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- N° 12 (2024) / Issue 12 (2024)
- Enseigner l’enfance à travers le prisme de l’anthropologie des âges de la vie
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Enseigner l’enfance à travers le prisme de l’anthropologie des âges de la vie
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1Proposer une contribution dans la rubrique « Enseigner & Apprendre l’anthropologie des enfants et de l’enfance » de la revue AnthropoChildren n’est pas, pour moi, un exercice évident. Mes travaux de recherche sur les trajectoires de jeunes vivant dans la rue à Ouagadougou (2022) ont en effet plutôt consisté à me libérer du prisme de « l’enfance ». Je souhaiterais ici exposer ce qui m’a amenée à prendre mes distances avec le champ de « l’anthropologie de l’enfance » et à inscrire mes recherches plutôt dans le champ de « l’anthropologie des âges de la vie », appréhendés comme un continuum, ainsi que me l’a enseigné ma directrice de recherche, Anne-Marie Peatrik, spécialiste des sociétés à systèmes de classes d’âge et de générations en Afrique de l’Est (1995, 1999, 2003).
2Pour éviter tout malentendu, je tiens à préciser d’emblée que je ne remets aucunement en question la pertinence du champ de l’anthropologie de l’enfance, qui vise à documenter de façon comparative et en contexte, la diversité des expériences enfantines, leurs relations avec leur entourage et leur place dans la société, de façon à contribuer à la compréhension anthropologique de ce que signifie l’enfance. Le prisme de l’enfance a cependant posé pour moi différents problèmes, au point que j’ai décidé d’abandonner ce terme pour décrire les expériences des « enfants de la rue » – que je préférais qualifier de « jeunes » lorsqu’il s’agissait de les classer dans une catégorie d’âge. Fournissant une partie du matériau de mes enseignements, ces recherches ont surtout déterminé mon positionnement intellectuel vis-à-vis de l’anthropologie de l’enfance, donc ma façon de l’enseigner.
3Tel que je conçois l’enseignement de l’anthropologie – qui ne vise fort heureusement pas qu’à former des anthropologues ! – mon objectif est surtout de bousculer les idées préconçues, d’apprendre à interroger ce qui paraissait jusqu’ici évident, afin de faire comprendre et de faire accepter qu’il existe de nombreuses façons d’être humain et de faire société. Pour le cas qui nous occupe, mon objectif pédagogique est de faire comprendre que l’enfance n’est pas une catégorie universelle, qui pourrait être définie en soi, mais qu’elle existe toujours en relation, en contexte et dans le temps. Il s’agit plus particulièrement : (i) de montrer que l’âge tel que nous le concevons aujourd’hui en France est le fruit d’une politique de contrôle étatique et d’une bureaucratie des âges qui n’a rien de « naturel » ; (ii) de donner aux étudiants des outils permettant de distinguer les différentes strates de l’âge, une notion fluide et polysémique ; et (iii) de remettre en cause le « grand partage » entre enfance et âge adulte, largement imposé par la pratique légale, en interrogeant les jugements moraux qui sous-tendent notre appréhension de l’enfance. Ainsi, mon enseignement cherche à inscrire l’étude de l’enfance dans une anthropologie des âges de la vie et des relations intergénérationnelles.
Mesurer son âge n’a rien de « naturel »
4Afin d’expliquer mon cheminement intellectuel autour de ces questions, je partirai de mes premières expériences au Burkina Faso au tournant des années 2010 qui, pour l’anthropologue viscéralement empiriste que je suis, constituent également le point de départ de mes enseignements, ici sous forme de cours magistraux, d’abord à l’université de Nanterre où j’ai été formée, puis à Aix-Marseille Université où j’ai été recrutée en 2018.
