les adultes mettent en place pour eux » (Delalande 2003 : 100). Ainsi, mon approche est attentive à tout élément du quotidien des enfants qui constitue une préoccupation pour eux, et non seulement à ce qui constitue mon sujet de recherche.

3Au cours de ce projet, j’ai pu fréquenter différentes écoles fondamentales, où je participe à la vie de classes de première et deuxième primaire (CE1 et 2), et reste avec les enfants durant les temps de récréation, partageant les repas avec eux, et me laissant impliquer au sein de leurs diverses activités dans les cours de récréation. Je me suis également impliquée dans des associations sans but lucratif (ABSL) qui s’occupent d’aide aux devoirs et d’activités récréatives adressées à des enfants âgés de 6 à 12 ans. Dans l’une de ces associations, les responsables m’ont enrôlée comme bénévole. Il en va de même dans l’une des trois paroisses catholiques où je participe aux célébrations du dimanche – c’est alors qu’occasionnellement j’anime des petits groupes d’enfants entre 5 et 8 ans autour de thèmes en rapport avec les lectures du jour – et aux catéchèses dans la perspective de préparer les premières communions. De par ces démarches, ma présence auprès de certains enfants est continue : de l’école aux associations durant les semaines, et aux lieux de culte les week-end. Enfin, parmi ces enfants, il en est dont les familles m’ont accueillie le temps d’un après-midi où d’une journée entière, passés surtout avec le ou les enfant(s) entre chambre, cuisine, salon et jardin s’il en est2.

4D’un environnement à l’autre ma posture change en fonction de mes engagements, et donc des attentes des personnes, adultes en particulier. Si certains m’acceptent comme intervenant à part entière, d’autres préfèrent que j’assume une place en retrait (à la manière d’une « stagiaire en observation » au sein de certaines écoles). Mais d’un contexte à l’autre, une constante demeure : ma participation et mon implication intensives dans les activités propres aux enfants, qu’elles s’organisent entre eux ou à l’initiative des adultes.

5Ce choix méthodologique se justifie pour sa valeur heuristique : le rapport au religieux étant lié à des expériences personnelles, voire intimes, je tente d’établir avec les enfants des relations basées sur la confiance et la réciprocité. Cela implique de me fondre parmi eux, et je tente donc de réduire le caractère autoritaire attaché à la figure de l’adulte3 qui pose une distance entre adultes et enfants dans certains contextes où je se déploie mon terrain. Par exemple, dans les classes, c’est parmi les élèves que je m’assieds, et je m’adonne aux mêmes tâches qu’eux, en suivant ou transgressant comme eux les consignes de l’enseignant. Dans l’entre-enfants, je me laisse mener et refuse systématiquement de proposer des activités, en expliquant notamment que je n’en connais pas beaucoup et que je veux apprendre.

6Le fait de me présenter aux enfants comme quelqu’un qui est là pour apprendre avec eux, et surtout d’eux (à l’instar de Delalande 2001 et Christensen 2004) – parce que j’essaye de comprendre les cultures des enfants – contribue à réduire ma possible assignation comme adulte autoritaire. Cette présentation verbale va de pair avec une présentation physique allant dans le sens de la neutralité : ni maquillages ni autres apparats, tenue vestimentaire sobre, sans accessoires. Mais cela ne suffit pas : le caractère irréductible de ma corporéité, ma stature, laquelle fait de moi un « grand » ou un adulte parmi d’autres (Lignier 2008), ne manque pas de resurgir. Mon parti-pris est de ne pas intervenir auprès d’eux comme le ferait un adulte dans le contexte où nous interagissons (instituteur, animateur, parent). Ce choix pose néanmoins des problèmes où s’articulent les ordres éthique, méthodologique et épistémologique.

