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- N° 8 (2018) / Issue 8 (2018)
- La territorialité des enfants afghans dans le quartier Darvāzeh Ġār de Téhéran
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La territorialité des enfants afghans dans le quartier Darvāzeh Ġār de Téhéran
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Le quartier de Darvāzeh Ġār est situé au sud de la capitale iranienne et correspond, dans l’imaginaire collectif, à la réputation du quartier malfamé (extrême pauvreté, criminalité, drogue, prostitution…). Il est habité par une population hétérogène, migrante et temporaire. Parmi les habitants, le grand nombre d’enfants des familles afghanes nous a amené à réfléchir sur les représentations et les usages des enfants de l’espace urbain, en situations de migration. En étudiant les interactions et les représentations des habitants dans différents espaces du quartier, nous rencontrons des usages et pratiques qui peuvent parfois sembler conflictuels. Les enfants afghans, par leurs pratiques et représentations collectives, semblent se distinguer des autres groupes en territorialisant certains espaces. Tout en revendiquant leur identité ethnique au sein de ce quartier hétérogène, les enfants font ville en traçant des frontières symboliques par leurs jeux et pratiques quotidiennes.
Abstract
Afghan children’s territoriality inDarvāzeh Ġār, South Tehran. The quarter of Darvāzeh Ġār is one of southern neighborhoods of Tehran. In the Tehrani imagination this quarter corresponds to extreme poverty, criminality, drugs and prostitution. A heterogeneous, migrant and temporary population lives in this quarter. Among its habitants, an increasing number of children from Afghan families retained our attention about representations they might attribute to the urban space in this specific situation of migration. According to their daily habits and collective constructions of meaning about certain part of the quarter, Afghan children territorialize some urban spaces. While establishing specific practices and representations of different spaces in this heterogeneous quarter, this group of children seems to claim its ethnic identity and its rights on public spaces of the residential neighborhood.
Abstracto
La territorialidad de los niños afganos en el barrio Darvāzeh Ġār, Sur Teherán. Darvāzeh Ġār se situa al sur de la capital iraní y tiene, en el imaginario colectivo, una reputación de barrio malafamé : pobreza extrema, delincuencia, drogas y prostitución. Su población es heterogénea y se compone principalmente de migrantes quedándose para cortas estancias. Entre los vecinos, el gran nombre de niños de origen afganas nos llevó a reflexionar las representaciones y usos que estos niños tienen del espacio urbano. Al estudiar las interacciones y representaciones de los habitantes en diferentes áreas del barrio, encontramos usos y prácticas que a veces pueden parecer conflictivos. Los niños afganos, a través sus prácticas y representaciones colectivas, parecen distinguirse de otros grupos territorializando ciertos espacios públicos. Al mismo tiempo que reclaman su identidad étnica, los niños afirman sus ciudadanías dibujando límites simbólicos mediante sus juegos y prácticas diarias.
Inhoudstafel
Introduction
1À Téhéran, les « pratiques habitantes » marquent fortement la vie publique des quartiers résidentiels. À Darvāzeh Ġār, les espaces verts, conçus par les autorités municipales pour le grand nombre d’enfants vivant dans ce quartier, sont d’un grand intérêt analytique puisqu’ils montrent la superposition de l’action publique aux pratiques habitantes.
2En effet, les parcs publics de Darvāzeh Ġār sont le résultat d’une territorialisation du sud de la ville par la municipalité, aujourd’hui réappropriés par les enfants et les usagers de narcotiques à travers leurs propres pratiques urbaines. Nous considérons qu’un territoire ne peut être uniquement défini comme un espace mais qu’il doit être considéré dans une perspective qui prend en compte un système de valeurs et d’actions. Le point de départ de notre enquête est un espace commun (les parcs) où agissent des acteurs de profiles et de force d’action divergents : enfants, habitants du quartier, « toxicomanes », différents groupes ethniques et municipalité. Chacun de ces protagonistes détient une présence active qui s’affirme à travers ses actions incompatibles avec celles des autres. Partant, chaque protagoniste représente cet espace comme un territoire investi par ses actions propres. Nous partons du postulat que l’action née, avant tout, d’un système de valeurs1 propre à chaque catégorie de protagonistes. Les valeurs conduisent l’action et produisent la territorialité de chaque acteur sur l’espace. Autrement dit, elles engendrent les pratiques et les usages, propres à chaque catégorie, observables dans l’espace commun du parc. La territorialisation, c’est-à-dire le processus par lequel l’action, conduite dans un système de valeurs s’applique à l’espace, est le fil conducteur de notre étude2.
3Nous considérons donc l’acteur comme le vecteur de la mise en relation du territoire, de la territorialité et de la territorialisation. Pour cette étude, c’est l’enfant qui a été choisi comme l’acteur principal et suivi pendant ses interactions avec les autres protagonistes agissant sur l’espace du parc. Nous considérons l’enfant comme un acteur social3 qui non seulement agit sur le paysage social mais y crée, conformément à un système de valeurs, des pratiques et des usages. Ce présupposé théorique se vérifie à travers la réalité empirique de notre terrain où les enfants tiennent une présence active dans les espaces publics.
4Partant, nous nous interrogeons principalement sur les processus par lesquels cet acteur s’engage dans le dynamisme de territorialisation de l’espace du parc dans sa confrontation à d’autres usagers du lieu. Cette interrogation s’est forgée à la suite des études préliminaires réalisées sur le terrain et du questionnement de l’accès à la représentation enfantine de l’espace urbain. Comment l’analyse des pratiques enfantines dans l’espace du parc, met-elle en avant des conflits de valeurs et d’usage et en quoi ces derniers participent-ils à l’appropriation d’un lieu public ?
