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- N°5 (juillet 2015) / Issue 5 (July 2015)
- Réflexions épistémologiques sur l’ethnographie de l’enfance au prisme des rapports d’âge
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Réflexions épistémologiques sur l’ethnographie de l’enfance au prisme des rapports d’âge
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Le texte propose une analyse critique des enjeux méthodologiques qui se posent lors de l’accès au terrain ethnographique, et au moment de relater l’expérience des enfants. Basé sur un corpus de textes méthodologiques, l’article retrace l’histoire des débats en la matière et en discute les principaux volets. Seront alors identifiés les enjeux théoriques qui en découlent. L’objectif est de proposer un bilan de ce débat et de mettre en lumière certaines de ces limites. Une analyse critique de ma propre pratique d’enquête me permettra de mieux situer les principes théoriques et personnels, comme les dilemmes éthiques, qui ont influencé ma pratique de terrain. Cela m’amènera à discuter des risques scientifiques et politiques propres à une approche de la relation ethnographique avec les enfants qui serait uniquement conçue sur le modèle d’une relation entre enfants et adultes. J’interrogerai notamment la façon dont les informateurs et le chercheur sont catégorisés. En guise de conclusion, je proposerai une approche pragmatique et située des questions méthodologiques relatives à la recherche ethnographique auprès d’enfants.
Abstract
Epistemological reflections on the ethnography of childhood through the prism of age relations. The paper proposes a critical analysis of the methodological issues related to access to ethnographical fields, more precisely when it comes to relate the experience of children. Starting from a corpus of methodological texts, the article will recount the history of the methodological debate related to this topic and discuss their key issues. The aim is to critically assess and to highlight some of their limits. A critical analysis of my own ethnographical practice will enable to better locate the theoretical and personal principles, as well as the ethical dilemmas which have influenced my practice in doing fieldwork. This will bring me to discuss the scientific and political risks of thinking the ethnographical relation with children merely as an adult-child relation. More precisely, I will question the way the informant and the researcher are categorized. The conclusion will call for a pragmatic and situated approach to the methodological questions related to ethnographical research with children.
Tabla de contenidos
Introduction
1Les débats méthodologiques sur la recherche ethnographique auprès d’enfants en sciences sociales sont nombreux et se font souvent fort de prescrire « la bonne façon » de pratiquer l’observation participante avec des interlocuteurs inhabituels pour le chercheur (Lignier 2008 ; Delalande et al. 2006), comme par exemple la préconisation de s’intégrer à un groupe d’enfants (Lignier 2008 : 26-31 ; Corsaro 1985). Selon ce postulat, les enfants semblent faire l’objet d’une certaine essentialisation, ce qui contredit par ailleurs les thèses de ces mêmes auteurs (Lignier 2008 : 22) qui, d’un point de vue théorique, abordent l’enfance comme une construction sociale et une période de la vie devant être saisie à partir de plusieurs variables. Bien loin de ces préconisations méthodologiques, dans mon expérience aucune méthode ne s’est avérée valable de manière univoque et une fois pour toutes. Bien au contraire, je devais adapter mes outils selon la configuration spécifique de l’enquête et en fonction des différences intergénérationnelles entre les enfants et les adultes. Il m’est apparu nécessaire de prendre en considération le décalage entre des débats académiques – qui me laissaient quelque peu démunie sur le terrain ou qui m’apparaissaient comme des prêts-à-penser méthodologiques – et mes méthodes empiriques, voire « bricolées ». C’est à partir de ce hiatus que cet article discute les enjeux méthodologiques qui se posent derrière la volonté de saisir l’expérience des enfants d’un point de vue ethnographique.
2Dans un premier temps, je m’attacherai, sans prétention à l’exhaustivité, à discuter différents volets du débat méthodologique. Je procéderai ensuite à une analyse critique de ma recherche doctorale auprès des Roms en Italie (Sarcinelli 2014) où j’ai choisi comme interlocuteurs aussi bien des « adultes » que des « enfants »1. En guise de conclusion, je proposerai un bilan des éléments qui ressortiront de ces excursus afin d’interroger plusieurs préoccupations de la recherche ethnographique auprès d’enfants. Je mettrai notamment en lumière les risques de préconiser a priori certaines méthodes au détriment d’autres, sans tenir compte des objectifs spécifiques de l’enquête et de la manière dont les rapports d’âges se configurent dans un contexte donné.
L’enfance et les enfants comme objets ethnographiques
3Comme le rappellent les chercheurs qui se sont attachés à dresser des bilans (LeVine 2007 ; LeVine & New 2008 ; Bonnet 2012), l’étude de l’enfance fait depuis longtemps partie du paysage des études ethnographiques2. Cependant, un phénomène plus récent interroge la recherche ethnographique auprès d’enfants, à savoir la multiplication de centres de recherche et réseaux, de revues, et de manifestations sur le thème, ainsi que d’enseignements et de projets de recherches (Bolotta et al. sous presse ; Razy et al. 2012). Depuis les années 1980, ce champ a pris des formes diverses selon les contextes et les traditions académiques et scientifiques3allant de « sous-disciplines » (anthropologie, sociologie, histoire, etc. de l’enfance) à la dissolution disciplinaire ou à l’interdisciplinarité propre, par exemple, aux Childhood Studies anglo-saxonnes, en passant par des fédérations pluri- ou interdisciplinaires (Bolotta et al. sous presse). D’une part, ces décennies ont donné une forte impulsion au processus de constitution de l’enfance et des enfants comme objets d’étude à part entière, revendiquant la pertinence des sciences sociales en ce domaine (Sirota 2006), autrefois investi davantage par les approches psychologiques, psychanalytiques et pédagogiques. D’autre part, elles ont conduit, entre autres, à des reconfigurations méthodologiques : si auparavant les informateurs privilégiés étaient des adultes, les enfants sont passés du statut d’« objets d’investigation » à celui d’informateurs à part entière. Une telle position épistémologique suppose un examen critique de la manière d’aborder et de comprendre les enfants. Ainsi, des publications se sont intéressées aux précautions méthodologiques à prendre pour faire face à ces enquêtés « spéciaux » (Delalande, Danic & Rayou 2006 ; Fine & Sandstrom 1988 ; Morrow & Richard 1996).
Des renouvellements méthodologiques ?
4La possibilité de recourir aux enfants comme informateurs ne fait pas l’objet d’un consensus : la méthodologie adoptée par les différents chercheurs varie selon le statut accordé au sujet enfant (Sarcinelli 2014 : 51-57). Des choix qui ne sont pas, bien entendu, sans conséquences sur les données recueillies et leur interprétation. Dans une première phase, les chercheurs des nouvelles approches plaident pour des techniques d’enquête s’appuyant sur une multiplicité de moyens de communication plutôt que sur les entretiens classiques (Bonnet & Pourchez 2007 ; Danic 2006 ; James 1993). Plus récemment, des auteurs comme John M. Davis (1988) ont contesté l’idée que les enfants soient a priori à l’aise avec l’écriture, la peinture ou la production de contes : ces compétences ont souvent été apprises aux enfants par des adultes, notamment à travers la scolarisation. Cette première divergence méthodologique montre bien que chaque positionnement est le fruit d’une vision, plus ou moins revendiquée, de ce qu’est un enfant et des compétences qu’on lui prête.