5À Ouagadougou, il s’est avéré que ceux qu’on appelle « enfants de la rue » avaient entre 10 et 45 ans. En fait, la moitié des « enfants » de la rue étaient majeurs mais, contrairement aux mineurs dont ils partageaient le mode de vie, ils n’avaient plus droit au soutien et à l’accompagnement des institutions caritatives. En revanche, ils avaient tous rejoint la rue durant leur adolescence ou préadolescence, entre 10 et 19 ans et, dans la grande majorité des cas, entre 13 et 16 ans. Alors que les profils sociologiques et familiaux de mes interlocuteurs étaient d’une grande diversité, l’âge apparaissait comme le facteur déterminant de leurs trajectoires d’entrée et de sortie de la rue. Par ailleurs, ils cherchaient à se présenter comme des aventuriers « à la recherche de l’argent », partis « faire leur jeunesse » dans les rues de la capitale, non comme des enfants en demande de protection et d’encadrement. Or, le prisme de l’enfance occultait ces aspirations. Je décidai donc d’utiliser la catégorie bakoroman, l’expression qu’ils utilisaient parfois pour s’autodésigner, plutôt que celle d’« enfant de la rue », qui est celle employée par l’aide internationale. Le statut de mineur ou de majeur était pertinent uniquement pour analyser le rapport des bakoroman aux institutions, qu’elles soient caritatives ou répressives.
6Le choix, par les institutions internationales et la plupart des États, de l’anniversaire des 18 ans comme seuil entre enfance et âge adulte est en fait assez récent – il est d’ailleurs en contradiction avec les découvertes de l’imagerie médicale et des neurosciences, qui s’accordent aujourd’hui sur le fait que le cerveau atteint son mode de fonctionnement « adulte » plutôt autour de 25 ans (Kilicel et al. 2021). Jusque dans les années 1960, la majorité des pays qui avaient légiféré sur la question situaient le passage à l’âge adulte plutôt entre 20 et 25 ans. C’est seulement suite aux soulèvements de la jeunesse dans les pays occidentaux à la fin des années 1960 que l’âge de 18 ans a progressivement été adopté par la majorité des pays. Bien que nous l’ayons largement oublié, cet âge semble avant tout avoir été retenu en raison de sa correspondance avec la fin de la scolarité « normale », résultat de la nouvelle politique de scolarisation de masse. La définition légale de l’enfance qui s’est imposée au niveau international aurait donc implicitement été calquée sur la période de l’apprentissage scolaire conforme aux standards occidentaux (Champy 2022 : 14).
7Au tournant des années 2010, quelle était la valeur de cette définition dans un pays comme le Burkina Faso où, d’après le recensement de la population de 2006, 71 % de la population âgée de plus de 6 ans n’était jamais allée à l’école et où 20 % n’avait fréquenté que l’école primaire (Kobiane & Bougma 2009 : 58). Dans ce contexte, quelle était la légitimité de distinguer les « enfants de la rue » selon qu’ils aient ou non atteint 18 ans, c’est-à-dire selon qu’ils aient ou non un âge où ils devraient être à l’école ? Qui plus est, quelle était la validité de ce critère de définition dans un pays où seulement 59,2 % des enfants – de moins de 18 ans donc – possédaient un acte de naissance permettant de certifier leur âge, soit 93,3 % en milieu urbain et 51 % en milieu rural (Sie Tioye & Bahan 2009 : 73) ? Lorsque les individus ressentent par la suite la nécessité d’établir des documents d’identité, il arrive que plus personne ne se souvienne de leur année de naissance exacte – et encore moins du jour. Dans d’autres cas, la date est volontairement altérée afin par exemple de pouvoir profiter d’aides sociales, cacher une scolarisation tardive ou participer à un concours de la fonction publique1 ; ou fortuitement altérée par une administration défaillante. Pour toutes ces raisons, même ceux qui possèdent une pièce d’identité ne connaissent pas pour autant leur âge « par cœur », d’autant plus que cet âge peut varier selon le document consulté, mais aussi selon qu’on choisit de se référer aux documents d’identité ou qu’on sollicite plutôt l’avis des parents de l’intéressé.