Darvāzeh Ġār, un lieu de passage
5Accrochée sur les piémonts de l’Alborz, la ville de Téhéran s’est peu à peu développée du sud vers le nord, de la plaine sèche et aride vers les pentes fraîches irriguées par une multitude de torrents et canaux. L’étalement urbain de la ville de Téhéran vers le nord révèle une ségrégation socio-spatiale forte entre un nord moderne et riche en opposition à un sud pauvre, traditionnel (Hourcade 1974), un habitat dense et fermé sur des voies étroites et des impasses. Le quartier de Darvāzeh Ġār constitue l’un de ces quartiers du sud. Il a été l’une des portes de Téhéran, caractérisé par ces grandes fosses, dont la terre a servi à des briqueteries : « Cet enlèvement constant de la terre a créé des fossés parfois de 12 mètres de profondeur en pleine ville, qu’on appelait Gowd (fossé, profondeur). »(Amir-Ebrahimi 1999 : 388) Au milieu des années 50, les premières politiques de destruction des fosses (gowd) ont eu lieu. Celles-ci étaient effectivement devenues le support de construction d’habitations informelles de familles arrivées à Téhéran pour le travail de provenance des provinces iraniennes.
6La présence de ces fosses à l’échelle de la ville et du quartier de Darvāzeh Ġār ont fait l’objet de premières interventions publiques à partir des années 1980. De 1979 à 1984, on assiste à la destruction des habitations des fosses, au goudronnage des rues, à l’alimentation en eau potable, ainsi qu’à un recensement des habitants du quartier pour les faire retourner dans leurs villages d’origine. Ce n’est qu’entre 1990 et 1998 que les fosses ont été transformées en parcs publics. Parmi de nombreuses fosses aménagées en parc on notera, en 1997, l’inauguration des parcs Khadjou Kermani, en lieu et place dela fosse Nadjibi, et Baharan, le terrain de notre enquête, en lieu et place de la fosse Arab-ha.
Figure 1 : Localisation de Darvāzeh Ġār dans la ville de Téhéran
7Comme indiqué dans le plan ci-dessus, le quartier de Darvāzeh Ġār se caractérise principalement par sa proximité au Grand Bazar et ses habitants temporaires. Les habitants de ce quartier sont pour une grande majorité des migrants s’installant près du Grand Bazar à la recherche du travail. En raison de sa fonction première de porte, Darvāzeh Ġār a toujours été considéré comme un lieu de passage. Shahri (2002) rapporte qu’à la moitié du 19ème siècle, les contrebandiers de la drogue, les prostitués, les sans-abris et quelques ouvriers migrants constituaient « la population de la porte ». Par leur proximité au Grand Bazar, considéré encore aujourd’hui comme un centre urbain symbole de commercialité et un pôle attractif important, les quartiers avoisinants servent de dortoir pour les travailleurs saisonniers et accueillent certaines fonctions comme le stockage de marchandises. Darvāzeh Ġār continue d’attirer des populations migrantes de profiles divers. Des hommes célibataires comme des familles entières de migrants s’y installent.
8Les migrants contemporains ont emprunté le chemin de Darvāzeh Ġār pour une courte durée et n’y sont pour la plupart pas restées, confirmant ainsi la vocation de passage du quartier. Celui-ci est propice à la mise en location de chambre pour des populations immigrées d’Iran ou des pays voisins tels que l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iraq. Parmi les habitants du quartier on remarque la présence des Ġorbat ; un groupe méprisé et poussé à l’exclusion, assimilé par des Iraniens aux « Tsiganes ». Ils sont originaires du nord de l’Iran et sont reconnus par leurs usages et pratiques inconciliables avec les mœurs dominantes de la société. Leur installation à Darvāzeh Ġār a été favorisée par la présence d’un marché illégal de narcotiques dans lequel ils sont largement investis. Parallèlement, une vague importante de migration dans le quartier concerne la migration de familles afghanes au cours des vingt dernières années pour fuir l’arrivée au pouvoir des Talibans dans leur pays.
9Selon les chiffres publiés par la mairie de Téhéran dans l’Atlas de Téhéran Métropole4, la population de moins de 14 ans constituait, en 2006, entre 21 et 26 % des habitants de ce quartier. Ce pourcentage de jeunes habitants, qui caractérise les quartiers du sud, est le plus élevé de tout Téhéran. Le nombre d’enfants qui circulent dans les rues et se déplacent individuellement ou en groupe est un trait distinctif de ces quartiers. Bien que le nombre officiel fasse défaut, les enfants des familles afghanes, de par leur représentativité et leur statut de migrant, constituent notre population d’étude. Ainsi, nous avons accordé une attention particulière aux enfants en tant que citoyens-acteurs à part entière et à leur usage des espaces publics du quartier. Le choix de la catégorie d’enfants issus des familles afghanes se justifie d’une part dans l’importance démographique de cette communauté et d’autre part, dans le statut de migrant et les dynamiques d’intégration ou d’appropriation qui, nous verrons, se jouent en grande partie par l’intermédiaire de la jeune génération.
Les enfants des familles afghanes à Darvāzeh Ġār
10Les familles afghanes que nous rencontrons à Darvāzeh Ġār ont été formées en Afghanistan et ont commencé leur parcours de migration vers le Pakistan, après la naissance du premier enfant dans leur village d’origine5. Le parcours s’est poursuivi en Iran, généralement après la naissance du deuxième et/ou du troisième enfant au Pakistan. En Iran, elles se sont installées pendant quelques années dans la ville d’Ispahan. C’est dans la troisième phase du parcours migratoire, et après la naissance des cadets à Ispahan, que toute la famille migre vers Téhéran. Les enfants de chaque famille sont ainsi nés tout au long de cette trajectoire. Généralement, un ou deux enfants naissent pendant le séjour à Téhéran. Dans leur perspective migratoire, les familles afghanes ne considèrent pas Darvāzeh Ġār comme leur destination finale. Le départ vers les banlieues ouest de Téhéran est souvent envisagé, notamment pour y retrouver leurs parents et de meilleures conditions de vie.
11La source de revenue de ces familles, vivant dans l’irrégularité – en raison des politiques hostiles de la République Islamique d’Iran vis-à-vis des immigrés afghans6 – provient en grande partie du Grand Bazar et des ateliers ou des stockages qui en dépendent. Les pères et les jeunes hommes y travaillent en tant que porteurs ou garçons de course. Les enfants (fille et garçon), eux, travaillent pour la plupart dans la rue en tant que vendeur ambulant ou dans des ateliers et commerces légaux ou illégaux se trouvant dans ce quartier ou à sa proximité. Ils entretiennent, par ce fait, un rapport quotidien et riche en interaction à l’espace de la ville. Ainsi, nous avons accordé une attention particulière aux enfants en tant que citoyens-acteurs à part entière et à leur usage des espaces publics du quartier.