5Le corollaire de ce débat concerne le rôle du chercheur dans la relation d’enquête avec des enfants. La première grande rupture méthodologique des New Childhood Studies et d’autres courants récents avec les travaux précédents porte précisément sur la revendication de s’« indigéniser » dans les mondes enfantins. Cette position a été synthétisée par Berry Mayall (2003) qui passe d’une « recherche sur les enfants » à une « recherche avec les enfants » : si la première n’accorde pas aux enfants le rôle d’informateurs, présupposant leur incompétence, la deuxième, qu’elle défend, préconise de se rapprocher de la vie des enfants à travers la méthode de l’observation participante. Cependant, différentes positions coexistent à l’intérieur de ce dernier courant. Une première position consiste à tenir « le rôle le moins adulte » [the least-adulte role] (Mandell 1988), s’approchant des enfants physiquement et symboliquement et dissimulant les différences, y compris physiques, entre les deux classes d’âge. Plus modérée est la position de Mayall (2003) qui trouve préférable d’adopter un rôle semi-participatif et une relation d’enquête basée sur une attitude non autoritaire, sans toutefois nier le statut d’adulte. Une troisième position, à mi-chemin, est celle de Berry Thorne (1993), laquelle reconnaît l’importance de la dissimulation, tout en exprimant une certaine difficulté à garder ce rôle sur le long terme. Cette question a aussi été débattue dans le contexte français. Dans leur ouvrage méthodologique, Delalande, Danic & Rayou (2006) s’abstiennent de se mêler des affaires des enfants. Wilfried Lignier (2008) plaide au contraire pour l’emploi de l’observation participante avec les enfants. Une posture intermédiaire est celle de Brougère (2006) qui prend ses distances à l’égard des adultes responsables afin de participer du côté des jeunes, tout en évitant de se montrer comme un adulte irresponsable.
L’enfant générique des débats méthodologiques
6Ces débats ne manquent pas, certes, de positions divergentes. Mais le présupposé sur lequel ceux-ci reposent me semble problématique. En dépit de leur diversité, ces positions ont en commun de figer l’image d’un enfant générique sans laisser de place à la diversité entre les enfants (Prout 2005). Dans ces débats, enfants et adultes redeviennent deux catégories a-historiques et dichotomiques. Dans les paragraphes suivants, on verra émerger des caractéristiques qui leur sont attribuées, notamment l’autorité à l’adulte et la vulnérabilité à l’enfant. Cela contredit l’effort théorique de ces mêmes courants, à savoir les démarches constructivistes qui se sont attachées à comprendre l’enfant comme une catégorie historiquement et socialement construite ; les études qui ont pensé la catégorie d’adulte et celle d’enfant de manière relationnelle (Alanen 2009 ; Mayall & Zehiher 2003) ; et les théories autour de l’enfant-acteur. Reposant sur une idée d’enfant et (d’adulte) abstraite, ces débats méthodologiques reproduisent et reconstruisent donc les enfants (et les adultes) comme une catégorie sociale univoque. Dans la mesure où ces débats méthodologiques considèrent les enfants uniquement en fonction de leur appartenance à une classe d’âge (enfant vs. adulte), l’informateur-enfant redevient une catégorie univoque. Ce faisant, ces auteurs reconstruisent l’enfance qu’ils avaient eux-mêmes déconstruite. Tout comme la recherche auprès des femmes court le risque de n’être abordée que sous la seule dimension du genre, penser les enfants uniquement du point de vue de leur classe d’âge peut conduire à négliger bien d’autres aspects susceptibles de jouer un rôle tout aussi important dans la rencontre ethnographique.
7Bien que ces approches aient accordé aux enfants la capacité d’être des interlocuteurs et de fournir des données au même titre que les adultes (Morrow & Richards 1996 : 98), le risque est de considérer les enfants en tant que catégorie d’informateurs à part, négligeant les caractéristiques sociales dont ils sont porteurs en tant qu’acteurs et l’appartenance à la société dans laquelle ils grandissent. Par exemple, le fait de préconiser des méthodes comme les dessins ou les comptes contribue à essentialiser une manière enfantine de s’exprimer, alors que les modalités de communication mises en avant comme « enfantines » sont profondément liées à la scolarisation. Quelle que soit la préconisation, si elle est destinée à tout enfant, elle ne tient pas compte des caractéristiques sociales dont ces interlocuteurs sont porteurs au même titre que les adultes. Par ailleurs, ces débats sur la méthodologie adaptée aux enfants ne mentionnent jamais le type de recherche et ses objectifs, comme si cette variable n’intervenait pas dans la prise de décision de la méthode à adopter.
8Or, si l’on veut vraiment reconnaître aux enfants le statut d’acteur, il faudrait les considérer comme porteurs de caractéristiques sociales au même titre que les adultes. Cela implique de rendre la catégorie d’enfant et la méthodologie d’enquête plus diversifiées et incertaines. Dans les pages à venir, je plaiderai pour une méthodologie située, c’est-à-dire adaptée à l’enquête, au contexte et aux enfants en question. Il me semble en effet que la pertinence d’une démarche, d’une méthodologie et d’un type de relation d’enquête avec les enfants peut varier de manière considérable. Les enfants n’ont guère le même statut dans chaque contexte ; les rapports d’âge se configurent de manière diverse et l’autorité des adultes sur les plus jeunes n’est pas un fait acquis de toute société. Il s’agit donc d’établir dans quelle mesure les interlocuteurs « enfants » qu’on interroge sont différents des interlocuteurs « adultes » et en tirer les conséquences d’un point de vue méthodologique. Une telle approche s’inscrit dans la continuité des celles des auteurs (Davis 1998 ; Gallacher & Gallagher 2008) qui ont souligné l’importance de reconnaître la variabilité des attitudes des enfants et la nécessité de choisir, selon le contexte, parmi une variété de principes éthiques, d’instruments et de rôles. En revanche, les débats qui ont cours jusqu’à présent semblent présupposer que la recherche ethnographique auprès d’enfants a un seul et unique objectif, à savoir rendre compte du point de vue de ces derniers. Sans nier que cette option soit un apport intéressant, se limiter au strict point de vue de l’enfant risque d’obérer le fait que celui-ci fait partie d’une société donnée au même titre que les adultes. À cet égard, il me semble important, avant de poursuivre l’analyse, de mieux saisir ce qui se joue derrière cette volonté de donner une place aux voix enfantines.