8De fait, compter son âge jour après jour et en faire l’un des premiers déterminants de notre identité n’a rien de « naturel ». Je commence parfois mon enseignement en attirant l’attention de mes étudiants sur le fait qu’après le prénom, c’est généralement la première question que nous posons aux enfants en France, très tôt socialisés à l’importance de l’âge, au point qu’ils semblent ressentir le puissant enjeu identitaire véhiculé par leur réponse lorsqu’ils annoncent fièrement « quatre ans et demi ! ». En contrepoint, je raconte à mes étudiants abasourdis qu’au Burkina Faso, nombre de mes interlocuteurs ne connaissaient pas leur âge et, comme je viens de l’indiquer, que c’était loin d’être spécifique aux enfants de la rue ! Lorsque je leur demandais leur âge, il arrivait régulièrement que ceux qui en possédaient une sortent leur pièce d’identité afin de lire consciencieusement – ou me demander de lire – la date de naissance qui y était inscrite. D’autres coupaient court à la question en me disant, sur le ton de l’évidence, qu’ils « ne connaissaient pas les papiers [qu’ils ne savaient pas lire] » ou qu’ils « n’avaient pas fréquenté [l’école] ». Implicitement, ils exprimaient leur manque de familiarité avec l’univers de papier de la bureaucratie administrative : cette façon de mesurer l’âge était étrangère à leurs rapports sociaux quotidiens. Cela ne signifiait pas que l’âge était pour eux sans importance, bien au contraire. Leurs interactions étaient en effet largement déterminées par les rapports d’aînesse et d’antériorité, et par les règles de respect et de préséance afférentes.
Apprendre à distinguer les différentes strates de l’âge individuel
9Pour lutter contre notre tendance à naturaliser l’âge, marquée d’un ethnocentrisme inconscient, j’invite les étudiants à distinguer différentes dimensions de l’âge. Celles-ci, parfois se cumulent, parfois se conjuguent, parfois se contredisent, assurant aux individus une marge de manœuvre et une variabilité des statuts en fonction des interlocuteurs et des circonstances. Loin du monolithisme de l’opposition entre « mineurs » et « majeurs », héritée du champ légal, ce n’est qu’en appréhendant simultanément ces différentes dimensions de l’âge que l’anthropologue pourra comprendre de façon dynamique les représentations et les pratiques individuelles et relationnelles associées à l’âge, et pour le cas qui nous occupe ici, à l’enfance.
10L’âge calendaire2 mesure les jours, les mois et les années écoulés depuis la naissance d’un individu. Sa précision chiffrée a séduit les politiques publiques et la science juridique, au point de constituer le compas exclusif des politiques de l’âge dans nos sociétés démocratiques. Il exige cependant l’existence d’un calendrier stable et commun, d’un système permettant de s’assurer que les individus sont déclarés à leur naissance et d’une bureaucratie qui empêche de modifier cet âge calendaire au cours de sa vie.
11Ces conditions n’étant, comme je l’expliquais plus tôt, pas toujours réunies, l’âge calendaire peut différer de l’âge civil de la personne, celui qui figure sur ses documents d’identité. Ainsi, une personne peut être née il y a 15 ans, 7 mois et 20 jours (son âge calendaire), mais avoir une pièce d’identité qui indique qu’il aura 13 ans le 1er janvier (son âge civil). L’âge civil, censé être identique à l’âge calendaire, est étroitement lié à la naissance de l’État moderne. Par le biais des projections démographiques, il a été l’instrument premier de l’affirmation de la puissance publique dans la vie privée des sujets, puis des citoyens (Peatrik 2003 : 20).