12Nous proposons ici une définition contextualisée de la notion d’enfant puisque la période de l’enfance comprend différentes conceptions selon les cultures. Par enfant, nous endentons un être qui d’après son groupe socioculturel est dans un état de vulnérabilité biologique, sociale ou « morale ». Comme observé dans le cas de cette étude, nous soulignons que l’enfant, à l’exception des nouveau-nés qui sont dans un état de dépendance, devient un acteur actif dans l’économie de sa famille. Il n’est cependant pas entièrement autonome puisqu’il est dans un rapport d’interdépendance avec ses parents. Ces derniers le considèrent comme un membre actif qui participe au revenu global du foyer. Si la capacité enfantine à participer à l’économie familiale n’est pas considérée par tous les parents de la présente étude, la vulnérabilité morale de l’enfant est, quant à elle, largement partagée. Autrement dit, malgré toutes ses capacités d’autogestions biologiques et financière, d’après les parents afghans, l’enfant n’est pas un être autonome puisqu’il n’a pas encore acquis la force morale pour faire face aux immoralités de la société présentes dans l’espace public.
13Ainsi, un homme adulte est celui dont le langage est établi et il ne sera pas influencé par le langage de la rue. Il a également un comportement conforme aux coutumes de sa société d’origine et ne cèdera pas aux tentations de l’espace de la rue comme le vol par exemple. La frontière entre l’âge adulte et l’enfance selon les sexes est différemment désignée pour ces familles afghanes. Les filles deviennent particulièrement vulnérables vis-à-vis de l’espace de la rue à partir de l’âge de la puberté et doivent impérativement cesser de fréquenter cet espace notamment pour le travail. Néanmoins, durant leur enfance, les dangers d’immoralité (de langage et de comportement) les menacent tout autant que les enfants de sexe masculin. Les enfants qui ont participé à cette enquête ont entre 5 et 14 ans.
14C’est après les études des anthropologues culturalistes sur la socialisation et l’enculturation de l’enfant au sein de sa communauté culturelle (Mead 1928 ; Benedict 1938 ; Sapir 1949), qu’une nouvelle approche dans les sciences sociales a proposé de considérer le groupe d’enfants comme un groupe social à part avec sa propre construction de sens et ses règles de conduites. Les premiers chercheurs de l’enfance en Angleterre (Hardman 1973 ; La Fontaine 1986 ; Mayall 1994 ; Jenks 1996 ; James & Prout 1997) étaient convaincus que « l’enfance devrait être prise en compte comme une construction culturelle et un phénomène social qui change dans le temps et dans l’espace et qu’elle ne devrait pas être vue comme une période universelle de la dépendance »7. C’est à partir de ces arguments que l’enfance devient un objet indépendant. Les chercheurs commencent alors à s’intéresser à l’enfance en tant que construction sociale et la considèrent parfois comme une porte d’entrée pour l’étude d’une culture ethnique. C’est dans cette perspective que nous avons mené notre enquête.
Méthodologie d’enquête
15Les données empiriques de cet article sont issues des études de terrain menées dans le cadre d’une thèse en anthropologie ayant pour question de départ, les pratiques et les représentations des enfants travaillant en tant que vendeur ambulant ou mendiant dans les rues de Téhéran. S’inscrivant dans le cadre de l’anthropologie interprétative et une démarche inductive, elle procède par des méthodes ethnographiques et le recueil des pratiques et des représentations concernant des espaces urbains parcourus.
16Afin d’enquêter sur ces pratiques, nous sommes entrés sur le terrain par le biais des ONG locales installées dans le quartier de Darvāzeh Ġār. Ces ONG ont toutes la même démarche d’intervention. Elles ont établi des espaces éducatifs pour les enfants du quartier. Certaines de ces ONG offrent des activités éducatives et récréatives pour les enfants travailleurs sans avoir un cadre strict. Ainsi, les enfants sont libres de circuler, plus ou moins libres dans leur habillement et les matières éducatives sont variées et créatives. L’une de ces ONG a établi une école semi-officielle. Dans cette école, les horaires scolaires sont respectés, les enfants doivent porter un uniforme et la matière enseignée est celle des écoles officielles. Par contre, le diplôme obtenu dans cette école n’est pas reconnu par le ministère de l’Éducation de la République Islamiques d’Iran, mais par l’Embrassade de la République Islamique de l’Afghanistan.
17Nous sommes entrés en contact avec les enfants afghans par cette dernière ONG/école. Nous y avons enseigné et participé à des pratiques éducatives. Ce qui nous a permis de créer un rapport plus proche avec les enfants et de pouvoir les accompagner en dehors de l’espace de l’école.
18Une fois ce lien établi, l’enquête de terrain a été poursuivie en trois étapes. Dans un premier temps, nous avons tenté d’accéder aux représentations qu’ont ces jeunes de leur milieu urbain proche, à savoir le quartier résidentiel. Pour cela, nous avons proposé aux enfants de nous faire visiter le quartier et de commenter ses lieux. Comprendre le langage de l’enfant concernant l’espace urbain était l’un des premiers objectifs. Les propos d’enfants ont révélé un rapport dichotomique distinguant une qualité tantôt positive tantôt négative attribuée aux espaces du quartier. Nous avons recueillis des qualités qui unifiaient et d’autres qui différenciaient socialement, culturellement et symboliquement les lieux du quartier dans la perception enfantine. La population hétérogène de Darvāzeh Ġār se trouve par ailleurs au cœur de ces tensions socioculturelles. Il convient dorénavant de prendre la notion de frontière comme le témoin des tensions et les conflits qui animent les relations urbaines. De positionner le regard à l’intervalle des relations sociales et observer les limites qui se créent entre différents usagers des lieux.