L’impact de la convention internationale des droits de l’enfant sur la recherche
9Pendant un certain nombre d’années, le fait de donner une voix aux enfants et de leur reconnaître le statut d’acteurs a été une condition sine qua non pour les chercheurs des New Childhood Studies (Christensen & Prout 2002 : 483). Ce courant semble marqué par la dimension politique propre aux champs de recherche liés à la reconnaissance et à la défense des droits d’une population, comme les gender studies et autres subaltern studies, même si les enfants ne sont pas eux-mêmes à l’origine de cette initiative (Bolotta et al. sous presse). Ainsi, pour révéler les voix des enfants, les chercheurs visent avant tout à augmenter leur capacité d’agir (empower). Toutefois, à l’intérieur de ces champs, il y a au moins trois courants quant à la manière de concevoir la voix et la culture enfantines.
10Le premier défend la spécificité des voix et des cultures enfantines (James 1998), mettant en avant leur homogénéité. Ainsi, les enfants sont appréhendés sous un angle exotisant et culturalisant : le risque est de retomber dans les pièges des premiers anthropologues face aux indigènes et d’oublier la capacité réflexive que le postmodernisme a apporté à la recherche (Clifford & Marcus, 1986). Sirkka Komulainen (2007) a reproché aux chercheurs inscrits dans ce paradigme de passer sous silence l’ambiguïté et la complexité de la communication humaine, surtout lorsqu’elle intervient entre adultes et enfants. Elle leur reproche de remplacer l’argument de l’incompétence des enfants par son opposé (à savoir la compétence des enfants), retombant dans une vision aussi essentialiste que la précédente. À l’inverse, l’auteure souligne que les enfants peuvent être à la fois vulnérables et compétents. Le deuxième courant reconnaît la variabilité des voix enfantines selon les caractéristiques sociales, sans questionner leur différence substantielle avec les voix des adultes (Mayall 1994). Le troisième insiste davantage sur la nécessité de saisir l’hétérogénéité des voix et des opinions des enfants (Davis 1998), tout en tenant compte de la multiplicité des modes de communication que les enfants, comme les adultes, adoptent.
11Enfin, en tant que membre d’un groupe considéré comme minoritaire, les enfants sont devenus les cibles de démarches participatives en vogue. Ce débat présente une certaine fracture générationnelle entre les fondateurs des New Childhood Studies et ceux qui sont rentrés dans le champ plus récemment. Les premiers soulignent le droit des enfants à la participation à la recherche et recourent aux méthodes participatives pour valoriser les connaissances enfantines négligées jusqu’alors afin de saisir plus profondément certains phénomènes sociaux (Kesby 2000). Les seconds déconstruisent et questionnent les présupposés de la démarche participative (Wyness 2013). Gallacher & Gallagher (2008) critiquent l’approche participative sur un triple volet : primo, elle opère une hiérarchie méthodologique où la participation complète des enfants serait a priori supérieure aux autres méthodes ; secundo, elle s’avère être une « panacée épistémologique et éthique » dès lors que la participation est devenue le moyen d’augmenter la capacité d’agency des enfants ; tertio, les partisans de l’approche participative font appel à des arguments éthiques et politiques pour démontrer les avantages épistémologiques d’une telle méthode. Enfin, ces auteurs remarquent que la participation des enfants à une enquête n’est pas forcément l’expression d’une agency enfantine, mais qu’elle peut aussi signifier leur adéquation aux attentes des adultes : la plupart des techniques utilisées pour impliquer les enfants dans la recherche sont des activités organisées par les chercheurs qui laissent donc peu de choix aux enfants. Effectivement, l’idée même de donner aux enfants le contrôle sur l’enquête relève plus d’une posture idéologique (et d’un droit que l’on n’accorde que rarement aux adultes informateurs) que d’une volonté d’impliquer véritablement les enfants dans le processus d’enquête. Le risque est d’instrumentaliser la voix de l’enfant – plutôt que de la dévoiler – et de sur-dimensionner la capacité d’agency des enfants comme la capacité d’« empowerment » des méthodes participatives.
L’idéologie des New Childhood Studies
12Des voix critiques ont pointé les bases idéologiques des premières approches des New Childhood Studies (Lancy 2012 ; Ryan 2008). Le contexte historique qui a vu l’émergence de ces studies permet de mieux les situer. La période des années 1980 et 1990 est marquée par une nouvelle sensibilité et une attention envers les valeurs et les affects autour de l’enfance ou, pour le dire avec Didier Fassin (2010), par une « économie morale »de l’enfance, c’est-à-dire par les vérités morales à travers lesquelles l’enfance est construite et qui se manifestent dans des discours, des actions, des politiques et des mobilisations. Tout comme de nombreuses « studies », les New Childhood Studies se sont constituées d’une façon plus ou moins explicite sur un propos appliqué et militant de protection et de participation des enfants saisi juridiquement par la Convention des Nations Unies des droits des enfants : aussi, les sciences sociales ont-elles mis en avant le devoir d’écouter les enfants et de les faire participer. Alors même qu’elles déconstruisent la notion occidentale d’enfance, sous-jacente à la déclaration de 1989, elles l’utilisent pour défendre leurs choix méthodologiques. Tout comme les militants, les chercheurs ont également une vision contradictoire des enfants : ils les considèrent à la fois comme des acteurs « faibles » auxquels il faut garantir le droit à la parole et comme des agents pleinement doués d’agency.
13Les conditions de construction de ce champ de recherche permettent de réfléchir aux conséquences épistémologiques de ces postures théoriques. Si l’on étudie des groupes définis comme une minorité par rapport à une supposée majorité, l’accent est mis sur les caractéristiques particulières qui les éloignent de l’identité dominante. Cela comporte certains risques : d’une part, le péril est d’aborder ces acteurs exclusivement en tant qu’enfants en oubliant d’autres facteurs qui jouent un rôle dans leur identité sociale et, d’autre part, de surestimer leur capacité d’action. La conséquence est de redoubler leur diversité et leur stigmatisation. Or les débats abordés jusqu’à présent semblent orientés par une vision ambivalente de l’enfant (Shanahan 2007), à la fois acteur et capable, mais aussi vulnérable et victime d’une société qui l’opprime et ne l’écoute pas. Cela apparaît d’une manière évidente dans la présentation des débats concernant les questions éthiques.
