Les Cahiers de muséologie Les Cahiers de muséologie -  Numéro 3  Carnets de visite 

Les Boîtes à Causeries du Piconrue – Musée de la Grande Ardenne

 Le Piconrue
Situé à Bastogne, il a ouvert ses portes en 1984. L’institution était à l’origine un lieu de protection du patrimoine religieux des églises de la région. Avec les années, le Piconrue est devenu le Musée que l’on connaît aujourd’hui. Depuis 15 ans maintenant, le service des publics est actif pour des visites guidées et la création d’activités pédagogiques, pour le public de tout âge. Contact : publics@piconrue.be
 
Pauline Duret
Titulaire d’un master en Histoire de l'art et archéologie, orientation générale, à finalité muséologie depuis 2022, Pauline Duret poursuit sa formation par un master Histoire de l'art et archéologie, orientation générale, à finalité didactique. L’expérience acquise par les rencontres professionnelles montre un intérêt grandissant pour l’inclusion en rendant les visiteurs acteurs de leur visite. Les questions relatives à la ludopédagogie et la stimulation sensorielle et émotionnelle restent ses domaines d’intérêt principaux. Contact : paulineduret.98@gmail.com

1En tant que musée d'ethnologie, le Piconrue – Musée de la Grande Ardenne de Bastogne accorde une place centrale à l'Homme, ses croyances, ses mécaniques culturelles ou encore son fonctionnement quotidien. Le Musée que le visiteur connaît aujourd’hui a été le fruit d’une évolution constante, depuis sa fondation.

2En 1984, l’asbl « Musée en Piconrue. Arts religieux et croyances populaires en Ardenne et Luxembourg » voit le jour, avec pour objectif premier la sauvegarde du patrimoine religieux. Le Musée est alors un lieu de conservation, un centre d’étude et de mise en valeur de ce patrimoine.

3Au fil du temps, le patrimoine conservé par le Musée s’est agrandi, ne concernant plus exclusivement des pièces religieuses. À l’image de ses collections, le Musée a glissé vers un champ d’étude plus large, celui de l’Ardenne. C’est ainsi qu’en 2019 « Piconrue – Musée de la Grande Ardenne » a officiellement remplacé « Musée en Piconrue ».

4En quarante ans d’existence, le Piconrue – Musée de la Grande Ardenne a vu ses méthodes et objectifs changer. D’un lieu de conservation consacré au patrimoine religieux, le Musée est aujourd’hui une institution en perpétuelle évolution, pluridisciplinaire et ouverte sur l’extérieur. Ainsi, la conception des expositions se fait au moyen de la co-construction avec le citoyen, ses outils de médiation se veulent plus participatifs et le contenu présenté veut amener le visiteur à se questionner.

5Actuellement, le parcours de référence est « Les Âges de la Vie », en place depuis 2015. Ce parcours aborde la question de la vie en Ardenne, depuis la naissance jusqu’à la mort, avec les croyances, peurs et quotidien des ardennais, ce qui fait de l’exposition un véritable moteur à échanges et souvenirs1.

6Cette démarche prend en compte une interaction de type head-on et heart-on. En effet, les approches que l’on qualifie de heart-on font rentrer nos sentiments et nos conceptions identitaires dans la construction de l’expérience de visite. Par cette approche, les souvenirs perdurent dans la mémoire. S’il vous est demandé de vous rappeler d’une expérience du musée, il y a de fortes probabilités que cette expérience fasse intervenir vos émotions (Žižanović Senka, 2020, p. 75-76).

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Figure 1 – Boîte à Causeries, 2019. Photo : Piconrue – Musée de la Grande Ardenne.

7En 2017, le Musée entre en contact avec la Ligue Alzheimer asbl en vue d’un partenariat autour de la création d’un projet commun, dans le but de travailler avec un public fragilisé, jusqu’alors peu intégré à la médiation du Musée. En effet, la maladie d’Alzheimer est une maladie neurodégénérative détruisant les cellules cérébrales. Fréquente chez les personnes âgées, elle est irréversible et progresse lentement. Une telle collaboration se justifie par les objectifs communs aux deux institutions, en particulier la valorisation des échanges et des souvenirs.