19Dans un deuxième temps, nous nous sommes concentrés sur la verbalisation et la matérialisation de cette organisation spatiale afin de la rendre intelligible à l’analyse. Le rythme des déplacements, les parcours, les endroits appropriés ou chargés de sens qui semblent être au fondement de l’organisation spatiale dans l’usage des habitants ont constitué les premiers questionnements.
20Nous avons alors procédé par le croisement de plusieurs méthodes d’enquête. Afin d’approfondir les données empiriques recueillies lors du premier temps de l’enquête, nous avons invités ces mêmes enfants à reproduire visuellement leur quartier par le Jeu de Reconstruction Spatiale, suivi d’entretiens pour expliciter leurs représentations. Cette deuxième méthode prend ses racines dans les « mental maps » proposés par Kevin Lynch (1960) ; conçues pour accéder à la perception de l’espace urbain par des habitants ayant des niveaux de compétences hétérogènes (Ramadier & Bronner 2006).
21Le JRS (Ramadier & Depeau 2010) est une méthode qui permet, par un processus cognitif, d’accéder à la représentation enfantine de l’espace urbain et d’éclairer le lien qu’ont les enfants avec les espaces publics. Partant du postulat que ces représentations nous renseignent sur les expériences vécues de chaque individu au sein de son environnement urbain et qu’elles sont issues d’un système de valeurs traduit dans le rapport entretenu à l’espace, cette méthode a été utilisée pour creuser encore plus les expériences de l’enfant au sein de la ville, et d’accéder enfin au système de valeurs qui serait propre aux groupes d’enfants. La prétention de cette étude étant de s’inscrire dans une perspective culturelle, elle s’interroge sur l’existence des représentations collectives, un système de représentations partagé parmi le groupe d’enfants. Elle s’appuie ici sur les éléments qualitatifs de l’appropriation de l’espace urbain partagé dans un groupe d’enfants : Quels sont les espaces fréquentés et non fréquentés ? Quelles en sont les descriptions faites par les enfants ? Ainsi, l’attention est majoritairement portée sur les explications de l’enfant au cours du jeu.
22Les résultats obtenus par cette méthode, nous ont permis, face à une population enfantine avec qui il est difficile de mener des longues séances d’entretiens semi-directifs, de discuter et d’échanger à propos d’un thème rarement évoqué, à savoir l’espace urbain. Notre préoccupation était avant tout d’accéder à des représentations qui justifient différentes actions menées sur les espaces du quartier par les enfants. Nous nous sommes appuyés sur les éléments qualitatifs (valeurs) qui orientent l’action de l’appropriation de certains espaces par le groupe d’enfants. Cette action est collective et nous considérons que les représentations de chaque lieu et l’ensemble des valeurs qui conduisent l’action sont le produit d’une construction collective (cf. Figure 2 ci-dessous). Même si chaque enfant a été invité à réaliser individuellement sa carte du quartier, la présence inévitable de ses pairs a renforcé l’aspect collectif de ses reproductions et les échanges entre enquêtés lors du jeu se sont révélés très fructueux.
Figure 2 : Exemples des cartes de Darvāzeh Ġār produites par les enfants
Source : Ramieh-13 ans / Alireza-6 ans
23Pour vérifier ces représentations, qualifiées par la répugnance (qualité négative) ou l’intérêt d’un lieu (qualité positive), nous avons entrepris une troisième démarche d’enquête. Ainsi, les données recueillies par les deux premières étapes nous ont fourni des pistes pour observer les pratiques enfantines dans les espaces du quartier dont ils ont parlés. Des entretiens avec les habitants du quartier, dont les parents d’enfants, ont été réalisés afin de contextualiser socialement et historiquement les propos d’enfants. Nous considérons que ces représentations nous renseignent sur les expériences vécues, d’une part, sur le système socioculturel dans lequel baigne l’enfant, d’autre part.
24C’est donc le croisement des paroles et récits de ces derniers (obtenus par les visites de quartier et le JRS), les données empiriques de leurs pratiques dans les espaces du quartier et la recherche sur le cadre social du quartier, d’une part, la familiarisation avec les normes culturelles des familles, d’autre part, qui a confirmé l’hypothèse d’un rapport binaire de l’enfant aux espaces qui composent son quartier. L’expérience personnelle et/ou collective et le système de valeurs du groupe d’appartenance semblent générer une catégorisation des espaces : lieux évités/lieux appréciés. Il s’agit donc de remonter aux sources de la territorialité (actions, pratiques) par l’interprétation des représentations qui lui sont liées.
25La première étape de notre enquête, à savoir les entretiens lors des excursions, nous a révélé l’importance du parc Baharan et le bazar « des Afghans » dans la construction identitaire des enfants au sein du quartier. L’étape de la visualisation de la perception enfantine du quartier a validé l’exactitude des analyses faites à partir des premières données. Cette méthode nous a permis de redessiner un plan descriptif de Darvāzeh Ġār comme ce dernier se représente dans la perception enfantine (cf. Figure 3 ci-dessous). Cette nouvelle carte semble divisée par des frontières qui délimitent la territorialité des enfants afghans et de leur communauté par leurs pratiques quotidiennes, leurs rapports à l’espace et aux voisins. Autrement dit, les rapports socioculturels dessinent de nouvelles frontières symboliques au sein de Darvāzeh Ġār.
Frontières symboliques, frontières physiques
26Lors des visites de quartier avec les enfants des familles afghanes de Darvāzeh Ġār, nous avons constaté l’existence de frontières divisant le quartier en plusieurs espaces qui semblent être chargés de valeurs morale et culturelle. Comme l’illustrent les données de terrain exposées ci-dessous, par leurs interactions avec d’autres habitants (les usagers de narcotiques et les Ġorbat), les enfants afghans semblent dessiner des frontières symboliques à peine matérialisées. L’autorité municipale intervient, quant à elle, sur ces mêmes espaces selon son propre système de valeurs en introduisant parfois des frontières physiques.