Éthique et enfance
14Quelques exemples de débats sur les questionnements éthiques concernant la recherche auprès d’enfants montrent bien que les débats sont construits autour d’aspects spécifiques, en raison du statut particulier des enfants au sein d’une société, y compris d’un point de vue juridique. Prenons le cas du consentement éclairé : il s’agit d’établir qui a le droit et le devoir de consentement et sur quelles bases. Bien que, récemment, des dispositifs légaux aient commencé à prendre en compte l’opinion des enfants (Lewis 2010), d’une façon générale il appartient aux parents ou aux tuteurs des enfants de donner le consentement à leur place. Pourtant, quelques voix affirmant que le consentement ne doit pas être l’apanage des seuls adultes se sont fait entendre. Les différentes positions reposent sur la manière d’évaluer les compétences enfantines. De nombreux auteurs reconnaissent qu’il faut opérer une distinction entre adultes et enfants, et entre les enfants les plus jeunes et dépendants et les adolescents. Mais, prenant quelques distances avec les critères de la psychologie du développement, ils remplacent le critère de l’âge biologique par celui de compétences acquises (Morrow & Richards 1996 : 95 ; Thompson 1992). Sur ces bases, certains auteurs ont proposé d’étendre au profit des enfants le droit au consentement. Thomas & O’Kane (1998 : 339) préconisent un accord explicite de la part de l’enfant et un accord implicite de la part des adultes responsables. Morrow & Richards (1996 : 94-95) proposent quant à eux de combiner la permission et l’assentiment et de remplacer le consentement éclairé des parents par le refus éclairé des enfants : les parents ou les tuteurs donnent au mineur la permission de participer au projet de recherche tandis que l’enfant donne son assentiment à être un sujet de la recherche. Les différents aspects de ce débat montrent les conflits entre plusieurs adultes (chercheurs, juristes, parents ou tuteurs) autour de ce que l’enfant est ou n’est pas encore, ce qu’il sait ou ne sait pas faire, ce qu’il peut ou ne peut pas faire, ce qui est bien ou mal qu’il fasse, voire ce qu’il a le droit ou non de faire.
15Si tous les chercheurs se sentent responsables vis-à-vis de leurs enquêtés, et de l’impact de leur recherche, la pression est d’autant plus forte qu’ils ont affaire à des enfants dont la vulnérabilité ne dépend pas uniquement de leur faiblesse physique et de leurs compétences limitées, mais aussi de leur manque d’autonomie politique et économique. Certains s’opposent aux attitudes excessivement protectrices qui peuvent réduire les possibilités de participation des enfants (Alderson 1995 : 97), et s’avérer être une manière subtile d’exercer un pouvoir et un contrôle sur eux (Thorne 1993). Selon Fine & Sandstrom (1988 : 26), quand bien même la diminution du déséquilibre de pouvoir entre enfants et adultes est souhaitable, le fait de se soustraire complètement au rôle d’adulte pourrait s’avérer problématique sur le plan éthique dans les rares situations de « vrai danger » (comme un enfant qui subit un accident), où le chercheur risque d’être tenu pour responsable moralement et parfois même juridiquement. Alderson (1995 : 102), quant à elle, privilégie la protection des enfants par rapport aux objectifs de la recherche. Elle souligne que les questions éthiques liées à la protection interviennent aussi (et peut-être d’une manière plus importante) lors de la diffusion des résultats, notamment pour ce qui concerne le risque de faire du sensationnel et de représenter les enfants de façon erronée. Par contre, la défense des objectifs de la recherche au nom de la protection du droit de l’enfant à être entendu se fait au détriment d’une prise en compte du droit des parents. Les chercheurs risquent ainsi de hiérarchiser les exigences éthiques de la recherche et celles des adultes de l’entourage de l’enfant, ce qui me semble poser, en soi, des problèmes éthiques qui méritent d’être pris en compte. À l’opposé, Prout & Christensen (2002) plaident pour une symétrie éthique entre enfants et adultes.
16À mon sens, ces réflexions demeurent très générales et courent le risque d’une dérive vers l’absolutisme éthique, alors que le type de problème éthique qui se pose dépend de la situation et des caractéristiques sociales des enfants en question. À cet égard, un apport intéressant est celui de Meira Weiss (1998) qui aborde les questions éthiques à partir de sa propre enquête auprès d’enfants ayant des malformations physiques visibles. Bien qu’on puisse faire le reproche à Weiss d’avoir elle aussi imposé ses propres visions du bien-être des enfants au détriment de celles des adultes responsables, il faut lui reconnaître l’effort de donner un aperçu plus réel de l’inconfort et des risques inhérents à la tentative de respecter les exigences éthiques du travail d’enquête auprès d’enfants.
De la valeur heuristique de l’inconfort méthodologique
17Cet excursus a permis de souligner les risques inhérents aux méthodologies qui se basent sur une seule caractéristique de nos interlocuteurs, en l’occurrence le fait d’être désignés comme des enfants. Si l’âge influence la relation d’enquête et la récolte des données, les enfants ne sont pas une catégorie homogène et il ne suffit pas d’appliquer les méthodologies proposées pour toute enquête auprès d’eux. Je m’attacherai donc à défendre l’idée que la méthodologie doit prendre en compte quatre éléments, à savoir le contexte, les objectifs et les contraintes d’une enquête (durée, moyens), les caractéristiques sociales des enfants en question et le système des classes d’âge et des rapports d’âge dans le milieu étudié. Faire l’économie de cette analyse au préalable et pendant le terrain risque de détacher les enfants de l’histoire, du contexte sociopolitique et des relations sociales dans lesquels leurs existences sont ancrées. C’est dans le souci d’une méthodologie socialement et historiquement située que j’ai approché mon terrain sur l’enfance rom en Italie. Je vais montrer pourquoi je n’ai pas limité mon corpus à un seul groupe d’âge, mais au contraire inclus des adultes, des enfants et des adolescents, ce choix étant à contre-courant des recherches conduites tant auprès d’enfants que des minorités tsiganes4.
18Un premier élément dans l’élaboration de la méthodologie d’enquête concerne le contexte, les objectifs et les contraintes d’une enquête. Réalisant une thèse de doctorat en anthropologie dans le cadre d’une Convention Cifre5 avec l’ONG Médecins du Monde, j’ai été inévitablement confrontée à la difficulté de concilier objectifs scientifiques et intérêts opérationnels (Sarcinelli 2014 : 16-22). Me proposant de saisir, dans un même mouvement, la question de l’enfance, de la parentalité et de l’expérience subjective des parents et des enfants, il était indispensable d’avoir accès aux différentes générations. C’est la raison pour laquelle l’objet même de l’enquête n’était pas conciliable avec la mise à distance des adultes et l’intégration des seuls enfants. Par ailleurs, le contexte même de la recherche sur le terrain m’a poussée à multiplier mes interlocuteurs. Je me suis rapidement aperçue que je ne pouvais ignorer les adultes au nom d’une méthode de recherche « avec les enfants » sous peine de perdre toute crédibilité auprès du réseau de la famille élargie. C’était au contraire en tissant des relations significatives avec les adultes, tout en respectant leur système de rapports d’âge, que j’avais une chance de me rapprocher des enfants. Les contraintes de l’enquête provenaient aussi du fait que la relation avec les enfants s’était établie sous la supervision, voire le contrôle plus ou moins explicite, de leur famille et dans le cadre des contraintes dictées par les rapports de pouvoir qui structurent les relations au sein des familles élargies que j’ai fréquentées.