7Comment par exemple refuser de l’aide à un enfant ? Comment rester impassible dans des cas où les enfants se mettent dans des situations dangereuses ? Mais intervenir comme le ferait un adulte autoritaire ne risque-t-il pas de mettre en péril l’établissement et le maintien de la relation ethnographique avec les enfants ? Ces problèmes sont redoublés par un paramètre supplémentaire : mes engagements avec les autres adultes de l’entourage des enfants. La relation ethnographique s’établit aussi avec eux, et il faut que je sois à la fois fiable et crédible à leurs yeux – surtout quand ces engagements sont formels. Une non-intervention dans les affaires des enfants à un moment-donné ne risque-t-elle pas, dès lors, de compromettre l’établissement et le maintien de la relation ethnographique avec les adultes ? Tels sont les problèmes que je vais affronter ici, en examinant des situations où je suis impliquée dans des conflits entre enfants, soit que l’on me demande d’intervenir soit que je sois moi-même l’objet du conflit.

Qu’est-ce qu’une dispute ?

8Les conflits entre enfants s’actualisent et s’expriment sous forme de « disputes ». Celles-ci ont fait l’objet d’une enquête ethnographique spécifique, menée par les enfants de la classe des Dauphins (cycle 5-8 d’une école primaire communale de pédagogie Freinet) d’octobre 2013 à juin 2014. Ce projetleura été proposé en collaboration avec l’institutrice, dans la mesure où le sujet constituait une réelle préoccupation pour eux – notamment, il était abordé de manière récurrente durant les conseils de classe.

9Différentes étapes se sont enchaînées. Après la proposition du projet et l’aval des enfants, une séance de 20 minutes a été dédiée à l’explicitation de la démarche ethnographique au sein de la classe. Cette séance a été agrémentée de discussions et un premier essai d’observation participante collective durant le temps de récréation qui a directement suivi. Les observations participantes par les enfants se sont ensuite succédées au fil des semaines dans les trois cours de récréation de l’école. Des mises en commun ponctuelles au sein de la classe ont finalement abouti à l’établissement d’une grille de questions au sujet des disputes : pourquoi on se dispute ? Comment ? Avec qui ? Combien de temps peut durer une dispute ? Quelles en sont les conséquences ? Comment « on fait la paix » ? Qu’est-ce que, en somme, se disputer ?

10Avec ce support, les enfants ont mené une séance de mini-entretiens par groupes (six groupes de quatre enfants ; deux groupes par cour) durant un temps de midi (le lundi 23 juin 2014). J’ai personnellement écouté les entretiens (anonymes sauf exceptions consenties par l’interviewé) et transcrit les éléments essentiels sous forme d’ensembles thématiques. La restitution (mercredi 25 juin 2014) a eu lieu en classe dans le coin réservé aux conseils de classe. Chacun (y compris l’institutrice et moi-même) a pu s’exprimer d’abord sur le déroulement de la recherche, les points positifs et les difficultés. Ensuite nous avons repris les questions de départ et j’ai guidé la discussion sur base des réflexions transcrites.

11Les observations et mini-entretiens des enfants ont révélé :

121. que l’on se dispute généralement pour trois types de raisons : des désaccords ponctuels ou continus (par exemple sur la manière d’organiser une activité), la dérogation à une ou plusieurs règles (explicites ou implicites), des actes vécus négativement par X sont perpétrés (répétitivement) à son encontre par Y. Ces trois motifs relèvent fondamentalement d’atteintes à une certaine intégrité morale ou physique, qui renvoie à une notion de justice pour les enfants (l’expression « c’est pas juste ! » est d’ailleurs utilisée) ;

132. qu’une dispute se manifeste par des « engueulades », des pleurs, voire des coups (surtout pour les garçons) entre deux ou plusieurs enfants (il s’agit le plus souvent de deux partis avec plusieurs enfants coalisés contre plusieurs autres ou contre un seul) ;

143. qu’une dispute peut avoir pour conséquence la suspension temporaire ou définitive de l’activité en cours, ou même la suspension plus ou moins longue des relations entre les enfants concernés. Dans ce cas, une dispute peut durer le temps d’une récréation ou même une semaine entière (« ça fait deux semaines que je suis en dispute avec X »). La suspension des relations consiste en des « je ne te parle plus » et autres dispositifs d’évitement explicites ou implicites, verbaux ou non-verbaux.