27Les toxicomanes (mo’tād)qui font pourtant partie de la scène quotidienne du quartier, se trouvent, par exemple, parmi les éléments nettement évités par ces jeunes usagers. Les consommateurs de drogue à Darvāzeh Ġār sont majoritairement sans domicile et habitent dans les parcs et les ruelles du quartier. Pendant les saisons froides, ils se réfugient dans les « shelter » publics ou privés quelques heures par jour. À ce stade, nous avons très peu d’information sociologique sur cette population qui s’avère être très hétérogène du point de vue des parcours et des origines de ses individus. Elle est constituée d’hommes et de femmes. Les hommes sont toutefois majoritaires. En tant qu’observateur à Darvāzeh Ġār, la première chose qui frappe le regard est la présence massive des usagers de drogue dans des états physiques pitoyables, somnolant au bord de nombreuses rues, soigneusement évitées par les enfants. Aussi, certaines impasses, espaces verts, parcs et ponts piétons sont évités en raison de leur présence, considérée comme déplaisante.
28Les toxicomanes constituent un élément de répulsion créant des frontières spatialement marquées. Ces délimitations relèvent, d’une part, de l’ordre de l’interactionnel qui prend ses racines dans l’expérience et le vécu de l’enfant et, d’autre part, dans l’imaginaire collectif et les légendes attribuées au quartier. D’après les récits d’habitants, dont les parents des enfants enquêtés, le danger de rapt d’enfant est un caractère indissociable de ce lieu historiquement malfamé8.
29Lors d’une visite dans le quartier, les enfants nous ont cité une anecdote à propos d’une rencontre agressive avec des toxicomanes.
30La maîtresse9 : Vous venez jouer dans ce parc ?
31Tous les enfants : Non, pas beaucoup madame.
32- Pourquoi ?
33Sadaf (fille-11 ans) : On n’a pas l’habitude madame. Il y a plein de mo’tād ici.
34Farchid (garçon-10 ans) : On venait de temps en temps. L’autre jour Sadaf s’est fâchée contre nous et est venue s’asseoir sur le banc là-bas. Un mo’tād avait suivi Sadaf. Puis, elle a dit : un mo’tād m’a suivie. Puis, on s’est réuni tous sur le gazon, le gardien du parcétait là aussi, puis on s’est sauvé, on est rentré.
35[…]
36Sadaf : J’ai dit que je ne voulais pas jouer. Je suis allée m’asseoir sur le banc-là à côté du gazon. Puis un motard et deux autres hommes étaient assis, ils m’ont suivie, j’ai couru sur le gazon, tous les enfants m’ont entourée, et j’ai beaucoup pleuré.
37- Pourquoi t’as pleuré ?
38Sadaf : J’avais peur madame.
39- De quoi ?
40Sadaf : J’ai cru qu’ils allaient m’enlever.
41[…]
42- Farchid, quand vous avez vu que le motard a suivi Sadaf, qu’est-ce que vous avez fait ?
43Farchid : eh, on l’a appelée pour qu’elle vienne dedans.
44- Dans quoi ?
45Farchid : Dans l’espace gazon. On s’est réuni puis on est allé à côté du gardien, puis quand le motard est parti, on est rentré à la maison.
46Le parc dont il est question dans cet extrait est le parc Khadjou Kermani situé en face de l’école de l’ONG et caractérisé par la forte fréquentation de toxicomanes. Les enfants passent tous les jours devant mais n’y entrent presque jamais. Cet espace vert est, néanmoins, muni d’un terrain de jeu fermé et réservé à l’usage de ces derniers, où ils peuvent jouer sous contrôle des gardiens du parc et par conséquent à l’abri des dérangements de toxicomanes. Or, la présence de barrières est peu appréciée par les enfants. C’est ici que l’intervention publique est à prendre en compte comme un facteur déterminant dans l’équation d’actions menées par les acteurs en présence (enfants, usagers de drogue). Après quelques années d’utilisation libre, des barrières ont été installées matérialisant, de fait, une frontière physique concrète entre enfants et toxicodépendants.
47Un autre groupe d’usager des espaces du quartier que les enfants afghans évitent dans leurs déplacements est constitué par des enfants ġorbat. De nombreux récits témoignent des rencontres conflictuelles entre les enfants afghans et ces derniers. Pendant une excursion, les enfants afghans expliquent à leur enseignante, la raison pour laquelle ils ne jouent pas dans le même parc que les « Ġorbatis »10.
48- C’est qui les Ġorbatis ?
49Farchid : mmm, c’est comme, ils s’habillent différemment, par exemple certains d’entre eux ne portent pas de chaussures. Ils sont bagarreurs, s’ils viennent de l’autre parc dans celui-ci ils cherchent la bagarre. Par exemple, si on a un ballon ou un vélo, ils nous les prennent.
50Sadaf : Leurs vêtements sont différents des nôtres.
51- comment ?
52Sadaf : mmm, par exemple les grands, leurs mères portent ni tchador, ni manteau. Elles portent juste une jupe et un haut et elles sortent comme ça.
53- Et leurs garçons alors ? Comment ils s’habillent ?
54Farchid : leurs garçons veulent tout le temps quereller. Par exemple le ballon qu’ils n’ont pas, ils viennent le prendre à nous, par force.
55Sadaf : Un jour on rentrait de notre jeu, Jalal tenait un ballon, ils ont pris le ballon. J’ai beaucoup insisté pour qu’ils lui rendent, mais ils n’ont fait que la bagarre. Il a dit : ‘c’est à nous le ballon’. J’ai dit : ‘vous vous trompez, c’est à moi le ballon’.
56Farchid : ils ont tabassé Reza aussi.
57Sadaf : Madame, ici c’est le terrain des Ġorbatis. Ils font du sport tous les jours ici. Et nous souvent, on passe par ici. Ils nous insultent et tout ça. On fait comme si on ne comprenait pas. Mais parfois quand ils insultent les parents, là on se fâche.
58Ici, il s’agit du parc où les enfants afghans se retrouvent quotidiennement pour jouer. Ils en parlent comme un espace leur appartenant. Cependant, l’autre extrémité du parc leur reste méconnue et comme Farchid nous l’a expliqué, c’est la fréquentation des Ġorbat qui en est la cause. Dans les discours et les comportements des afghans (adulte et enfant), l’évitement du groupe ġorbat est omniprésent.
