Stéréotypes colonialistes dans les collections d’ethnologie du Musée de Folklore vie Frontalière de Mouscron
Du folklore aux enjeux de société
1Les musées d’ethnologie et d’histoire locale sont les plus nombreux en Wallonie. La volonté de conserver des traces d’un passé récent, d’évoquer des modes de vie révolus, de présenter des traditions et savoir-faire disparus, animent les collectionneurs et les pouvoirs locaux à gérer des institutions dites « de folklore ». Le Musée communal de Mouscron est fondé en 1953, à l’initiative de Léon Maes1. D’emblée il recueille un franc succès confirmé par l’afflux de dons. Durant les premières années, les collections s’entassent dans des vitrines, puis s’exposent selon un rangement thématique (éclairage, jouets, tabac, etc.) ou dans des reconstitutions d’intérieur (estaminet, salon, chambre, épicerie, etc.).
2Un tournant majeur est pris en 2010 lorsque le projet de construction de nouvelles infrastructures est engagé par la Ville, avec le soutien de la Direction des infrastructures culturelles de la Fédération Wallonie Bruxelles2. Il convient de repenser le musée de fond en comble, du contenu au contenant, de dégager de nouveaux potentiels et ambitions. Les échanges nourris tenus avec l’équipe d’auteurs de projet3 traceront la voie d’une scénographie cherchant une juste voie entre monstration et interprétation, science et divertissement, contextualisation et neutralisation, matériel et immatériel, esthétisation et simplicité. Si les collections restent les témoins privilégiés du passé, elles bénéficient maintenant d’une médiation tournée vers les préoccupations de notre société contemporaine.
3L’article s’articule sur la question des représentations colonialistes dans les collections d’ethnologie. Les objets, les documents, les traditions, les chansons… sont le reflet de la vie quotidienne d’une époque. De prime abord « usuelles », certaines collections des années 1950 s’entourent aujourd’hui de connotations liées à la propagande coloniale et entretiennent le racisme structurel4.
Le carnaval, fête du tout est permis
4Léon Maes a collaboré avec Maurice Vaisière, enseignant et musicien, pour rassembler plusieurs centaines d’airs, de comptines, de cris de marchands ambulants, populaires dans la région de Mouscron dans la première moitié du XXe siècle. 32 chansons seront chantées par Maes et enregistrées par Roger Pinon en 19525. « Sacrée sale négresse » est collectée comme une chanson de carnaval.
Figure 1 – Chanson retranscrite dans MAES Léon & VAISIERE Maurice : Chansons populaires de Flandre Wallonne, Commission royale de Folklore belge, volume 2, 1965. Coll. MUSEF, inv. B_9391.
5La diffusion de cet air émerge d’un contexte de carnaval, fête calendaire qui offre des moments de liberté et de liesse à la population. Dès le milieu du XIXe siècle, les cabarets mouscronnois hébergent de nombreuses sociétés de loisirs (bourles, pinsons, cartes, fanfares…) qui participent aussi activement à l’organisation de diverses festivités locales et, entre autres, le carnaval. Celui-ci permet de lever certaines interdictions comme camoufler son identité en se masquant et se déguisant, de composer et de diffuser des chansons à message politique osant décrier les injustices sous le couvert de la caricature et de la dérision. Le carnaval est un moment de subversion où l’on peut rire de tout, du pouvoir, des tensions sociales, de l’actualité, et qui agit alors comme une soupape de sécurité pour éviter la révolution des classes et des genres. Les paroles de « Sacrée sale négresse » ne laissent aucune équivoque sur la visée raciste : la peau noire étant assimilée à la saleté alors que le savon noir est reconnu pour ses propriétés de détacher, exfolier et désinfecter.
Martine en voyage
6Le personnage de Martine est intimement lié à Mouscron puisque son illustrateur, Marcel Marlier, est né à Herseaux en 1930. Sous le couvert des éditions Casterman, une collaboration naît avec Gilbert Delahaye pour les textes et les deux premiers albums voient le jour en 1954. Il s’agit d’un des premiers ouvrages de littérature jeunesse destinée aux enfants en apprentissage de la lecture.
7Même si l’histoire spécifie que Cacao est une poupée aussi grande que Martine, Marlier la représente telle une petite fille qui marche, danse et parle mais sans connaître son propre nom. Les deux fillettes décident de quitter la maison et de partir en voyage en Afrique. Le livre est truffé de traits caricaturaux sur l’image des filles et de stéréotypes coloniaux dont le plus flagrant est que Cacao porte la valise sur la tête.