19Un deuxième élément est la prise en compte de l’ensemble des caractéristiques sociales de mes interlocuteurs. La distance qui me séparait de mes interlocuteurs dépendait moins de l’âge que des barrières sociales et morales qui structurent les rapports entre ces minorités et la société dite majoritaire. Pour minimiser ma distance sociale, l’ouverture aux adultes était d’autant plus indispensable que ma position de chercheuse m’empêchait d’avoir un rôle identifiable aux yeux de mes interlocuteurs, me mettant dans une position peu commune, au minimum suspecte, voire résolument ambiguë (Moore 2009). Dans la première phase du terrain, mes interlocuteurs me considérait soit comme une « idiote » (car j’aurais pu mieux gagner ma vie en faisant autre chose) soit comme quelqu’un de « très riche », ou encore pour un imposteur qui cache quelque chose : une travailleuse sociale, une institutrice ou bien une policière. S’attendant à ce que je tente de leur apprendre les valeurs et les normes à transmettre à leurs enfants, j’étais au départ la cible de leurs stratégies pour échapper aux reproches que les acteurs non roms ont l’habitude de leur adresser, notamment en ce qui concerne la scolarisation et, plus généralement, l’éducation des enfants. Afin de franchir les frontières symboliques me séparant des familles, j’ai dû me mêler à leur vie quotidienne et me démarquer des propos et des sentiments moraux exprimés par les acteurs non roms : la peur, le dégoût ou l’indignation.
20Enfin, la méthode, progressivement élaborée, s’est basée sur la notion émique d’enfance et d’âge adulte, du système des classes d’âge et des rapports d’âge dans le contexte de l’enquête. Bien que, dans les familles, lepassage soit abrupt entre le statut d’enfant et celui d’adulte avec le rite du mariage6, il n’y a pas pour autant une distinction nette entre les rôles attendus pour les deux catégories d’âge (l’enfant et l’adulte). Tout individu a, dès son très jeune âge, des responsabilités vis-à-vis des personnes plus jeunes : les garçons comme les filles connaissent une double appartenance au groupe des enfants et au groupe d’individus sexués quiexercent séparément un ensemble de tâches connues sous le nom de « travail ». Par exemple le ménage pour les femmes et pour les hommes des formes d’activités économiques semi-légales ou totalement illégales (Sarcinelli 2015). Les débats méthodologiques examinés plus haut présupposent, en revanche, que toute société se fonde sur l’opposition binaire entre autorité adulte et dépendance des enfants, tenant pour universel un trait propre à un contexte socio-économique et culturel daté et localisé. En revanche, l’idée de renoncer à l’autorité adulte pour s’intégrer au groupe d’enfants perdait ici tout son sens. Il en va d’ailleurs de même pour l’autre pôle de l’opposition binaire enfants-adultes, à savoir la figure de l’« adulte-chercheur ». En tant que célibataire plutôt jeune, mais que l’on soupçonnait d’être entrée dans la vie sexuelle active (donc, en tant que femme, ayant franchi la transition à l’âge adulte), j’avais un statut ambigu et à mi-chemin entre celui de la fille et de la femme.
21Ces exemples extraits de mon travail de terrain montrent que les méthodes généralement mises en avant et adoptées dans les recherches auprès d’enfants reposent souvent sur des notions génériques et opposées, telles que l’« adulte chercheur » et l’« enfant interlocuteur ». Le risque est alors d’homogénéiser et d’essentialiser non seulement les enfants, mais aussi les chercheurs, et de réduire la relation d’enquête à un rapport d’âge. À l’inverse, j’ai adopté une méthodologie qui tenait compte des différentes caractéristiques sociales du chercheur et de l’ensemble de mes interlocuteurs. Une attitude réflexive a enfin permis de comprendre les modalités de participation, les différents aspects du processus de négociation de la présence sur le terrain et de la rencontre ethnographique. La prise en compte des quatre éléments ici examinés (le contexte, les contraintes et les objectifs de l’enquête ; les caractéristiques sociales des enfants en question et le système des rapports d’âge dans leur famille d’origine) m’a conduit à engager différents types de relations d’enquête que je vais maintenant illustrer.
L’ethnographie sédentaire et l’ethnographie itinérante
22Une première partie du terrain a été réalisée en 2009, d’avril à mi-juillet, et en septembre et octobre. Avant l’été, j’ai suivi le débat public, réalisé des entretiens exploratoires pour cartographier la présence associative et mener des observations préliminaires dans le plus grand campo nomadi7 municipal, dans les bidonvilles milanais et dans un quartier considéré par les autorités publiques comme un « camp non autorisé mais toléré ». Dans la période de septembre-octobre 2009, j’ai démarré une enquête ethnographique dans le camp non autorisé. Le groupe des familles vivant sur le camp se compose principalement de rescapés arrivés en Italie lors des flux migratoires des années 1980 et 1990, en provenance de l’actuelle Serbie (à l’époque Yougoslavie). N’ayant jamais fait l’objet d’aucune politique sociale d’accueil et a fortiori d’insertion, ils sont encore aujourd’hui, après trente ans de présence sur le territoire italien, en situation irrégulière. Après avoir vécu des nombreuses années en caravane, à la fin des années 1980, ils ont acheté d’anciennes terres agricoles en suivant la procédure officielle et construit des maisons sans permis.
23J’ai d’abord adopté une méthode de recherche avec les enfants. J’ai ensuite constaté que je ne pouvais pas me contenter de faire une ethnographie de la vie enfantine et qu’il me fallait aussi appréhender celle-ci à la lumière de son imbrication avec les mondes des adultes, notamment avec l’expérience des parents. J’ai ainsi décidé de modifier mon corpus en incluant, outre les enfants, parents et grands-parents, et en tissant des relations surtout avec les femmes. J’ai réorienté les objectifs de l’enquête autour de la relation entre rapports sociaux de genre, de « race »8 et d’âge intrafamiliaux et intercommunautaires, et les rapports d’enfants et parents avec les pouvoirs publics et la société locale. Cela m’a amené à prendre la mesure des écarts entre les techniques d’enquête – basées sur le maintien d’une distance symbolique par rapport au groupe d’adultes – et la nécessité de s’intégrer aux groupes d’enfants. Outre cette enquête, j’ai réalisé une ethnographie « itinérante » consistant à suivre une famille rom migrante vivant entre la rue et les bidonvilles. J’ai décidé de limiter mon unité d’étude en raison des déplacements continus des habitants des bidonvilles à cause des expulsions. Il s’agit des Roms migrants faisant des allers-retours entre l’Italie et la Roumanie depuis les années 2000. Je me suis laissé conduire en ville par la famille Gheorghe à travers « leurs » lieux (bidonvilles, places, écoles, structures sanitaires, etc.), comme l’avait déjà fait Claudia Girola (1996) pour les personnes « à la rue » qu’elle étudiait en région parisienne.