59Les contraintes spatiales du quartier (placettes, ruelles, impasses, habitats traditionnels) et les modes d’occupation (locations, chambres individuelles, maisons partagées entre plusieurs familles nucléaires) ne permettent pas de mettre directement en évidence la ségrégation ethnique. Même si les stratégies d’habitat des adultes (niveau social et réseau de connaissance, regroupement familial) induisent une certaine homogénéité culturelle dans les bâtiments les plus récents, il est quasiment impossible de caractériser les rues en fonction de l’appartenance ethnique de ses habitants. D’après les enfants afghans, certaines ruelles sont nommées « ruelles des Ġorbatis », malgré la présence d’habitants afghans dans le voisinage des Ġorbat. Ces rues, souvent évitées, illustrant l’idée que si l’organisation spatiale du quartier ne permet pas une vraie distinction dans la localisation des communautés, les afghans créent des frontières symboliques.
60Ces récits dévoilent les expériences d’hostilité entre jeunes de communautés différentes. Deux points majeurs sont à relever dans ces usages incompatibles de l’espace urbain. Les enfants afghans considèrent que les « Ġorbatis » : (i) sont différents puisqu’ils ne s’habillent pas comme eux ; et (ii) sont violents, puisque bagarreurs et impolis.
61En effet, le premier point trouve sa justification dans les codes de conduites propres à chaque communauté. Au sein de la communauté afghane, suivant les croyances religieuses et les coutumes des sociétés musulmanes traditionnelles, des règles strictes régissent la présence de la femme dans l’espace public. Celle-ci, tout comme la fille pubère, est tenue de limiter son apparition en public et d’y couvrir la totalité de son corps. De par leur présence prolongée dans l’espace public, les femmes ġorbat, habillées de façon non-conforme, rentrent en conflit avec les valeurs afghano-musulmanes.
62Le caractère bagarreur que les Afghans reconnaissent chez les Ġorbat semble correspondre à l’identité communautaire de ces derniers, toujours marginalisés par la société globale et les rapports de force inhérents à leur organisation sociale (Asfari 2017). Si dans leur perspective d’intégration, les Afghans optent pour le respect de leur population d’accueil, les Ġorbat, eux, ont toujours entretenus des rapports conflictuels avec leurs populations voisines. Considérés comme des « étrangers sans ascendance » par la société globale, les Ġorbat, de leur côté, mènent une attitude discriminatoire vis-à-vis des Afghans, leur renvoyant à leur tour l’image de l’étranger (Asfari 2015). Les frontières dessinées par les enfants afghans à l’encontre des Ġorbat relèvent donc de facteurs socioculturels. Selon la définition de l’« enfant » que nous avons proposée plus haut, il convient de souligner que la vision enfantine de l’espace urbain est fortement marquée par les valeurs morales des adultes11. L’expérience individuelle vient, à l’instar de la répugnance éprouvée à l’égard des toxicodépendants, renforcer la représentation collective du groupe d’enfants.
63Face à l’hétérogénéité culturelle du quartier, l’acteur public (la municipalité) ne joue pas ici un rôle déterminant. À la différence des conflits d’usages entre habitants (enfants versus toxicomanes) où les politiques publiques semblent intervenir selon leur compréhension des dynamiques sociales en cours sur le territoire, les conflits de valeurs (Afghans versus Ġorbat) ne relèvent évidemment pas de leur champ d’action. Si la municipalité ne semble pas appréhender, dans leur profondeur, les raisons et les formes d’usage enfantin de l’espace urbain, les enfants mènent, par eux-mêmes, des actions chargées de valeurs socioculturelles.
64La reconstruction symbolique des lieux par le groupe de pairs, témoigne de l’existence d’une certaine indépendance dans la représentation et des pratiques menées sur les lieux publics. Les représentations sont en partie formées à la suite des codes moraux et des valeurs culturelles du groupe ethnique. Toutefois, les expériences individuelles renforcent les constructions collectives du sens induisant ainsi des représentations de lieux sur lesquelles les pairs s’accordent. Ces représentations et les pratiques qui en découlent, aboutissent à un usage des lieux publics et à des actions propres à ce groupe d’enfants en tant qu’acteurs de la scène urbaine de leur quartier.
Figure 3 : Le plan descriptif du quartier de Darvāzeh Ġār
Le parc comme support de l’identité du groupe de pairs
65Le parc Baharan, l’un des trois grands parcs, construits sur les anciennes fosses, est aujourd’hui le plus fréquenté par les enquêtés. Toutefois, il convient de préciser que ce parc est notamment fréquenté et apprécié par les enfants avant l’adolescence. En grandissant, les enfants du sexe masculin acquièrent de plus en plus de liberté et cherchent à se divertir en dehors de leur quartier de résidence. Proche de la résidence de la plupart des familles afghanes, le parc Baharan bénéficie d’un espace plutôt dégagée, ce qui le différencie des espaces exigus de l’intérieur du quartier. L’absence de grillage, rend ce parc plus accessible que le parc Khadjou Kermani précédemment mentionné (cf. Figure 3 ci-dessus). Sa taille, les dénivelés et les buttes de terre permettent une séparation des catégories d’usagers : les usagers de narcotiques consomment des substances, les adultes Ġorbat jouent au football, les mères afghanes piqueniquent lors que leurs enfants se divertissent sur les terrains de jeu. Les parties ouest et nord sont contigües aux rues nommées « ruelles des Ġorbatis », la partie ouest connaît une présence irrégulière des usagers de narcotiques, tandis que la partie nord est souvent fréquentée par les enfants ġorbat. Par la proximité de leur domicile et la faible fréquentation des autres usagers, les enfants afghans se sont « approprié » la partie sud-est du parc et ne reconnaissent pas les autres parties de cet espace vert comme faisant partie du parc Baharan. Ceci semble relever, encore une fois, d’une conception symbolique des frontières appliquée à l’espace du parc.