12L’âge biologique qualifie les transformations physiologiques du corps humain au fil de son existence, telles que la croissance des os, la dentition, les capacités motrices et intellectuelles, la puberté, la maturation cérébrale, la sénescence, etc. Celles-ci ne se déroulent pas exactement au même rythme pour tous les individus, notamment pour les hommes et les femmes. Âge calendaire et âge biologique ne concordent donc pas mécaniquement, comme le savent bien ceux qui sont sommés de pratiquer des tests osseux pour déterminer l’âge des migrants isolés (Lendaro 2020). L’âge biologique détermine surtout l’âge qu’on vous prête, donc la façon dont on va interagir avec vous et les espaces auxquels on va vous autoriser ou refuser l’accès. Cet âge apparent peut être manipulé par le style vestimentaire et l’attitude corporelle : tandis que certains mineurs arrivent à entrer en boîte de nuit, des majeurs à l’allure enfantine seront sommés de montrer leur pièce d’identité. Comme dans le cas des migrants dépourvus de papiers d’identité ou dont l’authenticité est mise en doute, cette dimension est particulièrement déterminante dans les interactions anonymes, par exemple dans l’espace public ou avec des inconnus, qui ne peuvent s’appuyer que sur l’apparence pour classer leur interlocuteur sur une échelle d’âge.
13Enfin, l’âge social désigne le statut social lié à l’âge d’un individu. L’âge social se caractérise aujourd’hui principalement par des marqueurs statutaires socialement définis, tels que l’entrée à l’école, l’accès au logement, à l’emploi, la fondation d’une famille, l’accès à la grand-parentalité, la retraite, etc. De ce fait, la valeur de l’âge varie selon les espaces sociaux. Parmi ses camarades de l’école maternelle, à 5 ans, on est « un grand ». Et à 40 ans, on peut être un très jeune sénateur ou un très vieux footballeur. L’âge social était traditionnellement ponctué par des cérémonies spécifiques du cycle de vie, telles que le baptême, la circoncision, l’initiation, le mariage, etc. Selon Pierre Bourdieu, ces rites d’institution sont un « acte solennel de catégorisation qui tend à produire ce qu’il désigne » (1982 : 60). Ces actes sont performatifs : ils transforment le réel en agissant sur la représentation du réel du fait qu’ils changent les attitudes et les attentes des autres, mais aussi les comportements et les responsabilités que la personne se croit tenue d’adopter pour se conformer à ces représentations. Il me semble que le passage à la majorité constitue un exemple tout à fait saisissant de ces effets de performativité. Il naturalise une limite en fait arbitraire (le fait d’avoir 18 ans ou 17 ans et 354 jours) pour en faire une différence ontologique.
14Ces quatre dimensions de l’âge permettent de qualifier l’âge sur le plan individuel, en valeur absolue. Mais en société, l’âge est avant tout un principe relationnel. Par ailleurs, il est un principe mouvant. Pendant que tout le monde avance en âge au même rythme, certains naissent, d’autres meurent, faisant évoluer la position sociale d’âge des uns et des autres vis-à-vis de leur entourage. Ceci est d’autant plus frappant dans les sociétés où l’âge calendaire est relativement absent et où l’âge civil est encore largement discrétionnaire. Ici, on ne connait pas forcément son âge mais on sait exactement qui est né avant qui. Dans cet univers de pensée, on n’est donc pas en soi « enfant » ou « adulte ». Il n’y a pas d’un côté les « aînés », de l’autre les « cadets » : on est toujours simultanément l’aîné des uns et le cadet des autres. Au fil des années, l’individu a de moins en moins d’aînés et de plus en plus de cadets ; il acquiert ainsi une position d’autorité toujours plus étendue. Par ailleurs, tout individu peut légitimement représenter son groupe s’il est le membre le plus âgé présent (Kopytoff 1971), indépendamment de son âge calendaire. L’aînesse, comme la séniorité, font appel au principe de l’antériorité qui génère une hiérarchisation. Mais tandis que l’aînesse est d’inspiration monarchique (l’antériorité de naissance est insurmontable), la séniorité est démocratique (le passage du temps permet d’élever son statut, il suffit d’attendre son tour) (Balandier 1985).