154. qu’une dispute implique une relation d’interconnaissance préexistante entre deux ou plusieurs enfants, qui n’est pas nécessairement de longue date ou de proximité étroite. On se « dispute » avec des gens qu’on connaît au moins de vue, sans nécessairement connaître leur prénom – ce qui suppose des échanges de certains types. Un conflit avec quelqu’un qu’on ne connaît pas au moins de vue n’entre pas dans la catégorie « dispute » ;

165. qu’une dispute peut se résoudre par des explications réciproques, où un tiers extérieur à la dispute intervient parfois (adultes mais surtout autres enfants). Mais une dispute peut aussi entraîner le relâchement progressif des relations précédemment entretenues, qu’il y ait eu explications ou pas. Ainsi, les disputes concourent aux processus de formation de camaraderies préférentielles.

17Pour résumer, les disputes constituent des confrontations et des affrontements entre deux partis (rarement plus), générés par des divergences explicites immédiates ou entretenues de longue date. Ces divergences ont fondamentalement pour objet l’infraction de principes ou règles, et l’atteinte aux personnes. Il est à noter que les objets de la personne sont compris comme une prolongation de celle-ci. Ainsi, si je prends un stylo sans demander l’autorisation, le/la propriétaire se sentira lésé(e).

18Les critères de ce qui est admis ou non (juste ou injuste) font, dans la plupart des cas, l’objet d’un consensus au moins implicite pour tous les enfants. Ce consensus relève d’une part du principe « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ! », et d’autre part de la commune participation aux règlements mis en place par les adultes. Les exigences de chacun en matière de « ce que je ne veux pas qu’on me fasse » sont généralement partagées par tous ; tous les enfants savent donc ce qu’ils ne devraient pas faire aux autres. Il existerait à cet égard une forme de morale intuitive au sein de « cultures enfantines ». De plus, les adultes (parfois en collaboration avec les enfants) mettent en place des règlements – « charte de vie de la classe », par exemple – qui visent à garantir la bonne organisation des rapports interpersonnels dans certains espaces-temps, et se résument essentiellement en un principe : le respect (entendu par l’institutrice de la classe des Dauphin comme « laisser tranquille »)4 du monde et des autres autour de soi. Cependant, des intérêts personnels, voire égoïstes, l’emportent souvent sur la réciprocité de ces principes : on exige le respect pour soi, ses opinions, ses affaires ; mais respecter les autres ne semble pas être toujours vécu comme une exigence.

Assignations et implications du chercheur dans des disputes

« Maaaaarie… il y en a qui m’embèèèèèèète…! »

19Que ce soit à l’école, dans des associations, ou à la maison, il arrive qu’on me demande d’intercéder au cours de disputes. Les sollicitations sont de divers ordres : « Marie, il y a X qui m’embête, qui m’a frappé, qui a pris mon bic… » ; « Punis-le! » – la punition étant un dispositif de normalisation utilisé par certains adultes représentant l’autorité dans certains cadres.

20Eu égard à ma position de chercheur et à mes choix méthodologiques, je veux éviter d’intervenir, et surtout de prendre parti soit pour l’autorité adulte, soit pour un enfant contre un autre. Donc, si un enfant vient me trouver avec une simple plainte, ma réaction est de demander des explications sur ce qui s’est passé, et, ensuite, de consoler amicalement l’enfant lésé(e).

21Si la demande est plus précise (« dis-lui qu’il/elle me rende mon bic ! », ou même « punis-le ! »), la solution de facilité est bien entendu de renvoyer à l’adulte compétent. Toutefois, ce n’est pas toujours possible. Dans ce cas, je dis aux enfants de s’arranger entre eux, en expliquant que je ne vais pas intervenir, parce que je n’ai pas l’autorité pour le faire (« c’est pas moi qui commande, c’est pas moi qui décide, c’est pas moi le chef ! »). Avec ces expressions, je mobilise explicitement les catégories des enfants eux-mêmes.

22À ce point de la discussion, il convient de s’arrêter sur la notion d’autorité. Largement utilisée en sciences humaines et sociales comme dans les expressions du quotidien, elle pourrait passer comme allant de soi ; mais loin s’en faut5. L’autorité est en effet une catégorie tributaire de contextes culturels et sociaux précis, qui est à déconstruire, tout comme celles d’adulte et d’enfant. L’espace manque ici pour retracer la genèse et les figures de cette catégorie. Assumons de s’en servir au sens large, comme pouvoir, légitimé ou non, d’exercer une action sur quelqu’un (Weber [1971]2012 : 287-288). Il est toutefois important de noter comment elle est appropriée, dite et vécue différemment pour les adultes et pour les enfants que je côtoie sur le terrain.