66L’usage de l’espace du parc par les habitants afghans est toujours initié par les enfants. Pendant toute la durée de l’enquête, nous n’y avons jamais rencontré les pères des enfants. Les mères, elles, ne viennent au parc qu’en compagnie des enfants et n’investissent d’autres parties du parc que celle déjà «appropriée» par leurs enfants.
67Le terme « approprier » n’est pas choisi au hasard et ressort des propos de nos interlocuteurs. Ils portent un intérêt particulier à cet espace et le considèrent comme le « leur » en déclarant y passer leur « vie ». Le pronom possessif le « notre » (« notre parc ») ou l’ajout de l’adjectif « afghan » (« bazar des afghans ») expriment cette appropriation. Elle témoigne de la présence active des acteurs sur ces espaces et d’une représentation collective.
68Tandis que les signes d’attachement ou d’affection à l’égard d’un endroit précis du quartier sont rares, le parc Baharan apparaît comme le lieu favori des enfants; le lieu où les groupes de pairs et d’amis se forment, partageant une liste de jeux en guise de codes de conduites. Les amis s’y retrouvent et s’adonnent assidument à certains jeux spécifiques, comme jeu de cartes (portant les images des joueurs de football), jeux de ballon, jeu de billes, faire du vélo et un jeu de bagarre appelé « jeu afghan ». Les plus jeunes, de moins de 5 ans, utilisent les jeux (toboggan, balançoire) installés par la municipalité dans cette partie du parc. Cet espace procure une aire de liberté où les enfants se sentent protégés face aux perturbations d’un voisinage considéré comme hostile. Tous les individus, afghans ou iraniens, qui fréquentent cet espace respectent certaines règles et s’adonnent aux mêmes jeux. S’il arrive que des enfants ġorbat pénètrent cet espace et violent ses règles, en se baignant dans les bassins adjacents par exemple, ils seront aussitôt chassés par les usagers habituels, à savoir les enfants afghans.
69Sajjad (garçon afghan-8 ans) : Madame venez voir notre parc où on joue aux billes.
70Moi : Attention il y a des seringues ici (sous-entendu des canules de seringues. D’après le gardien du parc, qui prévient les enfants pieds-nu de l’autre côté du parc, le côté des Ġorbat).
71Sajjad : Il y a pas de mo’tād ici. Ils sont de l’autre côté.
72La saleté est l’un des facteurs basics par lequel les enfants afghans, ainsi que leurs parents, définissent Darvāzeh Ġār. Force est de constater, à travers ce dernier extrait, que la propreté de l’endroit approprié est reconnue et garantie. Ces jeunes usagers admettent parfaitement la propreté de l’espace qui leur appartient et certifient la non-intrusion des « autres ». La valeur et l’attachement qui y sont attribués sont le fruit d’une construction dans le temps et le résultat de la volonté de s’affirmer dans l’espace public du quartier. Tout comme l’établissement de frontières pour se protéger des toxicomanes, croire en la préservation du parc semble établir une frontière qui marque un usage collectif spatialisé. Ainsi, les valeurs partagées engendrent les actions communes : la territorialisation.
73« L’enfant découvre son propre milieu dans une interaction constante, en le transformant autant qu’il se laisse former, ce que l’on peut nommer l’appropriation. Lorsque les possibilités sont limitées, l’enfant ne peut que se contenter d’utiliser les failles entre les blocs d’interdits, les interstices négligés » (Chombart de Lauwe 1976 : 337).
74Dans le cas du parc Baharan, il semble que les blocs d’interdits soient posés par les enfants eux-mêmes comme expression de leur appartenance ethnique (préservation des usages communautaires, respect des codes moraux stricts, respect pour la propreté, besoin de créer des liens d’appartenance au lieu d’accueil). Les enfants afghans, dont il est question dans cette étude, ont pour la plupart séjourné à Ispahan avant d’émigrer vers Téhéran avec leur famille sans retour prévu. Darvāzeh Ġār est, pour eux, le seul choix actuel de domiciliation. La recherche de l’appropriation de l’espace semble jouer un rôle dans leur usage de ce nouvel environnement urbain. L’évitement autant que l’appropriation participent à l’identificationdes espaces, en tant que territoire, inhérentes à la constitution d’une identité propre.
75Le rapport des enfants à l’espace du parc Baharan nous parle d’une territorialité nourrissant l’existence d’une identité ethnique traduite sur l’espace public du quartier. Cette identité met en lumière ce qui unifie les enfants afghans autour de certaines pratiques et certaines valeurs. De la même manière qu’elle démontre ce qui les différencie socialement, culturellement et symboliquement de certains habitants de leur voisinage. C’est à partir du moment où il y a la volonté de s’identifier à son territoire de quartier (ancienneté, groupe dominant, identité nationale ou ethnique, etc.) que les rapports et les tensions se marquent. Par conséquent, la notion de territorialité prévaut sur la notion de territoire. Puisque qu’aucune frontière matérialisée ne peut être repérée, le territoire se dessine à travers le temps et l’espace, tandis que la territorialité « par sa désinence, renvoie à une réalité plus impondérable, tendancielle, et intègre ainsi les aléas temporels dans les modes d’appropriation de l’espace urbain » (Raulin 2007 : 105). Elle désigne le processus d’appropriation par l’application de ses valeurs à un espace donné, par l’exercice de ses pratiques.
76Ainsi, l’espace du parc est en quelque sorte, l’expression de l’expérience de la vie sociale de l’enfant afghan au sein du quartier. Les relations sociales positives, en opposition aux relations conflictuelles, agissent activement sur la construction des frontières, des territorialités et enfin d’une identité propre au sein du quartier.