Figure 2 – Martine, chapeau de paille et ombrelle, Cacao, foulard rouge à pois blancs et valise, ouvrant la voie aux analyses sur les stéréotypes.
8Au début des années 1970, en réponse aux interventions de mouvements anticoloniaux, Cacao est rebaptisée Annie. En 2016, les éditions Casterman réalisent diverses modifications sur la collection Martine afin de l’actualiser. Annie (Cacao) est renommée Lucie, n’est plus une poupée mais une copine de classe et la destination du voyage est l’Amérique. L’évolution perçue dans les textes et le vocabulaire ne se reflètent cependant pas dans les dessins, immuables depuis leur version originale : ainsi Lucie porte toujours la valise.
Y’a bon Banania…
9Lors d’une de ses missions de journaliste, Pierre-François Lardet découvre une étonnante boisson au Nicaragua et ramène l’idée de la commercialiser en France en 1912. Elle se compose de farine de banane, de maïs, de cacao et de sucre de canne. Outre ses propriétés nutritives et énergisantes, la boisson s’entoure aussi d’un goût d’exotisme donné par la banane et le chocolat, à l’époque denrées coûteuses et élitistes.
10La marque BANANIA est déposée le 31 août 1914, soit quelques semaines après la déclaration guerre entre l’Allemagne et la France. Lardet décide d’envoyer plusieurs wagons de poudre chocolatée vers le front, pour donner force et vigueur aux soldats. Des Sénégalais étaient intégrés dans les troupes françaises et la représentation d’un tirailleur issu de leur colonie - dont la loyauté et le courage sont particulièrement appréciés - est choisie en 1915 pour symboliser la marque. Le graphiste, Giacomo de Andreis, s’est-il inspiré de la page de garde du fascicule « Lectures pour tous », éditée par Hachette le 7 novembre 1914 ?
Figure 3 – À gauche : Lectures pour tous, édition Hachette et Cie, 7 novembre 1914 (ce numéro remplace celui du 15 septembre). À droite : L’image du tirailleur sénégalais évolue au fil des années sur les boîtes métalliques BANANIA : d’abord une représentation très réaliste avec culotte de zouave et chéchia, évoluant vers une simplification du graphisme en 1936 où seules apparaissent la tête souriante et la main tenant une cuiller. Coll. MUSEF, inv. 7_12563
11Le slogan « Y’ a bon… » (pour « C’est bon ») est ajouté en 1917. L’interjection était utilisée depuis quelques années sur des cartes postales, des articles de presse français, en lien avec des soldats africains. Les stéréotypes apparaissent ici dans le « parler petit nègre » du slogan (abandonné en 1977), le visage éclatant de bonheur et le grand sourire aux dents blanches qui ignorent, comme naïvement, les cruautés de la guerre.
La Belgique civilisatrice
12Le deuxième Roi des Belges, Léopold II, se lance dès 1865 dans l’aventure exploratrice en Afrique centrale alors que la Belgique se construit encore en tant que nouvelle nation indépendante depuis 1830. En 1876, il fonde « L’association internationale africaine » pour la civilisation en Afrique et la suppression de la traite des autochtones. En 1885, par négociations diplomatiques, il se fait nommer souverain de l’état indépendant du Congo et souhaite stopper les trafiquants arabes organisant des marchés d’esclaves. Il lègue la colonie à la Belgique en 1908, quelques mois avant son décès. Les manuels scolaires d’histoire et de géographie vantent le rôle important que la Belgique a joué dans la civilisation au Congo.
Figure 4 – « La Belgique civilisatrice » telle qu’enseignée dans les manuels scolaires vers 1952. Coll. MUSEF inv. 2_12995
13Le Roi Léopold II puis la gent politique belge ont été largement soutenus par le pouvoir ecclésiastique dans les visées colonialistes. Les missions catholiques ont pour objectif d’éduquer les populations du Congo, suivant les valeurs de la chrétienté. Les missionnaires évangélisent les adultes, instruisent les enfants (enseignement primaire et professionnel), soignent les malades… En résumé : une volonté de « servir le bien » suivant la vertu théologale de la charité, couplée à la valeur d’altruisme.
14Pour répandre les actions des missionnaires qui se dévouent et soutenir les œuvres d’apostolat, diverses méthodes voient le jour. D’abord la création de Comités missionnaires dans les doyennés belges qui organisent des expositions, conférences, séances de cinéma, qui déposent des troncs en divers endroits pour la collecte de fonds. Les images publicitaires placées dans les emballages de chocolat, de fromage ou négociées par l’accumulation de points de fidélité, ont aussi contribué à une large forme de marketing colonial.