15L’âge relationnel se déploie selon deux niveaux. D’abord, selon l’ordre des naissances (aînesse) : X est né avant Y. Le plus souvent, l’antériorité confère du pouvoir. Au Burkina Faso, un jeune de 12 ans peut « envoyer son petit » de 8 ans, qui sera en principe tenu d’arrêter ses activités pour lui obéir, réaliser une commission qui lui prendra la journée. Ensuite, selon l’ordre des générations (séniorité), qui comprend lui-même deux dimensions. La génération familiale est liée à la reproduction sociale et à l’engendrement. Elle distingue la génération des grands-parents, des parents, des enfants, des petits-enfants. Ainsi, même si la quatrième épouse de mon père est plus jeune que moi, je devrais la traiter comme une mère, et l’appeler « maman ». Ce principe se prolonge également sur le plan symbolique : si une femme a l’âge d’être ma mère, je dois l’appeler « maman » et la traiter avec le même respect. Le dernier principe que j’invite à distinguer est celui de l’antériorité générationnelle : si X est né avant Y, les enfants de X sont les aînés sociaux des enfants de Y, même si, du point de vue de l’ordre des naissances, certains fils de Y sont peut-être plus âgés. C’est pour cette raison que les frères aînés vont chercher à se marier et à avoir des fils avant leurs cadets : ils risquent sinon de perdre leur prééminence, du fait que leurs fils seront nés avant ceux de leur petit frère.
Les apories du « grand partage » entre enfants et adultes
16Ainsi, ni l’idée que l’âge de 18 ans marquerait le passage à l’âge adulte ni l’équation opérée entre « enfant » et « mineur » n’ont l’évidence qu’on leur prête. Pourtant, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) de 1989, qualifie automatiquement d’« enfant » tout individu âgé de moins de 18 ans. D’une efficacité pratique redoutable, cette nouvelle définition de l’enfance structure largement l’action politique, la pratique juridique, la médecine et même la recherche en sciences sociales, au point de redessiner progressivement les imaginaires sociaux concernant l’enfance. Le dualisme entre enfants et adultes a pourtant tendance à oblitérer les différences entre enfants de différents âges en même temps qu’à occulter les ressemblances frappantes entre « enfants » plus âgés et adultes (Skolnick 1975 : 43). Pour revenir au cas des migrants isolés, il est ainsi étonnant de constater à quel point la critique se concentre sur la défiance des agents de l’État vis-à-vis des migrants se déclarant mineurs et non sur la légitimité de fonder sa politique d’accueil sur le critère de l’âge – ici impossible à déterminer avec certitude, et de ce fait doublement arbitraire. Alors qu’ils ont tous sensiblement le même âge, les uns bénéficieront idéalement d’un titre de séjour, d’un soutien financier et d’une aide à l’insertion professionnelle tandis que les autres seront expulsés du territoire manu militari. De la même façon, les enfants pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) se retrouvent largement livrés à eux-mêmes le jour de leurs 18 ans – même si des dispositifs commencent à être mis en place pour limiter ces drames. Du fait de cette rupture brutale, un sans-domicile fixe sur quatre serait issu de l’ASE, selon un rapport de 2019 de la Fondation Abbé-Pierre.