Conclusion
77Les politiques publiques, qui ont transformé Téhéran dans une certaine vision de la modernité, ont négligé la prise en compte des quartiers du sud de la ville au bénéfice d’une extension vers le nord. Le revirement de la municipalité au début des années 90 et sa volonté d’aménager les anciennes fosses en parcs publics avait pour objectif de remettre le sud de la ville à l’ordre du jour dans la gestion municipale. Si ce nouveau souffle a tenté de transformer l’image du quartier par l’offre de nouveaux espaces publics et de nouveaux usages à des habitants socialement défavorisés, le résultat espéré n’a eu que peu d’effet sur la transformation du quartier. En effet, l’aménagement de parcs publics a favorisé un usage délibéré des consommateurs de narcotiques de l’espace public pour des pratiques que les autres habitants considèrent comme réservées à l’espace privé. De leur côté, les enfants afghans du quartier, malgré la répugnance qu’ils expriment envers ces « toxicomanes » et leurs pratiques sur l’espace public, n’ont pas attendu les décisions municipales pour y exercer leurs propres activités. Ils paraissent ici comme des acteurs qui se heurtent à des dynamiques interactionnelles dans l’espace public et qui s’adonnent à des processus de négociations en appliquant leur marge de manœuvre, aussi mince soit elle, pour revendiquer leur droit sur les espaces publics du quartier et d’y appliquer leur actions propres.
78Jusqu’à aujourd’hui, les politiques publiques se sont projetées une logique d’assainissement et d’éradication de ce qu’ils appellent les « pathologies » sans pour autant prendre en compte les dynamiques de négociation entre acteurs. Si les récentes études menées par le Bureau de Rénovation spécifique au quartier et en coordination avec la municipalité de Téhéran traduisent la volonté de traiter les problématiques inhérentes à Darvāzeh Ġār dans son ensemble12, il apparaît toutefois qu’elles se résument une fois de plus à une simple tabula rasa des problématiques sociales comme le montre l’appellation de « quartiers usés » dans les documents de planification (Saïdi-Sharouz 2013).
79D’après cette étude, nous mettons en avant l’idée que l’action des enfants afghans sur le parc traduit deux axes importants de la création d’une identité urbaine propre : d’une part, le conflit avec le groupe ġorbat, par soucis de distinction face à un autre groupe social culturellement différent, d’autre part, l’appartenance à un territoire par l’identification des « toxicomanes » comme une population dégradant l’image et la propreté du quartier. Par le premier axe (conflit de valeurs) nous constatons chez l’enfant la volonté de se distinguer culturellement vis-à-vis d’un « autre », reproduisant ainsi l’esprit de démarcation communautaire des adultes. Par le deuxième axe (conflit d’usage) nous observons l’impact du vécu social de l’enfant sur les actions qui le mènent à la territorialisation. Cette identité urbaine spatialisée met en exergue la présence de la communauté afghane sur l’espace du quartier et participe, dans un deuxième temps, à la constitution d’un système de valeurs (propreté du lieu, l’habillement des femmes, intégrité afghane) favorisant l’intégration de cette population dans l’environnement urbain de la ville d’accueil. Les enfants afghans, par leur présence plus importante dans l’espace public que celle des adultes de leur communauté, ainsi que par leurs productions collectives de représentations et de pratiques sont des vecteurs, en tant qu’acteurs-citoyens, de ce processus d’affirmation identitaire.
80L’anthropologie de l’enfance est dorénavant une porte d’entrée importante pour prendre en considération la catégorie d’enfants comme des usagers de l’espace public. Le groupe d’enfants peut être observé dans l’élaboration de signification attribuée aux lieux et l’établissement des règles de conduites propres à l’échelle du quartier. Au lieu de parler d’une culture générale (ici communautaire) à laquelle l’enfant est censé s’adapter pour devenir un être social, il a été question des pratiques créées au sein de groupe d’enfants qui peuvent contribuer, dans le cas de migration, à la modification de la culture communautaire. Il s’agit donc d’étudier le vécu social de l’enfant à travers l’emic enfantin.
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Voetnoten
1 Le terme « valeur » correspond ici à l’ensemble des normes, codes moraux et représentations d’un groupe culturel déterminant certains comportements de ses individus. Il se rapproche également de la définition qu’en donne Kluckhohn (1951), à savoir des orientations normatives de l’action qui peuvent être positives ou négatives, explicites ou implicites, organisées systématiquement au sein d’une totalité culturelle.
2 Sur la notion de territorialité, cf. Raulin (2007 : 105) et Vannier (2009).
3 Cf. Corsaro (1992), Hirschfeld (2002) et Danic (2007).
4 Cf. http://atlas.tehran.ir/Default.aspx?tabid=227
5 On compte un grand nombre de Tadjik (Farsi) parmi cette population afghane à Darvāzeh Ġār. Ils parlent un dialecte de persan très proche du persan iranien. Ils sont musulmans sunnites.
6 L’obtention d’un permis de séjour s’avère très difficile pour ces familles afghanes. Une fois le titre de séjour obtenu, celui-ci n’est valable que pour la ville où il a été délivré. Au cas où la famille se déplace dans une autre ville, elle perd son permis. Les enfants afghans ne sont acceptés dans l’école publique iranienne que depuis 2012. Lors de cette enquête, ils n’étaient acceptés à l’école que sous réserve de payer des frais, même si l’école publique était gratuite.
7 Montgomery (2009 : 43), notre traduction.
8 Il convient d’indiquer qu’aucune preuve factuelle d’enlèvement d’enfant n’a été notée durant notre enquête. Ce qui laisse penser que cette peur relève d’une représentation habitante.
9 La maîtresse (B. Bandari) était une jeune volontaire collaborant avec l’ONG. Étant étudiante en sociologie et menant des recherches sur la sociologie urbaine, elle était intéressée de prendre part à l’enquête. Elle nous a accompagnés une fois pendant la visite du quartier et a enregistré ses échanges avec les enfants. Les échanges ont été retranscrits par nous-mêmes.
10 Appellation couramment employée par les non-ġorbat.
11 Il convient de préciser que le respect de la propreté de l’espace public du quartier est le troisième point qui caractérise les conflits d’usage entre la communauté afghane et celle des Ġorbat. Ce différend se définit également par une connotation symbolique et religieuse qui rattache la propreté du corps, de l’âme (Khosrokhavar 1997) et de l’espace, différemment conçue par les deux populations.
12 « Rapport du Bureau de Rénovation spécifique au quartier Harandi », Rapport des perspectives et de la planification, non-publié, Téhéran (2013).