23Pour les enfants, la notion d’autorité s’applique tant à des adultes qu’à d’autres enfants (pairs, aînés, et, dans certaines situations, cadets). Elle se traduit et s’exprime différemment en fonction des contextes et des personnes. Ainsi, un adulte n’est pas l’autre. En contexte scolaire, par exemple, les figures autoritaires adultes sont celles des « Madames » et « Monsieurs » (enseignant-e-s), des « Dames du midi » (éducatrices, surveillantes), des « stagiaires », etc. L’autorité attachée à ces figures diffère en degré et en nature. Un(e) stagiaire, par exemple, bénéficie immanquablement d’une reconnaissance moindre eu égard à sa situation de subalterne par rapport à l’instituteur/trice, et son autorité (conférée par l’école en tant qu’adulte suppléant d’enseignant) sera pour les enfants moins légitimée et moins respectée. La reconnaissance est donc moins fonction d’une aînesse « naturelle » (l’âge) que de la valeur attachée à certains statuts.

24Beaucoup plus riche et complexe est la nomenclature pour désigner les figures autoritaires enfantines. Les critères sont notamment l’âge (les « grands », les « petits », les « bébés »), les aptitudes personnelles (savoir-faire, compétences, forces), les affinités de caractère et les contextes. De ce fait, les statuts sont beaucoup plus flexibles et changeants que ceux des adultes. Un enfant peut exercer une certaine autorité le temps d’un jeu, dans la mesure où c’est lui/elle qui l’a proposé et que les autres présents ont accepté. Si quelqu’un d’autre veut se joindre au jeu, il devra en adresser la demande à celui/celle « qui décide ». Mais la légitimité de cette autorité, et sa reconnaissance, tiennent à un mince fil. Si celui/celle « qui décide » se montre trop sévère ou injuste, il/elle se trouvera vite déchu(e) : les autres enfants déserteront le jeu en proférant des : « il/elle fait trop son/sa chef » ou « son/sa malin/gne »6. Revenant à nos propos, il se produit des cas particuliers où mon choix méthodologique de non-intervention passe à la trappe.

25Mercredi 19 juin 2013 – classe de première année dans une école catholique d’un quartier « multiculturel » et « précaire » de la Ville7. La population de l’école se compose en très grande partie d’enfants originaires du Maghreb et dont les parents pratiquent l’islam.

26Avant le début de la classe, de 8 h 30 à 9 h environ, les enfants peuvent se dédier à des activités récréatives. Un groupe de garçons joue à un jeu de plateforme sur ordinateur dans un coin de la classe. Dans un autre, je joue au petit magasin avec des filles. L’institutrice s’absente. Une querelle éclate entre deux garçons : Idriss (7 ans) et Anas (6 ans). Je ne saisis pas les causes de la querelle. Idriss est furieux : il a couru à l’autre bout de la classe et projette des petits objets sur Anas, tandis que celui-ci, resté du côté des ordinateurs, se moque de lui. Idriss se rapproche menaçant ; Anas continue à se moquer, et rigole de plus en plus, en lui échappant. Une course-poursuite s’engage entre les bancs. Chacun crie à l’autre des propos injurieux, en français puis en « arabe », comme disent les enfants. Abdel, près de moi, m’explique qu’ils sont en train de s’insulter – à noter que si les injures sont proscrites, les enfants sont aussi interdits de parler d’autres langues que le français dans cette école. La course-poursuite s’interrompt brusquement à une phrase qu’Idriss prononce ; Anas a changé de visage : non plus moqueur et amusé, il est devenu blême de rage, et se rue sur Idriss en le frappant violemment : « Il a traité ma mère ! Il m’a dit fils de pute ! » crie-t-il sur un ton furibond en cognant de plus en plus frénétiquement Idriss qui se défend d’abord mal, puis à force de coup de pieds. Sans réfléchir, j’essaye de me mettre entre eux, aidée par deux autres garçons qui tentent de les retenir. Je me ramasse divers coups. La colère d’Anas semble aveugle. Je finis par le saisir énergiquement aux épaules et le secoue, puis je m’agenouille pour me mettre à hauteur de son visage et lui dis de se calmer : Idriss ne pense pas ce qu’il a dit, c’est parce qu’il est énervé… Mais Anas ne m’écoute pas et tente de se défaire de ma prise. Idriss, lui, se défait de la prise de son camarade, et revient à l’attaque. Je le saisis et le transporte de force à un autre coin de la classe. J’essaye de le calmer de la même manière. Il est tout transpirant, essoufflé, tremblant, le regard écarquillé et fixe Anas qui lui crie d’autres menaces et insultes. À ce moment-là, l’institutrice revient. Anas se tait immédiatement, faisant mine de rien. Idriss est toujours bouleversé. Elle ne remarque rien : très occupée et en retard, elle demande aux enfants de regagner leurs places. Personne ne lui a relaté la scène.