Figure 5 – Tronc utilisé pour la quête en faveur des missions catholiques en Afrique. Lorsqu’une pièce de monnaie était glissée dans la fente du bénitier, la tête de la figurine oscillait en guise de remerciement. Coll. MUSEF, inv.7_7706
Figure 6 – Chromos publicitaires provenant des emballages de fromage « La vache qui rit » et de chocolat « Jacques » et évoquant les aides apportées par les colons. Coll. MUSEF, inv. 1_ 49125 et 1_49126
Les compagnons d’ombre de saint Nicolas
15Les légendes entourant saint Nicolas, évêque de Lycie, le qualifient tantôt de patron des écoliers car il a sauvé trois enfants de la mort, ou de patron des jeunes gens à marier car il a évité la prostitution à trois jeunes filles. Au XVIe siècle, lors de la Réforme protestante, apparait un personnage accompagnant le saint, d’une apparence poilue, ressemblant à une bête sauvage ou à un être effrayant dont le visage est recouvert de suie. Son rôle est de faire peur aux enfants : il menace de les fouetter (d’où le nom de père Fouettard) ou de les emporter dans un sac vers la forêt.
16Zwarte Piet, ou Pierre le Noir, apparaît aux Pays-Bas au milieu du XIXe siècle et s’introduit ensuite en Belgique. La légende raconte que saint Nicolas quitte l’Espagne en compagnie de son valet maure (du grec « mauros » = noir). Pierre arbore les traits d’un Africain aux cheveux crépus. A4 Mouscron et Tournai, le valet est parfois appelé Nicodème, disciple de Jésus qui posait une multitude de questions, d’où l’idée qu’il était niais.
17Les photographies conservées au Centre de documentation du MUSEF, datant des années 1950, présentent ces différentes figures. Le lien entre les deux personnages se base sur des valeurs opposées et complémentaires : le gentil (qui récompense) et le méchant (qui punit), le saint et l’être diabolique, le blanc et le noir… Le noir qui renvoie aujourd’hui au « blackface » et à la pratique raciste de se grimer en personne à la couleur de peau foncée.
Figure 7 - Le « ramoneur », visage sali par la suie et à la pilosité abondante, muni d’un impressionnant martinet. Coll. MUSEF, inv. 3_861
Figure 8 – Le valet maure offrant des bonbons aux enfants sages. Le costume de Zwarte Piet est tout au bénéfice des commerces de location de déguisement. Coll. MUSEF, inv. 1_20206
18Nos collections renferment également une boîte de vernis noir pour les poêles et ferronneries de la marque « Zwarte Piet » (Félix noir), un frotteur « Negri » pour étaler la pâte et lustrer la fonte et un album Spirou dont la dernière page donnait la parole à l’élève « Cirage » à la caricature est des plus stéréotypées… Ces derniers exemples prouvent les dérives en cascade alimentées par l’esprit colonialiste.
Figure 9 – Pâte à cirer « Zwarte Piet », Coll. MUSEF inv. 7_3733 / frotteur « Negri », Coll. MUSEF inv. 7_8245 / Bande dessinée « Blondin et Cirage ». Coll. MUSEF, inv. 2_10781/12.
Folklore, ethnologie et musée de société : distinguer, comprendre, nuancer
19Le Musée communal a d’abord développé ses actions comme l’avait décidé son fondateur Léon Maes, autour du folklore, étude vouée aux arts et traditions populaires, en quête de l’âme authentique du peuple et de la sauvegarde des traces du passé. C’était sans présager des dérives du néo-folklore et son tourisme, puis du glissement vers le pittoresque folklorique péjoratif. Dans les années 1980, l’engagement de personnel qualifié a permis à l’institution d’évoluer vers l’ethnologie. La discipline scientifique se fonde sur une étude croisée de toutes les formes d’expressions culturelles, sur base des dimensions historique, sociale et géographique et selon une méthodologie de travail : lister, décrire, analyser et interpréter. Ce procédé a été utilisé pour commenter les exemples de patrimoine mobilier et documentaire présentés dans cet article. Par ailleurs, la chanson de carnaval et la fête de Saint-Nicolas démontrent que le MUSEF intègre aussi le patrimoine culturel immatériel dans son projet scientifique et culturel. Il est souligné que ce patrimoine-là est vivant, récréé en permanence par les détenteurs et praticiens en fonction du milieu, de l’interaction avec l’histoire, des évolutions sociétales. Il est régulé par la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 qui encourage le respect de la diversité humaine et les échanges multiculturels. Ces principes de valeurs universelles guident l’ensemble des actions du MUSEF qu’elles soient exposition, conférence, visite animée ou événement culturel pluridisciplinaire. La médiation du parcours de référence propose des clés de lecture afin de susciter une réflexion en lien avec certains débats de notre actualité. Les stéréotypes colonialistes ici évoqués ne sont qu’un exemple parmi d’autres ouvertures réflexives qu’offrent les collections exposées, telles les questions de l’immigration, des genres, de la gestion des déchets, du bien-être animal… Ce positionnement opère aussi un changement de vision dans notre collecte patrimoniale, qu’elle soit sous forme d’achat ou de don. Elle ne se limite plus à la sauvegarde de traces du passé, matérielles ou immatérielles, mais s’articule autour du décloisonnement de toutes les missions dévolues à un « musée de société ».