17Du point de vue épistémologique, ce grand partage entre deux catégories d’humains que seraient les enfants et les adultes, objets de déclarations de droits distinctes, pose fondamentalement problème en anthropologie, dont l’éthique disciplinaire s’est structurée autour du privilège accordé dans l’enquête aux représentations et aux catégories emic, c’est-à-dire celles de nos interlocuteurs. La pluralité est ici la norme. En documentant l’expérience de l’enfance à travers les époques (Ariès 1960 ; Néraudau 1984 ; Zelizer 1985 ; Shahar 1990, Bonnet, Rollet-Echalier, Suremain 2012) et les groupes culturels (Rabain 1979, 2003 ; Lallemand & Le Moal 1981 ; Razy 2007 ; Lancy 2008), la recherche empirique a montré que l’enfance était une catégorie historique socialement construite, chargée de normes et de représentations culturellement situées. Les Gouro de Côte d’Ivoire (Haxaire 2003), les Austronésiens de Taiwan (Cauquelin 1995) ou les Mossi du Burkina Faso (Badini 1994) distinguent différentes étapes au sein de l’enfance, dont ils semblent d’ailleurs situer la fin plutôt autour de 12 ans. Les différents âges de l’enfance sont établis en fonction de critères propres à chacune de ces sociétés, ayant trait au développement physiologique, aux aptitudes, à l’activité sexuelle ou à l’entrée dans le cycle initiatique. En revanche, une personne qui reste sous la tutelle de ses parents, et qui n’a pas fondé son propre foyer, peut être socialement traitée comme un enfant toute sa vie (Garcia Lam 2020). Fréquemment, les nourrissons sont considérés plus proches du monde des ancêtres, des génies ou des esprits dont ils sont issus (Bonnet 1988), au point d’en faire des intermédiaires rituels essentiels entre les mondes (Jolly 2013). Malléables et vulnérables aux influences extérieures, leur statut de personne humaine s’affirmera au fil des années par l’éducation, le façonnement des corps (Erikson 2003) ou différentes opérations rituelles ou initiatiques.
18Le rôle de l’anthropologie est de nous aider à prendre nos distances avec les prêts-à-penser moralisateurs qui nous amènent à juger, voire à condamner, au lieu d’essayer de comprendre. Or, de façon plus ou moins affirmée, certains chercheurs engagés dans le champ des Childhood studies semblent portés par une mission politique de protection de la vulnérabilité enfantine et de défense de leurs droits bafoués. Cet engagement politique et moral est particulièrement présent dans les études portant sur les « enfants de la rue ». David Lancy (2012) a dénoncé les effets délétères de ces « croisades », aussi bien pour la qualité de la recherche que pour le libre épanouissement des enfants qu’elles prétendent représenter. Il constate ainsi que les pratiques éducatives de la bourgeoisie occidentale, où l’agentivité enfantine prônée par la CIDE trouve ses origines, confèrent aux enfants une grande « efficacité » sociale, au sens où leur parole est traitée comme aussi digne et légitime que celle des adultes. Dans le même temps, la surveillance protectrice et le dressage constant dont ils sont l’objet restreignent dramatiquement leur « liberté » : nos « enfants-acteurs » sont servis, guidés et dorlotés par des parents qui scrutent et accompagnent leurs moindres faits et gestes. Dans d’autres sociétés et d’autres milieux sociaux, où les opinions et les désirs enfantins ne sont pas forcément reconnus, les enfants sont encouragés précocement à acquérir un vaste répertoire de compétences, à explorer leur environnement en autonomie, à endosser des responsabilités. Ils peuvent ainsi commencer à rembourser la dette de vie qui les rend redevables à l’égard de leurs parents et de la communauté qui les a mis au monde, mais aussi, pas à pas, se préparer à devenir les adultes responsables de demain. Alors que le travail des enfants est considéré politiquement comme immoral, voire criminel, les enfants et leurs familles font face à des injonctions paradoxales du fait que les institutions qui l’interdisent ne mettent pas en place les réformes qui leur permettraient de s’en passer tout en les excluant du droit du travail, rendant leur labeur plus précaire et moins rémunérateur (Lange 2007 ; Delalande 2014). De la même façon, l’idée que l’école représenterait la consécration du droit à l’insouciance infantile pourrait certainement être discutée, surtout lorsque les élèves se retrouvent, comme au Burkina Faso, dans une classe de cent élèves, à apprendre par cœur d’étranges leçons récitées dans une langue étrangère (le français) alors qu’il n’y a pas de quoi manger à la maison. Ces discours moralisants occultent un peu rapidement le fait que l’école vise aussi à former les citoyens productifs et disciplinés de demain – tout en libérant leurs parents, qui peuvent ainsi pleinement se consacrer à leur travail. Malgré un renversement rhétorique radical, l’enfance telle que portée par la bourgeoisie intellectuelle occidentale n’a peut-être jamais été autant caractérisée par la dépendance et l’irresponsabilité qu’à l’ère de l’enfant-acteur.