27Dans de telles situations, ma posture méthodologique n’est pas tenable. Mon éthique personnelle me dicte d’intervenir et ma réaction n’advient même pas sous forme de décision réfléchie, mais dans l’immédiateté : comme une impulsion. Réfléchissant après-coup, je me demande ce qu’une telle réaction peut avoir comme conséquences pour les enfants. Car non seulement je n’ai pas pour habitude d’intervenir dans leurs affaires, mais je ne les touche jamais en premier non plus : tout contact physique survient par la décision et l’initiative des enfants eux-mêmes.

28Ces situations extrêmes ont un effet grossissant sur des tensions entre éthique personnelle et déontologie de terrain – question qui peut se formuler en termes de neutralité : neutralisation de ses opinions et de ses jugements qui devrait impliquer l’abstention de prise de parti et de position. Intervenir, comme je l’ai suggéré plus haut, revient en quelque sorte à prendre le parti de l’institutrice, et aussi à manifester implicitement une opinion négative sur leurs conduites. Mais à quelles conditions puis-je me permettre de ne pas prendre position ? Quelles conditions, au contraire, imposent que j’intervienne ? Et comment ?

29Cependant, ces situations extrêmes ne se produisent pas couramment dans la vie des enfants. Les commentaires mêmes que les autres en font par la suite rendent compte du caractère atypique, voire anormal, de ce type d’évènements (expressions corporelles et verbales traduisant la gravité, ton confidentiel, etc.). La mise en suspens de l’ordre communément admis semble, du même coup, pouvoir justifier ma propre réaction.

Le chercheur objet de dispute

30Il est des situations où les traitements que me réservent certains enfants (surtout des filles) réduisent ma personne à un objet de contentieux. Je deviens le centre de velléités qui se résument dans l’expression « c’est MA Marie ! ». Mon corps est tiraillé entre plusieurs enfants qui veulent s’asseoir sur moi, me tenir la main, me coiffer les cheveux, etc. La recherche de proximité physique fonctionne alors comme l’appropriation de ma personne que se disputent deux, trois, quatre (voire plus) enfants. Il est toutefois intéressant de noter que les enfants qui sont en public les plus impliqués dans les contentieux autour de mon corps (possession exclusive, à l’exclusion d’autres enfants) ne cherchent aucunement à me toucher, à me tenir la main, à s’asseoir sur moi ou encore à me coiffer dans des situations où nous sommes seuls. On pourrait s’attendre, au contraire, à ce qu’ils profitent de ces moments privilégiés pour se perdre en effusions et jeux, mais il n’en est rien…

31Le point de ces propos tient au fait du respect de ma personne, et engage encore une fois des questions éthiques, personnelles et méthodologiques : jusqu’où aller dans l’implication ? Jusqu’où laisser les enfants faire ? Si l’exercice d’une autorité d’adulte constitue potentiellement un obstacle méthodologique et heuristique, l’effacement de l’autorité peut conduire à des dérives similaires, que ce soit vis-à-vis des enfants ou des adultes de leur entourage. Du point de vue de ces derniers, je suis censée me positionner en personne responsable, en défenseurs des normes adultes, pour prévenir tout débordement, et aussi pour protéger l’intégrité des enfants. Ma posture est d’autant plus ambiguë lorsque j’assume un statut officiel de bénévole dont la mission est de contribuer à l’éducation des enfants : il s’agit de faire preuve d’une autorité normative, en édictant ce qui est « bon » ou « mauvais ». Mais à quelle autorité puis-je légitimement prétendre auprès des enfants si, d’un autre côté, je les laisse tout faire impunément ? C’est non seulement la relation ethnographique avec les personnes (enfants et adultes) qui est en jeu, mais également l’accès au terrain.