Les différents rôles du chercheur
24Tout au long de l’enquête, j’ai construit des relations de nature différente selon la famille ou l’enfant rencontré. Je vais illustrer cinq types de relations que j’ai établis : l’intégration au monde enfantin, l’intégration au groupe des femmes, l’intégration au monde adulte, l’intégration dans la famille et, enfin, l’intégration avec les jeunes filles. Pour ce qui est de l’intégration au monde enfantin, je citerai le cas de la famille élargie Vlancovic9 qui vit dans une cour un sein du campement toléré, et dont les membres sont éparpillés entre maisons et camping-cars.
25Figure 1=La cour de la famille Vlancovic10
26Ayant connu les Vlancovic dans les premiers mois de mon terrain, et ignorant l’importance de nouer des relations avec les adultes, j’ai tissé des liens avec le groupe des cousins (âgés de trois à treize ans) : je participais aux jeux dans la cour devant la maison principale, aux tâches ménagères pour les filles et à la vie quotidienne. Cette proximité avec le groupe d’enfants impliquait toutefois une distance avec la famille, ce qui s’est révélé problématique sur le long terme pour les raisons évoquées plus haut.
27J’ai ensuite connu les Brenovic, une famille nucléaire composée de deux conjoints et quatre enfants, dont une fille. Bénéficiant d’une situation économique plutôt confortable, les Brenovic ont quitté la cour de la famille élargie pour construire une maison sur ce même campement. Il s’agit de l’une des familles les plus riches et importantes du réseau des familles élargies le plus ancien du camp. Nés dans les alentours de Belgrade, les conjoints Brenovic se sont mariés à peine adolescents et ont tous deux migré clandestinement en Italie où ils ont eu quatre enfants. Au fil des années, ils ont amélioré leur situation juridique, économique et de logement. Ils bénéficient d’une position sociale très élevée au sein du camp et de la famille élargie. Chez eux, je me suis rapprochée davantage des groupes sociaux qui m’étaient plus proches en termes de classe d’âge et de genre : les femmes, les filles et les jeunes enfants de la famille élargie. J’avais beaucoup plus de légitimité que chez les Vlencovic, ayant gagné la confiance des adultes. La position sociale très élevée des Brenovic au sein du camp et de la famille élargie m’a progressivement ouvert les portes des autres maisons et donné accès à d’autres enfants et femmes du camp.
28Une troisième voie d’entrée, que j’ai pu adopter avec plusieurs familles, a été l’intégration au monde des adultes. Cela a été le cas avec Svetlana qui est la seule adulte d’un foyer monoparental avec un seul enfant. C’était l’un des rares foyers où je pouvais passer du temps avec une seule personne. Un autre type d’intégration au monde adulte a été instauré avec la famille des Tencovic. Ayant été introduite chez eux par une institutrice dans l’objectif d’interviewer M. Tencovic, j’y ai été considérée d’emblée comme une femme émancipée qui ne pouvait pas être traitée de la même manière que les autres femmes du foyer. C’est pourquoi je n’ai pas été intégrée au groupe des femmes, mais que j’ai noué des liens avec le père de famille (qui s’est autoproclamé porte-parole du foyer) et, petit à petit, avec les femmes. Contrairement aux familles précédentes, dont la situation en termes de logement était plutôt stable, voire confortable, les Gheorghe sortaient d’un parcours d’insertion de deux ans et, au moment où je les ai connus, ils erraient entre bidonvilles, centres d’hébergements, rues et allers-retours entre Milan et leur ville d’origine en Roumanie. Assez rapidement, ils m’ont demandé de devenir la marraine de deux de leurs enfants et de leur mère. Ainsi, j’ai gagné le nom de « madrina » (« marraine ») : les adultes me déléguaient parfois des responsabilités vis-à-vis des enfants, me demandant par exemple d’aller les chercher à l’école ou m’utilisant comme « personne ressource » pour gérer les interactions avec les pouvoirs publics ou avec les militants. Cela m’a permis de nouer des liens étroits avec les enfants et les parents, sans m’intégrer au groupe des enfants comme je l’avais fait au début de l’enquête.
29Dans d’autres cas, j’ai pu m’intégrer à l’univers des jeunes filles, faisant valoir mon statut de jeune célibataire, mon genre et mon âge. Avec certaines, j’ai pu réaliser des entretiens informels sans négocier avec leurs parents. Leur spécificité n’était pas tant l’âge que leur rôle au sein de la famille : Alina (dix-sept ans) était déjà mariée, Miriam (dix-sept ans) jouait le rôle de sa mère dans la famille puisque sa propre mère était en prison depuis de nombreuses années et Alexandra (seize ans), installée en France, était venue en visite au camp chez ses cousines sans ses parents. Dans ces situations, la relation ethnographique que j’ai pu tisser dépendait plus de leur rôle au sein de la famille que de leur âge.
L’éthique à l’épreuve de l’enfance rom
30Dans un premier temps, j’ai cherché à adopter la position de la « symétrie éthique » proposée par Prout & Christensen (2002) : j’exposais mon rôle et mes objectifs aux enfants comme aux adultes. Je m’efforçais alors d’expliquer l’enquête d’une manière compréhensible par mes interlocuteurs. Contrairement à ce que laissent penser les débats méthodologiques évoqués ci-dessus, les adultes ne comprenaient pas mieux que les enfants. Au contraire, les plus petits, en raison de leur familiarité avec le monde scolaire, saisissaient le « devoir » que j’étais en train de faire parfois même mieux que leurs parents, souvent analphabètes. Toutefois, bien que le niveau de compréhension de la tâche que je m’attachais à accomplir fût parfois plus élevé pour les enfants que pour les adultes, ils avaient une moindre conscience des enjeux des représentations de leur « communauté » vis-à-vis de l’extérieur. Certes, les enfants (à partir de six ans) se montraient très conscients des enjeux liés à la présentation de soi à tenir en dehors du camp, mais ils n’arrivaient toutefois pas à faire le lien entre mon travail de recherche et l’impact de sa diffusion qui était en revanche très clair pour leurs parents.