8Si le Piconrue – Musée de la Grande Ardenne travaille constamment cet axe dans ses visites, la Ligue Alzheimer a, quant à elle, mis en place les « Alzheimer Cafés ». Ceux-ci sont organisés dans les provinces de Wallonie et en Région bruxelloise. Ils sont ouverts à toute personne ressentant le besoin d’être écoutée, aidée et donc principalement aux personnes malades et leurs proches. Ces lieux de rencontre misent sur la convivialité en proposant aux participants de se réunir autour d’une boisson, d’un goûter ou de chocolats pour discuter et poser des questions sur la vie avec la maladie (Ligue Alzheimer, « Alzheimer café », [en ligne]). Si la vieillesse est la cause principale de la maladie, des traumatismes, l’alimentation et d’autres maladies sont également des causes courantes (Ligue Alzheimer, « La maladie d’Alzheimer », [en ligne]). Dans le cas de cette maladie, les facultés cognitives et mémorielles sont altérées. L’approche sensorielle a pour objectif de diminuer les troubles comportementaux (Roux 2020, p.18).

9Pour le Musée, deux expériences ont renforcé la volonté de mettre au point cette collaboration.

10Tout d’abord, dans le cadre de l’accueil des groupes de séniors, les médiatrices du Musée ont constaté combien le parcours de référence Les Âges de la Vie ravive nombre de souvenirs, que ces visiteurs se plaisent à leur partager, comme en témoigne l’expérience évoquée par une famille : « Le papa de ma compagne était « sur le déclin » et nous sommes venus visiter le Musée avec lui, ses enfants et ses petits-enfants. Nous avons visité Les Âges de la Vie et ce fut l’occasion de le mettre à l’honneur, de l’écouter. Ce fut un moment de transmission absolument magique, le dernier « beau moment » que nous ayons vécu ensemble car après cela, très rapidement, les mots se sont perdus… ». Ce témoignage illustre l’importance du lien entre les générations et valorise le Musée comme lieu de transmission et d’échange, loin de l’image stricte que les institutions pouvaient avoir auparavant2. La collection joue ici le rôle du relai entre les publics eux-mêmes. C’est pourquoi cette réciprocité rappelle plus la manière dont François Mairesse définit la communication. La collection est alors un dispositif communicationnel, un média (Deloche 2011, p. 71-72).

11Ensuite, la deuxième expérience est liée aux médiations scolaires durant lesquelles la manipulation d’objets issus des collections est autorisée et encadrée. L’enfant peut toucher, sentir, observer de près, éventuellement écouter le son produit par l’objet, etc. En résulte une réelle connexion car durant ces manipulations, l’enfant est centré, concentré sur l’objet.

12La collection du Musée est alors au centre, non pas comme objet, mais comme outil pour l’appréhension du public. La manipulation fait partie de cette compréhension par une pédagogie active. Ce qui est aujourd’hui considéré comme interdit était encouragé par le passé. Au XVIIIe siècle, manipuler les objets du musée était favorisé pour comprendre l’œuvre (Fondation du Toucher 2020, [En ligne]). Ces pratiques existent encore, mais concernent un éventail plus restreint du public, notamment le public déficient visuel. Sans parler des bénéfices de la manipulation dans le cadre d’une conception universelle, d’autres publics jouiraient d’une expérience plus immersive avec le toucher. Dans le monde médical, le toucher possède de grandes vertus thérapeutiques puisqu’il est considéré comme primordial dans les interactions sociales. En effet, le contact fait office de pont entre le monde physique et psychique du patient (Roux 2020, p.15).

13C’est ainsi que les Boîtes à Causeries ont vu le jour. Ces dernières sont destinées aux animateurs des Alzheimer Cafés, mais aussi au personnel des maisons de repos. Leur but est d’emprunter un objet ou un ensemble d’objets issus des collections du Musée et de les utiliser comme outil d’animation avec leur groupe. Le Musée a ainsi imaginé pouvoir toucher ces publics et leur être utile en sortant des objets de ses réserves et de ses murs.

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Figure 2 – Utilisation d’une Boîte à Causeries, 2018. Photo : Piconrue – Musée de la Grande Ardenne.