32Prise dans ce dilemme, j’ai progressivement négocié un rôle de médiateur entre les adultes représentant l’autorité et les enfants. Une telle négociation n’a pu s’opérer qu’en passant beaucoup de temps avec les uns et les autres : la longue durée et la présence continue constituent le gage de la confiance mutuelle. En outre, avec les enfants, je jongle avec les différentes figures de l’autorité en vigueur entre eux, assumant à des degrés différents, et selon les contextes, le rôle du meneur qui « sait (faire) » des choses, ou le rôle du suiveur qui ne sait pas, qui est incompétent, voire « nul ». Alterner de cette manière les postures présente l’avantage de pouvoir à tout moment et légitimement (la légitimité étant essentielle pour être crédible et pour bénéficier de confiance) passer du rôle de celui qu’on écoute et qu’on suit, au rôle de celui qui écoute et apprend : ce qui est finalement le principe et le motif de toute recherche.

33Enfin, concernant les limites à poser face aux incursions objectivantes et instrumentalisantes envers mon corps et ma personne, je me suis également appropriée des codes et catégories (le plus souvent implicites) propres aux enfants et qui cadrent leurs activités. Si je me sens lésée ou en danger, je vais par exemple froncer les sourcils, crisper le nez, et m’exclamer « Maaaiseuuuh ! C’est pas du jeu ! ». L’attitude peut faire rire les adultes, et même certains enfants avec qui les relations débutent, mais elle est prise très au sérieux par la plupart d’entre eux, et se montre donc très efficace pour remettre une certaine distance et protéger mon intégrité.

Conclusion – Entre méthodologie et éthique, la neutralité comme leurre ?

34Des problèmes éthiques, méthodologiques et épistémologiques concernant le positionnement du chercheur au sein de dynamiques conflictuelles sur le terrain se posent de la même manière que l’on travaille auprès d’adultes ou d’enfants. Et si la gravité de ces conflits et de leurs conséquences paraît incommensurable, il s’agit en fait d’une question de points de vue.

35D’un point de vue d’adultes, l’importance des conflits entre enfants est souvent minimisée : il s’agit d’enfantillage dénoués de sérieux et de gravité. Mais de leur point de vue à eux, dans leurs vies, les disputes peuvent être porteuses d’enjeux très importants, éprouvants, graves, puisqu’il en va d’inclusions et exclusions de groupes d’ami(e)s, et donc de l’épanouissement social et personnel des enfants. Du point de vue du chercheur, que ce soit le positionnement dans des conflits entre enfants ou entre adultes, cela reste un dilemme épineux. Nos choix méthodologiques vont-ils induire une prise de parti pour un camp plutôt qu’un autre ? Vont-ils envenimer les relations entre personnes ? Vont-ils empêcher le bon déroulement de la recherche ?

36Dans tous les cas, il apparaît qu’il est question d’adaptations entre différents registres relationnels, et de négociations perpétuelles de sa place et de son statut, auprès de différentes personnes. Pour revenir à la question de la neutralité, on s’aperçoit que dans le déroulement du terrain, cette posture constitue un idéal irréalisable. Car même si le chercheur évite d’exprimer ses opinions sur ce qu’il voit et entend, il sera amené à y occuper une ou plusieurs places déterminées, qu’il le veuille ou non. Immanquablement, ce seront les personnes auprès desquelles il travaille qui lui confèreront des places. La neutralité du chercheur me semble plutôt se construire durant le travail interprétatif, lequel commence déjà lorsqu’il écrit (dans) son carnet de terrain. À ces moments-là, il pourra décrire ses positions et déconstruire les points de vue qu’il a ou a été amené à assumer (sans parler des points de vue – entendus comme positionnements culturels – qui l’habitent et d’où il regarde le monde avant même de commencer le terrain). Par cette déconstruction advient une prise de distance qui participe d’une objectivation que l’anthropologue pourra assumer pour se faire neutre, non devant et au sein de son terrain, mais devant ses données et matériaux (Caratini 2004).