Figure 10 – Salle « Points de vue » du parcours de référence Vie frontalière du MUSEF. Photo : V. Fillon MUSEF
Bibliographie
Anonyme (illustrations de Marcel Marlier), s.d. : L’histoire de Belgique, Scola, Degré moyen, Namur-Bruxelles, La Procure Casterman.
Collectif, 2019 : Faire carnaval, faire politique ? Enjeux sociaux et politiques des folklores, Agir par la culture, n° 60. Disponible en ligne sur : https://www.agirparlaculture.be/category/agir-par-la-culture-n60-hiver-2019/ (consulté le 20 septembre 2022).
Collectif, 2020 : Machine opérationnelle. Dix ans de Maîtrise d’Ouvrage Publique, Fédération Wallonie-Bruxelles, Cellule architecture.
Delahaye Gilbert & Marlier Marcel, 1954 : Martine en voyage, Tournai, Collection Farandole, Casterman.
Maes Léon & Vaisière Maurice, 1965 : Chansons populaires de Flandre Wallonne, Ministère de l’éducation nationale et de la culture, Bruxelles, Commission royale de Folklore belge.
Mechin Colette, 1978 : Saint Nicolas, Fêtes et traditions populaires d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Berger-Levrault.
Mpoma Anne Wetsi & Van de Voorde Véronique, 2021 « Représentations colonialistes du passé, stéréotypes d’aujourd’hui », communication orale réalisée dans le cadre de la campagne de lutte contre le racisme structurel menée par le CIEP Wallonie picarde, Mouscron.
UNESCO, Ethique et patrimoine culturel immatériel. Disponible en ligne sur : https://ich.unesco.org/fr/thique-et-pci-00866 (consulté en septembre 2022).
BANANIA. Disponible en ligne sur https://www.banania.fr/lhistoire/ et sur https://www.jeuneafrique.com/133426/politique/racisme-tant-de-rires-banania-sur-les-murs-de-france/ (consulté en septembre 2021).
Notes
1 Léon Maes (1898-1956), greffier de justice de paix de profession mais aussi grand défenseur de l’histoire, du folklore et activateur de projets culturels pour la ville de Mouscron. Il publie de nombreux ouvrages et la qualité de ses travaux lui permet d’entreprendre des enquêtes pour le Musée de la Vie wallonne de Liège.
2 Grâce au processus de marché de service d’architecture, le MUSEF a reçu en 2020 le Grand prix de la Maîtrise d’Ouvrage Publique, en suite de trois autres distinctions reçues en 2019 : nomination au Mies van der Rohe Award, Grand prix international Ianchelevici pour l’intégration d’œuvre d’art et Grand prix d’architecture de Wallonie, catégorie Reconstruction sur la ville.
3 L’équipe se compose du bureau d’architecture Vers plus de bien-être (V+, Bruxelles), Projectiles (scénographie, Paris), Taktyk (paysage, Paris-Bruxelles), Greisch (stabilité et techniques spéciales, Liège), Daidalos Peutz (acoustique et mesures environnementales, Leuven), Bouwtechniek (coordination, Antwerpen). Simon Boudvin, plasticien (Paris), rejoindra l’équipe pour l’intégration d’œuvre d’art.
4 L’article se base sur la communication « Représentations colonialistes du passé, stéréotypes d’aujourd’hui », initiée par le CIEP de Wallonie picarde et donnée au MUSEF par Anne Wetsi Mpoma et Véronique Van de Voorde, le 26 octobre 2021.
5 Enregistrements conservés au Musée de la Vie wallonne de Liège, inv. 3000116.