19La protection de l’enfance est ainsi traversée par un paradoxe que l’on retrouve également dans les luttes pour la défense des droits des femmes : tout en affirmant que les femmes sont les égales des hommes en dignité et en droit, qu’elles ont les mêmes capacités que les hommes, l’éradication des injustices et des violences genrées qu’elles subissent met en avant une rhétorique victimaire et de protection qui vient parfois insidieusement saper d’égalité qu’elle entend promouvoir. Il est hélas difficile de défendre un agenda politique de dénonciation des injustices et de protection des droits sans glisser vers une forme souvent mal assumée de paternalisme. De plus, si l’approche synchronique constate une asymétrie fondamentale entre enfants et adultes, celle-ci s’efface dès lors qu’on adopte une approche diachronique et générationnelle des existences : un jour, les enfants seront à leur tour des adultes responsables, investis d’une mission de protection et de conseil vis-à-vis de leur progéniture. Alors que certains auteurs ont considéré que les enfants sont les victimes des mêmes formes d’invisibilisation politique que les femmes ou les minorités ethniques (Mayall 2000 ; Hirschfeld 2002), il me semble que cette perspective occulte le fait que les enfants ont largement conscience que leur position subordonnée n’est que temporaire : s’ils la perçoivent généralement comme légitime, du moins comme acceptable, c’est parce qu’elle repose sur la certitude que leur tour viendra mécaniquement.
Enseigner l’âge comme un continuum relationnel
20Pour toutes ces raisons, je privilégie un enseignement de l’anthropologie de l’enfance inséré dans une anthropologie des âges de la vie, telle que je l’ai enseignée à Nanterre puis à Aix-Marseille. L’anthropologie nécessite à mes yeux l’étude approfondie d’études de cas, nécessaires afin de familiariser les étudiants avec la complexité du réel. Le travail d’Éric Jolly (2003) sur le cycle de vie dogon s’est présenté comme un cas exemplaire pour les étudiants.
21Au lieu de l’âge calendaire, les Dogons utilisaient jusque récemment une unité de mesure relationnelle, dans laquelle tous les enfants nés la même année étaient gaaru-gaaru ; trois gaaru-gaaru successifs formaient un gigiri. Ici, les individus ne pouvaient pas donner leur âge en termes absolus, uniquement se situer par rapport aux autres membres de la communauté. Ce système servait d’unité de mesure, notamment pour savoir quand pratiquer la circoncision, en principe lorsqu’on pouvait compter quatre gigiri après l’enfant, soit entre 12 et 14 ans – sauf si l’enfant était jugé trop chétif ou qu’il devait attendre l’initiation de son frère aîné, car la subir en même temps que lui en aurait fait son égal. Lorsqu’ils appartenaient au même gigiri ou à deux gigiri adjacents, deux Dogons s’appelaient mutuellement par leurs prénoms, au-delà, le cadet le désignait comme « aîné ».
22Les nourrissons du lignage nés dans l’année étaient rasés par ordre de naissance, tous sexes confondus, par leurs parents utérins. À l’adolescence, les garçons initiés étaient opérés par ordre d’âge décroissant, cette fois tous lignages confondus, puis subissaient une retraite de 35 à 40 jours sous la surveillance des jeunes du gigiri précédent. Ils s’installaient ensuite dans une maison de célibataires. Trois ans plus tard, après avoir surveillé les membres d’une nouvelle promotion de circoncis, ils entraient dans l’association de culture, qui regroupait tous les hommes de 15 à 37 ans environ. Avec chaque nouvelle promotion de circoncis, toutes les autres se décalaient d’un rang et poussaient ainsi la plus ancienne vers la sortie. Composée d’un nombre invariable de classes d’âge échelonnées et hiérarchisées, chaque classe était en charge de tâches agricoles spécifiques. Une fois libérés de l’association de travail, les membres d’une classe d’âge ne devenaient pas pour autant des « hommes », statut qu’ils n’acquéraient qu’à la circoncision de leur premier fils. Statutairement, une certaine forme d’émergence individuelle était alors possible, après s’être débarrassés des corvées collectives assumées par les jeunes et avant d’endosser les responsabilités rituelles et politiques dévolues aux doyens de lignage et aux hommes les plus âgés du village.