14Si l’utilisation des Boîtes à Causeries se fait hors des murs du Musée, le changement de cadre modifie la diffusion et la réception du message. De tels outils de communication extérieurs au Musée permettent d’aller chercher le public et de le renouveler. Il existe des formes variées d’activités comme les balades urbaines, les dispositifs itinérants, les mallettes pédagogiques, etc. Ce type d’actions visant à familiariser le non-public est également encouragé dans le domaine de la santé et des personnes en situation de handicap, comme en témoignent les conventions « culture-santé », « culture-justice » et « culture-handicap » (Exposcope 2022, [En ligne]).

15Les Boîtes à Causeries se basent sur le principe de réminiscence, ces souvenirs imprécis dans lesquels domine la tonalité affective. Ils deviennent une base de discussion grâce au potentiel de souvenirs ou d’émotions dont ils sont chargés et sont donc sélectionnés soigneusement dans cette optique. L’objectif des Boîtes à Causeries est simple : vivre un moment de partage convivial et léger autour de l’objet. Lors des Alzheimer Cafés mettant en pratique les Boîtes à Causeries, la sensorialité est omniprésente grâce à l’objet. Cette méthode, combinée à l’approche cognitive, offre une expérience de réminiscence aux participants (Leroy 2018, p. 86-89).

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Figure 3 – Manipulation d’une bouillotte, 2019. Photo : Piconrue – Musée de la Grande Ardenne.

16Une fiche technique accompagne chaque Boîte à Causeries et offre un panel de propositions pour explorer l’objet et tout ce qu’il peut évoquer. Ces pistes peuvent être suivies ou non par l’animateur en fonction de ses besoins et envies.

17L’Alzheimer Café de Bastogne a servi de laboratoire tout au long de l’élaboration du projet afin que les Boîtes à Causeries correspondent au mieux aux besoins du terrain. La présence d’un médiateur du Musée a notamment été écartée car cela mettait l’accent sur l’objet et non sur ce qu’il évoquait aux participants, car ces derniers en profitaient pour poser énormément de questions au sujet de la pièce. Le temps accordé à cette animation au cours d’un Alzheimer Café a également été analysé. Tout au long de la conception, les participants se sont accordés à dire que la Boîte à Causeries avait apporté un bol d’air frais durant la séance.

18La séance est introduite par un animateur de la Ligue Alzheimer qui présente l’activité. Les objets sont manipulés et questionnés sur leur odeur, leur texture, leur poids, leur utilité, etc. Les souvenirs remontent chez les personnes atteintes de démence et la conversation s’éloigne souvent de l’objet pour découler vers d’autres sujets. Par exemple, une séance sur le biberon a permis d’évoquer l’enfance, les amis, l’école, etc. Ils ne se cantonnent pas à l’utilité première de l’objet (Hertay 2022, [entretien]). Outre cette expérimentation à l’Alzheimer Café de Bastogne, l’avis de référents démence de maisons de repos, d’animateurs des Alzheimer Cafés de la province de Luxembourg et d’agents proximité-démence3 a également été sollicité lors d’un workshop organisé au Musée le 29 novembre 2018. À cette occasion, ces professionnels ont découvert les Boîtes à Causeries et ont discuté avec les porteurs du projet de sujets comme le transport, les modalités de prêt et l’utilisation de l’outil. Cela a permis de revoir certains aspects de l’outil avant son lancement officiel.

19Depuis mai 2019, six Boîtes à Causeries sont empruntables gratuitement, moyennant une caution, au Musée. Les boîtes contiennent une paire de chaussures d’enfant, une boîte d’amidon Rémy, un cartable, une dinette, un jeu de Meccano® ou encore une bouillotte. Un seul objet ou ensemble d’objets est présent par boîte pour permettre au groupe d’être centré autour d’un même point de départ.

20La manipulation des objets proposés pose la question de la conservation, car il y a un risque d’altération possible. Or, dans sa définition du musée, l’ICOM souligne le fait que la conservation fait partir du code de déontologie de cette institution (ICOM 2007, [en ligne] ; ICOM 2017, [en ligne]). La notion de préservation doit alors être habilement conciliée avec la nécessité de manipuler l’objet pour l’activité.