31Pour ce qui concerne les droits des enfants et des parents, j’étais critique à l’égard de la position, revendiquée par de nombreux chercheurs, consistant à privilégier le respect et la protection de l’enfant au détriment de la prise en compte du point de vue des parents et des pratiques locales. Cette mise à l’écart des parents me semblait particulièrement problématique dans le cas de familles stigmatisées et disqualifiées. Mon effort a été celui de respecter à la fois le droit des enfants à s’exprimer et celui des parents à avoir un rôle dans les décisions concernant leurs enfants, y compris leur souci de les protéger d’une relation d’enquête. Pouvais-je m’arroger le droit de tracer la ligne de démarcation entre le droit de l’enfant et celui des parents ? Quel droit avais-je d’interférer dans ces décisions concernant des enfants qui étaient pour moi jusqu’alors des inconnus ? Au cours de la relation d’enquête, l’affaire s’est avérée bien plus épineuse et la prétention de pouvoir toujours respecter les droits des uns et des autres est rapidement devenue irréaliste. Si, pendant la négociation de ma place sur le terrain, je me suis intégrée suivant les règles à la base des rapports sociaux de sexe et d’âge, je me suis par la suite retrouvée dans l’impossibilité de concilier des points de vue manifestement divergents. Ma ferme intention de prendre en considération et de respecter les droits des enfants et des parents s’est avérée particulièrement problématique compte tenu des tensions intergénérationnelles qui caractérisaient les relations familiales et interfamiliales. Mes interlocuteurs privilégiés, femmes, jeunes filles et enfants, occupent les échelons les plus bas des rapports hiérarchiques au sein de la famille élargie. Avoir accès à leur point de vue sur des questions délicates impliquait nécessairement de dépasser les limites qui m’étaient imposées par les hommes. Je me suis retrouvée, en tant que chercheuse, mêlée aux contradictions propres aux rapports de pouvoir qui règnent au sein des familles. Jusqu’à quel point respecter ces dynamiques de domination ? Les subvertir signifiait-il faire appel à un autre rapport de pouvoir, celui entre une chercheuse et ses interlocuteurs ? Tout choix m’apparaissait comme éthiquement problématique. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de trancher cette question une fois pour toutes, j’ai préféré, lors de la rédaction de la thèse, restituer la manière dont j’avais pu faire face à cette interrogation pendant les différentes phases de l’enquête, depuis la négociation d’une place sur le terrain jusqu’à l’écriture en vue de la restitution de l’enquête à mes interlocuteurs. J’ai souvent pris le parti de « trahir » les hommes qui m’avaient ouvert les portes de leur foyer pour me rendre complice de leurs femmes et enfants, leur accordant le droit de choisir de partager avec moi ce qu’ils souhaitaient. Ces « transgressions » m’ont valu des réprimandes et des moments de tensions. Si le fait d’apparaître dans une recherche scientifique peut constituer une recherche de reconnaissance sociale (Béliard & Eidelimann 2008), je doute que les tensions que ma présence a engendrées et les doutes que nos conversations ont soulevés chez les jeunes filles aient représenté un quelconque bénéfice pour elles, au moins sur le court terme.
32Dans l’enquête sur des « terrains minés » (Albera 2001), de surcroît sur l’enfance, le risque est grand d’être instrumentalisée ou bien de se voir accusée d’une sympathie exagérée ou, au contraire, d’un manque d’empathie, y compris quand on a affaire à un public de chercheurs. J’ai été, dans divers milieux académiques, exhortée à prendre position du côté des parents ou des enfants ou bien accusée de contribuer à donner une mauvaise image ou, au contraire, une image idyllique des minorités roms. Il est certainement indispensable de peser soigneusement les enjeux éthiques inhérents à la question de la représentation. Compte tenu de la tendance aux généralisations particulièrement importantes vis-à-vis des minorités roms, il est possible que mes données et mes analyses soient considérées comme représentant la situation de l’ensemble des enfants catégorisés comme roms. Si les enfants sont particulièrement vulnérables à cet égard, les enjeux de ces représentations touchaient aussi bien les enfants que leurs familles. En définitive, les dilemmes éthiques interviennent à chaque étape du parcours de recherche, de la rencontre ethnographique à la restitution, en passant par l’écriture. Ils accompagnent le chercheur au-delà de sa recherche dans un engagement qui, tout en reposant sur les connaissances recueillies lors de l’enquête – et sur une certaine « autorité de l’ethnographe » s’il en a encore (Clifford 1983) –, relève de la sphère où les limites entre les rôles de chercheuse et citoyenne se brouillent (Fassin 1998 : 43).
Conclusion
33Au fil de cet article, j’ai voulu restituer le cheminement et les raisons qui m’ont conduit à « choisir » ma façon de pratiquer une ethnographie auprès d’enfants dans l’objectif de produire une anthropologie sur, avec et autour des enfants et de l’enfance. S’il faut accorder aux approches des dernières décennies le mérite d’avoir apporté à la recherche scientifique un point de vue jusqu’alors négligé (celui des enfants), une analyse détaillée a pointé un certain décalage entre l’approche constructiviste dont la plupart de ces auteurs se revendiquent et leurs positionnements méthodologiques, qui semblent en revanche réifier à leur tour une supposée nature enfantine (Corsaro & Eder 1990 ; Delalande 2001 ; Lignier 2008).
34Si dans un premier temps, ces nouveaux courants se sont attachés à promouvoir l’émancipation des enfants, des voix critiques se sont récemment fait entendre au sein de ce même champ pour en dénoncer la dimension idéologique : Leena Alanen (2011 : 147-148), par exemple, se demande si les Childhood Studies représentent véritablement une science sociale critique comme elles le revendiquent… Ces positionnements laissent penser que le temps est venu de passer de à une nouvelle étape de l’ethnographie auprès des enfants afin d’éviter une sorte d’« essentialisme stratégique » (Helleiner 2001) voué à légitimer le recours à ces interlocuteurs particuliers. Sans nier les différences entre adultes et enfants, pas plus que le pouvoir inhérent aux relations adultes-enfants, il me semble toutefois que si l’on veut reconnaître véritablement les enfants comme des acteurs à part entière, il est crucial de se défaire d’une idée abstraite et universelle de l’enfant (opprimé par les adultes, menacé par le pouvoir du chercheur, capable de s’exprimer avec les dessins plus qu’avec la parole, vulnérable et donc à protéger) et de mettre en avant des images plus précises : des garçons et des filles de différents âges plus ou moins vulnérables, avec une capacité à interagir plus ou moins développée, issus d’une société déterminée où la relation enfant-adulte est plus ou moins basée sur l’autorité et dont les voix sont écoutées à des degrés variables. Le même principe s’applique pour la catégorie du chercheur doté lui aussi de caractéristiques sociales qui jouent un rôle dans la situation d’enquête. Cette approche réflexive, désormais acquise dans les enquêtes ethnographiques, ne semble pas aller de soi dans les recherches menées auprès d’enfants. L’heure est venue tirer les conséquences de la déconstruction de l’enfance et d’en prendre acte empiriquement. Cette posture implique de renoncer à une méthodologie a priori valable pour tout enfant et de chercher la plus pertinente selon les objectifs et les contraintes de l’enquête, le contexte étudié, les caractéristiques sociales des enfants en question et le système des rapports d’âge dans le groupe en question.
35Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur les conséquences de ces différentes positions méthodologiques sur les données produites. Que gagne-t-on à ce que l’on perd en faisant de la recherche ethnographique avec les enfants ? Lors de la conférence inaugurale du colloque À quelle discipline appartiennent les enfants ? Croisement, échanges et reconfigurations de la recherche autour de l’enfance11, l’anthropologue de l’enfance Spyros Spyrou a eu recours à la métaphore de la lampe pour montrer que lorsqu’on éclaire un aspect, d’autres vont forcément rester dans l’ombre. Cette image illustre efficacement ce qui se joue dans la controverse entre les partisans de la recherche sur les enfants et les défenseurs de la recherche avec les enfants. Pour poursuivre cette métaphore, je dirais qu’il existe différents types de lampes : les lampes de bureau qui illuminent un point circonscrit avec un faisceau puissant et qui servent à lire un livre (la culture enfantine) ; les plafonniers qui éclairent une chambre entière (l’enfant dans le contexte social). Chaque lampe et chaque méthode ont une fonction différente et éclairent certains objets plus que d’autres. L’éclairage n’est pas sans conséquence sur ce que l’on va saisir d’un contexte déterminé et ses conséquences sont aussi politiques. Si l’étude ethnographie de l’enfance se veut être vraiment critique, elle gagnerait à réfléchir davantage sur le prix à payer lorsque, en éclairant trop les enfants, on met les adultes qui les entourent dans l’ombre. Autrement dit, il faudrait prendre acte empiriquement et théoriquement des débats autour des connaissances situées : « L’objectivité finit par être à peu près une incorporation particulière et spécifique, sûrement pas la vision fausse promettant la transcendance de tout limites et responsabilités. La morale est simple : seule la perspective partielle promet une vision objective » (Haraway 1988 : 582-583).
36C’est à la lumière de ces réflexions que j’ai décidé, pour ma recherche doctorale, de « voir » ce que différents types de lampes pouvaient éclairer sur le sujet que je souhaitais appréhender. Ce faisant, je me suis probablement éloignée quelque peu du point de vue des enfants, sans y renoncer complètement. Mais j’y ai probablement gagné en situant précisément leur point de vue, leur expérience et leur vécu dans le contexte dans lequel ils grandissaient. Cette posture méthodologique et éthique m’a également permis de saisir la dimension relationnelle de l’enfance dans le cadre des rapports d’âges, une exigence qui a certes déjà été évoquée par d’autres auteurs (Cole & Durham 2007 ; Garnier 2014), mais qui mérite certainement d’être intégrée tout au long de l’enquête, à partir du choix du corpus et de la construction de la méthode. Enfin, s’intéresser aux rapports d’âge permet de saisir leur intersection avec les autres rapports sociaux de pouvoir : un travail qui n’aurait jamais été possible si je m’étais limitée à l’étude des cultures enfantines.
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Notes
1 Les guillemets soulignent que la frontière entre un âge et un autre, tout comme l’existence d’âges intermédiaires, dépend des contextes. Pour faciliter la lecture, j’utilise ici ces termes sans guillemets.
2 Le propos défendu repose également sur le bilan dressé dans ma thèse de doctorat (Sarcinelli 2014 : 40-51).
3 Un exemple relativement connu est celui des New Childhood Studies. L’ouvrage Constructing and Reconstructing Childhood (James & Prout 1990), le manifeste programmatique des New Childhood Studies, énonce des postulats : a) l’enfance est une construction sociale, une modalité historiquement déterminée de régulation et d’organisation sociale des rapports entre générations et une variable de l’analyse sociologique ; b) les enfants participent activement à la création de l’enfance ; c) ce nouveau paradigme doit participer à la reconstruction de l’enfance elle-même. En revanche, la France est marquée par une division disciplinaire entre l’anthropologie et la sociologie de l’enfance. S’inscrivant dans la même perspective de New Childhood Studies, la sociologie de l’enfance francophone est née au sein de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), tandis que le champ de recherche de l’anthropologie de l’enfance s’inscrit dans la continuité des enquêtes ethnologiques françaises sur l’enfance, qui avaient pour terrain de recherche principal l’Afrique et se focalisaient sur la petite enfance. Ces deux exemples montrent la diversité des traditions scientifiques et académiques. Pour un aperçu des différents contextes dans le monde, je renvoie au numéro 1 de la revue AnthropoChildren intitulé Anthropologie de l'enfance et des enfants à travers le monde (Razy et al. 2012).
4 S’opposant à l’approche adulto-centrique, les travaux d’anthropologie de l’enfance ont souvent privilégié le point de vue des enfants eux-mêmes au détriment de celui des adultes, tandis que le point de vue des enfants a été largement négligé par les enquêtes ethnographiques sur les minorités tsiganes, y compris lorsqu’elles prenaient pour objet l’enfance (Saletti Salza 2003 et 2010 ; Monasta 2005).
5 Convention Industrielle de Formation par la Recherche : http://www.anrt.asso.fr/fr/espace_cifre/accueil.jsp#.VYPbEFI6l1Q.
6 Cette transition consiste aussi, pour les filles, en un passage corporel (la perte de la virginité). Pour les garçons, il s’agit de l’acte du mariage, puisque il leur est permis d’avoir des relations sexuelles auparavant.
7 Les guillemets servent ici à indiquer que je me réfère ici au terme utilisé par les pouvoirs publics (et souvent aussi dans le langage commun) pour nommer des lieux habités par des Roms qui ont des statuts très différents. Je n’utiliserai pas par la suite les guillemets, mais je vais spécifier à chaque fois le type de lieu, qui sera ensuite nommé comme camp, quartier ou bidonville selon les cas.
8 Je me réfère ici à la notion de race en tant que construction sociale, fruit de la « pensée raciale », telle quelle est envisagée par Didier Fassin :« Contrairement à ce que l’on croit souvent, on est loin d’en avoir fini avec les races ou plus précisément avec la pensée raciale, c’est-à-dire la croyance et l’affirmation de différences biologiquement constitutives de populations. Cette croyance et cette affirmation n’impliquent pas de présupposés hiérarchiques, mais simplement des distinctions réputées naturelles » (2006 : 30).
9 J’ai eu recours à des pseudonymes et changé certaines caractéristiques sociales de mes interlocuteurs afin de garantir anonymat et confidentialité.
10 Illustration de Giulio Giorgi.
11 Conférence qui s’est tenue à l’EHESS les 23 et 24 mai 2013 [http://jediscenf2013. sciencesconf.org/]