23Par contraste, l’excision, considérée comme l’équivalent féminin de la circoncision créait effectivement des promotions de fillettes de même âge. Celles-ci n’avaient cependant pas les mêmes caractéristiques que les classes d’âge masculines, notamment en raison de la précocité de l’excision (entre 4 et 6 ans), qui n’entraînait pas de changement de statut dans la mesure où la fillette excisée continuait à vivre et à travailler chez ses parents. Seuls quatre groupes d’excisées étaient membres de l’association de culture. Mais surtout, les jeunes filles en sortaient individuellement lorsqu’elles partaient s’installer chez leur mari, à partir de 21-22 ans. Les catégories d’âge féminines présentent ainsi des contours relativement flous, contrairement aux hommes qui bénéficient de bornes précises comme la circoncision, la sortie de l’association de travail ou l’incorporation au « conseil des Anciens ». Cet exemple permet de démontrer que l’avancée en âge et les relations intergénérationnelles se mêlent à d’autres problématiques propres à chaque société, comme la division du travail ou la question du genre et que celles-ci sont largement façonnées culturellement, institutionnalisées par des règles et des rites visant à les naturaliser.
24Comme exercice, et inspirée par les travaux d’Anne Muxel (2011), mes étudiants devaient réaliser un entretien de type « récit de vie » avec une personne âgée de plus de 70 ans, centré sur la question de l’évolution de son rapport à la politique, de l’enfance à aujourd’hui. Ils devaient ensuite m’en rendre la retranscription, précédée d’une analyse de quelques pages où ils veilleraient à analyser les opinions politiques et le (non)engagement de leur interlocuteur en distinguant notamment les effets des différentes strates de l’âge, les effets liés à la période (qui touchent toutes les générations, comme par exemple le développement d’Internet ou le renforcement de la menace terroriste) et les effets de génération (le fait d’avoir vécu les mêmes événements au même âge). Ainsi, s’intéresser à l’âge ne doit pas nous laisser oublier que ce n’est pas la même chose d’avoir 20 ans en 1968 ou en 2018. Sur le modèle de l’approche de Jacqueline Rabain (1979), l’autre exercice au choix consistait en une observation avec prise de notes de deux heures d’activités et d’interactions d’un enfant de moins de quatre ans, suivie d’une analyse.
Conclusion
25À travers les époques et les sociétés, les âges de la vie participent d’une même interrogation humaine sur les mystères du temps qui passe. Ils touchent à la fragilité et au caractère éphémère de l’existence, à la naissance et à la mort, au fait de grandir et d’évoluer, à la question de la reproduction de la vie, à la nécessité d’assurer une descendance et de perpétuer le cycle des générations ; des problématiques universelles auxquelles chaque société vient proposer des réponses propres. L’avancée en âge constitue un continuum, où chaque période chevauche et prolonge la précédente ; comptant chacune ses joies, ses impossibilités, ses doutes et bien sûr, son agentivité. C’est dans sa version diachronique, et non synchronique, que l’anthropologie de l’enfance doit contribuer au nécessaire débat sur la place que nous devons accorder à nos enfances.
Bibliographie
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Notes
1 Cet âge, manipulé selon diverses stratégies, est appelé, « âge Kumba » au Cameroun. Sur ce sujet, je recommande vivement la lecture de Georges M. Eyenga (2024).
2 Également appelé « âge chronologique » ; l’âge étant chronologique par définition, cette expression me parait cependant tautologique.
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Acerca de: Muriel Champy
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