21En ce qui concerne la conservation, les boîtes ont été réalisées en interne par le régisseur du Musée. Ce dernier, formé au conditionnement optimal des objets a conçu des boîtes qui répondent au mieux aux normes de conservation. Cet équilibre délicat entre conservation des objets et mise à disposition pour manipulation montre la volonté du Musée à s’investir dans des projets sociaux, tout en respectant les directives de préservation du patrimoine. À noter que les objets choisis pour les Boîtes à Causeries l’ont été car ils n’étaient ni trop fragiles ni rares en termes de collection.

22La forme des Boîtes à Causeries a été imaginée pour faciliter leur transport et également pour que ses utilisateurs pensent au Musée en la voyant. Étant donné qu’un objet des collections sort de l’institution et est manipulé sans la présence de personnel du Musée, un tel conditionnement induit aux publics l’idée d’une manipulation précautionneuse et d’une attention particulière à son égard.

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Figure 4 – Boîte à Causeries, 2019. Photo : Piconrue – Musée de la Grande Ardenne.

23Les Boîtes à Causeries proposent de mettre entre parenthèses, pour un instant, la maladie, de créer du lien et de partager un moment léger ensemble. Elles permettent de vivre le Musée dans un autre contexte : la culture et le patrimoine ne sont plus seulement loisirs ou biais d’éducation, mais aussi des facilitateurs d’expression.

24Ce sont des objectifs similaires qui sont visés par le Musée des Beaux-Arts et le Musée de la Photographie de Charleroi dans leurs visites inoubliables destinées aux personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer : l’art sert de prétexte « à la conversation, aux anecdotes, à l’évocation du quotidien, à raconter un bout de son histoire personnelle » (En Marche 2018, [en ligne]). Les visites se terminent par moment convivial partagé ensemble (Musée de la photographie, Visite guidée « inoubliable » [en ligne]).

25Cette formule existe plus largement en Europe et notamment au Musée d’Art et d’Histoire de Genève dans lequel une visite conçue en partenariat avec une art-thérapeute propose de créer du lien entre les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, les proches aidants, et le musée. (Musée d’art et d’histoire, « Maladie d’Alzheimer », [en ligne]).

26Au Canada, en 2018, le Musée des Beaux-Arts de Montréal et l’Association des Médecins francophones du Canada ont mis au point des prescriptions muséales (Musée des Beaux-Arts de Montréal 2018, [en ligne]). Des visites au musée, au même titre que le sport ou des médicaments, peuvent être proposées pour leurs bienfaits sur le mental et la santé. Ce projet s’est exporté à l’international : à Bruxelles, le CHU Brugmann propose de telles prescriptions depuis 2021 (RTBF 2021, [en ligne]).

27Tous ces projets montrent que les musées se veulent de plus en plus inclusifs. Ces derniers essaient de porter une attention particulière à leurs différents publics en leur proposant des expériences à vivre à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs murs. Gageons qu’à l’avenir de plus en plus de projets de ce type verront le jour.

Bibliographie

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Deloche Bernard, 2011 : « Communication » in Desvallées André & Mairesse François (dir.), Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, Armand Collin, 71-85.

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Žizanovic Senka, 2020: « “Head, Heart and Hands Learning” - A challenge for contemporary education », Journal of Education Culture and Society, vol. 4, p. 71‑82.

Notes

1 Dans le parcours des Âges de la Vie, les visiteurs sont par exemple invités à s’installer sur des Bancs des âges. Ces espaces sont conçus comme des lieux de partage où les visiteurs échangent sur le thème de la salle dans laquelle ils se trouvent, aidés par des questions types proposées par le Musée.

2 Pour plus d’information : Mairesse François, 2014 : Le culte des musées, Bruxelles, Académie royale de Belgique.

3 Agents communaux formés à l’accompagnement des personnes concernées par la démence.

Pour citer cet article

Le Piconrue & Pauline Duret, «Les Boîtes à Causeries du Piconrue – Musée de la Grande Ardenne», Les Cahiers de muséologie [En ligne], Numéro 3, Carnets de visite, p. 144-153 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1561.