37Enfin, on notera que des questions éthiques et méthodologiques soulèvent aussi des enjeux épistémologiques et théoriques.D’une part, se demander quelle(s) conséquence(s) une (non)intervention au sein d’une dynamique conflictuelle peut avoir sur le déroulement de la recherche, et examiner les manières dont différentes postures se négocient au fil du terrain, c’est poser la question des conditions de possibilité de production d’un certain savoir – qui est aussi un critère d’objectivation de ses analyses et de validation de ses interprétations (Caratini 2004).D’autre part, se poser ces questions, c’est aussi d’emblée réfléchir sur et déconstruire une série de catégories et de notions(« adultes », « autorité », « enfants », « conflit »)8 qui donnent accès à des pièces du puzzle constituant le processus d’émergence de la compréhension.

Bibliographie

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Notes

1 Cette contribution est le fruit d’une communication présentée à la Journée d’étude « Vivre & dire le conflit en sciences sociales », le 8 mai 2015, organisée au sein de l’Université de Liège par le Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle.

2  J’ai pris le parti de ne pas mener d’entretiens, même non-directifs, avec les enfants et leurs familles. Je me limite à des entretiens avec des adultes encadrants en milieux scolaire et associatif avec qui les rapports sont plus formels et distants, à quelques exceptions près. Pour les adultes avec lesquels je suis plus proche, je recueille ou entends recueillir des récits de vie, enregistrés ou non, selon les préférences de chacun. Avec les enfants, je procède uniquement en posant des questions de manière informelle, et en précisant souvent que ça m’intéresse pour mon travail. La manière de présenter ce dernier est précisée plus bas.

3  Pour les différentes figures d’adulte que peut assumer le chercheur auprès d’enfants, cf. Danic, Delalande & Rayou (2006). Une brève discussion de la notion d’autorité est proposée au fil du propos.

4  Le terme « respect » est utilisé par les adultes dans les différents contextes de mon terrain. Cependant, il est rarement défini explicitement comme dans la classe des Dauphins. Le plus souvent, c’est une conception du respect, comme « laisser tranquille », qui ressort. Parmi les cas particuliers, citons le respect entendu comme principe moral catégorique – au sens kantien (1980 [1787] : 49-61) – appuyé sur des valeurs vécues comme fondamentales. Tout manque de respect en ce sens est perçu comme une honte. Ainsi est entendu pour certains le respect des adultes par les enfants. Des parallèles seraient à faire avec les notions d’honneur (Gautheron 1991) et de sacré (Borgeaud 1994).

5  Pour des discussions éclairées sur cette notion, voir notamment Arendt (1972) et Kojève ([1942]2004).

6  Pour plus de détails sur ces sujets, cf. Delalande (2001) dont les observations présentent de nombreuses similarités avec les miennes.

7  Ces expressions sont utilisées par les politiques et la presse liégeois. Comme d’autres quartiers de la Ville, il est qualifié de « quartier d’actions prioritaires » dans le cadre du « Plan Fédéral des Grandes Villes » (http://www.liege.be/vie-communale/ladministration), identifié comme étant « à risque » pour la pauvreté, l’insécurité, l’insalubrité et la délinquance.

8  Une idée qui ne trouve pas place dans le corpus, mais qui mérite d’être mentionnée, est que l’assomption concernant la responsabilité des adultes envers les enfants reconduit à une construction socialement et culturellement inscrite des statuts d’adulte et d’enfant.

Pour citer cet article

Marie Campigotto, «– Note de recherche – Sujet de disputes ou objet de partage ? L’anthropologue au centre de conflits entre enfants de 5 à 8 ans (Liège, Belgique)», AnthropoChildren [En ligne], N°4 (janvier 2014) / Issue 4 (January 2014), URL : https://popups.uliege.be/2034-8517/index.php?id=1890.

A propos de : Marie Campigotto

Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle, Institut des Sciences Humaines et Sociales, Université de Liège, mcampigotto@doct.ulg.ac.be